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Philo 42 Intuition de la nature et Aperception du moi
Intuition de la nature et Aperception du moi
Ce n’est pas l’esprit qui est dans la nature mais la nature qui est dans l’esprit. Le fait que nous ne connaissions point de limites à la nature et ne puissions en connaître a quelque chose de choquant, parce que les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets quelconques sans antinomie. Tandis que l’idée selon laquelle l’esprit peut ne pas avoir de limites ne choque pas. L’absence de limites de la nature est choquante car la nature est dans les formes de l’espace et du temps, mais ces formes de l’intuition (Anschauung), qui est une synthèse continue, ne s’attachent pas à l’esprit dans l’aperception (Apperzeption), qui est une synthèse immédiate.
Ce que nous percevons, intuitionnons doit avoir des limites car cela est situé dans l’espace et le temps (les objets sont individualisés), mais ce n’est pas possible pour la totalité, le monde des choses perçues lui-même. Et c’est parce que l’esprit n’est pas dans la nature. Ce que nous appréhendons en revanche par aperception, immédiatement, précède l’espace et le temps, et la question des limites de cette chose-là est indifférente. La question ne se pose pas car elle n’a de sens que dans l’espace et le temps. C’est l’existence dans l’espace et le temps qui est paradoxale ou antinomique, non celle de l’esprit. Cette existence est paradoxale car elle est secondaire à l’aperception, est une représentation imparfaite. L’existence paradoxale du monde des choses, de la nature résulte de ce que la nature est une représentation (la nature est représentation, avant même que nous parlions de notre connaissance de la nature comme d’une représentation de la nature) ; la nature comme représentation n’étant pas la chose elle-même, la chose en soi, elle est secondaire et imparfaite. Si l’esprit était dans la nature, la connaissance de la nature ne serait point paradoxale ou antinomique, ce serait l’aperception qui présenterait des antinomies, or tel n’est pas le cas : mon existence en tant qu’esprit est évidente, incontestable et parfaite : « je pense, donc je suis. »
Elle est parfaite en tant que raison pratique guidée par l’idée de liberté. Je suis une liberté dans la nature, c’est-à-dire la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. En me posant en liberté dans et par la loi morale, je ne dis pas autre chose et ne peux dire autre chose que : la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. La liberté n’est pas une représentation mais une aperception. Rien dans la nature ne permet de se représenter une liberté.
L’idée que c’est parce que l’esprit est dans la nature qu’il ne peut connaître celle-ci sans antinomie, parce que le tout est inconnaissable en totalité à la partie, est incorrecte. Si l’esprit était dans la nature, il serait une forme de connaissance conforme à la nature et pourrait du moins envisager sans antinomie une connaissance parfaite de la nature. Or l’idée même d’une connaissance parfaite de la nature est antinomique. Et ce parce que la nature n’est pas l’objet premier de la connaissance, ce qui résulte du fait que la nature n’est pas la chose en soi. La connaissance première n’est pas dans l’intuition mais dans l’aperception : l’aperception de la liberté.
« Les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie » (cf. supra) : on ne peut penser la nature en tant que totalité, à savoir en tant que monde, cosmos, de la même manière que l’on pense n’importe lequel des objets de la nature. Non seulement nous ne pouvons avoir une intuition du monde en tant que totalité, alors même que chacun de ses objets ne peut être connu que par une intuition. Mais en outre le monde en tant que totalité n’existe pas sans antinomie : si le monde est spatialement fini ce n’est pas une totalité, et s’il est spatialement infini ce n’est pas un objet de la nature. La nature est une représentation.
La question de la création du monde est celle de la création d’une représentation. Le sceptique demandant : « Si Dieu a créé le monde, qu’est-ce qui a créé Dieu ? » ne saisit pas bien le problème. On est conduit à la question d’un créateur du monde par le fait que le monde n’est pas cohérent en soi et par soi, en raison des antinomies dont Kant a dressé la liste. La question de la création du monde découle de la saisie de l’imperfection du monde naturel, de son essence paradoxale ou antinomique. Ce qui est cohérent en soi et par soi n’appelle pas cette question ; ce qui est cohérent en soi et par soi est. L’imperfection du monde est liée aux formes de l’espace et du temps dans lesquelles il se présente : ce qui est dans ces formes n’est pas la chose en soi.
« Ce qui est cohérent en soi et par soi est » s’entend d’une quiddité non sujette au doute radical : il ne s’agit pas de dire qu’une imagination parfaitement cohérente a la même essence que l’être parfait. Je ne peux douter qu’il existe quelque chose, parce que « je pense ». En d’autres termes, le doute ne peut aller jusqu’à penser que rien n’existe. L’aperception pose une limite nécessaire au doute radical. Le domaine de la connaissance intuitive, c’est-à-dire la nature, ne possède pas cette évidence aperceptive et reste soumis au doute et à la négation dans le solipsisme. Ce domaine est non seulement douteux car n’ayant de relation à nous que par l’intuition mais aussi problématique en ce que sa connaissance en tant que totalité est quant à elle impossible par l’intuition. Le monde est donc une Idée. Quand on cherche à examiner cette idée à partir des catégories a priori de l’intuition et de l’entendement, on est conduit à des antinomies. Par exemple, l’antinomie de l’espace : si le monde est fini, il n’est pas totalité (le « vide » qui entoure le monde est quelque chose), or le monde est la totalité des choses de la nature ; si le monde est infini, ce n’est pas un objet de la nature, or le monde est la totalité des choses de la nature.
Comme je ne peux douter que quelque chose existe, c’est ce qui douteux et problématique qui nécessite une explication ou justification, par exemple en termes de création. Comme je ne peux douter que quelque chose existe, le concept de perfection m’assure qu’il existe quelque chose de parfait parce que cet être parfait ne dépend de rien d’autre que de soi pour exister tandis que ce dont je peux douter requiert l’existence d’un être dont je ne le puis. C’est la preuve de Descartes : un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence. Cette preuve est moins légère qu’on ne l’a dit, prise en compte la fonction de l’aperception. Dans le domaine de l’intuition, cette preuve ne vaut rien. Mais quand quelque chose existe dont je ne puis absolument pas douter, c’est l’aperception qui m’interdit de douter de cette existence, et dans le domaine de l’aperception je ne considère rien de problématique au sens où nous l’avons dit de la nature. « Je pense » est une connaissance évidente, incontestable et parfaite ; « je suis » en tant qu’être pensant, est également une connaissance parfaite. Mais je suis aussi dans la nature, domaine de l’intuition soumis aux antinomies, et n’ai de mon être naturel qu’une connaissance imparfaite, dans une synthèse intuitive continue. Puisque je ne peux douter que quelque chose existe et que ce quelque chose n’est pas la nature (de l’existence de laquelle je peux toujours douter dans le doute radical), ce quelque chose qui existe n’est pas la nature ; or la nature est le domaine de l’intuition, de la connaissance imparfaite, des antinomies, et si ce qui existe n’est pas la nature imparfaite, c’est soit quelque chose de parfait soit une autre chose imparfaite. Mais la nature est l’unité de ce qui existe pour l’intuition, tandis que ce qui existe en soi m’est donné, contre le doute radical, par l’aperception dans une connaissance parfaite. Nous avons donc : α) la nature qui est le tout de ce dont je puis douter et β) un être dont je ne puis douter. Puisque le tout de ce dont je puis douter est l’être imparfait dans l’intuition, l’être dont je ne puis douter est un être parfait. De même que la nature imparfaite ne permet qu’une connaissance imparfaite, la connaissance parfaite de l’aperception est permise par un être parfait. Ce qui existe en perfection n’a pas été créé. L’esprit est incréé.
« Un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence » signifie qu’une connaissance parfaite dans l’aperception implique un être parfait. Comme la nature imparfaite dépend d’autre chose que d’elle-même en raison de son caractère antinomique, elle dépend soit d’un être parfait qui l’a créée, soit d’un autre être imparfait qui l’a créée. Mais si la nature avait été créée par un autre être imparfait, cet autre être imparfait serait lui-même à l’intérieur du domaine de l’intuition, c’est-à-dire qu’il est contradictoire que la nature imparfaite soit créée par un être imparfait, dans la mesure où la nature est une totalité selon la loi de notre intuition. Que notre intuition ne puisse, à l’œil nu, via les sens, et même par les prolongements technologiques, espérer percevoir un jour la totalité des objets et des qualités du monde naturel n’est pas en cause : c’est là une propriété fondamentale de la connaissance intuitive, inductive. Mais la loi de cette connaissance est précisément que tout ce qui me reste inconnu est dans l’unité de la nature elle-même ; et puisque l’antinomique de la nature suppose une forme de dépendance vis-à-vis d’un être parfait cohérent en soi et par soi, cette dépendance est la création par un être parfait, de l’existence duquel je ne puis douter, et non d’un autre être imparfait car il n’y a pas d’autre être imparfait que la nature.
Or cette création n’est pas dans le temps car cela signifierait que le monde a commencé mais c’est là une proposition antinomique. La création du monde est une autoreprésentation de la chose en soi dans les formes de la nature, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace. La nature n’est pas, au sens où le reflet d’une personne dans un miroir n’est pas cette personne mais seulement sa représentation. On dit qu’elle est créée.
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La civilisation théorique
La nature n’existe que pour la raison pure théorique.
Une civilisation théorique n’est une civilisation qu’en théorie. La science ne peut pas fonder une civilisation, seulement des théories. Plus la science progresse, plus la civilisation recule.
Les postulats de la science sont toujours en contradiction avec ceux de la religion, comme le matérialisme est en contradiction avec l’idéalisme philosophiques, mais ses résultats sont toujours indifférents au regard des vérités de la religion, parce que ces résultats ne peuvent déterminer nécessairement aucune forme de législation. Quels que soient ces résultats, la législation ne s’appuie pas sur eux mais sur une délibération de la raison morale pratique (étant entendu qu’une révélation religieuse peut s’entendre en ce sens sans que soit dénaturé son caractère de religion), et ce même quand un, plusieurs, voire tous les partis justifieraient leurs positions respectives au nom de résultats scientifiques.
C’est pourquoi la civilisation recule avec les progrès de la science, en raison de deux phénomènes. Tout d’abord, une civilisation repose sur la loi morale sous forme de législation juste, or la science rend les esprits moins familiers avec ces considérations par la mécanicité de son heuristique. Ensuite, les progrès de la science se payent d’une mobilisation toujours plus grande de l’intellect sur les questions mécaniques, car le Gestell (Heidegger) s’effondrerait sans cette mobilisation dans l’infrastructure technique. Une activité indifférente aux fins morales n’a pas les moyens de maintenir un niveau suffisant de moralité dans le corps social.
La science n’a produit et ne peut produire aucun résultat de législation. La méthode expérimentale a réduit la pensée dialectique alors qu’elle ne peut la remplacer comme support de l’activité législatrice. Cette activité est l’objet de la raison morale pratique.
Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale
Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :
(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !
Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :
(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !
Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :
(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.
Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :
(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.
Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.
Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.
En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.
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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale
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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).
Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.
[Erratum octobre 2025. L’affirmation d’une « relation d’exclusion » entre la rotation et la révolution est à la lettre fausse, comme l’indique assez, en réalité, l’objet géométrique dit « solide de révolution », appelé en allemand Rotationskörper. Selon la définition géométrique, la révolution est un « mouvement effectué autour d’un axe de rotation immobile par une ligne, un plan, une figure mathématique » (Cnrtl). La révolution implique un axe de rotation et il peut donc y avoir subsomption des deux mouvements. La révolution astronomique est le mouvement orbital des corps célestes, par opposition à la rotation de ces corps sur eux-mêmes, mais cet emploi astronomique consacré n’affecte pas les définitions géométriques premières de ces mouvements, bien qu’il nous ait momentanément conduit à cette affirmation erronée.
Il n’en reste pas moins que le commentaire de Robin faisant porter le passage sur une révolution à la manière du mouvement orbital astronomique est erroné. Cousin pourrait quant à lui avoir saisi l’idée, mais son commentaire étant en réalité une pure et simple paraphrase on ne peut se prononcer à ce sujet.]
Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.
Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.
La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.
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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.
Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.
Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).
Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».
Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même. Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.
Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.
Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.
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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale
Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?
La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.
Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.
Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.
Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.

