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Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.
Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.
Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.
Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».
L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.
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CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT
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par Gerhard Lehmann, Berlin
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Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.
Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).
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Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.
Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).
S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.
Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).
Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).
Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.
Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.
Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).
Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.
Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.
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Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.
Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).
La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.
La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.
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a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.
Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibile–cogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.
Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).
L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.
Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).
Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.
b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.
Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».
À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).
Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).
La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.
Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?
Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).
Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.
Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).
Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.
La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).
Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.
c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.
Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.
Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».
Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?
En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.
Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.
À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundus–universum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).
Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].
Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.
Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ; il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).
Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).
Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».
Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).
Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».
Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).
Notes
1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.
2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.
3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).
4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.
5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.
6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.
7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).
8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.
9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).
10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).
11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).
12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.
13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)
14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.
15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.
16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.
17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »
18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.
19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.
L’objet de la philosophie naturelle, par Eduard May, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par F. Boucharel de l’essai Der Gegenstand der Naturphilosophie par Eduard May, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 146-175.
Eduard May (1905-1956) est un scientifique et philosophe allemand. Il était proche du philosophe Hugo Dingler (dont il discute quelques idées et notions dans le texte ici traduit). En tant que scientifique, sa spécialité était la biologie. Il fonda en 1948 la revue Philosophia naturalis, qui dura jusqu’en 1988.
Sa réflexion philosophique porte principalement sur la philosophie naturelle (Naturphilosophie), comme dans l’essai ici traduit. Cette expression est un autre nom de la philosophie des sciences, ou épistémologie au sens étroit. En français, l’épistémologie peut en effet désigner soit la philosophie des sciences, soit, dans un sens plus large, la gnoséologie ou philosophie de la connaissance, sens qu’a le terme « épistémologie » dans la présente traduction.
Nous avons par ailleurs traduit l’expression Naturwissenschaft par « science naturelle ». Cette dernière expression peut à son tour désigner deux choses en français : ou bien la biologie et les autres disciplines du vivant mais aussi les sciences de la nature inanimée à l’exclusion de la physique pure, ou bien, plus largement, l’ensemble des sciences exactes, y compris la science physique, signification qu’a ce terme dans la présente traduction. L’essai de May porte d’ailleurs surtout sur la physique (la biologie n’est discutée en tant que telle qu’en quatrième et dernière partie).
Notre Apologie de l’épistémologie kantienne (x) comme notre réflexion en général partage les conclusions de l’essai de May sur le diagnostic et l’état des lieux de la pensée scientifique. Quelques préconisations de May sont en revanche assez vagues et relèvent de l’esquisse programmatique. En lisant cet essai, on ne voit pas bien, par exemple, ce que pourrait être le « concept fondamentalement différent de la nature » que May croit voir pointer à l’horizon.
La justification philosophique des « apriorités classiques » dans la science (logique « aristotélicienne », géométrie « euclidienne », mécanique « newtonienne »), empruntée à Dingler, ne semble pas aussi pertinente que celle que l’on peut tirer, comme nous l’avons fait, de la philosophie de Kant, qui reste actuelle. Toutefois, si Dingler a lui-même mobilisé Kant pour parvenir à ses conclusions, nous n’avons fait que suivre plus ou moins sa route, sans le savoir. C’est ce qui pourrait ressortir d’un passage du III ci-dessous, avec cette phrase : « De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique). » Le fait que les épistémologies en question, « de marque kantienne », aient selon Dingler une prétention contraire au développement de logiques non aristotéliciennes ou de géométries non euclidiennes dans le traitement des résultats scientifiques qui n’est en réalité – cette prétention – qu’« extérieurement » kantienne indique que Dingler ne tire pas la même conclusion du kantisme. Il tire donc la même conclusion que celle qui se trouve dans notre Apologie, à savoir que le recours à des logiques, géométries et mécaniques nouvelles dans la science n’a pas de conséquences épistémologiques contraires à la philosophie kantienne. Pour Dingler, comme pour nous, ces nouveautés n’entament pas le statut des « apriorités classiques ».
L’intérêt du texte de May tient surtout, selon nous, à l’analyse épistémologique des discussions autour de la théorie de la relativité et du « mathématisme » de la science physique depuis Maxwell. De telles réflexions semblent assez neuves en France, où la philosophie naturelle continue de véhiculer les préconceptions décrites par l’auteur.
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L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE
par Eduard May, Munich
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I
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Par le concept de philosophie naturelle on entend en général la présentation d’un système et d’une interprétation philosophique des résultats de la recherche en science naturelle, en vue, ultimement, de la construction d’une image scientifique du monde. L’arrière-plan épistémologique de cette idée est la conception sensualiste élargie en réalisme critique, selon lequel la réalité mondaine directement perçue représente une image, modifiée par des apports subjectifs, de la réalité absolue, en conséquence de quoi l’étude de la nature doit viser à connaître de plus en plus cette réalité absolue dans son ipséité (Sosein). L’image scientifique du monde ainsi obtenue serait la représentation du réel tel qu’il est « en soi ». Selon cette conception, qui dans les temps présents est exprimée avec particulièrement de vigueur par Bernhard Bavink et Max Planck, il n’existe ainsi pas de différence fondamentale entre la science de la nature et la philosophie de la nature, ce que l’on peut exprimer aussi en disant que l’objet de la philosophie naturelle coïncide fondamentalement avec celui de la science naturelle.
Nous pouvons d’autant moins nous satisfaire d’une telle définition de l’objet de la philosophie naturelle que non seulement son point de départ épistémologique, ancré dans le sensualisme, fait l’objet de sérieuses réserves, mais aussi qu’il existe d’autres raisons importantes en faveur de la nécessité d’une philosophie naturelle pour laquelle le fait scientifique lui-même soit posé en problème. D’un côté, des forces considérables sont aujourd’hui déployées pour mettre en doute l’assise et la méthode de la science traditionnelle de la nature, attachée aux noms de Galilée, Newton et Kant, et préconisent énergiquement une nouvelle assise et une orientation de pensée et de recherche fondamentalement différente. De l’autre, la science naturelle traditionnelle est devenue hautement problématique en soi, et ce problème est encore aggravé par le fait que la nécessaire réflexion philosophique laisse souvent à désirer dans les milieux scientifiques et qu’en lieu et place d’une fondation adéquate nécessaire sont introduits toutes sortes d’arguments étrangers à leur objet.
Dans la controverse, par exemple, au sujet de la théorie dite de la relativité (TR), on tient systématiquement pour valide que rien de pertinent ne peut être avancé contre cette théorie dans la mesure où elle serait acceptée par la « grande majorité » des physiciens. Il est superflu de souligner que cette « acceptation par la majorité » ne dit absolument rien de la vérité de la thèse adoptée ; mais il est significatif, pour la situation de la philosophie dans les cercles scientifiques, que de telles évidences logiques doivent être rappelées et qu’il faille attirer l’attention des scientifiques de la nature sur le fait que c’est justement leur science qui montre de la manière la plus claire à quel point il est absurde d’invoquer « l’acceptation par le plus grand nombre ».
Je renvoie également à cette singularité que la « beauté » et l’« élégance mathématique » des formules de la TR sont souvent avancées comme arguments, plutôt que la fondation exacte de la théorie dans son domaine. « Les théoriciens einsteiniens, ainsi que le remarque Theodor Vahlen, mettent toujours en avant, comme Einstein lui-même, la beauté de cette construction théorique et y voient une confirmation de sa justesse. » Et Vahlen d’ajouter à juste titre : « Il est certes permis d’y voir une confirmation de sa justesse mathématique interne, mais nullement celle de son adéquation à la réalité… »1 Qu’une théorie mathématico-physique doive posséder une « justesse mathématique interne », c’est-à-dire qu’elle doive être en soi formellement non contradictoire, est bien le moins qu’on puisse demander d’une théorie qui souhaite être considérée. Mais de l’absence de contradiction formelle interne à la validité réelle il y a encore beaucoup de chemin, et cela n’est certes pas accompli par la beauté et l’élégance de la structure mathématique formelle. Conclure de la satisfaction esthétique qu’est susceptible de produire une présentation mathématique à sa validité dans la réalité est aussi absurde que de considérer qu’un conte de fées devrait être tenu pour vrai parce qu’il est écrit dans un style brillant et satisfait à toutes les règles de la logique, de la grammaire et de l’orthographe.
Pour donner un autre exemple de cette méthode consistant à recourir à des arguments exogènes à la discussion pour convaincre le lecteur sans en même temps présenter le moindre début de preuve, observons la position prise par B. Bavink dans une certaine question contre les opposants de la TR. Après avoir énoncé l’excellente capacité de certains résultats de la théorie de la relativité à traiter des problèmes de physique atomique, Bavink conclut sa remarque en disant : « Il ne doit pas être passé sous silence qu’un petit nombre de physiciens, qui, dans le domaine en question, sont parvenus à des résultats significatifs au premier chef en tant qu’expérimentateurs, se sont prononcés contre la TR, mais ils représentent, contre le plus grand nombre de ceux qui dans ces questions sont d’abord des physiciens théoriques, une minorité de plus en plus restreinte. »2
Ici ce sont deux arguments étrangers à la discussion qui se complètent et se renforcent l’un l’autre. En plus de la tactique déjà mentionnée consistant à accabler la « minorité de plus en plus restreinte » sous « le plus grand nombre », entre en scène le procédé connu depuis longtemps, et parfaitement non scientifique, visant à discréditer d’emblée l’adversaire du seul fait que le problème n’appartient pas directement à sa spécialité. Sans même parler du fait que de nombreux problèmes de science naturelle appartiennent en même temps à l’épistémologie et dépassent de ce fait le domaine de compétence de chaque spécialiste, il est naturel, au sens d’une recherche critique exacte, de soumettre l’argument contraire en tant que tel à un contrôle objectif, et c’est seulement en fonction de ce contrôle et non en considération du domaine de spécialisation auquel l’adversaire appartient « officiellement » qu’il est possible d’émettre un jugement de validité.
Ce n’est pas par hasard que l’on trouve justement dans la défense de la théorie de la relativité le plus souvent ce genre d’arguments hors de propos, car la faiblesse du travail de preuve y est couplée à la méconnaissance de la pensée philosophique. Jusqu’où peut aller à cette occasion la distorsion et la falsification des faits, les jugements de Moritz Schlick sur les tentatives d’explication par la physique classique de l’expérience dite de Michelson (EM) le montrent amplement.
L’expérience de Michelson, qui fut conduite pour mesurer la vitesse de la Terre dans l’éther du cosmos et servit plus tard à Albert Einstein de « fondation » expérimentale à la première TR (« théorie restreinte »), est, comme le remarque justement Bruno Thüring, « l’une des expériences optiques les plus subtiles, délicates et complexes, et la vitesse de la Terre … pouvait en être connue seulement de manière indirecte (par l’interférence de la lumière) au moyen de multiples conditions simplificatrices, elles-mêmes incertaines. Le résultat de l’expérience surprit, car aucun signe de vitesse terrestre … ne se manifesta, ce que l’on peut exprimer également en disant que la vitesse de la lumière semble être aussi grande dans toutes les directions. Ce résultat donna bien des maux de tête aux chercheurs et, en février 1927 encore, la conférence de Pasadena organisée pour expliquer l’expérience conclut que les conditions extrêmement complexes de l’expérience de Michelson sont encore si peu éclaircies que son résultat n’est susceptible d’aucune formulation indubitable. »3
Ces circonstances sont suffisamment prégnantes pour que le chercheur responsable fasse preuve de la plus grande prudence, et il serait conforme à la méthode de la science exacte de se consacrer surtout à la clarification de l’expérience elle-même plutôt que de procéder à l’explication de l’effet négatif, à savoir l’absence de vitesse de la Terre dans le résultat. Mais supposons un instant que l’EM soit complètement éclaircie et son effet négatif garanti sans ambiguïté. Il s’agit alors d’expliquer cet effet négatif. Il peut être la conséquence de plusieurs causes. L’une des voies possibles d’explication a été suivie par Einstein lui-même, s’il est permis de parler ici d’explication ; car Einstein procède de telle manière qu’il fait de ce qui doit être expliqué le fondement d’une « nouvelle » physique, en érigeant la constance de la vitesse de la lumière en postulat et en liant ce postulat à celui de la relativité générale. Il va de soi que l’effet négatif de l’EM est ainsi « escamoté » ; il n’empêche que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, on ne peut rien objecter à cette voie. On peut dans tous les cas procéder ainsi.
Mais on peut aussi procéder autrement. Car la surprise que suscita l’effet négatif de l’EM, nécessitant une explication, trouve sa cause logique en ceci que la préparation et l’exécution de l’EM reposait sur l’hypothèse d’un éther parfaitement homogène remplissant l’espace. Il n’y a dès lors assurément aucun obstacle a priori à tenter d’expliquer le résultat négatif de l’expérience par des modifications correspondantes de l’ancienne représentation de l’éther. De telles tentatives ont été entreprises par Philipp Lenard, Ludwig Zehnder, J. Schultz, etc., et c’est une tâche de la physique (mais non de la philosophie naturelle) de déterminer, par des examens rigoureux, la capacité performative de ces théories alternatives. Du point de vue de la philosophie naturelle, en tant que discipline rigoureuse, on ne peut et ne doit rien dire d’autre que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, ces théories de l’éther sont des explications possibles au moins aussi justifiées que la théorie de la relativité. Voici la situation telle qu’elle se présente quand on aborde les choses sans a priori épistémologiques.
Comment Schlick présente-t-il quant à lui cette situation claire et parfaitement dépourvue d’ambiguïté ? Après avoir posé la constance de la vitesse de la lumière comme un fait naturel incontestable, Schlick introduit les principes centraux de la théorie de la relativité et affirme que ce sont des conséquences contraignantes « quand on ne cherche pas à réinterpréter les faits au moyen d’hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées »4. Les « hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées » sont évidemment les nouvelles théories de l’éther. Nous ne pouvons ici que demander : où est « l’arbitraire » quand un physicien avec les connaissances et la circonspection requises esquisse une théorie de l’éther cherchant à expliquer l’effet négatif de l’EM ? Au nom de quoi cette tentative serait-elle « injustifiée » ? D’où Schlick tire-t-il le droit de décrire ces légitimes efforts d’explication physique comme autant de « réinterprétations » (!) des « faits » (!) ? Le seul « fait » dont il soit ici question est l’effet négatif de l’EM. C’est ce qu’il faut expliquer. Savoir si le plus grand arbitraire se trouve du côté de la méthode relativiste d’explication ou du côté de celle de la physique classique ne se laisse nullement décider à partir des faits connus. Dénigrer l’explication non relativiste en affirmant qu’elle réinterprète les faits est une pure et simple duperie des lecteurs non familiers avec cette matière.
La controverse autour de la TR n’est pas la seule exposée à l’irruption d’arguments exogènes dans la réflexion scientifique. En raison de son avancement, la science moderne a toujours à faire directement avec des problèmes spéciaux ou généraux purement techniques, qui doivent d’abord et jusqu’à un certain point être traités dans le cadre restreint de leur domaine particulier et selon une routine propre. Quand, à présent, les problèmes s’étendent jusqu’à la dimension épistémologique – et cela se produit nécessairement assez souvent –, la routine technique ne suffit plus et il faut alors recourir à la réflexion critico-philosophique, laquelle tourne principalement autour de la justification rigoureuse, irréprochable et strictement objective des affirmations. Or le scientifique moderne, étranger à la pensée philosophique, est souvent défaillant sur ce plan. Ce qui lui importe le plus souvent, c’est seulement de « conduire à la victoire » la conception qui a « fait ses preuves » et qu’il sent être juste, et ce faisant, souvent sans s’en rendre compte, il introduit des arguments étrangers à la question en lieu et place d’une justification objective.
Ici, la tâche de la philosophie naturelle est seulement de signaler le problème, de dévoiler les défauts logiques. « L’objet de la philosophie naturelle » correspond ainsi d’abord à un examen critique des déclarations de la science (ce qui ne signifie pas que la philosophie naturelle soit tout entière dans cette activité critique).
Que l’on ne nous objecte pas que ceci serait un empiètement injustifié sur le domaine de la science. La philosophie naturelle n’intervient ni dans le travail de l’expérimentateur ni dans celui du théoricien. Elle ne cherche pas à produire des « ordonnances » que le scientifique devrait suivre dans son travail quotidien ; c’est seulement en ce qui concerne les conséquences plus larges de ce travail, et son contenu de vérité, qu’elle doit exercer son jugement critique, et ce de manière systématique et inébranlable. Quand, par exemple, le physicien théorique conçoit un formalisme non intuitif, « non classique », pour maîtriser théoriquement des effets expérimentaux, cela ne regarde personne hormis ses collègues, et pas non plus le philosophe. Mais quand il est dit que ce serait la seule voie possible et qu’il en découlerait nécessairement telle et telle « connaissance de la nature », telle et telle « conséquence épistémologique », l’examen critique de la philosophie naturelle doit intervenir pour tester ce qui, parmi les affirmations qui excèdent le domaine spécialisé de la science de la nature, est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce travail de contrôle est, au sens strict du terme, philosophique ; et parce que les affirmations requérant vérification proviennent des sciences de la nature (même quand elles ne sont pas toutes de nature scientifique et ne portent pas toutes sur la « nature »), l’expression « philosophie naturelle » est certes indiquée pour cette sorte d’analyse et de contrôle critique.
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II
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Il faut toutefois reconnaître que la science naturelle ne permet pas facilement de parvenir à des choix univoques et parfaitement étayés, car, comme nous l’avons dit au début, elle est en elle-même problématique. Le problème tient surtout au fait que l’accumulation de données d’observation, qui en soi ne constitue pas encore une « science », contraint à une présentation et explication systématique, laquelle n’est conditionnée ni nécessairement ni exclusivement par les données empiriques. Or c’est justement aux places les plus importantes, aux points nodaux de la recherche pour ainsi dire, que se présentent différentes voies possibles de systématisation théorique et d’explication.
C’est à ce niveau que les dispositions héritées, les schématismes de pensée enseignés ou devenus habituels ainsi que les facteurs découlant d’attitudes idéologiques et de courants philosophiques exercent une influence sur le cours de la science et conduisent des groupes et des générations entiers de chercheurs dans une direction déterminée. Le chercheur lui-même n’en prend le plus souvent jamais conscience, car il est immergé dans ce processus et a malheureusement souvent perdu au cours de sa routine de spécialiste la capacité de penser sans certaines œillères. Mais si l’on demande pourquoi telle ou telle voie de systématisation et d’explication théorique a été suivie, si l’on pointe, par conséquent, la latitude qui permettait d’emprunter cette voie mais aurait pu permettre aussi d’emprunter d’autres voies, cela crée le plus souvent de grandes difficultés au chercheur pour donner au chemin suivi par la « grande majorité » de ses collègues un fondement exact. Qu’une « attitude » déterminée des théoriciens influents en soit responsable, en règle générale cela ne lui vient pas à l’esprit.
Or les « attitudes » ou dispositions et les « tendances » jouent un rôle décisif, et c’est une autre tâche de la philosophie naturelle que de chercher, dans le processus scientifique, les points où le matériel empirique ne permet pas de solution univoque, pour alors faire connaître les « attitudes » des scientifiques dominants responsables des solutions adoptées concrètement et ayant déterminé la direction et les modalités du développement scientifique sur de plus ou moins longues périodes.
Nous voulons illustrer ce point par un exemple d’autant plus significatif que, historiquement parlant, il a conduit à la modification majeure la plus récente de la façon de voir des cercles dominants de la recherche scientifique dans les sciences exactes.
Ce qui caractérisait la disposition des chercheurs plus âgés, c’est qu’ils considéraient comme l’une de leurs tâches principales d’offrir, à l’aide de représentations corpusculaires-mécaniques et ondulatoires-optiques, une explication intuitivement (anschaulich) compréhensible des processus de la nature. Dans la science physique aujourd’hui, il est devenu de mode d’identifier cette explication mécaniciste de la nature à la philosophie matérialiste qui était alors en vigueur, à quoi l’on ajoute en général que l’abandon de l’explication mécaniciste de la nature serait en même temps un acte nécessaire et salutaire de dépassement du matérialisme philosophique. Si l’on veut bien, cependant, considérer que Kant voyait « le principe du mécanisme » comme le seul principe « constitutif » pour l’explication de la nature, et que des penseurs du calibre de Rudolf Hermann Lotze et Gustav Fechner se rattachaient à une science strictement « mécaniciste » sans pour autant être le moins du monde des « mécanicistes » ou des « matérialistes » au sens philosophique ou idéologique, « l’explication mécaniciste de la nature » apparaît alors dans une tout autre lumière. Sur le plan psychologique, la tentative de nous rendre familier un processus incompréhensible en soi au moyen d’une image intuitive découle d’une tendance tout à fait originaire, qui peut, certes, être en relation avec le matérialisme mais qui ne doit pas nécessairement conduire à des philosophèmes matérialistes. Cela apparaît de la manière la plus claire avec la dénommée action à distance, car il se passe là quelque chose sans que nous ayons de la chaîne des événements une vue dépourvue de lacunes. Nous ne pouvons nous représenter intuitivement une chaîne d’événements et nous la rendre ainsi tant soit peu compréhensible que si nous présupposons une liaison entièrement matérielle (où il est d’ailleurs, au regard de l’intuition, tout à fait indifférent de savoir si cette liaison matérielle est produite par des milieux continus ou des corpuscules discrets ou les deux).
C’est forts de cette disposition (et pas du tout parce qu’ils auraient été des matérialistes athées) que les anciens scientifiques cherchèrent à concevoir des théories intuitives ou intuitionnables, ce qui allait nécessairement de pair, y compris dans la partie mathématique, avec la tendance à la résolution des phénomènes naturels en mécanique, et reçut une puissante impulsion du souhait moniste originaire d’explication unique et simple de tout le donné. Que nombre de difficultés significatives se soient rencontrées dans cet effort n’est pas étonnant et se conçoit au contraire parfaitement. Car il s’agit de maîtriser les processus les plus différents par les mêmes moyens, ce qui représente naturellement une extraordinaire exigence en termes de perspicacité, d’imagination, de facultés combinatoires et de connaissances mathématiques. D’un autre côté, on comprend, au moins partout où il s’agit exclusivement de processus mesurables, qu’aucun obstacle ne puisse être posé à l’établissement d’une théorie mécanique intuitive.
Ainsi, dans l’effort de ces anciens physiciens pour développer une théorie mécanique intuitive des phénomènes électriques et électromagnétiques, des difficultés se présentèrent, ce qui, comme cela vient d’être dit, n’est guère étonnant et était même attendu. En outre, les effets toujours plus évidents de la polarisation du diélectrique conduisirent à « penser la propagation des effets électriques comme dépendante du milieu et par là même aussi du temps, et de considérer la diffusion de ces mêmes effets comme entièrement transmise ». Cela n’était bien sûr pas une raison pour nier la possibilité d’une théorie mécanique de l’électricité, même si c’était une invitation à « accepter ce mode de diffusion des forces électriques au moins comme fondement du traitement mathématique » et de renoncer dans un premier temps à la question « du mode de formation des effets et de leur dépendance du statut de la matière ». « Sur ce fondement … James Clerk Maxwell édifia ses théories mathématiques de l’électricité et du magnétisme. »5 Il parvint, ce faisant, aux équations auxquelles fut donné son nom par la suite, qui couvraient de façon surprenante toutes les relations de grandeurs dans le domaine de l’électricité et de l’électromagnétisme. Il s’avéra en outre que les équations de la théorie classique de la lumière pouvaient, au moyen d’opérations mathématiques simples, être converties en celles de la théorie électromagnétique de Maxwell, ce que l’on exprima en disant que la lumière est aussi un phénomène électromagnétique, un processus de propagation dans un champ magnétique.
Il aurait été entièrement conforme à l’attitude alors en vigueur de continuer à s’efforcer de produire, à côté de cette saisie purement mathématique, une théorie mécanique de l’électricité – que ce soit en étayant pour ainsi dire mécaniquement les équations de Maxwell ou bien, indépendamment de la théorie de Maxwell (dont la validité absolue n’est nullement démontrée par la simple conformité avec les résultats de mesure), en retravaillant les bases des théories plus anciennes, c’est-à-dire en présentant de nouvelles bases. Ce ne fut toutefois pas le cas. Il se produisit au contraire une modification de la tendance des théoriciens, en ce que non seulement on se reposa sur les équations de Maxwell en les considérant comme quelque chose de final, de donné par la nature, mais que l’on s’arrêta en outre à la notion que de larges « systèmes d’équations » de ce genre sont le cœur même de la théorisation physique, et que par conséquent celle-ci n’avait pas à développer de théories mécaniques intuitives, que l’on devait s’efforcer au contraire de présenter les résultats de mesure dans des formules mathématiques complètes, que ces dernières aient ou non un étayage intuitif, qu’elles soient ou non susceptibles d’un rattachement à la mécanique. Hugo Dingler a très justement appelé cette orientation un « mathématisme ».
Maxwell doit être considéré comme le père ou du moins le précurseur du mathématisme. Car s’il prit pour point de départ les représentations intuitives de Faraday et ressentit comme une lacune le manque d’interprétation mécaniciste, des pans entiers et essentiels de sa construction n’en sont pas moins d’une nature purement mathématique, à savoir que le succès physique de ces opérations saute aux yeux a posteriori tandis que leur sens physique est impossible à discerner directement, c’est-à-dire pendant la conduite des opérations. En particulier, la célèbre fusion de l’électromagnétique avec l’optique est une affaire purement mathématique qui ne possède que quelques correspondances extérieures, numériques pour corrélat physique.
C’est à juste titre que Wilhelm Müller a parlé de « l’influence en partie fascinante, en partie sclérosante » des équations de Maxwell6. La construction maxwellienne est, de fait, fascinante au plus haut point, parce qu’au moyen de pures opérations mathématiques dont l’arrière-plan physique reste inaperçu il est possible de parvenir à une présentation mathématique correcte et en outre étonnamment simple de nombreuses relations physiques. C’est ce qui a conquis de nombreux physiciens, comme un véritable charme magique. Or cette « magie », d’un autre côté, s’avéra sclérosante quand on se mit à regarder la théorie de Maxwell comme le plus haut degré de la connaissance dans le domaine des impondérables physiques et qu’on renonça à l’ancien idéal de recherche d’une explication intuitive des processus.
On peut au moyen des grandes expériences électromagnétiques – l’expérience d’Ørsted sur la déviation d’une aiguille de boussole aimantée dans le champ d’un conducteur parcouru par un courant et l’expérience de Faraday sur la formation d’un courant électrique dans un conducteur mû dans un champ magnétique (et inversement) – gagner via une application mathématique simple, de manière directe, les équations fondamentales de Maxwell7. Ce procédé est, en tant que procédé, certes « intuitif », et le physicien moderne, éloigné du vieil idéal de recherche, se satisfait pleinement de ce que la liaison des équations électromagnétiques fondamentales soit assurée de manière si directe avec la réalité. N’en saute pas moins aux yeux, précisément ici, le caractère irremplaçable de l’explication intuitive – elle ne peut être remplacée par un système d’équations, aussi capable soit-il d’une telle liaison – ainsi que la différence entre l’ancienne et la nouvelle disposition. N’est-ce pas aussi captivant qu’une apparition de fantôme, quand l’aiguille aimantée, du simple fait qu’elle se trouve dans la proximité d’un « conducteur parcouru par un courant », s’écarte de la direction nord-sud ? – ; quand, du simple fait qu’une inoffensive baguette magnétisée est introduite dans l’espace vide d’une bobine non moins bénigne, un « courant électrique » apparaisse dans la bobine ? Ces phénomènes inouïs ne se laissent-ils comprendre en aucune manière, ne se laissent-ils pas approcher par la raison ? Telle est la question principale qui anime le physicien « de la vieille école ». Or une théorie mathématique qui n’est pas en même temps « mécanique » n’apporte aucune réponse à cette question. Elle n’explique rien, ne contribue en rien à la compréhension intuitive de ces phénomènes mystérieux. Aussi le physicien « de la vieille école » ne peut-il discerner en elle aucune connaissance physique, comme l’a exprimé, par exemple, à de multiples reprises, le physicien suisse Zehnder. D’un autre côté, le scientifique moderne, avec sa disposition mathématique, se trouve satisfait au plus haut degré par une description mathématique ramassée et, de fait, excellente telle qu’elle est représentée par la théorie de Maxwell, ainsi que par la remarquable capacité de celle-ci à traiter de problèmes théoriques et pratiques. Tout cela lui paraît, à lui, le sommet de la connaissance physique, et il ne parvient plus à comprendre la « vieille » disposition.
Inutile de dire que nous ne cherchons nullement à diminuer la valeur des équations de Maxwell. La performance créatrice impliquée dans leur structure, la simplification extraordinaire qui s’exprime en elles, leur importance majeure pour l’électrotechnique – tout cela est et reste incontestable. Je suis même de l’opinion, eu égard aux difficultés qui empêchaient l’édification rapide d’une théorie mécanique globale de l’électricité, qu’il était d’abord nécessaire de fournir, en tant que solution provisoire pour ainsi dire, un système mathématique de l’ensemble de cette matière. Il ne s’agit donc pas de se servir de l’exigence d’explication mécanique contre la théorie maxwellienne, mais seulement de laisser les deux « dispositions », la « vieille » et la mathématique, agir, et de faire remarquer que, du point de vue de la « vieille » disposition la théorie de Maxwell doit être considérée comme une solution provisoire ou solution d’urgence mais non comme connaissance physique, tandis que le physicien à tendance mathématique voit au contraire dans une théorie du type de celle de Maxwell la plus haute et la plus satisfaisante connaissance physique.
Le concept de « mathématisme » ne doit pas non plus être mal interprété. Les mathématiques sont dans tous les cas un instrument indispensable de la recherche physique. Même le physicien « de la vieille école » doit s’en servir pour former une théorie propre de ses images mécaniques et modélisations et faire que celles-ci soient conformes aux données de mesure. Mais, dans cette disposition, l’explication intuitive est et reste le seul véritable but, tandis que le traitement mathématique est seulement un procédé indispensable au service de ce but, procédé dont l’emploi, aussi génial soit-il, ne conjure aucune découverte physique qui ne serait pas déjà contenue dans les découvertes expérimentales et les relations fondamentales des données. Philipp Lenard a montré cela sans ambiguïté, et l’a formulé clairement. Pour les mathématiciens, au contraire, la présentation mathématique achevée d’un ensemble de données de mesure est le seul véritable but. Ce formalisme lui paraît en soi et en tant que tel le sommet de la connaissance physique ; il y voit le reflet de la réalité physique et en tire de nouvelles conséquences qui correspondent selon lui à la « nature ».
Dans la mesure où les physiciens dominants non seulement « acceptèrent » la théorie de Maxwell mais aussi virent en elle une solution pleinement satisfaisante des problèmes de fond de l’électromagnétisme, les tentatives de constitution d’une théorie mécanique de l’électricité furent mises en sommeil, l’orientation mathématique l’emporta et devint rapidement dominante. Avec Albert Einstein, Max Planck, Arnold Sommerfeld et son école, le mathématisme est parvenu à sa maturité, qui se caractérise par le fait que le théoricien est prêt à tout sacrifier pour atteindre dans la forme la plus achevée ce qui lui paraît être l’ultime et le plus haut but de la physique, à savoir la présentation mathématique complète et sa liaison la plus directe possible avec les résultats de mesure. Lorsque Planck écarte l’objection portant sur la non-intuitivité de la physique théorique moderne en disant que notre intuition doit se diriger d’après les formules et non les formules d’après notre intuition8, il jette une lumière particulièrement crue sur l’essence et la tendance de la physique mathématique : sa tâche principale est la présentation mathématique complète, la plus élégante possible des résultats de mesure ; toute autre exigence doit rester en retrait.
Si, à présent, l’on demande aux physiciens quelle a été la cause la plus profonde de ce changement de cap, on reçoit en général la réponse que les faits expérimentaux y ont eux-mêmes conduit. La tentative de développer une théorie mécanique de l’électricité s’est avérée impossible. Ainsi la difficulté est-elle convertie en impossibilité. Il est pourtant de la plus haute importance, du point de vue philosophique, c’est-à-dire eu égard aux questions dernières, décisives pour le statut de la connaissance de la nature, de savoir si quelque chose est seulement difficile, fût-ce extrêmement difficile, ou si c’est impossible. Le philosophe ne saurait être assez tatillon sur ce point. Dans la mesure où ne connaissons d’emblée pas la moindre chose de l’essence de la nature, nul ne peut dire quelle théorie de la nature est la plus « appropriée », de celle qui a de grandes difficultés à surmonter ou de celle qui se laisse construire plus facilement.
Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que le changement de « disposition » parmi les physiciens dominants n’a pas sa raison ultime dans les faits expérimentaux, que ce revirement n’a pas été, comme on se plaît à le dire aujourd’hui, « produit par la nature elle-même ». Quand bien même les difficultés auxquelles il a été fait allusion ont contribué à la naissance du mathématisme, agissant pour ainsi dire comme une sage-femme, il n’en reste pas moins que la véritable force d’enfantement se trouve dans une certaine disposition ou, pour être plus précis, dans le fait que ceux qui tenaient la queue de la poêle étaient des physiciens ayant cette « autre disposition ». Qu’il en soit allé ainsi se laisse montrer par le fait historique que la lutte entre l’« ancienne » et la « nouvelle » disposition commença juste après les travaux de Maxwell et qu’elle s’est poursuivie depuis lors de manière ininterrompue jusqu’à nos jours. Cela n’apparaît pas toujours à un examen superficiel, car les cercles dominants en cette matière aussi font l’opinion publique, et l’existence d’une opposition n’apparaît qu’à l’étude approfondie. En outre, nous ne possédons une connaissance intime que des temps les plus proches de nous, alors que les particularités importantes de cette contestation dans un passé plus lointain dorment dans les vieilles archives, publiées ou non.
C’est une tâche particulièrement importante de la philosophie naturelle, actuellement, après que les faits ont été présentés et le regard orienté vers l’essentiel, d’exposer, par une étude attentive des sources, l’histoire des développements du mathématisme dans toutes ses particularités et d’éclairer philosophiquement les voies en grande partie occultes de la contestation entre l’ancienne et la nouvelle disposition. Des recherches de ce genre et d’autres semblables sont d’autant plus urgentes qu’elles doivent offrir le fondement pour la saisie de problèmes plus profonds. Car savoir qu’il existe différentes « dispositions » et qu’elles jouent un rôle majeur contribue à débusquer des problèmes en relation directe avec les questions philosophiques et idéologiques les plus importantes. En particulier, doit être discutée la question de savoir dans quelle mesure la constitution raciale et psychologique individuelle d’un chercheur exerce une influence sur sa façon de penser et la direction de ses recherches.
Il n’est guère besoin de souligner que s’ouvre ici un vaste domaine, où il ne change rien à l’affaire, bien sûr, que l’on classe ou non les recherches sur le conditionnement racial et ethnique des grandes lignes de développement scientifique parmi la philosophie naturelle ou, avant cela, l’anthropologie raciale. Dans tous les cas, la philosophie naturelle doit revendiquer comme sienne la tâche de dégager les bases pour de telles études raciales. Car ces bases sont d’autant plus importantes qu’elles montrent le chemin correct à l’étude raciale dans le domaine des sciences de la nature et en même temps offrent le fondement sur lequel l’opinion aujourd’hui encore très répandue de la neutralité et de l’indépendance de la science naturelle peut être soumise à critique.
L’opinion, représentée par exemple par Pascual Jordan et Bernhard Bavink, selon laquelle, dans le domaine de la science naturelle, l’élément ethnique et racial ne joue pas le moindre rôle ou bien un rôle tout à fait secondaire et insignifiant, a naturellement comme arrière-plan épistémologique l’empirisme. Elle est une conséquence logique de la philosophie anglaise des Lumières, qui voit dans les sens la seule source de connaissance et fait dépendre la direction du progrès scientifique exclusivement et de manière contraignante des données de l’empirie. Cela se trouve clairement exprimé dans la caractérisation lockienne de l’âme comme « tabula rasa ». Dans ces conditions, il doit être en effet tout à fait indifférent de savoir qui est un chercheur et quelles personnalités dirigent plus ou moins longtemps ces travaux. Car si les données de l’empirie représentent la seule source de connaissance et exercent une contrainte univoque irrésistible, tout un chacun, dès lors qu’il dispose des connaissances spéciales nécessaires et a appris les règles de son travail, parvient, au terme d’un effort correspondant, au même résultat, quel que soit le peuple auquel il appartient et sa constitution raciale-psychologique.
Or l’analyse historique approfondie des grandes lignes de développement de la science naturelle montre à chaque étape que, justement aux places décisives, aux points nodaux de la recherche, comme nous l’avons dit, la matière de l’empirie n’exerce aucune contrainte déterminée. Il existe là une certaine latitude (Spielraum) qui garantit au chercheur une liberté parfois très grande. Le donné de l’empirie est certes, à l’intérieur d’une construction théorique, dans la mesure où celle-ci passe pour inattaquable dans ses fondamentaux, l’instance de décision contraignante, et d’ailleurs les questions spéciales et les problèmes partiels de la science physique sont le plus souvent (pas toujours) de pures questions empiriques. Mais ces questions et problèmes sont, au sens strict et le seul véritable, des questions scientifiques qui n’ont aucun rapport direct avec les problèmes épistémologiques et philosophiques – que l’on songe par exemple au problème de la structure moléculaire des chromosomes et des gènes – et ne se posent que dans le cadre de systèmes théoriques déterminés, où elles prennent leur sens. Ainsi, pour rester sur notre exemple, la question purement scientifique, et non philosophique, de la constitution moléculaire de quelque corps naturel que ce soit dépend du concept de molécule, lequel requiert pour son existence logique des représentations théoriques concernant la matière. Sans le cadre d’une théorie de la matière, la question citée est totalement incompréhensible et n’a même aucun sens. Si l’on s’interroge, à présent, sur l’origine et la fondation de ce cadre, on trouve alors des éléments qui ne sont pas toujours purement empiriques dans le sens de l’empirisme sensualiste. Et si nous allons même au-delà, jusqu’au cadre plus vaste qui comprend les différentes représentations théoriques de la matière et confère à chacune son sens et sa signification, les parties aprioriques se multiplient encore. En un mot, l’empirisme est faux dès que l’on sort des questions purement scientifiques, au sens étroit du terme, pour s’élever aux systèmes théoriques dans lesquels ces questions sont insérées. Ces systèmes sont en relation directe avec les problèmes de fond, qui ne sont plus purement de science naturelle et qui sont à ce point indépendants de l’empirie qu’ils offrent une latitude désavouant cette fausseté qu’est l’inconditionnalité de la science de la nature. C’est là où sont les « trous », pour ainsi dire, où se glissent les conditionnalités idéelles, « aprioriques » (le sens d’a priori ne signifie ici rien d’autre que : « qui n’est pas justifié exclusivement par les données de l’empirie »). C’est là, donc, que s’arrête la « contrainte des faits », là, mais aussi là seulement, qu’intervient de manière décisive la personnalité du chercheur et sa manière déterminée de poser les questions.
Il est très important de se rendre claire cette situation et en particulier de bien distinguer ces « trous » des vides habituels qui, à l’intérieur de théories ou de systèmes de représentation fermement établis (ou considérés comme tels), existent de manière massive et sont progressivement comblés par la recherche empirique. Quiconque nie l’influence de la personnalité, avec ses propriétés raciales, sur le cours de la science naturelle peut facilement étayer sa thèse de nombreux exemples ; il lui suffit en effet de montrer les nombreuses découvertes concomitantes, indépendantes les unes des autres, et les contestations en paternité qui en résultent. De fait, la personnalité du chercheur recule d’autant plus à l’arrière-plan que le domaine de recherche est étroit et le problème étudié, spécialisé. Le chimiste qui s’appuie sur la structure chimique moderne doit suivre une direction bien déterminée pour élucider la structure d’un corps organique. Certes, il n’est pas si étroitement lié que ses capacités intellectuelles et techniques, son habileté, sa perspicacité ne puissent connaître de grandes possibilités de déploiement. Mais c’est là aussi tout ce qui intervient de la personnalité de ce chercheur dans son travail, et il serait fort présomptueux de sa part d’affirmer que d’autres chimistes suffisamment familiers avec la matière n’auraient pu parvenir au même résultat. Le travail scientifique spécialisé, sur les rails fixes de la recherche en progression, est de fait indépendant de la personnalité. Mais la situation est différente quand l’origine et la structure des « rails » est mise en question, à savoir quand les vieux rails sont abandonnés ; aussitôt nous nous trouvons de nouveau face à la « latitude » à l’intérieur de laquelle la personnalité du chercheur joue un rôle déterminant.
C’est pourquoi il appartient à l’objet de la philosophie naturelle de chercher dans les différentes phases et grandes lignes de développement de la science naturelle les endroits où entrent en jeu les conditions aprioriques qui, plus tard, dans la circulation sur les « rails », ne sont plus perçues ni connues. La philosophie naturelle et l’anthropologie raciale doivent ici travailler ensemble, la première extrayant du flux de la science naturelle les pans sujets à caution, afin que la seconde ne porte pas à faux.
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III
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Mais le fait qu’il y ait des domaines où le donné de l’empirie se tait et où s’introduisent nécessairement des éléments aprioriques est d’une importance fondamentale à un autre égard encore. Car partout où aucune contrainte ne s’exerce de « l’extérieur » et où la pensée a la plus grande latitude, aussitôt est posée la question de savoir laquelle des nombreuses possibilités de penser est correcte et vraie. Nous sommes là devant le problème philosophique du critère de la vérité, une question qui, en ce qui concerne la science de la nature, sans le moindre doute constitue l’objet principal de la philosophie naturelle.
À cet égard, j’ai souvent appelé l’attention sur le problème de la géométrie physique, et, au risque de devenir fastidieux pour le lecteur de mes écrits antérieurs, je ne peux faire autrement que d’en dire à nouveau ici quelques mots. Car c’est justement par le biais de ce problème que le cœur épistémologique du problème de la vérité peut être le mieux mis en lumière et devenir parfaitement transparent. Il s’agit du fait, avant tous « ismes » philosophiques et idéologiques, que jamais ne peut être obtenu sur la base d’une quelconque mesure un jugement infaillible sur la structure géométrique de l’espace – que soient en question les parties de l’espace les plus proches de nous ou les parties les plus éloignées du cosmos. Le problème de la géométrie physique est l’un de ces « trous » qui ne se laissent combler par aucune donnée de l’empirie et doivent l’être nécessairement par des éléments aprioriques. Mais de quelles apriorités doit-il s’agir ? Quel choix devons-nous faire entre les différentes possibilités se présentant à nous ? Nous pouvons certes choisir librement, car nous avons dans tous les cas la liberté du choix, indépendamment de la question de la liberté de la volonté ; mais nous voulons choisir de façon à pouvoir saisir la vérité, ou du moins suivre le chemin qui y conduit.
On comprend que le problème de la géométrie représente une partie réduite mais essentielle du problème de la vérité, de la question de la garantie et de l’établissement ultime des fondements de la connaissance. Ce n’est pas seulement le problème de la géométrie physique qui requiert une précondition (Voraussetzung), une « condition préalable » (Setzung im voraus) ; au plan du tout de la connaissance aussi, le discours d’une science inconditionnée est un verbiage creux. Il doit y avoir des préconditions pour que la science soit possible. Et la question de la nature et de la formation de ces préconditions s’élève d’autant plus menaçante. D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui les justifie en tant que conditions préalables ? « Elles sont peut-être, lisons-nous dans les écrits subtils et profonds de R. H. Lotze, [1] apparues avec l’esprit connaissant : elles devaient alors, en tant qu’hypothèses nécessaires sur la nature et les relations des êtres et des événements, guider le jugement sur le moindre fait se présentant à l’observation ; elles pouvaient également [2] consister en exigences issues des besoins, souhaits et expectations de l’homme pensant : elles demandaient alors à la réalité extérieure leur confirmation de façon non moins pressante, dès que l’attention se portait sur celle-ci ; elles pouvaient, enfin, [3] être tirées non pas de soi-même et nécessairement mais du contenu objectif de l’empirie comme habitudes figées de l’intellection, contenu que dans toute perception ultérieure on supposait retrouver tel que les précédentes perceptions l’avaient présenté. L’histoire de la pensée humaine nous convainc de l’égale vigueur et force de persuasion avec laquelle ces différentes conceptions s’imposèrent ; la tendance du temps présent, cependant, consiste à nier la possession d’une connaissance innée, à ôter toute justification à la contribution des exigences de l’homme pensant à la vérité, à chercher dans la seule empirie la source des connaissances certaines que nous sommes susceptibles d’acquérir de l’ensemble des choses. »9
Lotze présente ici de manière concise trois possibilités de fondation épistémologique, à savoir les modes [1] apriorique-rationnel, [2] apriorique-irrationnel (ou apriorique-émotionnel) et [3] empirique. Que l’empirique soit exclu, cela ne fait aucun doute compte tenu de ce qui a été dit plus haut ; car les « latitudes » dont nous avons parlé proviennent justement du fait que le donné de l’empirie à soi seul et de soi-même ne prescrit aucune direction déterminée unique. Lotze remarque à juste titre, en lien avec la citation précédente : « La façon dont se paye la négligence de l’empirie, la philosophie l’a douloureusement appris au cours de son histoire, sans qu’il soit besoin de nouvelles preuves de la nécessité de cette empirie ; mais par soi seule et sans préconditions qui ne relèvent pas d’elle, l’empirie est incapable de produire la connaissance que nous visons. »
Il convient de remarquer que Lotze entend le concept d’empirie dans le même sens où nous l’avons utilisé ici et comme il est entendu généralement dans les sciences de la nature. « Empirie » signifie ici ce que Hans Driesch a désigné sous le nom d’« expérience habituelle » (Gewohnheitserfahrung) et qui est communément appelé « connaissance empirico-inductive » sur la base de « l’induction généralisatrice ». Il s’agit toujours de propositions générales renvoyant à des données d’observation et qui peuvent être restreintes, voire contredites par des données empiriques ultérieures. Quand, à présent, cette « expérience » doit être rejetée en tant qu’impropre à garantir la fondation de la connaissance et quand les préconditions fondamentales d’un système de la science ne peuvent être qu’idéelles, « aprioriques », cela n’exclut pas que ces « pré-conditions » idéelles puissent être empruntées à un acte, l’acte de « faire l’épreuve » (Erfahren) de la réalité transcendante à la conscience – « où il ne s’agit pas cependant d’induction et d’abstraction au sens de Locke et de toute l’épistémologie sensualiste-empirique-positiviste, mais de ce que l’on entend par les concepts d’abstraction et de réduction dans la philosophie aristotélicienne et aristotélico-thomienne. Cela ne contredit pas le concept d’apriorisme. Car l’apriorisignifie : ‘une fois vu, alors vu pour ‘toujours’ de façon contraignante.’ Ou encore : ‘certes indépendant de ‘l’expérience’, si par expérience on entend un avoir conscient, mais indépendant du quantum de l’expérience. »10 Cette définition de l’apriori par Driesch peut servir de commentaire au fameux principe kantien selon lequel toute notre connaissance commence avec l’expérience mais qu’elle ne peut pour cette raison être tirée entièrement de notre expérience. L’expérience signifie ici d’abord seulement le conscient avoir de quelque chose, tout bonnement un « faire l’épreuve » (Erfahren) de quelque chose. Et il n’est nul besoin de souligner que, sans ce « faire l’épreuve de », aucune connaissance ne peut venir au jour. Cependant, l’expérience ne naît pas tout entière de « l’expérience habituelle », c’est-à-dire que toute connaissance n’est pas un produit de « l’induction généralisatrice ». Il y a des connaissances a priori, dont la validité n’a besoin d’aucune confirmation par des expériences répétées, et qui par conséquent ne peuvent non plus être contredites par aucun donné de l’empirie. Si nous nous limitons à cette définition épistémologique formelle de l’apriori, la question reste ouverte de savoir s’il s’agit d’« idées innées », de schémas de pensée, règles de recherche, modalités de liaison exclusivement tirés du Je, c’est-à-dire s’il s’agit de « lois » au sens de pures normativités, ou bien si n’est pas plutôt tirée au moyen d’un acte de l’intuition et de l’Erfahren la réalité, transcendante à la conscience, qui sous-tend la normativité apriorique.
La difficulté principale d’une fondation de la science de la nature consiste avant tout en ce qu’il existe de nombreuses possibilités aprioriques-idéelles, et la question de la fondation correcte culmine dans la question du choix juste. Lorsque Kant, dans ses Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, tenta de réaliser la fondation apriorique de la science de la nature, en se donnant pour tâche d’isoler la partie « pure » (c’est-à-dire apriorique-idéelle) de la science mathématique de la nature et de l’ancrer dans un fondement ferme et inattaquable, le problème était posé de manière essentiellement plus simple qu’aujourd’hui (ce qui ne porte bien sûr aucune atteinte à la grandeur de Kant et à la génialité de sa tentative de fondation). Car à l’époque il n’y avait qu’une seule logique, qu’une seule géométrie et qu’une seule mécanique – trois domaines « classiques » associés aux noms d’Aristote, d’Euclide et de Newton –, si bien que Kant pouvait se cantonner à l’isolement et à la fondation ultime de la partie « pure », c’est-à-dire apriorique, de la science de la nature. Nous avons quant à nous, aujourd’hui, à côté de cette matière classique, une quantité d’autres possibilités. Les logiques non aristotéliciennes, les géométries non euclidiennes et les mécaniques non newtoniennes à notre disposition sont des systèmes formellement irréprochables susceptibles de produire des connaissances. À cette richesse s’ajoute la tendance croissante à ne plus considérer la science mathématique de la nature, qu’elle soit indifféremment traitée de manière « classique » ou « non classique », comme le modèle et l’idéal de la science générale de la nature – une tendance qui culmine dans l’exigence d’une base fondamentalement nouvelle de la science naturelle. Ceci reste encore en partie occulté par le dilemme auquel il a déjà été fait allusion en discutant la formulation de Lotze, à savoir, si la fondation de la connaissance est purement apriorique-rationnelle ou bien si des éléments irrationnels et émotionnels n’ont pas aussi leur mot à dire dans ce travail.
Quelques physiciens, à la tête desquels Werner Heisenberg et Pascual Jordan, ont trouvé un expédient simple et, sur le plan pratique, suffisant pour sortir de ces difficultés. Ils partent du point de vue positiviste selon lequel il s’agit seulement de présenter sous forme mathématique un ensemble de données d’observation le plus simplement possible, la définition du concept de simplicité étant fournie par la stipulation de réaliser la liaison des relations des données connues expérimentalement avec leurs systèmes mathématico-physiques respectifs le plus directement possible, c’est-à-dire avec l’élimination la plus large de chaînons inobservables. Il en découle sans problème une division de la science naturelle mathématisable en deux domaines : un domaine physique classique et un domaine non classique. Le domaine classique s’étend partout où il parvient à lier les données de l’empirie, conformément au concept de simplicité indiqué, au système physique classique. Là où ce n’est plus possible sans heurter l’exigence de simplicité en question, le domaine non classique commence. Il s’agit alors de s’éloigner du système classique et de développer un nouveau système qui fournisse la liaison la plus directe possible (au sens du concept de simplicité tel que défini) avec les résultats des mesures.
Ce procédé, où il est permis de voir un étayage méthodologique du mathématisme, est, comme nous l’avons dit, pleinement suffisant et satisfaisant pour la pratique quotidienne habituelle de la recherche et de la théorisation, ce qui doit être encore une fois souligné. Il faut cependant montrer avec tout autant d’insistance qu’il ne s’agit que d’un expédient qui élude le problème central de la philosophie naturelle et ne peut pas du tout être considéré comme une tentative de solution à ce problème. Car, tout d’abord, il manque au point de départ positiviste une fondation plus profonde, et, ensuite, la thèse de la défaillance partielle ou totale des fondamentaux physiques classiques est seulement affirmée et en aucun cas démontrée. Le système physique classique est certes « défaillant » dans de nombreux domaines du champ infiniment étendu de la recherche physique dès lors que l’on présuppose « dogmatiquement » une exigence de relation le plus directe possible des résultats de mesure avec le système. Mais il faut bien voir que cette exigence manque justement d’une fondation propre. Si on l’abandonne, rien n’empêche de chercher à l’aide d’autant de chaînons que l’on veut la liaison de tous les résultats de mesure au système classique. Et il n’a jamais été rigoureusement prouvé que cette tentative se heurte à des obstacles « principiellement » insurmontables. On rejoint ici ce que nous avons dit au sujet de la théorie maxwellienne de l’électricité. L’échappatoire positiviste doit donc être laissée de côté dans le traitement du problème central de la philosophie naturelle.
Ainsi, il est inutile d’entrer en détail dans les nombreuses discussions épistémologiques les plus récentes, se rattachant principalement à la mécanique quantique. Tous ces débats (par exemple la question de la relation de la théorie quantique à l’épistémologie kantienne) partent du présupposé qu’il existe à l’encontre des moyens et des méthodes de la physique classique un obstacle principiellement insurmontable – le « principiel » restant indémontré. Dans cette situation, on ne voit nullement, en tant que philosophe, quel sens peut bien avoir par exemple la discussion de la possibilité d’une réconciliation de l’indéterminisme de la théorie quantique avec la théorie kantienne des catégories, dès lors que le formalisme de la mécanique quantique représente seulement une possibilité mathématique descriptive et que l’impossibilité d’un traitement physique classique des résultats expérimentaux en physique atomique n’est pas démontrée principiellement. Cela se ramène à ce qui est fondamentalement possible et impossible, et le philosophe ne saurait être sur ce point, comme nous l’avons dit, trop tatillon. L’existence factuelle de théories non classiques et leur employabilité pour maîtriser théorétiquement les problèmes n’est pas pour le philosophe une raison suffisante pour intervenir dans ces discussions « épistémologiques », à moins qu’il ne se sente autorisé, comme récemment Theodor Haering, à rejeter les prétentions philosophiques de physiciens philosophant sur des bases dépourvues de fondement (in : Die Tatwelt, Jg. 18, H. 1, p. 43 ss. : « Quantenmechanik und Philosophie »).
Une possibilité d’aborder le problème de la fondation apriorique de la science par des moyens légitimes se présente si l’on envisage le progrès de la maîtrise de la nature et qu’on le soumet à une analyse historico-épistémologique. Car, aussi douteux et problématique que soit le concept de progrès au regard du théorique et de ce qui est réellement « connaissable », on ne peut douter que le développement de la science expérimentale se manifeste dans une domination croissante de la réalité, et l’on peut donc incontestablement parler en ce sens d’un progrès continu. « Chercher au moyen d’une analyse du processus de développement de la physique expérimentale les forces motrices et formatrices qui s’avèrent décisives pour ce développement ou y participent de façon essentielle, fait donc sens. Une telle analyse ne devrait pas seulement permettre de comprendre la cohésion interne du progrès authentique et incontestable mais aussi être d’une importance capitale pour le versant théorique de la science naturelle. Car il va de soi que les facteurs qui contribuent de manière essentielle à la production de résultats expérimentaux, non seulement ne doivent pas, au niveau théorique, être négligés, voire convertis en leur contraire, mais en outre ils doivent offrir le fondement inaliénable du travail de théorisation scientifique et de toutes les considérations attenantes. » C’est en ces termes qu’en d’autres lieux j’exprimai cette possibilité et esquissai le statut de l’analyse épistémologique historico-critique11.
Ernst Mach eut déjà l’idée d’emprunter cette voie, bien qu’il ne lui fût point possible de la suivre de manière cohérente en raison de ses présupposés empiristes. « Sans être le moins du monde philosophe ni vouloir recevoir ce titre, lisons-nous dans ses écrits, le chercheur scientifique a le plus grand besoin d’élucider les processus par lesquels il acquiert et élargit ses connaissances. La route la plus évidente pour ce faire est de porter son attention sur l’accroissement des connaissances dans son propre domaine et ceux qui lui sont voisins, et surtout d’examiner un à un les motifs directeurs des chercheurs. »12 Mais tandis que Mach, pris dans l’ivresse du progrès propre à sa génération, avait en vue « l’accroissement des connaissances » et par ailleurs, comme nous l’avons dit, travaillait avec un parti pris empiriste, nous écartons quant à nous le progrès, devenu problématique à nos yeux, des « connaissances » et nous nous en tenons au développement technico-expérimental permettant l’accroissement de la maîtrise de la nature.
Si nous analysons une section du développement de la physique expérimentale de façon à pouvoir examiner non pas seulement « un à un les motifs directeurs des chercheurs » mais tous les préparatifs intellectuels et techniques qui contribuèrent de manière essentielle à la réalisation des appareils expérimentaux, des protocoles de recherche et des résultats d’expérimentation, nous trouvons alors, sans exception, que ce sont les principes de la logique classique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne qui déterminent en tant que facteurs formateurs de nature mentale et physique le cours du développement expérimental et sont ainsi responsables de l’authentique « développement de la physique ». Cela se manifeste de la manière la plus claire dans les séquences de l’histoire de la physique où s’est accompli le passage de la recherche purement qualitative aux premières déterminations de mesure, là où, par conséquent, les anciens chercheurs firent face à la tâche de déterminer les relations qualitatives de dépendance aussi par leur côté quantitatif, par les causes et les effets de leurs grandeurs, quantités et intensités – en un mot : quand l’on voulait mesurer mais que l’on n’avait pas encore d’instruments de mesure. Il devient ici parfaitement clair que la recherche expérimentale de la nature commence avec les premières réflexions à l’origine des instruments d’expérimentation et de mesure, et que les concepts de base et les relations fondamentales de la logique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne portent et pénètrent l’ensemble du développement de la physique.
C’est le mérite de Dingler d’avoir le premier reconnu et dégagé ce rôle fondateur des « apriorités classiques » (pour le dire de manière courte). Pour apprécier pleinement l’importance de l’accomplissement de Dingler, il faut garder à l’esprit que la découverte de la base activiste-idéaliste du développement de la physique découle, sur des aspects essentiels, de la fondation épistémologique désignée traditionnellement par le nom d’idéalisme. Car, dans l’origine et le cours du développement de la physique, les apriorités classiques interviennent sous la forme d’instructions pour l’agir et de règles de production qui à leur tour ont leur fondement ultime, selon Dingler, dans la « volonté d’évidence » (Willen zur Eindeutigkeit). De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique).
Il est clair que cette exigence ne peut être directement remplie que de manière restreinte. Dingler l’a lui-même dit et redit, et il a tout aussi souvent affirmé que, dans la plupart des cas, pour une maîtrise théorique des résultats de mesure, des « concepts-couvertures » (Deckbegriffe) devaient être introduits, qui selon les circonstances pouvaient aussi bien ne pas être « classiques ». Le concept de Dingler de « concept-couverture » correspond à ce qu’en discutant du mathématisme nous avons appelé « solution provisoire », et l’on comprend facilement que la compétition entre physique classique et non classique, à ce point de vue, doit se traduire par une différence de « mentalité ». Ce qui d’un côté est regardé comme donné par la nature et définitif et sert de base à des conclusions de grande portée conformes à la « nature » et à la « connaissance », de l’autre côté (classique) est considéré comme un simple « concept-couverture » (qui comporte en soi la tâche d’étayer pas à pas de tels concepts par des schémas conceptuels classiques et, à terme, de les remplacer par ces derniers). La réconciliation continument recherchée et à ce jour non réalisée entre la physique classique et moderne sera faite quand les physiciens modernes accorderont que les théories non classiques, tout comme les théories classiques qui ne sont pas encore rattachées à la mécanique, doivent être considérées comme des concepts-couvertures et tireront les conséquences qui en résultent.
Il ne peut être notre tâche ici de traiter en détail du système dinglérien – que Dingler nomme le « système de l’évidence méthodique » (eindeutig-methodische System). Disons seulement encore que la fondation dinglérienne de la science naturelle mathématique est d’une importance philosophique d’autant plus grande qu’elle situe le cœur inaliénable de l’idéalisme et de la fondation a priori de la connaissance dans sa juste lumière et ouvre de surcroît des perspectives significatives. L’idéalisme philosophique est, on le sait, largement tombé en discrédit du fait qu’on a vu dans les « idées » des normes supraterrestres, détachées de la réalité du monde, et que l’on se croyait ainsi autorisé à rejeter tout « idéalisme » en raison de son supposé caractère hors de réalité. Hans Heyse, dans son œuvre fondatrice Idee und Existenz, a pris position à très juste titre contre cette conception, et démontré que le véritable cœur de la doctrine platonicienne des idées (le fondement de toutes les philosophies et gnoséologies idéalistes) était l’indissoluble lien de l’idée avec la réalité politico-historique. Il faut sans doute mettre cette conception en parallèle avec le fait de base qui constitue, en référence à la science naturelle mathématique, le cœur du système de l’évidence méthodique. Ici, « l’idée » n’a pas, comme chez Kant, la fonction de rendre possible la construction systématique de la théorie scientifique ; elle est engrenée dans l’existence du tout de la science naturelle mathématique – du tout qui s’étend de la planification avant la construction des instruments d’expérimentation et de mesure jusqu’à l’interprétation et connexion des résultats expérimentaux. Mais dans la construction des outils de recherche et dans la conduite des expériences entre en jeu l’apriorique-idéel sous la forme de « l’apriori poïétique » (Herstellungsapriori) comme une force active qui, de la manière la plus « réelle » qui soit, intervient dans la réalité de manière formatrice et créatrice.
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IV
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Nous ne sommes pas encore parvenus à la couche la plus profonde. Derrière les apriorités classiques qui en tant qu’idées formatrices dominent et imprègnent le tout de la science naturelle mathématique, apparaissent en tant qu’idées porteuses ultimes la volonté de maîtrise univoque de la réalité naturelle et le concept d’une nature fluctuante, plus ou moins instructurée. Ainsi, la « mécanistique » tout entière de « l’image du monde » physique classique devient un instrument de maîtrise mentale et technique du donné. Il ne s’agit pas, dans cette approche, d’une investigation de la structure du donné : le donné est structuré et par là même propre à être pensé et manipulé.
À l’opposé, on trouve la conception de la structure existante du donné (qui doit être « étudiée »), à laquelle, tant pour la physique classique que non classique, l’idée de la « machine du monde » confère son fondement ultime. Ce qui dans le cadre du système de l’évidence méthodique sert de moyen pour l’appréhension intellectuelle et la maîtrise technique du réel, apparaît là comme édifice et fonction de la machine du monde. Il est tout à fait indifférent que la machine du monde soit pensée comme composée de corpuscules intuitionnables ou de relations mathématiques non intuitionnables, indifférent qu’on l’intègre dans un espace euclidien à trois dimensions ou dans un continuum espace-temps non euclidien à quatre dimensions ou dans n’importe quelle autre configuration spatiale avec autant de dimensions que l’on veut, indifférent encore qu’elle fonctionne dans sa microstructure d’après des lois causales-mécaniques ou d’après des lois « seulement statistiques ». Dans l’idée fondamentale d’une machine du monde cachée « derrière » le « monde des sens », et qui vrombit à côté de son créateur divin selon la volonté de celui-ci, la physique classique et la physique mathématique s’accordent, et c’est bien à tort que cette dernière prétend avoir surmonté le mécanisme. La mécanicité métaphysique, c’est-à-dire l’idée de la machine du monde, ne sera surmontée que par un nouveau principe de base, par une autre idée fondamentale – que ce soit en convertissant, au sens de Dingler, la question de la structure du monde en la tâche d’agir pour structurer le monde en vue de le rendre pensable et manipulable (où la mécanique physique classique est nécessairement le seul instrument possible de réalisation) – ou que ce soit en prenant pour point de départ un concept de nature entièrement différent.
Que faut-il entendre, cependant, par concept de nature entièrement différent ?
Nous serons plus à même de répondre à cette question quand nous l’aurons examinée sous l’angle d’une problématique connue et souvent discutée, qui se rapporte aux limites de l’efficacité de la méthode physique ou plutôt aux limites du système de l’évidence méthodique.
Ici, c’est bien connu, c’est le biologique qui occupe la place centrale, où se remarque surtout la circonstance que l’organisme vivant nous impose la question du but et de la prestation de ses organes, tandis que dans un système physique, de quelque degré de complexité que ce soit, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un « organisme », une telle nécessité n’apparaît pas.
On peut certes appréhender les organes des plantes et des animaux de manière purement morphologique, c’est-à-dire sans tenir aucun compte de la dimension physiologico-téléologique, ce qui, en grand style et avec l’intention de fonder théoriquement la morphologie comparative, fut réalisé de manière conséquente pour la première fois par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui est encore courant, dans une optique pratique de classification, dans la systématisation zoologique et botanique. De même, on peut tout aussi bien interpréter les processus au sein de systèmes et agrégats inanimés de manière téléologique. Mais, dans le premier cas, se limiter à l’examen purement morphologique n’abolit pas la nécessité de la question de la finalité, pas plus que l’explication physico-chimique complète d’une réaction enzymatique ne répond à la question du rôle de cette réaction dans le métabolisme de l’organisme, laquelle est justement la question biologique spécifique. Mais, dans le second cas, c’est un élément d’une importance capitale que les faits considérés n’imposent aucunement le questionnement téléologique. Toutes les spéculations téléologiques que l’on peut avoir au sujet par exemple de la formation du système planétaire, de la position de l’axe terrestre, etc., et qu’un Herder a développées de manière si convaincante, sont précisément des spéculations au sens le plus exact du terme, c’est-à-dire que l’on peut certes y recourir mais il n’y a rien là-dedans qui pourrait être gagné au sujet de la question qui leur sert de fondement. La formation du système planétaire, la position de l’axe terrestre, les constantes physiques de l’eau et de l’air – tout cela peut être complètement compris sans questionnement téléologique, du moment que les causes efficientes respectives sont complètement connues. L’organisme, au contraire – indépendamment de l’état des connaissances physico-chimiques –, n’est jamais compris qu’autant que l’on peut savoir quel sens assigner aux particularités morphologiques et physiologiques pour le tout de l’organisme.
Le grand Kant, dans la Critique de la faculté de juger, a reconnu et cherché à fonder le droit de la question relative aux finalités des propriétés et prestations des organismes. Mais la meilleure formulation des faits est fournie par Schopenhauer, quand il écrit que « les causae finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique ». « De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. » Et plus loin Schopenhauer souligne le sens et la valeur de la réflexion téléologique en ces termes : « Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation [sanguine] que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. »13
Comme on le sait, l’appréhension téléologique de l’organisme renferme en elle le problème majeur de l’organique, le problème du vitalisme ou de l’autonomie, un problème qui appartient à la philosophie naturelle car elle culmine dans la question de savoir s’il est permis d’introduire la « cause finale » – qu’on veuille l’appeler « force vitale », « entéléchie », « plasticité » (nisus formativus) ou encore « le tout » – non seulement en tant que principe régulateur du jugement mais aussi en tant que principe constitutionnel d’explication. C’est ainsi que le problème du vitalisme apparaît souvent comme l’objet majeur de la philosophie naturelle ; mais il convient aussitôt de faire remarquer que, même si cette permission devait être refusée avec de bonnes raisons, cela ne suffirait pas à réprimer le sentiment de doute toujours renaissant, auquel seul un autre concept de la nature pourrait ôter sa justification logique.
En outre, il faut appeler l’attention sur les questions autour de l’historicité dans le cadre de la nature. Le point central de tous les problèmes attachés à ces questions se trouve dans la circonstance, déjà énoncée par de nombreux penseurs, que le véritable flux temporel lié à tout devenir n’entre pas dans les équations de la science naturelle mathématique. Dans la physique mathématique, à la place de la succession causale dans le cours du temps orienté univoquement du passé vers le futur, on se sert d’une dépendance purement « fonctionnelle » et indépendante du temps, ce qui conduisit Mach, c’est bien connu, à se débarrasser entièrement du concept de causalité et à le remplacer par celui de dépendance fonctionnelle. Or, de même que la physique ne peut se passer, dans sa construction, ni du temps ni de l’authentique causalité inscrite dans le temps – car elle ne serait alors pas du tout capable de produire des équations –, de même les sciences historiques, dans leur totalité, ne peuvent se passer de la pensée temporelle et causale.
Les sciences historiques doivent même aller au-delà de la pensée causale-temporelle impliquée dans les équations de la physique mathématique, parce que dans leur domaine les événements uniques jouent un rôle fondamental, de sorte qu’un plus haut degré de liaison et de dépendance au temps entre en jeu, que l’on peut, en l’opposant à la liaison et dépendance relative des processus causaux physiques, répétés et répétables, appeler une liaison et dépendance absolue. Car, si la succession temporelle se voit dissoute dans la physique mathématique « achevée », cela tient ultimement à ce que celle-ci ne peut intégrer dans son système que des effets reproductibles. L’activité la plus essentielle de la physique expérimentale ne consiste pas, comme on le croit souvent, à « observer » la « nature » ; elle conduit bien plutôt à extraire de la diversité du réel des effets isolés, et ce de façon que chaque effet isolé puisse être reproduit à volonté de la même manière exactement. Quand il se produit quelque chose d’inattendu, de jamais vu, la physique ne considère pas ce phénomène comme quelque chose d’unique, mais au contraire le travaille aussi longtemps qu’il faut pour ou bien qu’il s’inscrive dans le domaine des effets reproductibles déjà connus ou bien qu’il cristallise en tant que nouvel effet reproductible. Il ressort de ceci que le « temps » tel que le voient l’historien et l’historien de la nature, pour la physique en quelque sorte n’existe pas. C’est l’effet en tant que tel qui est essentiel, ainsi que sa reproductibilité ; quand il apparaît ou est produit, est complètement indifférent. Au contraire, les objets des sciences naturelles historiques sont liés au temps de manière absolue. L’apparition des premiers mammifères terrestres, l’atrophie du bassin des siréniens, la chaîne hercynienne, même, déjà, la formation d’une roche sédimentaire déterminée – tout cela, ce sont des événements uniques, authentiquement historiques.
Qu’il en découle pour la recherche en histoire naturelle des méthodes et des lois spéciales, n’a besoin d’aucune démonstration ou fondation, et ce serait une tâche importante de la philosophie naturelle, en suivant l’histoire de la recherche naturelle historique de Leibniz, d’isoler de l’abondante matière scientifique, de Buffon jusqu’aux temps présents, les idées, les méthodes et les lois des disciplines naturelles-historiques afin d’éclairer leur structure logique et épistémologique. Mais la question centrale de la philosophie naturelle, qui se pose au contact de ces faits et contient en soi toutes les autres questions connexes, est de savoir si cette méthode et ces lois spéciales peuvent revendiquer pour elles, en termes philosophiques, un droit spécial ou bien si elles ont un statut provisoire, c’est-à-dire s’il est possible d’appréhender les événements historiques uniques comme des conséquences nécessaires de l’interaction des facteurs qui dans le domaine de la physique constituent les éléments des effets reproductibles. Mais ici, encore une fois, s’immiscera toujours le sentiment de n’avoir pas saisi l’essentiel, même quand la liaison avec la physique aura été démontrée logiquement nécessaire et principiellement possible. La tentative de justifier logiquement ce sentiment lui-même ne serait possible que sur la base d’un « concept de nature fondamentalement différent » (et forcément apriorique).
Pour finir, abordons ces modes de recherche et d’analyse qui ne sont pas, ou pas directement, en relation avec la recherche causale dans le sens scientifique commun, en particulier physique.
Au premier plan se trouve ici la morphologie idéaliste, avec ses réflexions de fond sur le concept d’homologie. Un puissant courant de recherche et de pensée, historiquement attaché aux noms de Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, de Candolle – pour ne citer que les plus importants –, et qui avec Carl Gegenbaur et Ernst Haeckel a pratiquement disparu de la scène pendant des décennies, a refleuri au siècle présent. Le problème central de la morphologie idéaliste tourne aujourd’hui autour de la question de savoir si la morphologie comparative en tant que science des relations de forme et de ressemblance des organismes devrait être fondée et orientée typologiquement ou phylogénétiquement. Cela semble être de prime abord une question restreinte à la discipline, et ça l’est jusqu’à un certain point et selon une certaine approche ; cela devient toutefois une question de philosophie naturelle, et touche même au principal objet de celle-ci, dès lors que la critique de la fondation phylogénétique de la morphologie comparative tourne au rejet de la théorie de la descendance et de la recherche causale-historique elle-même.
En étroite relation avec ceci se posent les questions typiques de la pensée de la morphologie idéaliste, savoir s’il est permis et justifié de considérer des propriétés structurelles globales des animaux et des plantes au point de vue de l’utilité. Car, si chaque organe et chaque processus organique nous pousse à la question de la finalité, c’est-à-dire de l’utilité pour l’animal, les éléments des plans structurels des grandes familles ne sont pas concernés par les questions de finalité et d’utilité. De fait, on ne demande la finalité et l’utilité que des organes particuliers et spécialement de leurs arrangements particuliers, non la finalité et l’utilité du plan originel. De ce dernier on peut seulement dire qu’il est ce qu’il est, et la question de sa finalité et utilité pour l’individu est dépourvue de sens parce qu’il ne représente rien de plus que le plan général de la classe tout entière. Mais justement en ceci il y a conflit avec la théorie darwinienne, « mécaniste », de la descendance, qui requiert une prise en compte continue de l’utilité, si l’on n’entend pas le « plan structurel » comme un concept général au sens nominaliste.
Ainsi, le problème central de la morphologie idéaliste et celui aussi de la théorie de la descendance débouche sur le problème des universaux de la philosophie, ce qui devrait suffire à démontrer l’importance pour la philosophie naturelle de la morphologie idéaliste et sa relation avec la problématique de fond de la science de la nature.
Le renoncement à la relation causale, nécessaire et essentiel dans toute recherche de morphologie idéaliste, en soi ne contredit bien sûr pas la recherche causale et l’exigence d’explication causale. Les difficultés se présentent seulement quand des relations « idéelles » de nature non causale sont avancées pour expliquer des phénomènes qui selon la conception scientifique courante réclament une explication causale. Pour éclairer ce problème, je renvoie à l’excellente étude de Hans André sur la polarité de « l’individualité » et de la « reproduction » parmi les plantes14. André montre comment la loi non causale de la « polarité individualité-reproduction » est présente dans l’ensemble de la flore, et voit en elle la clé pour la solution du problème de la métagenèse ou alternance de générations, qui normalement, c’est-à-dire au point de vue de la science naturelle courante, exige une solution causale dans le cadre de la théorie de la descendance. Nous retrouvons ainsi la problématique des fondements. Car se pose maintenant la question : quelle fondation peut être apportée au « nouveau » point de vue (historiquement parlant, il est ancien !) et dans quelle relation se trouve-t-il avec l’« ancien » point de vue (historiquement parlant, il est « nouveau » !) ?
La notion de « concept fondamentalement différent de la nature », qui apparaissait déjà dans les problèmes traités plus haut, se manifeste ici plus clairement, même si ses contours ne peuvent encore être tracés (ce qui n’est pas non plus notre objet ici). Ce qui est clair, c’est que la question de la fondation du « nouveau point de vue » ne peut avoir sa justification que dans un concept de nature qui n’ait rien à voir avec celui de machine du monde ni avec celui d’une nature fluctuante, pour ainsi dire informe et devant d’abord être structurée par nous-mêmes, et qui en revanche représente en soi – ce concept – une idée, une « supposition préalable ». Quiconque part du concept de machine du monde doit nécessairement ignorer les problèmes soulevés ici, comme on le voit dans toutes les images physiques du monde (qui se fondent toutes sur le concept de machine, qu’elles soient « mécaniques », « électrodynamiques », « énergétiques », « relativistes », « quantiques », ou comme on voudra les nommer). Quiconque, partant du concept d’une réalité fluctuante et de la volonté d’évidence, développe l’instrument de la maîtrise mentale et technique de la réalité, appliquera cet instrument partout et ne laissera subsister d’autres modalités de recherche et d’examen, sans considération d’un « nouveau point de vue », que dans la mesure où ce seront des mesures nécessaires à l’analyse et à la mise en ordre du donné.
Supposons que ce travail d’analyse et d’édification tel que le préconise le système de l’évidence méthodique s’applique sans restriction dans les domaines biologique et historique également, supposons en outre que tout ce qui, de reste, semble se baser sur un « nouveau point de vue » se laisse interpréter complètement comme travail préparatoire méthodique pour l’analyse et l’arrangement du donné : la question d’un concept fondamentalement différent de la nature ne deviendrait pas pour autant sans objet. Car toujours se manifestera, tantôt ici et tantôt là, tantôt fortement et tantôt faiblement, le besoin de voir dans la nature davantage et autre chose qu’une masse, quand bien même originaire, vivante et parcourue de forces, mais au fond informe et anarchique, qui recevrait grâce à nous seulement une structure et un ordre nomothétique. Ici se manifeste clairement l’émotionnel, l’irrationnel, et nous comprenons à présent l’importance de la question, posée quand nous avons discuté de la pensée de Lotze, de la justification de tels éléments dans les affaires de fondation épistémologique.
Ainsi l’objet principal de la philosophie naturelle débouche-t-il finalement sur la métaphysique et l’ontologie, c’est-à-dire là où, dans un sens difficilement saisissable avec des mots et en tout cas pas dans le sens scientifique, il est question des concepts de « nature » et de « monde » dans leur signification première et ultime, la plus profonde, ainsi que de la finalité la plus haute, enracinée dans l’éthique, de la science. Il n’y a absolument rien que la « recherche » – au sens scientifique – puisse faire ici. Car toute recherche dans et de la nature présuppose toujours un concept déterminé de la nature, même s’il est souvent flou dans la conscience du chercheur et lié à l’opinion erronée que ce concept serait tiré de « l’empirie » par « induction généralisatrice ». Même Goethe, qui, comme on le sait, se flattait d’avoir été, au contraire de la science de l’école, un observateur de la nature sans contraintes, sans préjugés, fidèle et soumis aux phénomènes, portait en réalité avec lui un concept de la nature et du monde essentiellement achevé. Ce concept était toutefois différent de celui des « mathématico-opticiens », ce qui signifie que la nature parlait à Goethe dans une autre langue et se dévoilait à lui par une autre image (celle dont il portait les contours en lui). Nous savons aujourd’hui que cette image n’est pas « fausse », comme les physiciens de l’école le dirent, mais aussi que Goethe se trompait lui-même quand il crut avoir porté à l’optique newtonienne un coup mortel. Cette singularité ne peut étonner que ceux qui n’ont pas encore compris que la nature, toujours bienveillante, « confirme » ce que l’on veut voir confirmer car elle le peut dans son infinie et inépuisable richesse. C’est justement pourquoi la question du concept vrai de la nature est un problème de la métaphysique et de l’ontologie – là où la philosophie naturelle, avec confiance, remet son objet à la dernière et à la plus haute instance et cesse d’être une « philosophie naturelle » au sens étroit.
Notes
1 Th. Vahlen, « Die Paradoxien der relativen Mechanik ». Deutsche Mathematik, 3e supplément, Leipzig 1942, p. 27.
2 B. Bavink, Ergebnisse und Probleme der Naturwissenschaften, 7e éd., Leipzig 1941, p. 128.
3 B. Thüring, Albert Einsteins Umsturzversuch der Physik, 1e éd., Berlin 1941, pp. 33 ss.
4 M. Schlick, « Naturphilosophie ». In : M. Dessoir, Die Philosophie in ihren Einzelgebieten, Berlin 1925, p. 440.
5 F. Rosenberger, Die Geschichte der Physik, Braunschweig 1887-1890, 3 vol., p. 771.
6 W. Müller, « Die Lage der theoretischen Physik an den Universitäten ». Zs. f. d. ges. Natwiss. Heft 11/12, 1940, pp. 281-298.
7 Le professeur W. Fucks d’Aix-la-Chapelle a eu la gentillesse de me montrer ces possibilités, ce pour quoi je tiens à lui exprimer ici mes remerciements les plus amicaux.
8 M. Planck, Wege zur physikalischen Erkenntnis, Leipzig 1933, p. 169.
9 H. Lotze, Metaphysik, 2e éd., Leipzig 1884, p. 4.
10 H. Driesch, Wissen und Denken, Leipzig 1919, p. 72 ss.
11 E. May, « Über die Anfänge der Elektrik ». Zs. f. d. ges. Natwiss., Heft 9/10, 1940, 217-242, p. 217.
12 E. Mach, Erkenntnis und Irrtum, 3e éd., Leipzig 1917, préface.
13 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément au Livre II, Ch. 26. [Traduction française d’A. Burdeau]
14 H. André, Die Polarität der Pflanze als Schlüssel zur Lösung des Generationswechselproblems, Jena 1938.
