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Kant et Nietzsche, par Hans Heyse, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und Nietzsche de Hans Heyse, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 3-28.

Le philosophe Hans Heyse (1891-1976) présida la Kant-Gesellschaft de 1935 à 1937 et fut un des éditeurs de la revue Kant-Studien à partir de 1942. Il appartenait, dans les années trente, au comité scientifique responsable de la publication des œuvres complètes de Nietzsche.

Le présent essai peut être considéré comme une introduction à son œuvre maîtresse, Idee und Existenz, parue en 1935.

Dans la présente traduction, les citations sont presque toutes tirées de traductions françaises existantes et accessibles en ligne : Jules Barni pour La critique de la raison pure, Paul Mouy pour la Dissertation de 1770, Joseph Tissot pour les Prolégomènes, Marnold et Morland pour L’origine de la tragédie… Avec les moyens dont nous disposions, une telle recherche s’est avérée cependant peu fructueuse concernant les citations tirées de La volonté de puissance ; il s’agit donc, dans la plupart des cas, pour ces citations-là, d’une traduction par nous-même, et nous présentons nos excuses au lecteur si notre version de ces courts passages (souvent des fragments de phrase) n’est pas aussi bonne qu’une traduction « canonique ».

Le terme Erscheinung, du verbe erscheinen, mérite une brève mention. Il est chez Kant souvent traduit par « phénomène » et s’oppose à la « chose en soi » : Kant parle d’opposition phaenomenonnoumenon ou Erscheinung (trad. phénomène)-Ding an sich. Dans les écrits de Nietzsche portant sur le mythe apollinien-dionysiaque, Erscheinung est traduit par « apparition » : les dieux « apparaissent » (erscheinen). Une pensée de Heyse dans le présent essai repose sur cette identité lexicale qu’il est difficile de rendre en français, a fortiori sans bouleverser la tradition lexicographique reçue des traductions.

Un mot, enfin, du terme Auslegung, dans l’expression récurrente Existenz- und Weltauslegung. Si l’on traduisait systématiquement ce terme ici par le mot qui doit venir le premier à la pensée dans un contexte de littérature conceptuelle, à savoir « interprétation », on prendrait le risque de donner à l’expression récurrente une coloration qu’il ne peut avoir été l’intention de l’auteur de lui donner puisque ce dernier oppose la « nouvelle situation métaphysique » produite par la pensée de Kant et de Nietzsche à une « métaphysique occidentale » (voire « pan-occidentale ») traditionnelle où le savoir est conçu comme simple « réception et restitution des objets extérieurs », ce qu’est précisément une « interprétation » ! Nous avons donc opté en règle générale pour « configuration du monde et de l’existence », sans être d’ailleurs capable de mesurer précisément quel degré de puissance et de libre arbitre l’auteur impute à l’agent de cette « configuration ». L’idée générale nous paraît tirée bien plus de Nietzsche que de Kant. Le terme Auslegung que sa polysémie rend ici ambigu car il peut désigner une interprétation passive dans le sens indiqué mais aussi un processus dynamique de construction et production, sert donc à Heyse de compromis entre la conception « réceptive », en quelque sorte passive du savoir dans la métaphysique traditionnelle et, aux antipodes, celle de Nietzsche, où le savoir est création de la vérité (Wahrheit schaffen) par le sujet connaissant. L’idée que la connaissance des phénomènes selon Kant puisse se subsumer sous la même catégorie que la connaissance au sens de Nietzsche, c’est-à-dire que le sujet connaissant « construirait » les phénomènes, est paradoxale ; en effet, dans le kantisme une telle construction – si l’on voulait employer ce terme – est entièrement déterminée par les conditions formelles universelles de la subjectivité et s’impose donc au sujet connaissant avec la même nécessité que le monde extérieur objectif dans la métaphysique traditionnelle, tandis que la conception nietzschéenne implique la « volonté de puissance », un vouloir. 

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KANT ET NIETZSCHE

par Hans Heyse, Göttingen

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Kant et Nietzsche ! Ces deux personnalités, et par suite leurs philosophies en tant qu’« états de service de leurs auteurs », ne représentent-elles pas les antipodes de la conscience philosophique moderne ?

De quelque façon que l’on cherche à fonder cette antithèse, dans la psychologie, la typologie, les humanités ou quoi que ce soit d’autre, elle manque l’essentiel, à savoir la véritable philosophie de Kant et de Nietzsche, dont la dimension profonde se manifeste seulement dans le dévoilement de leurs horizons métaphysiques communs. Car ce sont les principes kantiens qui fournissent leur fil directeur à la découverte et à l’interprétation nietzschéennes des phénomènes les plus originaires de l’existence et du monde1. Seul à partir de cette relation, qui est à la fois unité et opposition héraclitéenne, s’éclairent tant la profondeur vertigineuse des problématiques dégagées par Kant, dont s’effrayent ses successeurs, que la liaison interne, le sens unitaire de la « philosophie expérimentale » de Nietzsche.

Les traits communs de la philosophie de Kant et de Nietzsche deviennent apparents dans la relation des deux à l’hellénisme. La philosophie critique kantienne est en réalité réception et en même temps renouvellement fécond du platonisme. Et Nietzsche s’inscrit dans un effort de reconquête de la philosophie grecque – effort qu’il loue comme la seule dignité de la philosophie allemande (XV, 444)2 – en partant de la « philosophie de l’ère tragique des Grecs » vers les sources qui le portent finalement jusqu’au mythe.

Ce lien avec l’hellénisme ne signifie ni pour Kant ni pour Nietzsche une « dépendance » historique ou littéraire ; c’est bien plutôt l’expression du renouveau d’une authentique réflexion philosophique autonome. Il s’agit fondamentalement pour eux de s’approprier dans l’hellénisme en tant que principe historique l’exigence supra-historique incarnée en elle d’un devenir autonome et d’une expérience du monde toujours plus profonds. Ainsi se prépare une nouvelle liaison philosophique de l’esprit allemand à l’hellénisme3. Si, pour cet esprit, la grécité était jusqu’alors définie par sa réduction métaphysique, c’est-à-dire sa sujétion aux exigences hétéronomes de la foi, si bien qu’elle pouvait être observée, certes, de manière théorique mais non être existentiellement vécue, de leur côté Kant et Nietzsche, confirmant les affinités naturelles et électives entre l’esprit et la vie grecs et allemands, saisissent dans l’hellénisme la vérité la plus profonde qui fait éclater la tradition et dont les étincelles embrasent leur propre activité philosophique pour qu’alimentée de soi-même elle devienne une flamme dévorante et lumineuse. Nous entendons par là que la critique kantienne de la raison et la critique nietzschéenne des valeurs renferment cette dualité : rupture, séparation – au nom de quelque chose de plus originaire, de plus profond.

Mais qu’est-ce qui est ainsi frappé de dissolution ? C’est la métaphysique pan-occidentale (gesamtabendländisch), celle qui, depuis le tournant historique, s’est constituée selon une hiérarchie des normes plaçant au sommet la foi. Elle n’est pas un simple système de principes théoriques : elle représente au contraire la quintessence des idées et principes formant l’expression la plus compacte et la plus achevée de l’existence de l’homme occidental, définissant l’être même de ce dernier, ses rapports à la nature, à l’histoire et à la transcendance divine. Et qu’est-ce qui, plus profond et plus originaire, se libère dans cette crise ? C’est la formation autonome, suscitée par la réception de la philosophie grecque, d’une métaphysique européenne supra-occidentale par laquelle une nouvelle situation métaphysique se produit, où il est question dans tous les sens du terme d’un changement de conception du savoir, de l’être et de l’existence4.

Les premiers contours de notre problème étant ainsi esquissés, nous demanderons :

Premièrement, quels sont les fondements historiques et principiels à partir desquels Kant remet en question la métaphysique pan-occidentale et, ce faisant, produit une nouvelle situation métaphysique ?

Deuxièmement, que signifie que Nietzsche philosophe à partir de la situation métaphysique créée par Kant et radicalise et élargit les problématiques kantiennes ?

Troisièmement, quels aperçus la réflexion philosophique contemporaine parvenant à la clarté dans cet échange avec Kant et Nietzsche en tire-t-elle nécessairement ?

Tâchons d’éclairer ces thèmes et leur liaison étroite par l’examen de quelques problèmes paradigmatiques5.

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Dans la Critique de la raison pure, Kant explique : « Je n’entends point [par critique de la raison pure] une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général … par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Préface A XII).

Comment cette solution est-elle cherchée et fondée ? Kant part de cette forme de la « faculté de la raison » au moyen de laquelle sont posés dans l’histoire de l’Occident l’être et, en lui, l’existence, et qui se manifeste dans la métaphysique occidentale. Cette forme de la « faculté de la raison » est en dernière analyse définie par deux pôles opposés : le savoir et la foi – la philosophie et la révélation. Ce sont là les grands représentants des solutions métaphysiques et des forces historiques à l’origine de l’ère occidentale et dont la dialectique idéelle et existentielle détermine l’histoire de l’Occident depuis le tournant historique.

Essayons de présenter ces faits de manière courte et prégnante.

Pour les Grecs, le savoir est avant tout le principe au moyen duquel l’homme plongé dans la crise de « l’apparence » et de « l’être » découvre l’idée du cosmos, à partir de laquelle il élucide son propre sens existentiel. En face de ce savoir, unitaire dans la religion, la tragédie et la philosophie, et où l’existence est rapportée à son « bonheur », se pose un nouveau principe, celui de la foi. Le conflit de la foi et du savoir, où la foi l’emporte, est un thème fondamental de la métaphysique et de l’histoire occidentales. Or cela signifie que l’idée du savoir subit une révolution, une dévalorisation lourde de conséquences, une réduction existentielle en vertu de laquelle le savoir est resté jusqu’à nos jours, dans tous ses aspects, « pure théorie ». Face au savoir ainsi conçu, la foi se présente nécessairement comme le seul principe existentiel important, où il est question du seul dénouement véritable, salut ou damnation. Le savoir est renvoyé à la périphérie de l’être, et conçu selon la méthode de la réception et restitution des choses et objets « extérieurs ».

En outre, par ce choix fondamental, c’est, avec la nature du savoir, la configuration de l’être et de l’existence qui se trouve radicalement modifiée. Alors que, pour les Grecs, par le savoir qui perce les apparences et l’obscurité, l’être s’ouvre comme cosmos olympien dont la lumière rayonnante permet d’éclairer l’essence de l’existence, ce cosmos est à présent démoli. Dieu, le Créateur, se tient en face de l’âme créée à partir de rien, en conséquence étreinte par l’angoisse existentielle, et pour laquelle le monde, convoqué, lui aussi ex nihilo, dans la réalité, sert de cadre, de scène à ses luttes.

L’idée ici esquissée du savoir comme « théorie » et interprétation de l’être en tant que Dieu, âme, monde, définit jusqu’à Kant la structure de la métaphysique occidentale. Elle est en même temps le principe le plus profond de l’histoire de l’Occident, au moyen duquel leur rang est prescrit de manière irréfragable aux forces historiques, telles que l’Église et l’Empire.

Cette situation métaphysique de l’Occident n’a guère été modifiée, en dernière analyse, par l’irruption historique de nouvelles idées et de nouvelles forces, dont celles, importantes pour Kant, du « rationalisme » et de l’« empirisme ». Les deux adoptent les problèmes métaphysiques de l’Occident pour les séculariser. Sécularisation signifie la « mondanisation » de concepts (mais aussi de personnes, de choses) à l’origine religieux, plus précisément, la sollicitation et l’acquisition de la confiance et de la certitude garanties par la religion au moyen de la grâce, par des moyens fondés dans le monde, c’est-à-dire rationnellement ou empiriquement. Fatiguée des conflits de dogmes, horrifiée par leurs conséquences, dont l’Allemagne fut saignée, encouragée par les succès des nouvelles sciences de la nature, la modernité s’engagea alors dans un processus, qui dure jusqu’à nos jours, consistant à projeter les données de la conscience religieuse occidentale, l’histoire, le contenu métaphysique de l’Occident sur le plan, soustrait à tout arbitraire, d’une « rationalité » ou « empirie » universellement valable. Dans la mesure où le rationalisme cartésien est en ce sens fondé religieusement et métaphysiquement, il put, par exemple, exercer une domination sur les Pays-Bas profondément religieux. Et s’agissant de l’empirisme anglais, il est lui aussi, comme le rationalisme, défini par l’horizon de la métaphysique pan-occidentale. De même que le rationalisme cherche à éclairer et lier entre eux par la « raison » les problèmes Dieu, âme, monde, pour l’empirisme le concept d’« expérience » possible implique aussi cette structure. Le rationalisme et l’empirisme ne sont donc pas de simples « théories » : ils sont plutôt les principes spécifiquement modernes par lesquels les problèmes métaphysiques et les tâches politiques, issus de l’Église comme de l’Empire, occidentaux doivent être résolus d’une manière neuve et plus adéquate.

La métaphysique pan-occidentale, fondement ultime de l’histoire de l’Occident, comprend donc tout autant la tradition fondée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, modernisée par Suarez et la scolastique protestante, retravaillée par Wolff et Baumgarten, que le rationalisme et l’empirisme. La tradition, avec les disciplines de l’ontologie ainsi que de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelles, forme le champ de la critique de la raison pure, dans lequel sont inclus les problèmes du rationalisme et de l’empirisme. C’est cet ensemble, rassemblé par Kant, qui fait l’objet de la critique. C’est pourquoi il est tout aussi vain d’interpréter la philosophie kantienne comme un renouvellement de la métaphysique occidentale que comme une synthèse de rationalisme et d’empirisme. Il est en outre erroné d’appeler Kant un « penseur anhistorique ». Sa philosophie est si conforme à la tradition et si chargée historiquement qu’elle garde en elle toute la métaphysique occidentale en tant qu’expression de l’existence historique de l’Occident : non pas simplement, toutefois, en la « comprenant » dans ses « données historiques », mais en posant, par le droit régalien du génie, la question de sa possibilité, c’est-à-dire de sa vérité. Avec la philosophie kantienne, il ne s’agit donc pas tant d’une « critique » que, bien plutôt – c’est ainsi que nous résumons l’intention kantienne –, de la première véritable crise de la conception occidentale de la raison, de l’interprétation de l’être et de l’existence, mais en même temps, au plan positif, d’une poussée dans l’inconnu lointain autour du nouveau sens de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »

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Comment accéder à cette essence plus profonde de la philosophie kantienne ? Nous choisirons dans un premier temps la voie historique, en commençant par un court examen du premier travail critique de Kant, quand celui-ci quitte la route de la tradition et lance le « criticisme ». Il s’agit de la dissertation de 1770 : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis.

Cet écrit est la réception et l’appropriation féconde du platonisme, avant tout du platonisme défini par saint Augustin et transmis par la tradition occidentale. La réception du platonisme fut le grand événement de la vie de Kant – duquel il est sans doute question dans la remarque suivante de ses Réflexions : « L’année 1769 m’apporta une grande lumière » –, c’est l’événement qui domine sa philosophie dans les trois Critiques et jusqu’à l’Opus postumum.

Le titre de la dissertation en présente le thème central : il s’agit de la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible, à savoir, de l’essence de la forme et de la différence qui s’exprime en elle entre deux mondes.

Kant voit l’image originaire de la forme dans l’Idée platonicienne, plus précisément platonico-augustinienne. Celle-ci est pour Kant intuition (Anschauung) divine, purement intellectuelle (intuitum purum, intellectualem … qualis est divinus, quem Plato vocat ideam) (II, 413). L’Idée platonicienne est, en tant qu’intuition divine, l’image originaire des choses, car la volonté divine produit conformément à elle la totalité des choses. Aussi est-il écrit dans les Confessions de saint Augustin (13, 38) : Nos itaque ista quæ fecisti videmus quia sunt – tu autem quia vides ea sunt. « Nous voyons les choses car elles sont – elles sont car Dieu les voit. » Augustin distingue dans le même sens que Platon l’intuition divine de l’intuition humaine, ainsi que l’image originaire de son reflet, et Kant s’inscrit dans cette continuité. Il explique qu’à la différence de l’intuition divine, purement intellectuelle, qui produit la totalité des choses, l’intuition humaine n’est pas intellectuelle mais sensible, n’est pas créatrice mais passive, n’est pas objective mais subjective – elle n’est pas la forme globale adéquate de l’archétype du monde intelligible nouménal mais du monde sensible phénoménal.

En même temps qu’il distingue les formes du monde sensible et du monde intelligible, Kant distingue ces mondes eux-mêmes. Tout comme celle de la forme, cette conception est tirée de la philosophie grecque, et plus précisément du platonisme. C’est pourquoi Kant écrit dans sa dissertation de 1770 : Vereor autem, ne Ill. Wolffius per hoc inter sensitiva et intellectualia discrimen, quod ipsi non est nisi logicum, nobilissimum illud antiquitates de phaenomenorum et noumenorum indole disserendi institutum, magno philosophiæ detrimento, totum forsitam abolerevit, animosque ab ipsorum indagatione ad logicas saepe numero minutias averterit (II, 395) : « Je crains que Wolff [qui est pour Kant, dans ce contexte, le représentant moderne de la métaphysique occidentale] … n’ait sans doute entièrement aboli la tradition très illustre de l’antiquité sur la nature des phénomènes et des noumènes, au grand détriment de la philosophie, et qu’il n’ait détourné les esprits de leur recherche. » Dans la Critique de la raison pure, Kant adresse le même reproche au rationalisme et à l’empirisme modernes, à Leibniz et à Locke, qui, en manquant l’essence de la forme, détruisirent la distinction des phénomènes et des noumènes, de l’« apparence phénoménale » (Erscheinung) et de la « chose en soi » (A 270 f., B 326 f.).

Mais la métaphysique pan-occidentale, celle de la tradition comme celle de la modernité, n’a-t-elle pas elle aussi, précisément, distingué deux « mondes », l’« immanent » et le « transcendant », les royaumes de la « nature » et de la « grâce », de sorte que le passage, guidé par la foi et réalisé par la raison, du monde « physique » au monde « métaphysique » constitue sa thématique propre (cf. Prol. §1 entre autres) ? Sans doute ! Cependant, avec l’idée platonicienne-kantienne de la forme et la différence établie par là même entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », une idée radicalement nouvelle du savoir et de l’interprétation de l’être et de l’existence est ébauchée et fondée – une idée non occidentale, supra-occidentale de la métaphysique, qui doit être considérée comme la norme de toute interprétation de la pensée kantienne.

Telle est la fondation historique de notre thèse, selon laquelle Kant reçoit du platonisme le point de départ et le principe à partir duquel il remet en question la métaphysique pan-occidentale et ouvre à la réflexion philosophique un nouveau champ, jetant la lumière dans les profondeurs de la métaphysique.

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L’immanence historique du platonisme dans la philosophie critique ne recueille pas son sens fécond et systématique du fait que Kant, dans sa pratique du platonisme augustinien, ferait découler la connaissance humaine en sa subjectivité et finitude de la connaissance divine avec son objectivité et infinitude, et ce faisant affecterait la première au monde en tant que « phénomène » et la seconde au monde en tant que « chose en soi ». Une telle interprétation manquerait le sens de la connaissance ainsi que de la distinction entre « phénomène » et « chose en soi ». Car le platonisme augustinien est dépassé par la réflexion systématique de Kant, qui se rapproche d’un platonisme plus originaire. Là où, selon Platon, ce qui, changeant, illimité, indéterminé, devient est limité par les Idées et façonné sous la forme du cosmos, Kant donne à cet indéterminé la dimension profonde de « chose en soi » et conçoit les Idées comme les formes de la connaissance humaine par laquelle la « chose en soi » apparaît en tant que « phénomène ». Ce qui veut dire : la connaissance humaine finie ne découle pas, ni dans sa possibilité, ou construction mentale, ni dans sa réalité, de la connaissance divine infinie. Ce « mauvais concept » de la finitude est seulement le point de départ « occidental », transmis par la littérature, de la philosophie kantienne. La finitude est bien plutôt définie par le fait originaire, redécouvert par Kant, de « limite », de limitation par lequel l’illimité, l’« infini » reçoit d’abord son « être » – c’est-à-dire devient « phénomène ». Cela – s’il nous est permis d’aller au-delà de Kant pour bien saisir la différence avec l’interprétation occidentale – ne constitue aucune dévalorisation du divin, car les dieux grecs « apparaissent » (erscheinen) et sont « finis », c’est-à-dire sont mesure et limite, sont figure.

Par conséquent, le concept kantien d’« apparence phénoménale » consiste en ce que la « chose en soi » se manifeste en elle. Mais cette chose en soi n’est pas le monde déterminé « en soi », infini, divin, transcendant, qui vient au « donné » dans le milieu de la « finitude » du sujet : il est bien plutôt l’illimité, l’infini, l’indéterminé « en soi ». Plus exactement, la subjectivité et existentialité humaine, déterminée par le fait originaire de « limite », est le principe au moyen duquel la « chose en soi » en tant qu’illimité est conduite à l’« apparence phénoménale ». C’est ainsi que fonde Kant le nouveau sens métaphysique de la connaissance, de l’être et de l’existence. Ce concept s’exprime dans le principe au moyen duquel Kant initie et mène la « révolution de la pensée » contre l’ensemble de la métaphysique occidentale : à savoir, la « révolution copernicienne ».

Que signifie que Kant provoque, en se rattachant au moyen de ce principe aux mathématiques et à la science mathématique de la nature, la dissolution de la métaphysique occidentale ? Cette destruction n’a-t-elle pas pour conséquence nécessaire – d’autant que les tentatives de l’idéalisme allemand sont impuissantes face à elle – la réduction de la métaphysique au simple statut de théorie formelle de la connaissance, justifiant l’indépendance et en même temps la divergence manifeste des sciences spécialisées, si bien que l’on aboutit à la situation dans laquelle nous nous trouvons eu égard aux choses de la science ? C’est la conception toujours en vigueur aujourd’hui, bien qu’elle soit entièrement fausse. Kant lui-même prend position, de manière répétée, contre une telle conception. Ainsi écrit-il dans les Prolégomènes (§40) que le rattachement aux mathématiques et à la science mathématique de la nature n’a pas lieu au nom de ces sciences mais au nom de la métaphysique. Aussi la question décisive est-elle à formuler de la façon suivante : en quel sens Kant aspire-t-il, avec la dissolution de la métaphysique pan-occidentale, à la fondation du nouveau problème de la métaphysique dans la « révolution copernicienne » sur l’exemple des mathématiques et de la science mathématique de la nature ?

Les traits historiques de la question ici posée des relations entre métaphysique et science s’éclairent par l’hellénisme. Car la science grecque repose sur le savoir qui appartient tout à la fois à la religion grecque, à la tragédie grecque, à la philosophie grecque : c’est pourquoi le problème platonicien de l’astronomie scientifique7, transmis via Simplicius à la tradition et qui connut sa renaissance avec Copernic, est le véhicule paradigmatique du problème grec de la métaphysique8. Aussi est-ce un fait crucial que Kant comprenne l’idée du savoir incarnée dans la nouvelle science comme le mode spécifique d’une idée plus profonde et plus englobante du savoir et de la vérité, de la métaphysique à reconquérir par intégration. Par cette idée, la nouvelle science de la nature se voit arrachée à la structure de la métaphysique occidentale : la science de la nature est désormais comprise comme l’expression spécifique et adéquate de cette métaphysique dont elle tire en vérité son origine.

Cela s’opère dans la Critique de la raison pure, où la pensée copernicienne, en tant que paradigme scientifique de la métaphysique gréco-européenne, est formulée et développée via les grands principes de la Dissertation de 1770 – l’idée de la forme et la distinction des phénomènes et des noumènes, c’est-à-dire de l’« apparence phénoménale » et de la « chose en soi ».

Si Copernic explique les mouvements des planètes non plus par le recueil et la description de données isolées, éparses, mais par la « révolution » du système héliocentrique qui est le tout liant les données entre elles, Kant s’empare de ce problème de manière plus générale pour développer en tant que principe de la métaphysique recherchée la disposition cognitive et existentielle (Denk- und Daseinshaltung) gréco-européenne qui se trouve à son fondement. Il décrit cette disposition, en relation à l’Idée platonicienne en tant que forme, comme unité de la pensée et de l’intuition. L’intuition est l’authentique principe « idéel » façonneur de totalité. Car elle est la disposition humaine-subjective par laquelle l’horizon limitatif « définisseur », c’est-à-dire la forme de la totalité du monde phénoménal, est ébauché. Parce que, ensuite, l’intuition en tant que principe formel spécifique de la métaphysique tout entière se présente comme espace et temps, Kant rattache à leur véritable origine métaphysique les mathématiques et la science mathématique de la nature via les principes spatio-temporels définissant celles-ci – contrairement aux scientifiques, qui, sans préjudice de leurs prestations géniales et pionnières, restent philosophiquement à l’intérieur de la métaphysique occidentale.

La nouvelle métaphysique est ainsi le cadre de la critique de la raison pure, l’expression de la disposition cognitive et existentielle par laquelle l’isolé, l’épars, l’obscur en nous et en-dehors de nous, c’est-à-dire, ultimement, l’indéterminé et l’insaisissable, la « chose en soi », est conduit à l’Idée par l’acte de révolution copernicienne, est ordonné par l’ébauche du cosmos, est conduit à l’« apparence ». Est ainsi conçue l’idée d’une métaphysique où le savoir, le Logos en tant que disposition cognitive et existentielle, est aussi important pour l’existence que pour le monde, et où il reçoit son sens métaphysique. On gagne de cette manière le terrain pour la saisie et continuation adéquate de la métaphysique grecque, terrain où, dans la religion, l’art, la philosophie anciennes, il s’agit d’emblée d’éclairer et ordonner les forces originaires obscures – un problème auquel Nietzsche donnera une expression insoupçonnée jusqu’à lui.

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Il ne faut toutefois pas se cacher que l’immense entreprise de Kant ne parvient pas toujours à son but, que souvent les vues nouvelles sont masquées par des concepts traditionnels, et qu’il en résulte des ambiguïtés et des contradictions. Les plus grandes avancées, là où s’accomplit la crise finale entre l’ancien et le nouveau, où le nouveau est historiquement et essentiellement originaire, en sont d’autant plus importantes. Elles forment le véritable sens de la philosophie critique, formulée de manière toujours plus accusée tout au long de l’approfondissement et du développement progressifs du travail kantien9.

Sur le fondement obtenu dans la dissertation de 1770, la critique de la raison pure place dans la « révolution copernicienne » non seulement la nouvelle idée du savoir mais aussi la nouvelle conception de l’être et de l’existence, dont l’expression la plus générale se trouve dans la relation du « phénomène » à la « chose en soi ». Comment l’idée kantienne du savoir pourrait-elle jamais être comprise comme « étalon », ce à partir de quoi les objets « s’étalonnent » – si les objets lui étaient donnés dans le sens de la métaphysique occidentale et non constitués en tant qu’« apparence phénoménale » ? Le savoir, fondé, dans la critique de la raison pure, par l’unité de l’entendement et de l’intuition, comme disposition subjective, c’est-à-dire cognitive et existentielle, porte dans ce premier sens la chose en soi à l’apparence ou apparition phénoménale, où « apparition » signifie la même chose que l’ébauche du cosmos physique et de ses lois les plus générales (Prol. §36, sec. 1, 2 et la dernière phrase). Or cette ébauche est un acte existentiel, par lequel la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat invisible » « en nous comme en-dehors de nous » (Cr. d. l. fac., intro. IX, sec. 2), est fait, en tant que cosmos unitaire, « apparence » (cf. Cr. r. pu. B 158 e.a.). L’homme se manifeste à lui-même en ébauchant et dévoilant le cosmos du « monde phénoménal ».  Qu’est-ce donc, dans ces conditions, que la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat suprasensible » « aussi bien en nous qu’en dehors de nous » ? C’est l’« inconnu » (Cr. r. pu. B 59), le « corrélat » (Cr. r. pu. B 45) du « fond » inconnu et insondable (Prol. §57) de l’« apparence phénoménale », l’illimité qui, par limite et limitation, par l’horizon définiteur, devient saisissable en tant que problème. C’est « la profondeur sans fond » au-dessus de laquelle flotte toute connaissance.

Ceci devient plus clair quand nous faisons avec Kant le pas conduisant de la critique de la raison pure à la critique de la raison pratique. Dans l’idée de « passage » (Übergang) – laquelle n’apparaît pas pour la première fois dans l’Opus postumum mais est fondamentale pour la philosophie kantienne tout entière, idée que j’ai cherché ailleurs à saisir par le concept de différenciation et synthèse régionale – se trouve l’autre grande découverte de Kant, jamais bien comprise. Dans la mesure où l’essence de l’existence ne s’épuise pas dans le fait que le sujet théorique porte la « chose en soi » à l’« apparence » du cosmos physique, il faut une autre forme, une nouvelle dimension du savoir, au moyen de laquelle l’existence prend conscience d’elle-même dans le vivre, l’agir et le faire. C’est l’idée de la raison pratique, du savoir véritablement existentiel par lequel le sujet se saisit et s’éprouve comme existence – par lequel le « substrat suprasensible en nous » est porté à la « détermination » (Cr. r. pu. intro. IX, sec. 2), par lequel lui est « conféré la réalité » (Cr. r. pra. préf. sec. 5 e.a.), par lequel il est constitué en tant que noumène (Cr. r. pra. préf. sec. 6 e.a.). Si nous voulons éviter les erreurs tenant à ce que Kant a employé « chose en soi », « noumène » et d’autres concepts similaires tantôt dans le sens de la métaphysique occidentale tantôt dans le sens de la nouvelle métaphysique, nous devons dire, contre la lettre mais d’autant plus selon l’esprit de Kant, que le savoir existentiel selon la raison pratique porte la « chose en soi » en tant que « substrat suprasensible en nous » à l’« apparence » en ce nouveau sens où l’apparence se présente comme la constitution (Konstituierung) du noumène, du cosmos existentiel (cf. Cr. r. pra., conclusion). Car ce cosmos non plus n’est pas « donné » mais bien plutôt porté à l’« apparaître » par la « révolution copernicienne », dans la fondation de la personnalité et de la collectivité. Or Kant parvient ainsi, avec l’idée de raison pratique, à un sommet de sa philosophie. La réduction existentielle occidentale du savoir en « théorie » est principiellement abolie. Pour la première fois depuis les Grecs, dans cette idée de raison pratique est gagnée celle de savoir existentiel. Sur la base de la « révolution copernicienne », la raison pratique est capable de déterminer absolument le « substrat suprasensible en nous » – d’être législatrice dans un sens plus radical encore que la raison théorique. Sur cette base métaphysique repose le caractère actif et dynamique de la raison pratique comme le principe de configuration et formation de l’existence (et du monde) sous l’espèce de l’Idée.

Le savoir au sens de la critique de la faculté de juger, à présent, pose le problème suivant (Cr. fac. ju., intro. II, sec. 9 et IX, sec. 2) : comment, sur la base du « substrat suprasensible », l’« harmonie » (Übereinstimmung) du cosmos physique et du cosmos existentiel est-elle conduite à « apparaître » ? Cela passe par l’art. C’est là que se trouve l’essence métaphysique de ce dernier, son sens existentiel et son caractère mondain. Car Kant, en d’autres passages (Cr. fac. ju., §87, sec. 1 et sec. 8), fonde sur cette « harmonie » l’idée et la réalité de la divinité ; selon Kant, il ne faut pas seulement dire, dans un sens étroitement moral, que le beau est le symbole de la moralité, mais aussi que l’art révèle le divin…

Ces résultats nous permettent d’approcher cette configuration du monde et de l’existence (Existenz- und Weltauslegung) recherchée pendant des siècles, cette conception où les plus hautes manifestations de l’esprit humain reconquièrent leur essence métaphysique, où elles ne sont plus posées les unes en face des autres comme autant de sphères séparées mais sont au contraire liées intimement entre elles – grâce à laquelle, enfin, la philosophie, l’art et la science ne contredisent plus la religion mais sont les témoins authentiques de sa vérité et réalité.

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Le principe autonome et l’unité intime de l’activité philosophique nietzschéenne se réalisent dans la radicalisation et l’élargissement de la conscience métaphysique rendue possible par Kant. En ce sens, elle porte en elle-même – comme la réalisation ou l’échec de son propre Telos métaphysique – les critères de sa vérité12. Nous entendons analyser l’essence de la philosophie nietzschéenne dans le développement et la connexion de quelques-uns de ses concepts fondamentaux : les problèmes très hétérogènes en apparence du « mythe apollinien-dionysiaque », de la « volonté de puissance », de la « vérité » de la configuration du monde et de l’existence, de l’« éternel retour ».

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Dans L’origine de la tragédie, Nietzsche explique : « Le courage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et de Schopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plus difficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent à l’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur sa confiance imperturbable dans les eternæ veritates, avait cru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous les problèmes de la nature, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence … au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses… » « Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique » (I, 128). Dans ce passage où l’optimisme sédatif latent dans la logique, c’est-à-dire la foi dans les vérités éternelles, fait que l’« apparence » est confondue avec « l’essence des choses », que la dimension profonde du monde, « plus profond que ne pensait le jour » [Ainsi parlait Zarathoustra], est masquée, que par conséquent la culture moderne est dépourvue de véritable fondement, Nietzsche résume, de fait, la critique kantienne de la métaphysique occidentale, pour en même temps lui rendre, par-delà son rétrécissement schopenhauerien, son sens original et fécond. Or la mise en œuvre de telles conceptions introduit une culture que Nietzsche appelle tragique. Elle présuppose une « conception incomparablement plus profonde et sérieuse de l’art » (I, 139/140), rendue possible par la kantienne-schopenhauerienne « sagesse dionysiaque exprimée en idées » (I, 139/140).

Comment faut-il l’entendre ? Selon la critique kantienne de la faculté de juger, il appartient à l’essence de l’art de porter le « substrat suprasensible en nous et en-dehors de nous » à l’« apparence » de telle sorte qu’en elle l’« harmonie » du cosmos existentiel et du cosmos physique devienne visible. L’art signifie donc, en tant qu’« apparition » spécifique du « substrat invisible », de la « chose en soi », le « passage », l’acte consistant à jeter un pont entre ces deux mondes : il n’y a donc qu’un pas pour voir en l’art « conciliation » ou « libération ». Schopenhauer tourne ces conceptions, absolument contre leur sens kantien, en quelque chose de quiétiste. Nietzsche, par-delà la médiation schopenhauerienne, saisit leur nature primordiale, pour leur donner une nouvelle signification existentielle et métaphysique. Ce faisant, il conquiert cette « vision de l’hellénisme qu’il me fut ainsi donné de percevoir, si étrange, si particulière » (I, 111) qui lui fournit l’ultime et durable fondement de sa métaphysique. Comment cela se passa-t-il ? « À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un principe unique … je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos … Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses »  (I, 110). Apollon nous apparaît « comme l’image divinisée du principe d’individuation » (I, 35). Il est la loi de la mesure, des formes, de la connaissance et tout particulièrement de la connaissance de soi (I, 36). En face de lui, le dionysiaque se tient comme l’« abîme » sur lequel repose le monde apollinien (I, 36), l’« essence mystérieuse de notre nature, dont nous sommes l’apparence extérieure » (I, 34), « l’Un-primordial » (I, 34) – dont le monde apollinien des formes et de la lumière se présente comme l’« apparence » et dont il a besoin pour sa « perpétuelle libération » (I, 34). Dans ce rapport où sont fondés le monde d’Homère comme celui de la tragédie grecque et qui trouve son expression la plus originaire et la plus élevée dans le dressage des forces élémentaires titanesques par les Olympiens (I, 34-38), Nietzsche acquiert la nouvelle interprétation et justification non occidentale, « tragique » de l’existence (I, 32), de l’histoire (I, 37) et du monde (I, 30-32, 72). Parce que, pour lui, l’art est le principe métaphysique par excellence, Nietzsche en vient à dire : « C’est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l’existence et le monde » (I, 45).

On voit ainsi que les principes métaphysiques kantiens de la forme, de la distinction entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », etc., informent – bien que ce soit dans un premier temps à travers leur rétrécissement schopenhauerien en « représentation », « illusion », « volonté » – les conceptions nietzschéennes. Nietzsche s’appropria finalement, au moyen de catégories kantiennes, c’est-à-dire en philosophant, le mythe grec apollinien-dionysiaque, et s’y tint toute sa vie. Les autocritiques ultérieures (rassemblées dans l’édition Musarion, XXI : Écrits et notes autobiographiques) ne portent pas sur le cœur de cette réception ou plutôt de cette utilisation originale des principes métaphysiques kantiens. Elles visent bien plutôt le Kant modifié par Schopenhauer ainsi que les néo-kantiens, le caractère quiétiste de la philosophie schopenhauerienne de même que les ambiguïtés cachées dans le concept de « volonté », et surtout les « applications » de ses propres vues grandioses « aux choses les plus contemporaines » (« Essai d’autocritique », 1886, I, 12 ; Ecce homo, XV, 65), car il considère avec « effroi » les avoir ainsi « compromises » (XVI, 362).

Le sens originel de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque domine de manière d’autant plus déterminante la réflexion ultérieure de Nietzsche, et ce sous un double rapport : il est la norme tant de la dissolution de la métaphysique occidentale que de la fondation de la nouvelle conscience métaphysique. « Tout ce que nous nommons aujourd’hui culture, intelligence, civilisation, doit comparaître un jour au tribunal de Dionysos, l’infaillible justicier », est-il écrit dans L’origine de la tragédie (I, 39). De même, dans La volonté de puissance : « Dionysos est un juge » (XVI, 389). En quel sens déterminant cela est entendu, l’éclaire, toujours dans La volonté de puissance, la formule énigmatique : « Dionysos et le crucifié » (XVI, 391) ou encore « Dionysos contre le crucifié » (XVI, 391). Un tout nouveau problème ne devient-il pas ici visible, ainsi que sa solution ? Cette mystérieuse liaison et opposition ne repose-t-elle pas sur la pensée gréco-européenne rendant possible que le fondement primordial dionysiaque soit porté à l’« apparence » dans le monde de lumière apollinien, mais aussi que Dieu en tant que Deus absconditus se dévoile en tant que Deus revelatus, à savoir sous forme humaine, dans l’« épiphanie » ? Cela signifie : quand nous saisissons les conceptions kantiennes-nietzschéennes dans leurs derniers principes et jusqu’au bout, le fait primordial que le divin « apparaisse » devient une pensée vraie et véritablement réalisable, – de laquelle un Hölderlin, tout particulièrement, sans aucun doute à partir de la situation métaphysique kantienne, fut touché au plus profond. N’est-elle pas ainsi confirmée, la vérité principielle du principe nietzschéen selon lequel la religion des Grecs, en tant que religion de l’« apparition » des dieux, est plus profonde que la religion occidentale ? Et ne comprenons-nous pas alors la possibilité et la vérité métaphysiques des intuitions de W. F. Otto dans ses écrits sur les dieux anciens ? Peut-être un concept a-t-il même été ici trouvé pour non seulement dissoudre la religion européenne mais aussi sauver ce qu’il y a de gréco-européen en elle.

Outre la religion, ces conceptions dominent également l’interprétation nietzschéenne de l’art. Ce dernier demeure « la tâche authentique de la vie », son « activité métaphysique » (XVI, 273). Il est « le plus grand stimulant de la vie » (XVI, 272), car il anoblit, « sanctionne et sanctifie » (XVI, 386 ss.) dans la belle apparence de la forme apollinienne le fond dionysiaque de l’existence et du monde.

L’analogue est vrai, comme nous allons le voir, pour la philosophie, qui jusque dans la constitution de la logique est liée à l’opposition apollinienne-dionysiaque (XVI, 388) et qui rend possible la nouvelle « conception du monde » incluant en elle la « volonté de puissance » et le « retour éternel » (XVI, 399 ss.).

En ce que ces principes métaphysiques se présentent à la fois dans la religion, l’art et la philosophie – qui par là même retournent à « une relation d’affinité » (X, 222) –, ils constituent les forces les plus profondes de la vie et de l’histoire (XV, 62).

Ces quelques traits ont pour but de rendre claire la grande fécondité de la construction nietzschéenne et de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque à l’aide des principes métaphysiques kantiens, et le fait qu’elles déterminent le développement de la réflexion tout entière de Nietzsche.

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Il n’est pas possible d’analyser ici la « volonté de puissance » dans toutes ses dimensions – ses emprunts historiques, comme la monadologie leibnizienne ou la théorie schopenhauerienne de la volonté, ni sa problématique interne, par exemple le rapport de l’esprit ou plutôt des valeurs à la puissance, la « puissance des impuissants », etc. Nous concentrerons notre exposé sur la question suivante : comment Nietzsche constitue-t-il le principe de la nouvelle estimation axiologique qu’il place à l’origine de la transmutation de toutes les valeurs – et quel concept de puissance pose-t-il et défend-t-il à l’aide de ce principe, contre presque tout le développement de la culture jusqu’alors (ainsi qu’il le dit lui-même) ?

Dans La volonté de puissance, Nietzsche explique : « Après avoir longtemps essayé en vain de rattacher un concept déterminé au mot ‘philosophe’ … je reconnus au bout du compte qu’il existe deux sortes de philosophes : 1. ceux qui veulent dresser (logiquement ou moralement) un grand inventaire factuel des jugements de valeur ; 2. ceux qui sont législateurs de ces jugements de valeur » (XVI, 347 ss.). Dans le premier cas, un « en-soi » des valeurs, des jugements de valeur « existe », tout comme le monde est « en soi ». Mais cela veut dire que cette métaphysique est au-delà de l’horizon de la critique kantienne. Car une métaphysique où la conscience est normée par des valeurs et concepts éternels existant « en soi » fait de la conscience le principe de la médiation et de la dévaluation de la vie et du monde au service de la transcendance occidentale. Dans le second cas, il s’agit de la réalisation radicale et universelle de la « révolution copernicienne » par laquelle est posée la nouvelle idée de la forme en même temps que celle de l’être en tant que distinction de l’« apparence » et de la « chose en soi » : car elle seule rend possible cette « législation » par laquelle les jugements de valeur ainsi que les catégories de l’interprétation du monde sont « créées ». Dans la « révolution copernicienne », où le « donné » en nous et en-dehors de nous est transcendantisé pour le former à partir de l’horizon lui-même créé des jugements de valeur et catégories de l’interprétation du monde, l’existence et le monde sont par là même déterminés. Il est ainsi possible à Nietzsche de nommer ce processus actif qu’accomplit l’existence à l’aide de formes auto-constituées et qui se particularise par rapport à l’existence et au monde, par un seul et même principe : la « volonté de puissance ». Car celui-ci est le principe à la fois de la constitution de l’existence et de la configuration du monde ; oui, la manière de configurer le monde est elle-même un jugement de valeur. « Toute élévation de l’homme » apporte avec elle le dépassement de configurations (du monde) plus étroites… » « Cela ressort de mes écrits » (XVI, 100 s.). C’est l’essence métaphysique du caractère actif et dynamique de l’existence, éclairée par Kant et portée par Nietzsche à son plus haut développement. De sorte qu’il serait complètement erroné d’interpréter ce dernier dans le sens de l’irrationalisme ou du pragmatisme. Au contraire, l’effort de Kant comme celui de Nietzsche vise à produire la forme « vraie » de la configuration du monde et de l’existence, au moyen de laquelle l’existence devient consciente des ultimes et plus hautes possibilités de son devenir et de son agir dans le monde, dans une souveraine clarté, et par là même, en tant que le principe même définissant les finalités, réalise la plus haute « volonté de puissance ».

La « véritable » forme ? Que peut-elle signifier pour un penseur qui édifie les plus dangereux paradoxes au sujet de la « vérité » et du « mensonge » ? Les principales difficultés de ce problème tiennent à ce que, tant chez Nietzsche que dans les interprétations du sens occidental de la vérité, les termes correspondants se confondent constamment dans la lutte pour le sens nouveau. Où chercher un appui pour résoudre ce problème obscur et embrouillé ?

Quand, à la suite de Kant, nous décidons, « non sans douleur », de « sacrifier » « ces brillantes espérances » que promet la vieille métaphysique (Cr. fac. jug. §57 II, sec. 1), quand, de ce fait, les vérités que l’on avait crues éternelles deviennent douteuses, où peut bien résider encore l’idée de vérité ? La métaphysique proprement kantienne commence avec ces questions. Lorsque Kant, conformément à sa métaphysique, explique que la raison place elle-même dans la nature ce qu’elle doit en apprendre (Cr. r. pu. B, préf. XIV), que l’entendement ne reçoit pas ses lois de la nature mais au contraire prescrit à la nature ses lois (Prol. §37), ce dernier point est, selon Nietzsche, « pleinement vrai au regard du concept de nature que nous sommes obligés de lui attacher » (II, 37). De manière encore plus précise, il est écrit dans La volonté de puissance : « La volonté de vérité est un ‘rendre ferme’, un ‘rendre vrai et durable’ » « La vérité n’est donc pas quelque chose qui serait là et devrait être trouvé, découvert, mais quelque chose qui est à produire et qui porte le nom d’un processus … Introduire la vérité est un processus ad infinitum, une détermination active … C’est un mot pour dire la volonté de puissance » (XVI, 56). Or cette idée de la vérité a été, dans ce même sens et à la lettre, fondée par Kant.

La « révolution copernicienne », à présent, ne vaut pas seulement à l’intérieur de la seule critique de la raison pure, mais aussi, et bien plus encore, dans la critique de la raison pratique. La raison pratique, en tant que raison déterminante pour l’existence, pose les fondations par lesquelles nous savons et faisons l’expérience de ce qui est bien et mal. Ainsi la parole d’Hamlet « Rien n’est en soi bon ou mauvais, c’est la pensée qui le rend tel » (Acte 2, scène 2) prend un sens inattendu. Kant ôte toute acception relativiste à cette pensée de l’autonomie. C’est un principe absolu au moyen duquel l’homme « détermine » la vérité, l’essence et la valeur de l’existence et du divin en même temps (Cr. r. pu. §91, sec. 9). Cependant – et c’est là que l’on peut reconnaître un droit à la critique schopenhauerienne et nietzschéenne de la pensée de Kant –, la hardiesse de la pensée kantienne se heurte souvent à la force et au contenu de la tradition et du donné historique. Nietzsche le souligne d’autant plus, à la suite de de la « révolution copernicienne », qu’il ne pénètre pas la véritable profondeur de l’idée kantienne. Dans la mesure où la vérité est conçue par Nietzsche comme « introduire la vérité », « créer la vérité », et est donc, comme nous l’avons dit, expression de la « volonté de puissance », cette dernière, « par-delà le bien et le mal », c’est-à-dire par-delà les jugements de valeur et autres legs de la révélation ou de la tradition, détermine dans la « révolution copernicienne » ce qu’est l’authentique « vérité » de l’existence, elle façonne à partir d’un droit autonome l’ordre des valeurs et de l’existence, ainsi que leur hiérarchie, qui trouvent leur forme la plus achevée dans l’idée du « surhomme », de la « grande politique », de l’« éternel retour ».

Considérons à présent la relation entre « vérité », « volonté de puissance » et « éternel retour ».

« La vie est fondée sur la condition d’une foi à quelque chose de durable et dont le retour est régulier ; plus la vie est puissante et plus le monde à déchiffrer et qui est fait être (seiend gemacht) doit être vaste… » (XVI, 56). « Marquer du caractère de l’être le devenir – c’est la volonté de puissance la plus haute » (XVI, 101). En quoi consiste donc ce processus dans lequel la « volonté de puissance la plus haute » « introduit la vérité » comme « détermination active », qui, au nom de la vie, dépend de quelque chose de durable et dont le retour est régulier, qui fait « être » le monde, qui marque du « caractère de l’être » le « devenir » ? Nietzsche répond : ce processus consiste en la fondation des concepts, catégories, constructions qui rendent possible le « retour des cas identiques » (XVI, 26, 58). Or, si c’est la « volonté de puissance la plus haute » que de marquer du caractère de l’être, dans le retour des cas identiques, le devenir, alors cette volonté de puissance la plus haute doit nécessairement aboutir en tant qu’expression de la vie la plus haute et de l’existence « surhumaine » à une interprétation du monde où « tout revient ». « Que tout revienne est la plus extrême approximation du monde du devenir à celui de l’être : – sommet de la contemplation » (XVI, 101). Ainsi, dans l’« éternel retour », théorie du plus haut type d’homme, le retour des cas identiques est le maximum de la congruence des mondes.

La « volonté de puissance » en tant qu’essence de l’existence configure le monde sous la forme de la « vérité » de telle façon que la vérité soit un « introduire la vérité », un « créer la vérité ». C’est de cette façon que le devenir est marqué du caractère de l’être. Cela se représente dans la loi du retour des cas identiques, autrement dit des mêmes mondes. Ces principes intimement liés ont pour condition fondamentale la conception métaphysique rendue possible par la seule philosophie kantienne, avec laquelle commence et se termine la réflexion philosophique nietzschéenne : où la métaphysique est l’événement primordial dans lequel le fond dionysiaque est porté par la forme apollinienne à l’« apparence », à l’« être ».

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Nietzsche porte la remise en question kantienne de la métaphysique occidentale à son ultime conséquence. Dans ses manuscrits non publiés (de la période 1882-88), il écrit : « Les plus grands événements sont ceux qui parviennent le plus difficilement jusqu’aux sentiments de l’homme, par exemple, le fait que le Dieu chrétien soit mort … C’est une redoutable nouveauté qui a besoin de quelques siècles encore pour parvenir au sentiment des Européens, et, pendant un certain temps, il semblera que tout le poids des choses ait disparu » (XII, 316). C’est la situation du « nihilisme européen ». Si « Dieu est mort », il manque un poids aux choses ; si Dieu, qui a créé les hommes et le monde à partir du néant et les maintient, n’est plus cru actif, efficace, il ne reste que le néant, le nihilisme. La philosophie de Nietzsche vise à l’éclaircissement et au dépassement positif de cette situation, à la création d’une nouvelle conscience métaphysique dont le suprême développement est l’« éternel retour ». Dans l’éternel retour, l’affrontement avec la métaphysique occidentale et la tentative de son dépassement atteignent leur sommet. Il est « la religion des religions », « le sommet de la contemplation » – à partir duquel ce qui est problématique comme ce qui est fécond dans la philosophie de Nietzsche s’éclaire de la manière la plus nette.

Alors que, dans la métaphysique occidentale, Dieu est la puissance créatrice transcendante et spirituelle, sublimée et volatilisée dans la modernité en vrai, bon, beau, sacré, Nietzsche postule quant à lui que le divin n’est pas une essence particulière au-delà de l’homme et du monde : c’est le fond dionysiaque éternellement créateur et destructeur qui se manifeste dans l’homme et le monde sous la forme apollinienne, et au plus haut degré celle de l’« éternel retour ».

Il en va de manière analogue pour l’existence. Alors que l’existence au sens de la métaphysique occidentale reçoit son être définitif dans l’eschatologie, dans le jugement dernier, c’est-à-dire dans le retour du Christ, événement unique, ici l’existence a son être éternel dans l’« éternel retour » par le biais de sa « participation » au cosmos dionysiaque-apollinien. L’attitude existentielle humaine face à l’éternité de ce retour n’est pas la foi et l’espoir, mais l’amor fati.

De même, le monde n’est plus, comme dans la métaphysique occidentale, séparé de Dieu et de l’homme : il n’a pas de réalité en dehors de la divinité du tout. Oui, il est pour Nietzsche le tout lui-même, même s’il s’exprime dans la loi naturelle de la conservation de l’énergie, dont la mesure finie, qui se déploie dans le temps fini, présuppose le retour de toutes les combinaisons possibles, c’est-à-dire l’éternel retour de la totalité des constellations possibles, y compris existentielles.

La pensée de l’« éternel retour » doit conférer à l’existence le poids métaphysique recherché : l’existence doit être à tous moments consciente du fait que, par son essence, elle détermine elle-même son destin éternel. C’est pourquoi le véritable sens de l’existence est l’autonomie, et c’est là que réside l’affinité intime avec la doctrine de Kant, qui domine aussi fondamentalement son éthico-théologie. Si dans cette dernière les motifs de fond de la métaphysique occidentale et de la métaphysique gréco-européenne s’entrecroisent14, la signification de la pensée de Dieu s’y trouve seulement dans la représentation de la « condition de la possibilité » que le destin éternel de l’homme se détermine d’après le poids de son propre mode d’être manifesté dans ses actes et conduites autonomes15.

Avec la saisie des intentions dernières de la théorie nietzschéenne, nous comprenons aussi son insuffisance. Elle tient au fait que Nietzsche n’est pas devenu maître des questions de fond de la métaphysique occidentale et n’a pas su résorber les divisions que cette métaphysique implique. Ceci se trouve exprimé dans deux séries de réflexions : tout d’abord, la théorie de l’« éternel retour » est la nouvelle signification de l’existence, la pensée élévatrice, l’ultime dépassement de soi ; ensuite, elle est nécessitée mécaniquement, au sens de la conservation de l’énergie. « Mon enseignement dit de vivre de telle façon que tu doives désirer de revivre … car tu revivras dans tous les cas ! » (XII, 117). Ces deux réflexions, malgré leur rapport à un divin commun, se contredisent, séparent ainsi l’existence du monde et rompent d’emblée, par conséquent, la structure du tout recherchée. Kant, au fond, se débat avec le même problème. Il est évident que, dans la profonde idée kantienne du cosmos comme différenciation et synthèse régionale des mondes existentiel et physique, l’intention nietzschéenne fondamentale peut être comprise en tant que telle, mais aussi son insuffisance dès le départ et tout du long.

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Pour finir, examinons la cause de cette insuffisance, à savoir une dépendance non surmontée vis-à-vis de la métaphysique occidentale, et ce à la lumière du paradigme dans lequel le point critique de la réflexion philosophique de Nietzsche devient particulièrement clair : la relation de Nietzsche au platonisme.

Dans la philosophie kantienne, la double signification du platonisme devient apparente. D’une part, le platonisme est, indépendamment des moyens littéraires de sa transmission, la norme pour juger de la métaphysique pan-occidentale, dont la métaphysique moderne, et de la problématique historique qui se pose en même temps que celle-ci. D’autre part, le platonisme est le principe immanent de la réflexion philosophique kantienne, qui se transforme et s’élargit de manière féconde – comme le Logos qui s’accroît soi-même (cf. Héraclite, fragm. 115). Nietzsche se débat précisément avec ces problèmes. Il voit tout d’abord en Socrate l’homme « théorique » qui se fait le champion du principe d’égalité entre « savoir » et « vertu ». Cela signifie que Nietzsche se place sous le joug de la réduction existentielle occidentale du « savoir » en théorie, qu’il voit Socrate à travers le prisme occidental16. Et c’est en même temps l’expression du fait que Nietzsche n’est pas parvenu à conquérir une plus profonde relation au savoir, au Logos, pas plus que son antipode Kierkegaard et ses successeurs. Quelque chose d’analogue se passe avec sa compréhension de Platon : celle-ci aussi est définie via la tradition et la littérature qui en découle. Nietzsche s’approche néanmoins à plusieurs reprises d’un Platon plus originaire. « L’homme projette son instinct pour la vérité, son ‘but’ en un certain sens en-dehors de lui comme monde fait être (seiend gemachte Welt), comme monde métaphysique, ‘chose en soi’, un monde déjà existant. Son appétence de créateur invente le monde sur lequel il travaille, l’anticipe ; cette anticipation (cette ‘croyance’) est son soutien » (XVI, 56/57). Or Platon n’a-t-il pas constitué ce monde en monde des Idées, pour, conformément à ce monde-là, « travailler » le monde du devenir et surtout le monde du devenir historique dans la politeia, au nom du salut et de la puissance de la vie grecque ? Platon, en créant le monde des Idées, a « au fond, en artiste qu’il était, privilégié l’apparence à l’être ! donc le mensonge et l’invention à la vérité ! l’irréel à l’existant !… » « Comprend-on cela ? Ce fut la plus grande apostasie : et parce qu’elle a été continuée par le christianisme, nous ne voyons plus ce fait étonnant » (XVI, 70). L’imprécision et l’équivoque de la terminologie, dans ces phrases, ne peuvent manquer d’appeler l’attention sur l’inconcluant bras de fer de Nietzsche avec Platon. Mais Nietzsche n’approche-t-il pas aussi d’une interprétation de Platon par laquelle les idées de cet « introduire la vérité », « créer la vérité » sont ce par quoi le « devenir » est marqué du caractère de l’être ? Dans la mesure où ceci se produit au plus haut degré dans la théorie de l’« éternel retour », Nietzsche équipolle cette dernière au platonisme (XVI, 396). Car – c’est ainsi que nous l’interprétons – l’éternité de l’existence au sens de la théorie du retour repose sur sa « participation » à l’« être » du cosmos dionysiaque-apollinien.

Que signifie ce platonisme – même s’il n’est pas conduit jusqu’à la plus grande clarté d’exposition – de la philosophie nietzschéenne ? Les Idées platoniciennes sont le Logos dans lequel et par lequel Platon sauve la substance du mythe. Nietzsche ne se trouve-t-il donc pas lui-même, vis-à-vis du mythe, auquel il croit17, dont il s’empare philosophiquement, dans la même situation que Platon ? Que veut, alors, le « platonicien » Nietzsche ? La même chose que Platon dans sa situation historique et que visèrent tous les authentiques essais de renouveau du platonisme : la sauvegarde (σωτηρία) des origines sacrées et divines par la philosophie, pour la vie. Parce que, chez Kant et Nietzsche, il s’agit ultimement d’une telle vérité, c’est là que se trouve la germanité commune de leurs philosophies – là que se trouve aussi le fait qu’il s’agit d’un événement pan-occidental et pan-européen.

Cependant, la médiation schopenhauerienne de ces principes, mais aussi l’influence de certaines théories scientifiques du dix-neuvième siècle qui sont en réalité des dérivations de la métaphysique occidentale, font que Nietzsche ne comprend que partiellement ce sens ultime profond de la philosophie platonicienne-kantienne, ou, pire, qu’il le déforme dans un sens positiviste et pragmatiste. C’est particulièrement clair avec son concept de « savoir », qu’il ne connaît au fond que sous la forme existentiellement diminuée reçue de l’Occident. Si Nietzsche avait voulu aller au-delà, il lui aurait fallu poser le problème du savoir existentiel. Au lieu de quoi, il rétrécit le savoir, qui est chez Kant aussi une faculté « subjective », à un « perspectivisme » – en faisant abstraction d’autres traits historiques – qui se veut la forme et le principe des expériences utiles ou nuisibles, accroissant ou diminuant la puissance. C’est le tribut payé par Nietzsche au dix-neuvième siècle, qui le conduit sur les rails du pragmatisme. Ce tribut ne constitue pas l’essence de la réflexion philosophique nietzschéenne mais un danger pour elle, menaçant d’en recouvrir les conceptions fondamentales. Que peut signifier une philosophie de l’« utilité » pour un penseur dont la réflexion est un perpétuel « dépassement de soi » – et une philosophie de la conformité pour un législateur, par les interprétations duquel les plus hautes valeurs doivent voir le jour ? S’il est question de « perspectivisme », c’est celui de Platon par lequel devient saisissable et résoluble la préoccupation, le problème de fond de l’Europe : établir la forme de la configuration du monde et de l’existence où seront renouvelées et comprises conformément à leur fondement métaphysique les plus hautes manifestations de l’esprit et de la vie européens dans leur unité.

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En conclusion, tâchons de résumer brièvement le sens de la philosophie de Kant et de Nietzsche au point de vue de ce travail18, par l’exposé de trois problèmes de fond.

Premièrement : que signifie la relation à l’hellénisme de l’une et l’autre de ces philosophies, relation qui, nonobstant toutes les différences entre les deux, se définit par le fait qu’elle est une appropriation mais en même temps une transformation féconde et une justification de l’hellénisme ?

Il s’agit de la grandiose tentative de présenter les conditions par lesquelles la vérité métaphysique de l’hellénisme peut s’éclairer pour nous. C’est-à-dire que seront ébauchés les principes au moyen desquels nous pourrons non seulement saisir l’hellénisme de manière théorétique mais aussi en faire existentiellement l’épreuve via ses plus hautes manifestations (cf. supra, p. 4 [de la publication]). Ce qui produira un double effet : seront posés non seulement le fait historique de l’hellénisme comme problème scientifique mais aussi le présent et la présence de l’hellénisme comme problème existentiel.

La découverte de la véritable historicité de l’hellénisme – de son passé comme de son actualité – présuppose le dépassement des horizons métaphysiques occidentaux : c’est pourquoi elle est un problème que ni la philologie ni la science historique ni aucune théorie des humanités ne peut résoudre à soi seule, et qui au contraire dépend de la mise à nu et de la justification des ultimes catégories métaphysiques et existentielles.

Second problème : en quoi consistent les principes systématiques au moyen desquels Kant et Nietzsche produisent la nouvelle situation métaphysique ?

Ces principes apparaissent d’abord dans la pensée fondamentale de la « révolution copernicienne » et ses moments du savoir tels que la distinction entre le « phénomène » et la « chose en soi ». Mais il s’agit de saisir ces principes dans leur essence métaphysique de manière bien plus radicale que ce n’est le cas chez Kant et Nietzsche. Il s’agit de la question : que signifie que l’action philosophique de constitution de l’existence et de configuration du monde ait pour condition le phénomène primordial de « limite » – que l’« illimité » « apparaisse » sous la forme de « limite », c’est-à-dire en tant que cosmos, et que ceci soit « l’être » – qu’« apparaître » soit l’« être » du divin ?

Dans ces problèmes, qui ne peuvent être développés dans le présent essai, sont contenus les principes systématiques d’une métaphysique « gréco-européenne » qui, sur la base de la philosophie kantienne-nietzschéenne, se trouve devant nous en tant que tâche.

Troisième problème, enfin : que signifient ces questions et ces vues pour l’existence humaine concrète ?

Elles représentent l’horizon où, dans un sens vertigineux et bouleversant, s’éclaire le sens de l’identité de la philosophie et de la vie, de la métaphysique et de l’histoire, comme le problème du destin purement et simplement, dont le modèle original se trouve dans la tragédie eschyléenne et la philosophie platonicienne – et qui doit être repensé et reformulé à partir de la situation métaphysique créée par Kant et Nietzsche19.

En ce sens profond et dernier, il s’agit de l’idée de l’existence européenne. Puissions-nous nous rendre cette idée toujours plus intime et puisse-t-elle manifester toute sa force dans le conflit spirituel pour le

« sens de la terre » !

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Notes

1 Les relations extérieures consistent en ceci que la philosophie kantienne a influencé Nietzsche sous sa forme rétrécie par Schopenhauer. Elles ne peuvent être examinées plus amplement dans le cadre du présent essai. Une vue d’ensemble de la question se trouve dans O. Ackermann, Kant im Urteil Nietzsches [Kant dans le jugement de Nietzsche], 1939.

2 Je cite Kant, toutes les fois qu’une autre source n’est pas indiquée, dans l’édition de l’Académie prussienne ; Nietzsche, dans l’édition Kröner grand in-octavo. Les chiffres romains indiquent le volume, les chiffres arabes, la page.

3 Ces problèmes sont développés dans un traité de l’auteur : « Unser Verhältnis zum Griechentum » [Notre relation à l’hellénisme] qui sera publié non dans le prochain cahier mais le suivant des Kant-Studien.

4 Nous ne comprenons donc pas sous les termes « occidental » et « européen » des concepts historiques, sociologiques ou politiques mais des principes métaphysiques. La métaphysique grecque est devenue presque exclusivement « occidentale », c’est-à-dire interprétée selon les normes en vigueur dans la métaphysique s’étant constituée depuis le tournant historique.

5 Un examen historique et systématique détaillé de ces problèmes, examen dont j’établis le programme dès 1935 (in : Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 117 ss.), est le thème d’un livre de l’auteur qui doit paraître au cours de cette année sous le titre Die metaphysische Situation Europas in der Philosophie Kants und Nietzsches [La situation métaphysique de l’Europe dans la philosophie de Kant et de Nietzsche].

6 Kant se forgea sa connaissance du platonisme, de la philosophie grecque et de l’histoire de la philosophie – comme tous les esprits de son temps, Goethe inclus – dans J. Brucker, Historia critica philosophiæ, Leipzig 1742 ss.

7 On trouve de plus amples développements à ce sujet dans le livre de l’auteur Idee und Existenz [Idée et existence], Hambourg 1935, 308 ss.

8 C’est la cause la plus profonde de la collision – notamment dans la destinée de Galilée – entre la nouvelle science et les pouvoirs historiques enracinés dans la métaphysique occidentale. La tradition fut le vainqueur dans ce conflit. Elle parvint à ce que la nouvelle science – dont les principes reposent sur la métaphysique grecque et contredisent ceux de la métaphysique occidentale – restât liée à cette dernière, jusqu’à nos jours. La modernité reproduit par conséquent la réduction métaphysique de l’hellénisme, qui condamne ce dernier à l’insignifiance existentielle.

9 Cela signifie que Kant définit les principes fondamentaux de sa philosophie aux différents stades de son œuvre en fonction du développement des moyens conceptuels correspondants. Ainsi, le problème de la « chose en soi » est défini dans le cadre de l’esthétique transcendantale de façon que celle-ci puisse le déterminer à l’intérieur de son horizon. De nouveaux horizons sont tracés par la critique de la raison pratique et la critique de la faculté de juger. C’est pourquoi la règle de méthode pour l’examen de la pensée kantienne doit être – ce contre quoi les interprètes se sont souvent heurtés – de placer le tout à la base, pour saisir l’unité intime du développement de la pensée kantienne et de ses moments à ses différents stades.

10 Dans Prol. §13 Sec. 3, les « choses en soi » sont justement désignées par le fait qu’elles sont déterminées en tant que telles et non par l’idée du tout, c’est-à-dire non « cosmologiquement ».

11 Cf. W. Heisenberg, Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaft [Transformations dans les principes de la science naturelle], Leipzig 1942, p. 95.

12 C’est de ces relations seulement que nous pouvons tirer les critères d’une interprétation adéquate de Nietzsche, laquelle ne permet plus d’expliquer son activité philosophique tantôt de manière psychologique tantôt de manière esthétique ou symbolique, de la réduire à tel ou tel problème ou de souligner l’incohérence des différents motifs.

13 « Contre l’idée qu’un ‘en-soi des choses’ doive être nécessairement bon, saint, vrai, être l’Un, l’interprétation de Schopenhauer de ‘l’en-soi’ comme volonté était un pas essentiel : cependant, il ne sait pas comment diviniser cette volonté… » (XVI, 362).

14 Cf., de l’auteur, « Idee und Existenz in Kants Ethico-Theologie » [Idée et existence dans l’éthico-théologie de Kant], Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 101-107.

15 Mais ceci est également l’opinion de Platon, pour qui le destin de l’âme s’accomplit selon le poids qu’elle se procure par formation, éducation, c’est-à-dire par sa « participation » à l’être vrai (cf. Phédon 107). Il ne fait aucun doute que c’est là une pensée du Bouddha Gautama également. C’est un principe pan-aryen, auquel Nietzsche s’efforce de donner un cachet spécifiquement européen.

16 Cf. la présentation plus détaillée dans Idee und Existenz, 1935, pp. 41-57.

17 « Nous croyons à l’Olympe » (XVI, 379).

18 La discussion détaillée d’une problématisation plus large se trouve dans la Rem. 5 de l’ouvrage indiqué. [?]

19 Le livre de l’auteur, Idee und Existenz, 1935, a pour thème central la première élaboration de ce problème.

L’objet de la philosophie naturelle, par Eduard May, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Der Gegenstand der Naturphilosophie par Eduard May, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 146-175.

Eduard May (1905-1956) est un scientifique et philosophe allemand. Il était proche du philosophe Hugo Dingler (dont il discute quelques idées et notions dans le texte ici traduit). En tant que scientifique, sa spécialité était la biologie. Il fonda en 1948 la revue Philosophia naturalis, qui dura jusqu’en 1988.

Sa réflexion philosophique porte principalement sur la philosophie naturelle (Naturphilosophie), comme dans l’essai ici traduit. Cette expression est un autre nom de la philosophie des sciences, ou épistémologie au sens étroit. En français, l’épistémologie peut en effet désigner soit la philosophie des sciences, soit, dans un sens plus large, la gnoséologie ou philosophie de la connaissance, sens qu’a le terme « épistémologie » dans la présente traduction.

Nous avons par ailleurs traduit l’expression Naturwissenschaft par « science naturelle ». Cette dernière expression peut à son tour désigner deux choses en français : ou bien la biologie et les autres disciplines du vivant mais aussi les sciences de la nature inanimée à l’exclusion de la physique pure, ou bien, plus largement, l’ensemble des sciences exactes, y compris la science physique, signification qu’a ce terme dans la présente traduction. L’essai de May porte d’ailleurs surtout sur la physique (la biologie n’est discutée en tant que telle qu’en quatrième et dernière partie).

Notre Apologie de l’épistémologie kantienne (x) comme notre réflexion en général partage les conclusions de l’essai de May sur le diagnostic et l’état des lieux de la pensée scientifique. Quelques préconisations de May sont en revanche assez vagues et relèvent de l’esquisse programmatique. En lisant cet essai, on ne voit pas bien, par exemple, ce que pourrait être le « concept fondamentalement différent de la nature » que May croit voir pointer à l’horizon.

La justification philosophique des « apriorités classiques » dans la science (logique « aristotélicienne », géométrie « euclidienne », mécanique « newtonienne »), empruntée à Dingler, ne semble pas aussi pertinente que celle que l’on peut tirer, comme nous l’avons fait, de la philosophie de Kant, qui reste actuelle. Toutefois, si Dingler a lui-même mobilisé Kant pour parvenir à ses conclusions, nous n’avons fait que suivre plus ou moins sa route, sans le savoir. C’est ce qui pourrait ressortir d’un passage du III ci-dessous, avec cette phrase : « De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique). » Le fait que les épistémologies en question, « de marque kantienne », aient selon Dingler une prétention contraire au développement de logiques non aristotéliciennes ou de géométries non euclidiennes dans le traitement des résultats scientifiques qui n’est en réalité – cette prétention – qu’« extérieurement » kantienne indique que Dingler ne tire pas la même conclusion du kantisme. Il tire donc la même conclusion que celle qui se trouve dans notre Apologie, à savoir que le recours à des logiques, géométries et mécaniques nouvelles dans la science n’a pas de conséquences épistémologiques contraires à la philosophie kantienne. Pour Dingler, comme pour nous, ces nouveautés n’entament pas le statut des « apriorités classiques ».  

L’intérêt du texte de May tient surtout, selon nous, à l’analyse épistémologique des discussions autour de la théorie de la relativité et du « mathématisme » de la science physique depuis Maxwell. De telles réflexions semblent assez neuves en France, où la philosophie naturelle continue de véhiculer les préconceptions décrites par l’auteur.

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L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE

par Eduard May, Munich

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I

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Par le concept de philosophie naturelle on entend en général la présentation d’un système et d’une interprétation philosophique des résultats de la recherche en science naturelle, en vue, ultimement, de la construction d’une image scientifique du monde. L’arrière-plan épistémologique de cette idée est la conception sensualiste élargie en réalisme critique, selon lequel la réalité mondaine directement perçue représente une image, modifiée par des apports subjectifs, de la réalité absolue, en conséquence de quoi l’étude de la nature doit viser à connaître de plus en plus cette réalité absolue dans son ipséité (Sosein). L’image scientifique du monde ainsi obtenue serait la représentation du réel tel qu’il est « en soi ». Selon cette conception, qui dans les temps présents est exprimée avec particulièrement de vigueur par Bernhard Bavink et Max Planck, il n’existe ainsi pas de différence fondamentale entre la science de la nature et la philosophie de la nature, ce que l’on peut exprimer aussi en disant que l’objet de la philosophie naturelle coïncide fondamentalement avec celui de la science naturelle.

Nous pouvons d’autant moins nous satisfaire d’une telle définition de l’objet de la philosophie naturelle que non seulement son point de départ épistémologique, ancré dans le sensualisme, fait l’objet de sérieuses réserves, mais aussi qu’il existe d’autres raisons importantes en faveur de la nécessité d’une philosophie naturelle pour laquelle le fait scientifique lui-même soit posé en problème. D’un côté, des forces considérables sont aujourd’hui déployées pour mettre en doute l’assise et la méthode de la science traditionnelle de la nature, attachée aux noms de Galilée, Newton et Kant, et préconisent énergiquement une nouvelle assise et une orientation de pensée et de recherche fondamentalement différente. De l’autre, la science naturelle traditionnelle est devenue hautement problématique en soi, et ce problème est encore aggravé par le fait que la nécessaire réflexion philosophique laisse souvent à désirer dans les milieux scientifiques et qu’en lieu et place d’une fondation adéquate nécessaire sont introduits toutes sortes d’arguments étrangers à leur objet.

Dans la controverse, par exemple, au sujet de la théorie dite de la relativité (TR), on tient systématiquement pour valide que rien de pertinent ne peut être avancé contre cette théorie dans la mesure où elle serait acceptée par la « grande majorité » des physiciens. Il est superflu de souligner que cette « acceptation par la majorité » ne dit absolument rien de la vérité de la thèse adoptée ; mais il est significatif, pour la situation de la philosophie dans les cercles scientifiques, que de telles évidences logiques doivent être rappelées et qu’il faille attirer l’attention des scientifiques de la nature sur le fait que c’est justement leur science qui montre de la manière la plus claire à quel point il est absurde d’invoquer « l’acceptation par le plus grand nombre ».

Je renvoie également à cette singularité que la « beauté » et l’« élégance mathématique » des formules de la TR sont souvent avancées comme arguments, plutôt que la fondation exacte de la théorie dans son domaine. « Les théoriciens einsteiniens, ainsi que le remarque Theodor Vahlen, mettent toujours en avant, comme Einstein lui-même, la beauté de cette construction théorique et y voient une confirmation de sa justesse. » Et Vahlen d’ajouter à juste titre : « Il est certes permis d’y voir une confirmation de sa justesse mathématique interne, mais nullement celle de son adéquation à la réalité… »1 Qu’une théorie mathématico-physique doive posséder une « justesse mathématique interne », c’est-à-dire qu’elle doive être en soi formellement non contradictoire, est bien le moins qu’on puisse demander d’une théorie qui souhaite être considérée. Mais de l’absence de contradiction formelle interne à la validité réelle il y a encore beaucoup de chemin, et cela n’est certes pas accompli par la beauté et l’élégance de la structure mathématique formelle. Conclure de la satisfaction esthétique qu’est susceptible de produire une présentation mathématique à sa validité dans la réalité est aussi absurde que de considérer qu’un conte de fées devrait être tenu pour vrai parce qu’il est écrit dans un style brillant et satisfait à toutes les règles de la logique, de la grammaire et de l’orthographe.

Pour donner un autre exemple de cette méthode consistant à recourir à des arguments exogènes à la discussion pour convaincre le lecteur sans en même temps présenter le moindre début de preuve, observons la position prise par B. Bavink dans une certaine question contre les opposants de la TR. Après avoir énoncé l’excellente capacité de certains résultats de la théorie de la relativité à traiter des problèmes de physique atomique, Bavink conclut sa remarque en disant : « Il ne doit pas être passé sous silence qu’un petit nombre de physiciens, qui, dans le domaine en question, sont parvenus à des résultats significatifs au premier chef en tant qu’expérimentateurs, se sont prononcés contre la TR, mais ils représentent, contre le plus grand nombre de ceux qui dans ces questions sont d’abord des physiciens théoriques, une minorité de plus en plus restreinte. »2

Ici ce sont deux arguments étrangers à la discussion qui se complètent et se renforcent l’un l’autre. En plus de la tactique déjà mentionnée consistant à accabler la « minorité de plus en plus restreinte » sous « le plus grand nombre », entre en scène le procédé connu depuis longtemps, et parfaitement non scientifique, visant à discréditer d’emblée l’adversaire du seul fait que le problème n’appartient pas directement à sa spécialité. Sans même parler du fait que de nombreux problèmes de science naturelle appartiennent en même temps à l’épistémologie et dépassent de ce fait le domaine de compétence de chaque spécialiste, il est naturel, au sens d’une recherche critique exacte, de soumettre l’argument contraire en tant que tel à un contrôle objectif, et c’est seulement en fonction de ce contrôle et non en considération du domaine de spécialisation auquel l’adversaire appartient « officiellement » qu’il est possible d’émettre un jugement de validité.

Ce n’est pas par hasard que l’on trouve justement dans la défense de la théorie de la relativité le plus souvent ce genre d’arguments hors de propos, car la faiblesse du travail de preuve y est couplée à la méconnaissance de la pensée philosophique. Jusqu’où peut aller à cette occasion la distorsion et la falsification des faits, les jugements de Moritz Schlick sur les tentatives d’explication par la physique classique de l’expérience dite de Michelson (EM) le montrent amplement.

L’expérience de Michelson, qui fut conduite pour mesurer la vitesse de la Terre dans l’éther du cosmos et servit plus tard à Albert Einstein de « fondation » expérimentale à la première TR (« théorie restreinte »), est, comme le remarque justement Bruno Thüring, « l’une des expériences optiques les plus subtiles, délicates et complexes, et la vitesse de la Terre … pouvait en être connue seulement de manière indirecte (par l’interférence de la lumière) au moyen de multiples conditions simplificatrices, elles-mêmes incertaines. Le résultat de l’expérience surprit, car aucun signe de vitesse terrestre … ne se manifesta, ce que l’on peut exprimer également en disant que la vitesse de la lumière semble être aussi grande dans toutes les directions. Ce résultat donna bien des maux de tête aux chercheurs et, en février 1927 encore, la conférence de Pasadena organisée pour expliquer l’expérience conclut que les conditions extrêmement complexes de l’expérience de Michelson sont encore si peu éclaircies que son résultat n’est susceptible d’aucune formulation indubitable. »3

Ces circonstances sont suffisamment prégnantes pour que le chercheur responsable fasse preuve de la plus grande prudence, et il serait conforme à la méthode de la science exacte de se consacrer surtout à la clarification de l’expérience elle-même plutôt que de procéder à l’explication de l’effet négatif, à savoir l’absence de vitesse de la Terre dans le résultat. Mais supposons un instant que l’EM soit complètement éclaircie et son effet négatif garanti sans ambiguïté. Il s’agit alors d’expliquer cet effet négatif. Il peut être la conséquence de plusieurs causes. L’une des voies possibles d’explication a été suivie par Einstein lui-même, s’il est permis de parler ici d’explication ; car Einstein procède de telle manière qu’il fait de ce qui doit être expliqué le fondement d’une « nouvelle » physique, en érigeant la constance de la vitesse de la lumière en postulat et en liant ce postulat à celui de la relativité générale. Il va de soi que l’effet négatif de l’EM est ainsi « escamoté » ; il n’empêche que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, on ne peut rien objecter à cette voie. On peut dans tous les cas procéder ainsi.

Mais on peut aussi procéder autrement. Car la surprise que suscita l’effet négatif de l’EM, nécessitant une explication, trouve sa cause logique en ceci que la préparation et l’exécution de l’EM reposait sur l’hypothèse d’un éther parfaitement homogène remplissant l’espace. Il n’y a dès lors assurément aucun obstacle a priori à tenter d’expliquer le résultat négatif de l’expérience par des modifications correspondantes de l’ancienne représentation de l’éther. De telles tentatives ont été entreprises par Philipp Lenard, Ludwig Zehnder, J. Schultz, etc., et c’est une tâche de la physique (mais non de la philosophie naturelle) de déterminer, par des examens rigoureux, la capacité performative de ces théories alternatives. Du point de vue de la philosophie naturelle, en tant que discipline rigoureuse, on ne peut et ne doit rien dire d’autre que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, ces théories de l’éther sont des explications possibles au moins aussi justifiées que la théorie de la relativité. Voici la situation telle qu’elle se présente quand on aborde les choses sans a priori épistémologiques.

Comment Schlick présente-t-il quant à lui cette situation claire et parfaitement dépourvue d’ambiguïté ? Après avoir posé la constance de la vitesse de la lumière comme un fait naturel incontestable, Schlick introduit les principes centraux de la théorie de la relativité et affirme que ce sont des conséquences contraignantes « quand on ne cherche pas à réinterpréter les faits au moyen d’hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées »4. Les « hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées » sont évidemment les nouvelles théories de l’éther. Nous ne pouvons ici que demander : où est « l’arbitraire » quand un physicien avec les connaissances et la circonspection requises esquisse une théorie de l’éther cherchant à expliquer l’effet négatif de l’EM ? Au nom de quoi cette tentative serait-elle « injustifiée » ? D’où Schlick tire-t-il le droit de décrire ces légitimes efforts d’explication physique comme autant de « réinterprétations » (!) des « faits » (!) ? Le seul « fait » dont il soit ici question est l’effet négatif de l’EM. C’est ce qu’il faut expliquer. Savoir si le plus grand arbitraire se trouve du côté de la méthode relativiste d’explication ou du côté de celle de la physique classique ne se laisse nullement décider à partir des faits connus. Dénigrer l’explication non relativiste en affirmant qu’elle réinterprète les faits est une pure et simple duperie des lecteurs non familiers avec cette matière.

La controverse autour de la TR n’est pas la seule exposée à l’irruption d’arguments exogènes dans la réflexion scientifique. En raison de son avancement, la science moderne a toujours à faire directement avec des problèmes spéciaux ou généraux purement techniques, qui doivent d’abord et jusqu’à un certain point être traités dans le cadre restreint de leur domaine particulier et selon une routine propre. Quand, à présent, les problèmes s’étendent jusqu’à la dimension épistémologique – et cela se produit nécessairement assez souvent –, la routine technique ne suffit plus et il faut alors recourir à la réflexion critico-philosophique, laquelle tourne principalement autour de la justification rigoureuse, irréprochable et strictement objective des affirmations. Or le scientifique moderne, étranger à la pensée philosophique, est souvent défaillant sur ce plan. Ce qui lui importe le plus souvent, c’est seulement de « conduire à la victoire » la conception qui a « fait ses preuves » et qu’il sent être juste, et ce faisant, souvent sans s’en rendre compte, il introduit des arguments étrangers à la question en lieu et place d’une justification objective.

Ici, la tâche de la philosophie naturelle est seulement de signaler le problème, de dévoiler les défauts logiques. « L’objet de la philosophie naturelle » correspond ainsi d’abord à un examen critique des déclarations de la science (ce qui ne signifie pas que la philosophie naturelle soit tout entière dans cette activité critique).

Que l’on ne nous objecte pas que ceci serait un empiètement injustifié sur le domaine de la science. La philosophie naturelle n’intervient ni dans le travail de l’expérimentateur ni dans celui du théoricien. Elle ne cherche pas à produire des « ordonnances » que le scientifique devrait suivre dans son travail quotidien ; c’est seulement en ce qui concerne les conséquences plus larges de ce travail, et son contenu de vérité, qu’elle doit exercer son jugement critique, et ce de manière systématique et inébranlable. Quand, par exemple, le physicien théorique conçoit un formalisme non intuitif, « non classique », pour maîtriser théoriquement des effets expérimentaux, cela ne regarde personne hormis ses collègues, et pas non plus le philosophe. Mais quand il est dit que ce serait la seule voie possible et qu’il en découlerait nécessairement telle et telle « connaissance de la nature », telle et telle « conséquence épistémologique », l’examen critique de la philosophie naturelle doit intervenir pour tester ce qui, parmi les affirmations qui excèdent le domaine spécialisé de la science de la nature, est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce travail de contrôle est, au sens strict du terme, philosophique ; et parce que les affirmations requérant vérification proviennent des sciences de la nature (même quand elles ne sont pas toutes de nature scientifique et ne portent pas toutes sur la « nature »), l’expression « philosophie naturelle » est certes indiquée pour cette sorte d’analyse et de contrôle critique.

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II

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Il faut toutefois reconnaître que la science naturelle ne permet pas facilement de parvenir à des choix univoques et parfaitement étayés, car, comme nous l’avons dit au début, elle est en elle-même problématique. Le problème tient surtout au fait que l’accumulation de données d’observation, qui en soi ne constitue pas encore une « science », contraint à une présentation et explication systématique, laquelle n’est conditionnée ni nécessairement ni exclusivement par les données empiriques. Or c’est justement aux places les plus importantes, aux points nodaux de la recherche pour ainsi dire, que se présentent différentes voies possibles de systématisation théorique et d’explication.

C’est à ce niveau que les dispositions héritées, les schématismes de pensée enseignés ou devenus habituels ainsi que les facteurs découlant d’attitudes idéologiques et de courants philosophiques exercent une influence sur le cours de la science et conduisent des groupes et des générations entiers de chercheurs dans une direction déterminée. Le chercheur lui-même n’en prend le plus souvent jamais conscience, car il est immergé dans ce processus et a malheureusement souvent perdu au cours de sa routine de spécialiste la capacité de penser sans certaines œillères. Mais si l’on demande pourquoi telle ou telle voie de systématisation et d’explication théorique a été suivie, si l’on pointe, par conséquent, la latitude qui permettait d’emprunter cette voie mais aurait pu permettre aussi d’emprunter d’autres voies, cela crée le plus souvent de grandes difficultés au chercheur pour donner au chemin suivi par la « grande majorité » de ses collègues un fondement exact. Qu’une « attitude » déterminée des théoriciens influents en soit responsable, en règle générale cela ne lui vient pas à l’esprit.

Or les « attitudes » ou dispositions et les « tendances » jouent un rôle décisif, et c’est une autre tâche de la philosophie naturelle que de chercher, dans le processus scientifique, les points où le matériel empirique ne permet pas de solution univoque, pour alors faire connaître les « attitudes » des scientifiques dominants responsables des solutions adoptées concrètement et ayant déterminé la direction et les modalités du développement scientifique sur de plus ou moins longues périodes.

Nous voulons illustrer ce point par un exemple d’autant plus significatif que, historiquement parlant, il a conduit à la modification majeure la plus récente de la façon de voir des cercles dominants de la recherche scientifique dans les sciences exactes.

Ce qui caractérisait la disposition des chercheurs plus âgés, c’est qu’ils considéraient comme l’une de leurs tâches principales d’offrir, à l’aide de représentations corpusculaires-mécaniques et ondulatoires-optiques, une explication intuitivement (anschaulich) compréhensible des processus de la nature. Dans la science physique aujourd’hui, il est devenu de mode d’identifier cette explication mécaniciste de la nature à la philosophie matérialiste qui était alors en vigueur, à quoi l’on ajoute en général que l’abandon de l’explication mécaniciste de la nature serait en même temps un acte nécessaire et salutaire de dépassement du matérialisme philosophique. Si l’on veut bien, cependant, considérer que Kant voyait « le principe du mécanisme » comme le seul principe « constitutif » pour l’explication de la nature, et que des penseurs du calibre de Rudolf Hermann Lotze et Gustav Fechner se rattachaient à une science strictement « mécaniciste » sans pour autant être le moins du monde des « mécanicistes » ou des « matérialistes » au sens philosophique ou idéologique, « l’explication mécaniciste de la nature » apparaît alors dans une tout autre lumière. Sur le plan psychologique, la tentative de nous rendre familier un processus incompréhensible en soi au moyen d’une image intuitive découle d’une tendance tout à fait originaire, qui peut, certes, être en relation avec le matérialisme mais qui ne doit pas nécessairement conduire à des philosophèmes matérialistes. Cela apparaît de la manière la plus claire avec la dénommée action à distance, car il se passe là quelque chose sans que nous ayons de la chaîne des événements une vue dépourvue de lacunes. Nous ne pouvons nous représenter intuitivement une chaîne d’événements et nous la rendre ainsi tant soit peu compréhensible que si nous présupposons une liaison entièrement matérielle (où il est d’ailleurs, au regard de l’intuition, tout à fait indifférent de savoir si cette liaison matérielle est produite par des milieux continus ou des corpuscules discrets ou les deux).

C’est forts de cette disposition (et pas du tout parce qu’ils auraient été des matérialistes athées) que les anciens scientifiques cherchèrent à concevoir des théories intuitives ou intuitionnables, ce qui allait nécessairement de pair, y compris dans la partie mathématique, avec la tendance à la résolution des phénomènes naturels en mécanique, et reçut une puissante impulsion du souhait moniste originaire d’explication unique et simple de tout le donné. Que nombre de difficultés significatives se soient rencontrées dans cet effort n’est pas étonnant et se conçoit au contraire parfaitement. Car il s’agit de maîtriser les processus les plus différents par les mêmes moyens, ce qui représente naturellement une extraordinaire exigence en termes de perspicacité, d’imagination, de facultés combinatoires et de connaissances mathématiques. D’un autre côté, on comprend, au moins partout où il s’agit exclusivement de processus mesurables, qu’aucun obstacle ne puisse être posé à l’établissement d’une théorie mécanique intuitive.

Ainsi, dans l’effort de ces anciens physiciens pour développer une théorie mécanique intuitive des phénomènes électriques et électromagnétiques, des difficultés se présentèrent, ce qui, comme cela vient d’être dit, n’est guère étonnant et était même attendu. En outre, les effets toujours plus évidents de la polarisation du diélectrique conduisirent à « penser la propagation des effets électriques comme dépendante du milieu et par là même aussi du temps, et de considérer la diffusion de ces mêmes effets comme entièrement transmise ». Cela n’était bien sûr pas une raison pour nier la possibilité d’une théorie mécanique de l’électricité, même si c’était une invitation à « accepter ce mode de diffusion des forces électriques au moins comme fondement du traitement mathématique » et de renoncer dans un premier temps à la question « du mode de formation des effets et de leur dépendance du statut de la matière ». « Sur ce fondement … James Clerk Maxwell édifia ses théories mathématiques de l’électricité et du magnétisme. »5 Il parvint, ce faisant, aux équations auxquelles fut donné son nom par la suite, qui couvraient de façon surprenante toutes les relations de grandeurs dans le domaine de l’électricité et de l’électromagnétisme. Il s’avéra en outre que les équations de la théorie classique de la lumière pouvaient, au moyen d’opérations mathématiques simples, être converties en celles de la théorie électromagnétique de Maxwell, ce que l’on exprima en disant que la lumière est aussi un phénomène électromagnétique, un processus de propagation dans un champ magnétique.

Il aurait été entièrement conforme à l’attitude alors en vigueur de continuer à s’efforcer de produire, à côté de cette saisie purement mathématique, une théorie mécanique de l’électricité – que ce soit en étayant pour ainsi dire mécaniquement les équations de Maxwell ou bien, indépendamment de la théorie de Maxwell (dont la validité absolue n’est nullement démontrée par la simple conformité avec les résultats de mesure), en retravaillant les bases des théories plus anciennes, c’est-à-dire en présentant de nouvelles bases. Ce ne fut toutefois pas le cas. Il se produisit au contraire une modification de la tendance des théoriciens, en ce que non seulement on se reposa sur les équations de Maxwell en les considérant comme quelque chose de final, de donné par la nature, mais que l’on s’arrêta en outre à la notion que de larges « systèmes d’équations » de ce genre sont le cœur même de la théorisation physique, et que par conséquent celle-ci n’avait pas à développer de théories mécaniques intuitives, que l’on devait s’efforcer au contraire de présenter les résultats de mesure dans des formules mathématiques complètes, que ces dernières aient ou non un étayage intuitif, qu’elles soient ou non susceptibles d’un rattachement à la mécanique. Hugo Dingler a très justement appelé cette orientation un « mathématisme ».

Maxwell doit être considéré comme le père ou du moins le précurseur du mathématisme. Car s’il prit pour point de départ les représentations intuitives de Faraday et ressentit comme une lacune le manque d’interprétation mécaniciste, des pans entiers et essentiels de sa construction n’en sont pas moins d’une nature purement mathématique, à savoir que le succès physique de ces opérations saute aux yeux a posteriori tandis que leur sens physique est impossible à discerner directement, c’est-à-dire pendant la conduite des opérations. En particulier, la célèbre fusion de l’électromagnétique avec l’optique est une affaire purement mathématique qui ne possède que quelques correspondances extérieures, numériques pour corrélat physique.

C’est à juste titre que Wilhelm Müller a parlé de « l’influence en partie fascinante, en partie sclérosante » des équations de Maxwell6. La construction maxwellienne est, de fait, fascinante au plus haut point, parce qu’au moyen de pures opérations mathématiques dont l’arrière-plan physique reste inaperçu il est possible de parvenir à une présentation mathématique correcte et en outre étonnamment simple de nombreuses relations physiques. C’est ce qui a conquis de nombreux physiciens, comme un véritable charme magique. Or cette « magie », d’un autre côté, s’avéra sclérosante quand on se mit à regarder la théorie de Maxwell comme le plus haut degré de la connaissance dans le domaine des impondérables physiques et qu’on renonça à l’ancien idéal de recherche d’une explication intuitive des processus.

On peut au moyen des grandes expériences électromagnétiques – l’expérience d’Ørsted sur la déviation d’une aiguille de boussole aimantée dans le champ d’un conducteur parcouru par un courant et l’expérience de Faraday sur la formation d’un courant électrique dans un conducteur mû dans un champ magnétique (et inversement) – gagner via une application mathématique simple, de manière directe, les équations fondamentales de Maxwell7. Ce procédé est, en tant que procédé, certes « intuitif », et le physicien moderne, éloigné du vieil idéal de recherche, se satisfait pleinement de ce que la liaison des équations électromagnétiques fondamentales soit assurée de manière si directe avec la réalité. N’en saute pas moins aux yeux, précisément ici, le caractère irremplaçable de l’explication intuitive – elle ne peut être remplacée par un système d’équations, aussi capable soit-il d’une telle liaison – ainsi que la différence entre l’ancienne et la nouvelle disposition. N’est-ce pas aussi captivant qu’une apparition de fantôme, quand l’aiguille aimantée, du simple fait qu’elle se trouve dans la proximité d’un « conducteur parcouru par un courant », s’écarte de la direction nord-sud ? – ; quand, du simple fait qu’une inoffensive baguette magnétisée est introduite dans l’espace vide d’une bobine non moins bénigne, un « courant électrique » apparaisse dans la bobine ? Ces phénomènes inouïs ne se laissent-ils comprendre en aucune manière, ne se laissent-ils pas approcher par la raison ? Telle est la question principale qui anime le physicien « de la vieille école ». Or une théorie mathématique qui n’est pas en même temps « mécanique » n’apporte aucune réponse à cette question. Elle n’explique rien, ne contribue en rien à la compréhension intuitive de ces phénomènes mystérieux. Aussi le physicien « de la vieille école » ne peut-il discerner en elle aucune connaissance physique, comme l’a exprimé, par exemple, à de multiples reprises, le physicien suisse Zehnder. D’un autre côté, le scientifique moderne, avec sa disposition mathématique, se trouve satisfait au plus haut degré par une description mathématique ramassée et, de fait, excellente telle qu’elle est représentée par la théorie de Maxwell, ainsi que par la remarquable capacité de celle-ci à traiter de problèmes théoriques et pratiques. Tout cela lui paraît, à lui, le sommet de la connaissance physique, et il ne parvient plus à comprendre la « vieille » disposition.

Inutile de dire que nous ne cherchons nullement à diminuer la valeur des équations de Maxwell. La performance créatrice impliquée dans leur structure, la simplification extraordinaire qui s’exprime en elles, leur importance majeure pour l’électrotechnique – tout cela est et reste incontestable. Je suis même de l’opinion, eu égard aux difficultés qui empêchaient l’édification rapide d’une théorie mécanique globale de l’électricité, qu’il était d’abord nécessaire de fournir, en tant que solution provisoire pour ainsi dire, un système mathématique de l’ensemble de cette matière. Il ne s’agit donc pas de se servir de l’exigence d’explication mécanique contre la théorie maxwellienne, mais seulement de laisser les deux « dispositions », la « vieille » et la mathématique, agir, et de faire remarquer que, du point de vue de la « vieille » disposition la théorie de Maxwell doit être considérée comme une solution provisoire ou solution d’urgence mais non comme connaissance physique, tandis que le physicien à tendance mathématique voit au contraire dans une théorie du type de celle de Maxwell la plus haute et la plus satisfaisante connaissance physique.

Le concept de « mathématisme » ne doit pas non plus être mal interprété. Les mathématiques sont dans tous les cas un instrument indispensable de la recherche physique. Même le physicien « de la vieille école » doit s’en servir pour former une théorie propre de ses images mécaniques et modélisations et faire que celles-ci soient conformes aux données de mesure. Mais, dans cette disposition, l’explication intuitive est et reste le seul véritable but, tandis que le traitement mathématique est seulement un procédé indispensable au service de ce but, procédé dont l’emploi, aussi génial soit-il, ne conjure aucune découverte physique qui ne serait pas déjà contenue dans les découvertes expérimentales et les relations fondamentales des données. Philipp Lenard a montré cela sans ambiguïté, et l’a formulé clairement. Pour les mathématiciens, au contraire, la présentation mathématique achevée d’un ensemble de données de mesure est le seul véritable but. Ce formalisme lui paraît en soi et en tant que tel le sommet de la connaissance physique ; il y voit le reflet de la réalité physique et en tire de nouvelles conséquences qui correspondent selon lui à la « nature ».

Dans la mesure où les physiciens dominants non seulement « acceptèrent » la théorie de Maxwell mais aussi virent en elle une solution pleinement satisfaisante des problèmes de fond de l’électromagnétisme, les tentatives de constitution d’une théorie mécanique de l’électricité furent mises en sommeil, l’orientation mathématique l’emporta et devint rapidement dominante. Avec Albert Einstein, Max Planck, Arnold Sommerfeld et son école, le mathématisme est parvenu à sa maturité, qui se caractérise par le fait que le théoricien est prêt à tout sacrifier pour atteindre dans la forme la plus achevée ce qui lui paraît être l’ultime et le plus haut but de la physique, à savoir la présentation mathématique complète et sa liaison la plus directe possible avec les résultats de mesure. Lorsque Planck écarte l’objection portant sur la non-intuitivité de la physique théorique moderne en disant que notre intuition doit se diriger d’après les formules et non les formules d’après notre intuition8, il jette une lumière particulièrement crue sur l’essence et la tendance de la physique mathématique : sa tâche principale est la présentation mathématique complète, la plus élégante possible des résultats de mesure ; toute autre exigence doit rester en retrait.

Si, à présent, l’on demande aux physiciens quelle a été la cause la plus profonde de ce changement de cap, on reçoit en général la réponse que les faits expérimentaux y ont eux-mêmes conduit. La tentative de développer une théorie mécanique de l’électricité s’est avérée impossible. Ainsi la difficulté est-elle convertie en impossibilité. Il est pourtant de la plus haute importance, du point de vue philosophique, c’est-à-dire eu égard aux questions dernières, décisives pour le statut de la connaissance de la nature, de savoir si quelque chose est seulement difficile, fût-ce extrêmement difficile, ou si c’est impossible. Le philosophe ne saurait être assez tatillon sur ce point. Dans la mesure où ne connaissons d’emblée pas la moindre chose de l’essence de la nature, nul ne peut dire quelle théorie de la nature est la plus « appropriée », de celle qui a de grandes difficultés à surmonter ou de celle qui se laisse construire plus facilement.

Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que le changement de « disposition » parmi les physiciens dominants n’a pas sa raison ultime dans les faits expérimentaux, que ce revirement n’a pas été, comme on se plaît à le dire aujourd’hui, « produit par la nature elle-même ». Quand bien même les difficultés auxquelles il a été fait allusion ont contribué à la naissance du mathématisme, agissant pour ainsi dire comme une sage-femme, il n’en reste pas moins que la véritable force d’enfantement se trouve dans une certaine disposition ou, pour être plus précis, dans le fait que ceux qui tenaient la queue de la poêle étaient des physiciens ayant cette « autre disposition ». Qu’il en soit allé ainsi se laisse montrer par le fait historique que la lutte entre l’« ancienne » et la « nouvelle » disposition commença juste après les travaux de Maxwell et qu’elle s’est poursuivie depuis lors de manière ininterrompue jusqu’à nos jours. Cela n’apparaît pas toujours à un examen superficiel, car les cercles dominants en cette matière aussi font l’opinion publique, et l’existence d’une opposition n’apparaît qu’à l’étude approfondie. En outre, nous ne possédons une connaissance intime que des temps les plus proches de nous, alors que les particularités importantes de cette contestation dans un passé plus lointain dorment dans les vieilles archives, publiées ou non.

C’est une tâche particulièrement importante de la philosophie naturelle, actuellement, après que les faits ont été présentés et le regard orienté vers l’essentiel, d’exposer, par une étude attentive des sources, l’histoire des développements du mathématisme dans toutes ses particularités et d’éclairer philosophiquement les voies en grande partie occultes de la contestation entre l’ancienne et la nouvelle disposition. Des recherches de ce genre et d’autres semblables sont d’autant plus urgentes qu’elles doivent offrir le fondement pour la saisie de problèmes plus profonds. Car savoir qu’il existe différentes « dispositions » et qu’elles jouent un rôle majeur contribue à débusquer des problèmes en relation directe avec les questions philosophiques et idéologiques les plus importantes. En particulier, doit être discutée la question de savoir dans quelle mesure la constitution raciale et psychologique individuelle d’un chercheur exerce une influence sur sa façon de penser et la direction de ses recherches.

Il n’est guère besoin de souligner que s’ouvre ici un vaste domaine, où il ne change rien à l’affaire, bien sûr, que l’on classe ou non les recherches sur le conditionnement racial et ethnique des grandes lignes de développement scientifique parmi la philosophie naturelle ou, avant cela, l’anthropologie raciale. Dans tous les cas, la philosophie naturelle doit revendiquer comme sienne la tâche de dégager les bases pour de telles études raciales. Car ces bases sont d’autant plus importantes qu’elles montrent le chemin correct à l’étude raciale dans le domaine des sciences de la nature et en même temps offrent le fondement sur lequel l’opinion aujourd’hui encore très répandue de la neutralité et de l’indépendance de la science naturelle peut être soumise à critique.

L’opinion, représentée par exemple par Pascual Jordan et Bernhard Bavink, selon laquelle, dans le domaine de la science naturelle, l’élément ethnique et racial ne joue pas le moindre rôle ou bien un rôle tout à fait secondaire et insignifiant, a naturellement comme arrière-plan épistémologique l’empirisme. Elle est une conséquence logique de la philosophie anglaise des Lumières, qui voit dans les sens la seule source de connaissance et fait dépendre la direction du progrès scientifique exclusivement et de manière contraignante des données de l’empirie. Cela se trouve clairement exprimé dans la caractérisation lockienne de l’âme comme « tabula rasa ». Dans ces conditions, il doit être en effet tout à fait indifférent de savoir qui est un chercheur et quelles personnalités dirigent plus ou moins longtemps ces travaux. Car si les données de l’empirie représentent la seule source de connaissance et exercent une contrainte univoque irrésistible, tout un chacun, dès lors qu’il dispose des connaissances spéciales nécessaires et a appris les règles de son travail, parvient, au terme d’un effort correspondant, au même résultat, quel que soit le peuple auquel il appartient et sa constitution raciale-psychologique.

Or l’analyse historique approfondie des grandes lignes de développement de la science naturelle montre à chaque étape que, justement aux places décisives, aux points nodaux de la recherche, comme nous l’avons dit, la matière de l’empirie n’exerce aucune contrainte déterminée. Il existe là une certaine latitude (Spielraum) qui garantit au chercheur une liberté parfois très grande. Le donné de l’empirie est certes, à l’intérieur d’une construction théorique, dans la mesure où celle-ci passe pour inattaquable dans ses fondamentaux, l’instance de décision contraignante, et d’ailleurs les questions spéciales et les problèmes partiels de la science physique sont le plus souvent (pas toujours) de pures questions empiriques. Mais ces questions et problèmes sont, au sens strict et le seul véritable, des questions scientifiques qui n’ont aucun rapport direct avec les problèmes épistémologiques et philosophiques – que l’on songe par exemple au problème de la structure moléculaire des chromosomes et des gènes – et ne se posent que dans le cadre de systèmes théoriques déterminés, où elles prennent leur sens. Ainsi, pour rester sur notre exemple, la question purement scientifique, et non philosophique, de la constitution moléculaire de quelque corps naturel que ce soit dépend du concept de molécule, lequel requiert pour son existence logique des représentations théoriques concernant la matière. Sans le cadre d’une théorie de la matière, la question citée est totalement incompréhensible et n’a même aucun sens. Si l’on s’interroge, à présent, sur l’origine et la fondation de ce cadre, on trouve alors des éléments qui ne sont pas toujours purement empiriques dans le sens de l’empirisme sensualiste. Et si nous allons même au-delà, jusqu’au cadre plus vaste qui comprend les différentes représentations théoriques de la matière et confère à chacune son sens et sa signification, les parties aprioriques se multiplient encore. En un mot, l’empirisme est faux dès que l’on sort des questions purement scientifiques, au sens étroit du terme, pour s’élever aux systèmes théoriques dans lesquels ces questions sont insérées. Ces systèmes sont en relation directe avec les problèmes de fond, qui ne sont plus purement de science naturelle et qui sont à ce point indépendants de l’empirie qu’ils offrent une latitude désavouant cette fausseté qu’est l’inconditionnalité de la science de la nature. C’est là où sont les « trous », pour ainsi dire, où se glissent les conditionnalités idéelles, « aprioriques » (le sens d’a priori ne signifie ici rien d’autre que : « qui n’est pas justifié exclusivement par les données de l’empirie »). C’est là, donc, que s’arrête la « contrainte des faits », là, mais aussi là seulement, qu’intervient de manière décisive la personnalité du chercheur et sa manière déterminée de poser les questions.

Il est très important de se rendre claire cette situation et en particulier de bien distinguer ces « trous » des vides habituels qui, à l’intérieur de théories ou de systèmes de représentation fermement établis (ou considérés comme tels), existent de manière massive et sont progressivement comblés par la recherche empirique. Quiconque nie l’influence de la personnalité, avec ses propriétés raciales, sur le cours de la science naturelle peut facilement étayer sa thèse de nombreux exemples ; il lui suffit en effet de montrer les nombreuses découvertes concomitantes, indépendantes les unes des autres, et les contestations en paternité qui en résultent. De fait, la personnalité du chercheur recule d’autant plus à l’arrière-plan que le domaine de recherche est étroit et le problème étudié, spécialisé. Le chimiste qui s’appuie sur la structure chimique moderne doit suivre une direction bien déterminée pour élucider la structure d’un corps organique. Certes, il n’est pas si étroitement lié que ses capacités intellectuelles et techniques, son habileté, sa perspicacité ne puissent connaître de grandes possibilités de déploiement. Mais c’est là aussi tout ce qui intervient de la personnalité de ce chercheur dans son travail, et il serait fort présomptueux de sa part d’affirmer que d’autres chimistes suffisamment familiers avec la matière n’auraient pu parvenir au même résultat. Le travail scientifique spécialisé, sur les rails fixes de la recherche en progression, est de fait indépendant de la personnalité. Mais la situation est différente quand l’origine et la structure des « rails » est mise en question, à savoir quand les vieux rails sont abandonnés ; aussitôt nous nous trouvons de nouveau face à la « latitude » à l’intérieur de laquelle la personnalité du chercheur joue un rôle déterminant.

C’est pourquoi il appartient à l’objet de la philosophie naturelle de chercher dans les différentes phases et grandes lignes de développement de la science naturelle les endroits où entrent en jeu les conditions aprioriques qui, plus tard, dans la circulation sur les « rails », ne sont plus perçues ni connues. La philosophie naturelle et l’anthropologie raciale doivent ici travailler ensemble, la première extrayant du flux de la science naturelle les pans sujets à caution, afin que la seconde ne porte pas à faux. 

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III

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Mais le fait qu’il y ait des domaines où le donné de l’empirie se tait et où s’introduisent nécessairement des éléments aprioriques est d’une importance fondamentale à un autre égard encore. Car partout où aucune contrainte ne s’exerce de « l’extérieur » et où la pensée a la plus grande latitude, aussitôt est posée la question de savoir laquelle des nombreuses possibilités de penser est correcte et vraie. Nous sommes là devant le problème philosophique du critère de la vérité, une question qui, en ce qui concerne la science de la nature, sans le moindre doute constitue l’objet principal de la philosophie naturelle.

À cet égard, j’ai souvent appelé l’attention sur le problème de la géométrie physique, et, au risque de devenir fastidieux pour le lecteur de mes écrits antérieurs, je ne peux faire autrement que d’en dire à nouveau ici quelques mots. Car c’est justement par le biais de ce problème que le cœur épistémologique du problème de la vérité peut être le mieux mis en lumière et devenir parfaitement transparent. Il s’agit du fait, avant tous « ismes » philosophiques et idéologiques, que jamais ne peut être obtenu sur la base d’une quelconque mesure un jugement infaillible sur la structure géométrique de l’espace – que soient en question les parties de l’espace les plus proches de nous ou les parties les plus éloignées du cosmos. Le problème de la géométrie physique est l’un de ces « trous » qui ne se laissent combler par aucune donnée de l’empirie et doivent l’être nécessairement par des éléments aprioriques. Mais de quelles apriorités doit-il s’agir ? Quel choix devons-nous faire entre les différentes possibilités se présentant à nous ? Nous pouvons certes choisir librement, car nous avons dans tous les cas la liberté du choix, indépendamment de la question de la liberté de la volonté ; mais nous voulons choisir de façon à pouvoir saisir la vérité, ou du moins suivre le chemin qui y conduit.

On comprend que le problème de la géométrie représente une partie réduite mais essentielle du problème de la vérité, de la question de la garantie et de l’établissement ultime des fondements de la connaissance. Ce n’est pas seulement le problème de la géométrie physique qui requiert une précondition (Voraussetzung), une « condition préalable » (Setzung im voraus) ; au plan du tout de la connaissance aussi, le discours d’une science inconditionnée est un verbiage creux. Il doit y avoir des préconditions pour que la science soit possible. Et la question de la nature et de la formation de ces préconditions s’élève d’autant plus menaçante. D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui les justifie en tant que conditions préalables ? « Elles sont peut-être, lisons-nous dans les écrits subtils et profonds de R. H. Lotze, [1] apparues avec l’esprit connaissant : elles devaient alors, en tant qu’hypothèses nécessaires sur la nature et les relations des êtres et des événements, guider le jugement sur le moindre fait se présentant à l’observation ; elles pouvaient également [2] consister en exigences issues des besoins, souhaits et expectations de l’homme pensant : elles demandaient alors à la réalité extérieure leur confirmation de façon non moins pressante, dès que l’attention se portait sur celle-ci ; elles pouvaient, enfin, [3] être tirées non pas de soi-même et nécessairement mais du contenu objectif de l’empirie comme habitudes figées de l’intellection, contenu que dans toute perception ultérieure on supposait retrouver tel que les précédentes perceptions l’avaient présenté. L’histoire de la pensée humaine nous convainc de l’égale vigueur et force de persuasion avec laquelle ces différentes conceptions s’imposèrent ; la tendance du temps présent, cependant, consiste à nier la possession d’une connaissance innée, à ôter toute justification à la contribution des exigences de l’homme pensant à la vérité, à chercher dans la seule empirie la source des connaissances certaines que nous sommes susceptibles d’acquérir de l’ensemble des choses. »9

Lotze présente ici de manière concise trois possibilités de fondation épistémologique, à savoir les modes [1] apriorique-rationnel, [2] apriorique-irrationnel (ou apriorique-émotionnel) et [3] empirique. Que l’empirique soit exclu, cela ne fait aucun doute compte tenu de ce qui a été dit plus haut ; car les « latitudes » dont nous avons parlé proviennent justement du fait que le donné de l’empirie à soi seul et de soi-même ne prescrit aucune direction déterminée unique. Lotze remarque à juste titre, en lien avec la citation précédente : « La façon dont se paye la négligence de l’empirie, la philosophie l’a douloureusement appris au cours de son histoire, sans qu’il soit besoin de nouvelles preuves de la nécessité de cette empirie ; mais par soi seule et sans préconditions qui ne relèvent pas d’elle, l’empirie est incapable de produire la connaissance que nous visons. »

Il convient de remarquer que Lotze entend le concept d’empirie dans le même sens où nous l’avons utilisé ici et comme il est entendu généralement dans les sciences de la nature. « Empirie » signifie ici ce que Hans Driesch a désigné sous le nom d’« expérience habituelle » (Gewohnheitserfahrung) et qui est communément appelé « connaissance empirico-inductive » sur la base de « l’induction généralisatrice ». Il s’agit toujours de propositions générales renvoyant à des données d’observation et qui peuvent être restreintes, voire contredites par des données empiriques ultérieures. Quand, à présent, cette « expérience » doit être rejetée en tant qu’impropre à garantir la fondation de la connaissance et quand les préconditions fondamentales d’un système de la science ne peuvent être qu’idéelles, « aprioriques », cela n’exclut pas que ces « pré-conditions » idéelles puissent être empruntées à un acte, l’acte de « faire l’épreuve » (Erfahren) de la réalité transcendante à la conscience – « où il ne s’agit pas cependant d’induction et d’abstraction au sens de Locke et de toute l’épistémologie sensualiste-empirique-positiviste, mais de ce que l’on entend par les concepts d’abstraction et de réduction dans la philosophie aristotélicienne et aristotélico-thomienne. Cela ne contredit pas le concept d’apriorisme. Car l’apriorisignifie : ‘une fois vu, alors vu pour ‘toujours’ de façon contraignante.’ Ou encore : ‘certes indépendant de ‘l’expérience’, si par expérience on entend un avoir conscient, mais indépendant du quantum de l’expérience. »10 Cette définition de l’apriori par Driesch peut servir de commentaire au fameux principe kantien selon lequel toute notre connaissance commence avec l’expérience mais qu’elle ne peut pour cette raison être tirée entièrement de notre expérience. L’expérience signifie ici d’abord seulement le conscient avoir de quelque chose, tout bonnement un « faire l’épreuve » (Erfahren) de quelque chose. Et il n’est nul besoin de souligner que, sans ce « faire l’épreuve de », aucune connaissance ne peut venir au jour. Cependant, l’expérience ne naît pas tout entière de « l’expérience habituelle », c’est-à-dire que toute connaissance n’est pas un produit de « l’induction généralisatrice ». Il y a des connaissances a priori, dont la validité n’a besoin d’aucune confirmation par des expériences répétées, et qui par conséquent ne peuvent non plus être contredites par aucun donné de l’empirie. Si nous nous limitons à cette définition épistémologique formelle de l’apriori, la question reste ouverte de savoir s’il s’agit d’« idées innées », de schémas de pensée, règles de recherche, modalités de liaison exclusivement tirés du Je, c’est-à-dire s’il s’agit de « lois » au sens de pures normativités, ou bien si n’est pas plutôt tirée au moyen d’un acte de l’intuition et de l’Erfahren la réalité, transcendante à la conscience, qui sous-tend la normativité apriorique.

La difficulté principale d’une fondation de la science de la nature consiste avant tout en ce qu’il existe de nombreuses possibilités aprioriques-idéelles, et la question de la fondation correcte culmine dans la question du choix juste. Lorsque Kant, dans ses Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, tenta de réaliser la fondation apriorique de la science de la nature, en se donnant pour tâche d’isoler la partie « pure » (c’est-à-dire apriorique-idéelle) de la science mathématique de la nature et de l’ancrer dans un fondement ferme et inattaquable, le problème était posé de manière essentiellement plus simple qu’aujourd’hui (ce qui ne porte bien sûr aucune atteinte à la grandeur de Kant et à la génialité de sa tentative de fondation). Car à l’époque il n’y avait qu’une seule logique, qu’une seule géométrie et qu’une seule mécanique – trois domaines « classiques » associés aux noms d’Aristote, d’Euclide et de Newton –, si bien que Kant pouvait se cantonner à l’isolement et à la fondation ultime de la partie « pure », c’est-à-dire apriorique, de la science de la nature. Nous avons quant à nous, aujourd’hui, à côté de cette matière classique, une quantité d’autres possibilités. Les logiques non aristotéliciennes, les géométries non euclidiennes et les mécaniques non newtoniennes à notre disposition sont des systèmes formellement irréprochables susceptibles de produire des connaissances. À cette richesse s’ajoute la tendance croissante à ne plus considérer la science mathématique de la nature, qu’elle soit indifféremment traitée de manière « classique » ou « non classique », comme le modèle et l’idéal de la science générale de la nature – une tendance qui culmine dans l’exigence d’une base fondamentalement nouvelle de la science naturelle. Ceci reste encore en partie occulté par le dilemme auquel il a déjà été fait allusion en discutant la formulation de Lotze, à savoir, si la fondation de la connaissance est purement apriorique-rationnelle ou bien si des éléments irrationnels et émotionnels n’ont pas aussi leur mot à dire dans ce travail.

Quelques physiciens, à la tête desquels Werner Heisenberg et Pascual Jordan, ont trouvé un expédient simple et, sur le plan pratique, suffisant pour sortir de ces difficultés. Ils partent du point de vue positiviste selon lequel il s’agit seulement de présenter sous forme mathématique un ensemble de données d’observation le plus simplement possible, la définition du concept de simplicité étant fournie par la stipulation de réaliser la liaison des relations des données connues expérimentalement avec leurs systèmes mathématico-physiques respectifs le plus directement possible, c’est-à-dire avec l’élimination la plus large de chaînons inobservables. Il en découle sans problème une division de la science naturelle mathématisable en deux domaines : un domaine physique classique et un domaine non classique. Le domaine classique s’étend partout où il parvient à lier les données de l’empirie, conformément au concept de simplicité indiqué, au système physique classique. Là où ce n’est plus possible sans heurter l’exigence de simplicité en question, le domaine non classique commence. Il s’agit alors de s’éloigner du système classique et de développer un nouveau système qui fournisse la liaison la plus directe possible (au sens du concept de simplicité tel que défini) avec les résultats des mesures.

Ce procédé, où il est permis de voir un étayage méthodologique du mathématisme, est, comme nous l’avons dit, pleinement suffisant et satisfaisant pour la pratique quotidienne habituelle de la recherche et de la théorisation, ce qui doit être encore une fois souligné. Il faut cependant montrer avec tout autant d’insistance qu’il ne s’agit que d’un expédient qui élude le problème central de la philosophie naturelle et ne peut pas du tout être considéré comme une tentative de solution à ce problème. Car, tout d’abord, il manque au point de départ positiviste une fondation plus profonde, et, ensuite, la thèse de la défaillance partielle ou totale des fondamentaux physiques classiques est seulement affirmée et en aucun cas démontrée. Le système physique classique est certes « défaillant » dans de nombreux domaines du champ infiniment étendu de la recherche physique dès lors que l’on présuppose « dogmatiquement » une exigence de relation le plus directe possible des résultats de mesure avec le système. Mais il faut bien voir que cette exigence manque justement d’une fondation propre. Si on l’abandonne, rien n’empêche de chercher à l’aide d’autant de chaînons que l’on veut la liaison de tous les résultats de mesure au système classique. Et il n’a jamais été rigoureusement prouvé que cette tentative se heurte à des obstacles « principiellement » insurmontables. On rejoint ici ce que nous avons dit au sujet de la théorie maxwellienne de l’électricité. L’échappatoire positiviste doit donc être laissée de côté dans le traitement du problème central de la philosophie naturelle.

Ainsi, il est inutile d’entrer en détail dans les nombreuses discussions épistémologiques les plus récentes, se rattachant principalement à la mécanique quantique. Tous ces débats (par exemple la question de la relation de la théorie quantique à l’épistémologie kantienne) partent du présupposé qu’il existe à l’encontre des moyens et des méthodes de la physique classique un obstacle principiellement insurmontable – le « principiel » restant indémontré. Dans cette situation, on ne voit nullement, en tant que philosophe, quel sens peut bien avoir par exemple la discussion de la possibilité d’une réconciliation de l’indéterminisme de la théorie quantique avec la théorie kantienne des catégories, dès lors que le formalisme de la mécanique quantique représente seulement une possibilité mathématique descriptive et que l’impossibilité d’un traitement physique classique des résultats expérimentaux en physique atomique n’est pas démontrée principiellement. Cela se ramène à ce qui est fondamentalement possible et impossible, et le philosophe ne saurait être sur ce point, comme nous l’avons dit, trop tatillon. L’existence factuelle de théories non classiques et leur employabilité pour maîtriser théorétiquement les problèmes n’est pas pour le philosophe une raison suffisante pour intervenir dans ces discussions « épistémologiques », à moins qu’il ne se sente autorisé, comme récemment Theodor Haering, à rejeter les prétentions philosophiques de physiciens philosophant sur des bases dépourvues de fondement (in : Die Tatwelt, Jg. 18, H. 1, p. 43 ss. : « Quantenmechanik und Philosophie »).

Une possibilité d’aborder le problème de la fondation apriorique de la science par des moyens légitimes se présente si l’on envisage le progrès de la maîtrise de la nature et qu’on le soumet à une analyse historico-épistémologique. Car, aussi douteux et problématique que soit le concept de progrès au regard du théorique et de ce qui est réellement « connaissable », on ne peut douter que le développement de la science expérimentale se manifeste dans une domination croissante de la réalité, et l’on peut donc incontestablement parler en ce sens d’un progrès continu. « Chercher au moyen d’une analyse du processus de développement de la physique expérimentale les forces motrices et formatrices qui s’avèrent décisives pour ce développement ou y participent de façon essentielle, fait donc sens. Une telle analyse ne devrait pas seulement permettre de comprendre la cohésion interne du progrès authentique et incontestable mais aussi être d’une importance capitale pour le versant théorique de la science naturelle. Car il va de soi que les facteurs qui contribuent de manière essentielle à la production de résultats expérimentaux, non seulement ne doivent pas, au niveau théorique, être négligés, voire convertis en leur contraire, mais en outre ils doivent offrir le fondement inaliénable du travail de théorisation scientifique et de toutes les considérations attenantes. » C’est en ces termes qu’en d’autres lieux j’exprimai cette possibilité et esquissai le statut de l’analyse épistémologique historico-critique11.

Ernst Mach eut déjà l’idée d’emprunter cette voie, bien qu’il ne lui fût point possible de la suivre de manière cohérente en raison de ses présupposés empiristes. « Sans être le moins du monde philosophe ni vouloir recevoir ce titre, lisons-nous dans ses écrits, le chercheur scientifique a le plus grand besoin d’élucider les processus par lesquels il acquiert et élargit ses connaissances. La route la plus évidente pour ce faire est de porter son attention sur l’accroissement des connaissances dans son propre domaine et ceux qui lui sont voisins, et surtout d’examiner un à un les motifs directeurs des chercheurs. »12 Mais tandis que Mach, pris dans l’ivresse du progrès propre à sa génération, avait en vue « l’accroissement des connaissances » et par ailleurs, comme nous l’avons dit, travaillait avec un parti pris empiriste, nous écartons quant à nous le progrès, devenu problématique à nos yeux, des « connaissances » et nous nous en tenons au développement technico-expérimental permettant l’accroissement de la maîtrise de la nature.

Si nous analysons une section du développement de la physique expérimentale de façon à pouvoir examiner non pas seulement « un à un les motifs directeurs des chercheurs » mais tous les préparatifs intellectuels et techniques qui contribuèrent de manière essentielle à la réalisation des appareils expérimentaux, des protocoles de recherche et des résultats d’expérimentation, nous trouvons alors, sans exception, que ce sont les principes de la logique classique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne qui déterminent en tant que facteurs formateurs de nature mentale et physique le cours du développement expérimental et sont ainsi responsables de l’authentique « développement de la physique ». Cela se manifeste de la manière la plus claire dans les séquences de l’histoire de la physique où s’est accompli le passage de la recherche purement qualitative aux premières déterminations de mesure, là où, par conséquent, les anciens chercheurs firent face à la tâche de déterminer les relations qualitatives de dépendance aussi par leur côté quantitatif, par les causes et les effets de leurs grandeurs, quantités et intensités – en un mot : quand l’on voulait mesurer mais que l’on n’avait pas encore d’instruments de mesure. Il devient ici parfaitement clair que la recherche expérimentale de la nature commence avec les premières réflexions à l’origine des instruments d’expérimentation et de mesure, et que les concepts de base et les relations fondamentales de la logique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne portent et pénètrent l’ensemble du développement de la physique.

C’est le mérite de Dingler d’avoir le premier reconnu et dégagé ce rôle fondateur des « apriorités classiques » (pour le dire de manière courte). Pour apprécier pleinement l’importance de l’accomplissement de Dingler, il faut garder à l’esprit que la découverte de la base activiste-idéaliste du développement de la physique découle, sur des aspects essentiels, de la fondation épistémologique désignée traditionnellement par le nom d’idéalisme. Car, dans l’origine et le cours du développement de la physique, les apriorités classiques interviennent sous la forme d’instructions pour l’agir et de règles de production qui à leur tour ont leur fondement ultime, selon Dingler, dans la « volonté d’évidence » (Willen zur Eindeutigkeit). De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique).

Il est clair que cette exigence ne peut être directement remplie que de manière restreinte. Dingler l’a lui-même dit et redit, et il a tout aussi souvent affirmé que, dans la plupart des cas, pour une maîtrise théorique des résultats de mesure, des « concepts-couvertures » (Deckbegriffe) devaient être introduits, qui selon les circonstances pouvaient aussi bien ne pas être « classiques ». Le concept de Dingler de « concept-couverture » correspond à ce qu’en discutant du mathématisme nous avons appelé « solution provisoire », et l’on comprend facilement que la compétition entre physique classique et non classique, à ce point de vue, doit se traduire par une différence de « mentalité ». Ce qui d’un côté est regardé comme donné par la nature et définitif et sert de base à des conclusions de grande portée conformes à la « nature » et à la « connaissance », de l’autre côté (classique) est considéré comme un simple « concept-couverture » (qui comporte en soi la tâche d’étayer pas à pas de tels concepts par des schémas conceptuels classiques et, à terme, de les remplacer par ces derniers). La réconciliation continument recherchée et à ce jour non réalisée entre la physique classique et moderne sera faite quand les physiciens modernes accorderont que les théories non classiques, tout comme les théories classiques qui ne sont pas encore rattachées à la mécanique, doivent être considérées comme des concepts-couvertures et tireront les conséquences qui en résultent.

Il ne peut être notre tâche ici de traiter en détail du système dinglérien – que Dingler nomme le « système de l’évidence méthodique » (eindeutig-methodische System). Disons seulement encore que la fondation dinglérienne de la science naturelle mathématique est d’une importance philosophique d’autant plus grande qu’elle situe le cœur inaliénable de l’idéalisme et de la fondation a priori de la connaissance dans sa juste lumière et ouvre de surcroît des perspectives significatives. L’idéalisme philosophique est, on le sait, largement tombé en discrédit du fait qu’on a vu dans les « idées » des normes supraterrestres, détachées de la réalité du monde, et que l’on se croyait ainsi autorisé à rejeter tout « idéalisme » en raison de son supposé caractère hors de réalité. Hans Heyse, dans son œuvre fondatrice Idee und Existenz, a pris position à très juste titre contre cette conception, et démontré que le véritable cœur de la doctrine platonicienne des idées (le fondement de toutes les philosophies et gnoséologies idéalistes) était l’indissoluble lien de l’idée avec la réalité politico-historique. Il faut sans doute mettre cette conception en parallèle avec le fait de base qui constitue, en référence à la science naturelle mathématique, le cœur du système de l’évidence méthodique. Ici, « l’idée » n’a pas, comme chez Kant, la fonction de rendre possible la construction systématique de la théorie scientifique ; elle est engrenée dans l’existence du tout de la science naturelle mathématique – du tout qui s’étend de la planification avant la construction des instruments d’expérimentation et de mesure jusqu’à l’interprétation et connexion des résultats expérimentaux. Mais dans la construction des outils de recherche et dans la conduite des expériences entre en jeu l’apriorique-idéel sous la forme de « l’apriori poïétique » (Herstellungsapriori) comme une force active qui, de la manière la plus « réelle » qui soit, intervient dans la réalité de manière formatrice et créatrice.

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IV

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Nous ne sommes pas encore parvenus à la couche la plus profonde. Derrière les apriorités classiques qui en tant qu’idées formatrices dominent et imprègnent le tout de la science naturelle mathématique, apparaissent en tant qu’idées porteuses ultimes la volonté de maîtrise univoque de la réalité naturelle et le concept d’une nature fluctuante, plus ou moins instructurée. Ainsi, la « mécanistique » tout entière de « l’image du monde » physique classique devient un instrument de maîtrise mentale et technique du donné. Il ne s’agit pas, dans cette approche, d’une investigation de la structure du donné : le donné est structuré et par là même propre à être pensé et manipulé.

À l’opposé, on trouve la conception de la structure existante du donné (qui doit être « étudiée »), à laquelle, tant pour la physique classique que non classique, l’idée de la « machine du monde » confère son fondement ultime. Ce qui dans le cadre du système de l’évidence méthodique sert de moyen pour l’appréhension intellectuelle et la maîtrise technique du réel, apparaît là comme édifice et fonction de la machine du monde. Il est tout à fait indifférent que la machine du monde soit pensée comme composée de corpuscules intuitionnables ou de relations mathématiques non intuitionnables, indifférent qu’on l’intègre dans un espace euclidien à trois dimensions ou dans un continuum espace-temps non euclidien à quatre dimensions ou dans n’importe quelle autre configuration spatiale avec autant de dimensions que l’on veut, indifférent encore qu’elle fonctionne dans sa microstructure d’après des lois causales-mécaniques ou d’après des lois « seulement statistiques ». Dans l’idée fondamentale d’une machine du monde cachée « derrière » le « monde des sens », et qui vrombit à côté de son créateur divin selon la volonté de celui-ci, la physique classique et la physique mathématique s’accordent, et c’est bien à tort que cette dernière prétend avoir surmonté le mécanisme. La mécanicité métaphysique, c’est-à-dire l’idée de la machine du monde, ne sera surmontée que par un nouveau principe de base, par une autre idée fondamentale – que ce soit en convertissant, au sens de Dingler, la question de la structure du monde en la tâche d’agir pour structurer le monde en vue de le rendre pensable et manipulable (où la mécanique physique classique est nécessairement le seul instrument possible de réalisation) – ou que ce soit en prenant pour point de départ un concept de nature entièrement différent.

Que faut-il entendre, cependant, par concept de nature entièrement différent ?

Nous serons plus à même de répondre à cette question quand nous l’aurons examinée sous l’angle d’une problématique connue et souvent discutée, qui se rapporte aux limites de l’efficacité de la méthode physique ou plutôt aux limites du système de l’évidence méthodique.

Ici, c’est bien connu, c’est le biologique qui occupe la place centrale, où se remarque surtout la circonstance que l’organisme vivant nous impose la question du but et de la prestation de ses organes, tandis que dans un système physique, de quelque degré de complexité que ce soit, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un « organisme », une telle nécessité n’apparaît pas.

On peut certes appréhender les organes des plantes et des animaux de manière purement morphologique, c’est-à-dire sans tenir aucun compte de la dimension physiologico-téléologique, ce qui, en grand style et avec l’intention de fonder théoriquement la morphologie comparative, fut réalisé de manière conséquente pour la première fois par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui est encore courant, dans une optique pratique de classification, dans la systématisation zoologique et botanique. De même, on peut tout aussi bien interpréter les processus au sein de systèmes et agrégats inanimés de manière téléologique. Mais, dans le premier cas, se limiter à l’examen purement morphologique n’abolit pas la nécessité de la question de la finalité, pas plus que l’explication physico-chimique complète d’une réaction enzymatique ne répond à la question du rôle de cette réaction dans le métabolisme de l’organisme, laquelle est justement la question biologique spécifique. Mais, dans le second cas, c’est un élément d’une importance capitale que les faits considérés n’imposent aucunement le questionnement téléologique. Toutes les spéculations téléologiques que l’on peut avoir au sujet par exemple de la formation du système planétaire, de la position de l’axe terrestre, etc., et qu’un Herder a développées de manière si convaincante, sont précisément des spéculations au sens le plus exact du terme, c’est-à-dire que l’on peut certes y recourir mais il n’y a rien là-dedans qui pourrait être gagné au sujet de la question qui leur sert de fondement. La formation du système planétaire, la position de l’axe terrestre, les constantes physiques de l’eau et de l’air – tout cela peut être complètement compris sans questionnement téléologique, du moment que les causes efficientes respectives sont complètement connues. L’organisme, au contraire – indépendamment de l’état des connaissances physico-chimiques –, n’est jamais compris qu’autant que l’on peut savoir quel sens assigner aux particularités morphologiques et physiologiques pour le tout de l’organisme.

Le grand Kant, dans la Critique de la faculté de juger, a reconnu et cherché à fonder le droit de la question relative aux finalités des propriétés et prestations des organismes. Mais la meilleure formulation des faits est fournie par Schopenhauer, quand il écrit que « les causae finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique ». « De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. » Et plus loin Schopenhauer souligne le sens et la valeur de la réflexion téléologique en ces termes : « Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation [sanguine] que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. »13

Comme on le sait, l’appréhension téléologique de l’organisme renferme en elle le problème majeur de l’organique, le problème du vitalisme ou de l’autonomie, un problème qui appartient à la philosophie naturelle car elle culmine dans la question de savoir s’il est permis d’introduire la « cause finale » – qu’on veuille l’appeler « force vitale », « entéléchie », « plasticité » (nisus formativus) ou encore « le tout » – non seulement en tant que principe régulateur du jugement mais aussi en tant que principe constitutionnel d’explication. C’est ainsi que le problème du vitalisme apparaît souvent comme l’objet majeur de la philosophie naturelle ; mais il convient aussitôt de faire remarquer que, même si cette permission devait être refusée avec de bonnes raisons, cela ne suffirait pas à réprimer le sentiment de doute toujours renaissant, auquel seul un autre concept de la nature pourrait ôter sa justification logique.

En outre, il faut appeler l’attention sur les questions autour de l’historicité dans le cadre de la nature. Le point central de tous les problèmes attachés à ces questions se trouve dans la circonstance, déjà énoncée par de nombreux penseurs, que le véritable flux temporel lié à tout devenir n’entre pas dans les équations de la science naturelle mathématique. Dans la physique mathématique, à la place de la succession causale dans le cours du temps orienté univoquement du passé vers le futur, on se sert d’une dépendance purement « fonctionnelle » et indépendante du temps, ce qui conduisit Mach, c’est bien connu, à se débarrasser entièrement du concept de causalité et à le remplacer par celui de dépendance fonctionnelle. Or, de même que la physique ne peut se passer, dans sa construction, ni du temps ni de l’authentique causalité inscrite dans le temps – car elle ne serait alors pas du tout capable de produire des équations –, de même les sciences historiques, dans leur totalité, ne peuvent se passer de la pensée temporelle et causale.

Les sciences historiques doivent même aller au-delà de la pensée causale-temporelle impliquée dans les équations de la physique mathématique, parce que dans leur domaine les événements uniques jouent un rôle fondamental, de sorte qu’un plus haut degré de liaison et de dépendance au temps entre en jeu, que l’on peut, en l’opposant à la liaison et dépendance relative des processus causaux physiques, répétés et répétables, appeler une liaison et dépendance absolue. Car, si la succession temporelle se voit dissoute dans la physique mathématique « achevée », cela tient ultimement à ce que celle-ci ne peut intégrer dans son système que des effets reproductibles. L’activité la plus essentielle de la physique expérimentale ne consiste pas, comme on le croit souvent, à « observer » la « nature » ; elle conduit bien plutôt à extraire de la diversité du réel des effets isolés, et ce de façon que chaque effet isolé puisse être reproduit à volonté de la même manière exactement. Quand il se produit quelque chose d’inattendu, de jamais vu, la physique ne considère pas ce phénomène comme quelque chose d’unique, mais au contraire le travaille aussi longtemps qu’il faut pour ou bien qu’il s’inscrive dans le domaine des effets reproductibles déjà connus ou bien qu’il cristallise en tant que nouvel effet reproductible. Il ressort de ceci que le « temps » tel que le voient l’historien et l’historien de la nature, pour la physique en quelque sorte n’existe pas. C’est l’effet en tant que tel qui est essentiel, ainsi que sa reproductibilité ; quand il apparaît ou est produit, est complètement indifférent. Au contraire, les objets des sciences naturelles historiques sont liés au temps de manière absolue. L’apparition des premiers mammifères terrestres, l’atrophie du bassin des siréniens, la chaîne hercynienne, même, déjà, la formation d’une roche sédimentaire déterminée – tout cela, ce sont des événements uniques, authentiquement historiques.

Qu’il en découle pour la recherche en histoire naturelle des méthodes et des lois spéciales, n’a besoin d’aucune démonstration ou fondation, et ce serait une tâche importante de la philosophie naturelle, en suivant l’histoire de la recherche naturelle historique de Leibniz, d’isoler de l’abondante matière scientifique, de Buffon jusqu’aux temps présents, les idées, les méthodes et les lois des disciplines naturelles-historiques afin d’éclairer leur structure logique et épistémologique. Mais la question centrale de la philosophie naturelle, qui se pose au contact de ces faits et contient en soi toutes les autres questions connexes, est de savoir si cette méthode et ces lois spéciales peuvent revendiquer pour elles, en termes philosophiques, un droit spécial ou bien si elles ont un statut provisoire, c’est-à-dire s’il est possible d’appréhender les événements historiques uniques comme des conséquences nécessaires de l’interaction des facteurs qui dans le domaine de la physique constituent les éléments des effets reproductibles. Mais ici, encore une fois, s’immiscera toujours le sentiment de n’avoir pas saisi l’essentiel, même quand la liaison avec la physique aura été démontrée logiquement nécessaire et principiellement possible. La tentative de justifier logiquement ce sentiment lui-même ne serait possible que sur la base d’un « concept de nature fondamentalement différent » (et forcément apriorique).

Pour finir, abordons ces modes de recherche et d’analyse qui ne sont pas, ou pas directement, en relation avec la recherche causale dans le sens scientifique commun, en particulier physique.

Au premier plan se trouve ici la morphologie idéaliste, avec ses réflexions de fond sur le concept d’homologie. Un puissant courant de recherche et de pensée, historiquement attaché aux noms de Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, de Candolle – pour ne citer que les plus importants –, et qui avec Carl Gegenbaur et Ernst Haeckel a pratiquement disparu de la scène pendant des décennies, a refleuri au siècle présent. Le problème central de la morphologie idéaliste tourne aujourd’hui autour de la question de savoir si la morphologie comparative en tant que science des relations de forme et de ressemblance des organismes devrait être fondée et orientée typologiquement ou phylogénétiquement. Cela semble être de prime abord une question restreinte à la discipline, et ça l’est jusqu’à un certain point et selon une certaine approche ; cela devient toutefois une question de philosophie naturelle, et touche même au principal objet de celle-ci, dès lors que la critique de la fondation phylogénétique de la morphologie comparative tourne au rejet de la théorie de la descendance et de la recherche causale-historique elle-même.

En étroite relation avec ceci se posent les questions typiques de la pensée de la morphologie idéaliste, savoir s’il est permis et justifié de considérer des propriétés structurelles globales des animaux et des plantes au point de vue de l’utilité. Car, si chaque organe et chaque processus organique nous pousse à la question de la finalité, c’est-à-dire de l’utilité pour l’animal, les éléments des plans structurels des grandes familles ne sont pas concernés par les questions de finalité et d’utilité. De fait, on ne demande la finalité et l’utilité que des organes particuliers et spécialement de leurs arrangements particuliers, non la finalité et l’utilité du plan originel. De ce dernier on peut seulement dire qu’il est ce qu’il est, et la question de sa finalité et utilité pour l’individu est dépourvue de sens parce qu’il ne représente rien de plus que le plan général de la classe tout entière. Mais justement en ceci il y a conflit avec la théorie darwinienne, « mécaniste », de la descendance, qui requiert une prise en compte continue de l’utilité, si l’on n’entend pas le « plan structurel » comme un concept général au sens nominaliste.

Ainsi, le problème central de la morphologie idéaliste et celui aussi de la théorie de la descendance débouche sur le problème des universaux de la philosophie, ce qui devrait suffire à démontrer l’importance pour la philosophie naturelle de la morphologie idéaliste et sa relation avec la problématique de fond de la science de la nature.

Le renoncement à la relation causale, nécessaire et essentiel dans toute recherche de morphologie idéaliste, en soi ne contredit bien sûr pas la recherche causale et l’exigence d’explication causale. Les difficultés se présentent seulement quand des relations « idéelles » de nature non causale sont avancées pour expliquer des phénomènes qui selon la conception scientifique courante réclament une explication causale. Pour éclairer ce problème, je renvoie à l’excellente étude de Hans André sur la polarité de « l’individualité » et de la « reproduction » parmi les plantes14. André montre comment la loi non causale de la « polarité individualité-reproduction » est présente dans l’ensemble de la flore, et voit en elle la clé pour la solution du problème de la métagenèse ou alternance de générations, qui normalement, c’est-à-dire au point de vue de la science naturelle courante, exige une solution causale dans le cadre de la théorie de la descendance. Nous retrouvons ainsi la problématique des fondements. Car se pose maintenant la question : quelle fondation peut être apportée au « nouveau » point de vue (historiquement parlant, il est ancien !) et dans quelle relation se trouve-t-il avec l’« ancien » point de vue (historiquement parlant, il est « nouveau » !) ?

La notion de « concept fondamentalement différent de la nature », qui apparaissait déjà dans les problèmes traités plus haut, se manifeste ici plus clairement, même si ses contours ne peuvent encore être tracés (ce qui n’est pas non plus notre objet ici). Ce qui est clair, c’est que la question de la fondation du « nouveau point de vue » ne peut avoir sa justification que dans un concept de nature qui n’ait rien à voir avec celui de machine du monde ni avec celui d’une nature fluctuante, pour ainsi dire informe et devant d’abord être structurée par nous-mêmes, et qui en revanche représente en soi – ce concept – une idée, une « supposition préalable ». Quiconque part du concept de machine du monde doit nécessairement ignorer les problèmes soulevés ici, comme on le voit dans toutes les images physiques du monde (qui se fondent toutes sur le concept de machine, qu’elles soient « mécaniques », « électrodynamiques », « énergétiques », « relativistes », « quantiques », ou comme on voudra les nommer). Quiconque, partant du concept d’une réalité fluctuante et de la volonté d’évidence, développe l’instrument de la maîtrise mentale et technique de la réalité, appliquera cet instrument partout et ne laissera subsister d’autres modalités de recherche et d’examen, sans considération d’un « nouveau point de vue », que dans la mesure où ce seront des mesures nécessaires à l’analyse et à la mise en ordre du donné.

Supposons que ce travail d’analyse et d’édification tel que le préconise le système de l’évidence méthodique s’applique sans restriction dans les domaines biologique et historique également, supposons en outre que tout ce qui, de reste, semble se baser sur un « nouveau point de vue » se laisse interpréter complètement comme travail préparatoire méthodique pour l’analyse et l’arrangement du donné : la question d’un concept fondamentalement différent de la nature ne deviendrait pas pour autant sans objet. Car toujours se manifestera, tantôt ici et tantôt là, tantôt fortement et tantôt faiblement, le besoin de voir dans la nature davantage et autre chose qu’une masse, quand bien même originaire, vivante et parcourue de forces, mais au fond informe et anarchique, qui recevrait grâce à nous seulement une structure et un ordre nomothétique. Ici se manifeste clairement l’émotionnel, l’irrationnel, et nous comprenons à présent l’importance de la question, posée quand nous avons discuté de la pensée de Lotze, de la justification de tels éléments dans les affaires de fondation épistémologique.

Ainsi l’objet principal de la philosophie naturelle débouche-t-il finalement sur la métaphysique et l’ontologie, c’est-à-dire là où, dans un sens difficilement saisissable avec des mots et en tout cas pas dans le sens scientifique, il est question des concepts de « nature » et de « monde » dans leur signification première et ultime, la plus profonde, ainsi que de la finalité la plus haute, enracinée dans l’éthique, de la science. Il n’y a absolument rien que la « recherche » – au sens scientifique – puisse faire ici. Car toute recherche dans et de la nature présuppose toujours un concept déterminé de la nature, même s’il est souvent flou dans la conscience du chercheur et lié à l’opinion erronée que ce concept serait tiré de « l’empirie » par « induction généralisatrice ». Même Goethe, qui, comme on le sait, se flattait d’avoir été, au contraire de la science de l’école, un observateur de la nature sans contraintes, sans préjugés, fidèle et soumis aux phénomènes, portait en réalité avec lui un concept de la nature et du monde essentiellement achevé. Ce concept était toutefois différent de celui des « mathématico-opticiens », ce qui signifie que la nature parlait à Goethe dans une autre langue et se dévoilait à lui par une autre image (celle dont il portait les contours en lui). Nous savons aujourd’hui que cette image n’est pas « fausse », comme les physiciens de l’école le dirent, mais aussi que Goethe se trompait lui-même quand il crut avoir porté à l’optique newtonienne un coup mortel. Cette singularité ne peut étonner que ceux qui n’ont pas encore compris que la nature, toujours bienveillante, « confirme » ce que l’on veut voir confirmer car elle le peut dans son infinie et inépuisable richesse. C’est justement pourquoi la question du concept vrai de la nature est un problème de la métaphysique et de l’ontologie – là où la philosophie naturelle, avec confiance, remet son objet à la dernière et à la plus haute instance et cesse d’être une « philosophie naturelle » au sens étroit.

Notes

1 Th. Vahlen, « Die Paradoxien der relativen Mechanik ». Deutsche Mathematik, 3e supplément, Leipzig 1942, p. 27.

2 B. Bavink, Ergebnisse und Probleme der Naturwissenschaften, 7e éd., Leipzig 1941, p. 128.

3 B. Thüring, Albert Einsteins Umsturzversuch der Physik, 1e éd., Berlin 1941, pp. 33 ss.

4 M. Schlick, « Naturphilosophie ». In : M. Dessoir, Die Philosophie in ihren Einzelgebieten, Berlin 1925, p. 440.

5 F. Rosenberger, Die Geschichte der Physik, Braunschweig 1887-1890, 3 vol., p. 771.

6 W. Müller, « Die Lage der theoretischen Physik an den Universitäten ». Zs. f. d. ges. Natwiss. Heft 11/12, 1940, pp. 281-298.

7 Le professeur W. Fucks d’Aix-la-Chapelle a eu la gentillesse de me montrer ces possibilités, ce pour quoi je tiens à lui exprimer ici mes remerciements les plus amicaux.

8 M. Planck, Wege zur physikalischen Erkenntnis, Leipzig 1933, p. 169.

9 H. Lotze, Metaphysik, 2e éd., Leipzig 1884, p. 4.

10 H. Driesch, Wissen und Denken, Leipzig 1919, p. 72 ss.

11 E. May, « Über die Anfänge der Elektrik ». Zs. f. d. ges. Natwiss., Heft 9/10, 1940, 217-242, p. 217.

12 E. Mach, Erkenntnis und Irrtum, 3e éd., Leipzig 1917, préface.

13 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément au Livre II, Ch. 26. [Traduction française d’A. Burdeau]

14 H. André, Die Polarität der Pflanze als Schlüssel zur Lösung des Generationswechselproblems, Jena 1938.