Tagged: Mallarmé
Philo 46 Philosophe contre homme de lettres
Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.
On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.
Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.
*
Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».
*
Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.
*
Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).
*
Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.
*
Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.
*
La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.
*
On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.
*
(i)
Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?
Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.
Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)
(ii)
Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.
*
Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.
*
Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.
*
Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.
*
Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.
*
Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?
*
Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».
*
Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)
*
The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.
*
Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.
*
La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
*
Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.
*
Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.
*
« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.
*
Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.
*
Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.
*
Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.
*
« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).
Qu’auraient été tes thés ? Tépides.
*
La propagande pédophile de l’antifascisme
Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.
*
« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »
*
Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.
*
Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.
*
Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.
*
Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.
*
La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.
*
Lycée Sex Pistols-No Future.
*
Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».
*
Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.
*
Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?
*
« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.
*
La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.
*
« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)
*
Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).
(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)
*
L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ
Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.
Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.
À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.
*
« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)
*
Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.
*
Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.
*
Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.
*
Philosophe contre homme de lettres
Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.
Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.
Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.
Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.
L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.
Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.
Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.
L’art poétique sophistique de Paul Valéry
« J’ai toujours fait mes vers en me regardant les faire, en quoi je n’ai jamais été proprement poète. » (Cahiers : Ego scriptor)
On ne saurait mieux dire. Seulement cette attitude a fait école en poésie, et c’est ce qu’on appelle aujourd’hui poésie, improprement. Le poète romantique se regardait vivre, le poète contemporain se regarde écrire.
*
De l’inspiration à l’œuvre
« Le poète n’obéit au mètre qu’en sacrifiant sa pensée initiale. » (Cahiers : Poésie)
Il n’y a pas de pensée initiale, seulement une idée dans le mode par défaut de l’intellect : la pensée est donnée par l’inspiration au cours de l’écriture et n’est pas initiale.
Dans son mode par défaut, l’intellect ne « pense » pas : il brasse toutes sortes de perceptions immédiates mêlées de souvenirs, d’impressions plus ou moins fortes et de cogitations plus ou moins informes. Et toute concentration sur un objet dans l’intellection n’est pas encore non plus de la pensée : souvent il s’agit d’une simple rêverie éveillée. La forme, dont la présence permet seule de parler de pensée, n’apparaît qu’au cours d’un travail de l’intellect : c’est son œuvre qui est la pensée du poète.
L’œuvre résulte d’une inspiration mise en forme par un travail. Ainsi, l’art n’est jamais spontané car c’est un travail. Le travail du poète se caractérise par une « idée initiale » qui est l’inspiration première. Cette idée n’est pas encore une pensée, et le mètre de la poésie versifiée n’oblige à aucun sacrifice à cet égard : il sert au contraire à donner forme à l’idée pour qu’elle devienne une pensée, une œuvre. Le vers est une forme préétablie : en coulant l’inspiration dans la forme du vers, on parvient à une œuvre. En jetant son inspiration sur le papier par écriture automatique, dans le cas extrême des expérimentations du surréalisme, on ne fait que transcrire le mode par défaut de l’intellect ; l’intérêt d’une telle démarche est purement expérimental et n’est culturel qu’au sens secondaire d’objet de commentaire pour les spécialistes.
ii
« J’observais que : de même que les opérations purement abstraites, algébriques, aboutissent, dans beaucoup de cas, à de bons résultats de physique, la pensée « physique » n’ayant joué aucun rôle pendant l’intermède analytique, ainsi, des combinaisons verbales essayées et effectuées, sans grand égard à une idée initiale à exprimer, mais avec souci de leur efficacité propre – et, au besoin, avec toute liberté de changer l’idée mère – permettaient de former les objets poétiques les plus « parfaits ». » (Cahiers : Ego scriptor)
Ici, Valéry parle d’idée initiale plutôt que de pensée initiale. Il ne fait pas de différence entre un objet de cognition avant et après une mise en forme, faute d’avoir compris qu’il existe un mode par défaut de l’intellect. Une fois cette remarque faite, on peut dire que la prémisse, dans ce passage, n’est pas complètement fausse, mais une « idée initiale à exprimer » est néanmoins, dans le sens où Valéry l’entend, erronée. Nous avons dit précédemment qu’un poète se caractérise par une idée initiale qui est l’inspiration. Or il ne s’agit pas d’une idée en tant que pensée, comme l’entend Valéry qui emploie indifféremment les deux termes : cette idée n’est pas un programme à exécuter (que le mètre empêcherait de conduire à bien tel quel et obligerait à modifier) car un programme est déjà une pensée. Dans l’idée « je veux exprimer ‘ça’ », ce « ça » n’est pas déterminé dans la phase antérieure au moindre travail de conception. Ce « ça » n’est pas encore une pensée, laquelle résultera du travail consécutif à la volonté ainsi exprimée ; c’est une simple stimulation qui, aussi intense qu’elle puisse être, est de l’ordre le plus vague, c’est quelque chose d’informe entre l’image et le langage. Si le poème est réussi, le « ça » existe en tant que forme et par là même en tant que pensée, œuvre.
La prémisse de Valéry n’est pas fausse mais l’auteur se méprend sur la démarche qu’il préconise : il ne s’agit nullement d’une innovation ou d’une rupture avec la pratique littéraire antérieure, mais de la nature même du travail littéraire. Jamais le travail littéraire ne part d’une « idée » au sens de programme à réaliser. Quand je veux exprimer « quelque chose » en poésie, cette chose ne m’est donnée qu’au terme de mon effort d’expression. (C’est pourquoi le qualificatif « didactique » s’applique à une œuvre ratée : est ratée, entre autres, l’œuvre qui s’est voulue la transcription d’une forme dans une autre forme.)
iii
« Grandeur des poètes de saisir fortement les mots, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir faiblement dans leur esprit. » (Tel quel I)
Oui : c’est la notion de mode par défaut de l’intellect qui l’explique. L’esprit ne « fait qu’entrevoir faiblement » tant qu’il n’entre pas dans un processus de pensée, c’est-à-dire tant qu’il ne sort pas, au moyen d’un effort, du mode par défaut de l’intellection. Le poète est celui qui se met à penser dans la forme du poème, forme qui fait appel à l’inspiration. Le poème est réussi quand ce qui est entrevu faiblement mais intensément dans une impression ne perd pas en intensité quand il est saisi fortement, exprimé.
« L’inspiration est l’hypothèse qui réduit l’auteur au rôle d’un observateur. » (Ibid.)
Valéry prévient certes son lecteur qu’il trouvera des contradictions dans ce volume, Tel quel : il s’y trouve d’abord un esprit faible. L’inspiration n’est pas quelque chose d’extérieur à l’esprit du poète : c’est purement et simplement la modalité de la pensée dans le travail poétique, une modalité différente du calcul de la pensée mathématique ou du raisonnement de la pensée spéculative. Le mathématicien et le dialecticien sont tout autant des observateurs des processus de pensée auxquels ils se soumettent en vue des fins qui sont les leurs ; dire qu’un poète pourrait se distinguer à cet égard en n’étant plus l’observateur des processus d’inspiration qu’il suit, devenir véritablement poète en étant acteur et non plus simple observateur, est une fausseté. En tant que fausseté, convertie en prescription elle est mauvaise. En réalité, cette « observation » est une pure et simple observance, le respect de certaines conditions pour obtenir un résultat. Si bien que, alors que nous avons reproché plus haut au poète contemporain de se regarder écrire, nous ne nous contredisons pas par les présentes réflexions : c’est Valéry qui se contredit en considérant qu’il n’est pas proprement poète du fait de se regarder faire ses vers puis de vouloir rabaisser l’inspiration comme faisant du poète un simple observateur de processus mentaux et non un acteur. Nous répondons à cela que l’observance (observation active) qu’il appelle observation (passive) est la nécessaire attention au travail qu’on est en train de mener.
Pour Valéry, la règle poétique est contraire à l’inspiration. Or c’est l’opposé. Le mode par défaut de la pensée, que le vulgaire appelle sa spontanéité, est une bouillie insignifiante, même chez les meilleurs esprits. Seule la contrainte crée l’inspiration, et c’est la vraie définition de la poésie : une contrainte pour maintenir l’inspiration et lui faire produire des résultats. (Le vulgaire valorise l’impression plutôt que l’expression car son expression est défaillante en termes d’intensité : il recherche dans la littérature l’intensité dans l’expression qu’il ne connaît dans son quotidien que par les impressions ; et la littérature est justement pour lui une impression reçue par le moyen de l’expression.)
Le principe est le suivant : la pensée étant une tension hors du mode par défaut de l’intellect, en dehors de toute stimulation utilitaire dans le monde concret pour maintenir une tension (laquelle stimulation utilitaire a des fins utilitaires car elle est une réponse à un problème concret), la contrainte du mètre poétique a pour but de maintenir cette tension en considération de fins non utilitaires, esthétiques.
iv
« Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer. » (Ibid.)
Ceci décrit une impossibilité. Schlegel : « Pas de pensée sans langage. » D’où résulte que cela seul est net qui est exprimé sans difficulté. – C’est d’ailleurs, avant de l’être de Schlegel, une pensée de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Un énoncé clair manifeste une conception parvenue à un degré de maturité suffisant dans la pensée, c’est-à-dire dans un travail de pensée, une tension hors du mode par défaut de l’intellect.
Ce que Valéry appelle « voir très nettement » ne peut être qu’une sensation intense, mais sentir intensément n’est pas encore « voir » quelque chose, car le « voir », ici », dans la mesure où Valéry n’a pas écrit « ce que nous sentons très nettement », a rapport à l’esprit. À vrai dire, Valéry ne parle même pas de ce que produit un objet des sens sur l’esprit, mais d’une « pensée » autonome et cependant inarticulée encore à laquelle il considère avoir le droit de conférer un statut programmatique, alors qu’il jongle avec un objet paradoxal : une expression avant toute forme d’expression.
Nous ne prenons pas pour un esprit supérieur celui qui prétend que ses obscurités tiennent à la particularité, à l’originalité de sa pensée profonde, car nous savons qu’il est à lui-même obscur. L’homme se parle à lui-même comme il parle aux autres.
*
Les connaisseurs selon Valéry
« [J]e n’ai visé que des esprits faits, capables de résistance, auxquels je puisse demander de l’effort en récompense du mien, et qui m’inspirassent une certaine crainte de leur jugement. (…) Architectes, peintres, médecins, militaires, géomètres, physiciens, économistes, voire philosophes ; et même (avec toutes les réserves qu’il fallut) ecclésiastiques ont approuvé mes propos et cité mes formules. Je ne parle pas des politiques, car ceux-là n’ont pas d’importance. Ma « gloire » est là : n’avoir pas cherché à enivrer, mais à échanger honnêtement mes produits contre attention réfléchie, en présence d’une susceptibilité critique redoutable, celle de connaisseurs. » (Cahiers : Ego scriptor)
Absurde. Un architecte etc. n’est le « connaisseur » de rien du tout, en tant que tel, en dehors de sa spécialité. En poésie, c’est donc monsieur tout-le-monde, et si sa critique est redoutable, c’est qu’est redoutable la critique de monsieur tout-le-monde. Or Valéry veut ici nous expliquer pourquoi il n’a pas recherché à être lu par « la masse indéterminée des lecteurs possibles ». Ces « esprits faits », cependant, ne sont pas faits de telle façon qu’ils puissent fournir un jugement spécialisé sur la production poétique ; ils sont précisément la masse de ceux qui reçoivent une grande partie de leurs opinions en la matière par la critique professionnelle, au jugement desquels se fie la masse. Ce ne sont donc pas des connaisseurs mais, si l’on examine la liste ici dressée, des notables.
Il ne s’agit pas de dire qu’un architecte ne peut avoir des idées sur la médecine ou un médecin sur l’architecture mais leurs idées dans les domaines où ils ne peuvent être appelés a priori des connaisseurs, à moins que l’architecte ait fait des études de médecine d’une façon ou d’une autre, etc., n’ont pas le caractère d’idées de connaisseur mais appartiennent à l’ensemble des idées d’une « masse indéterminée » avec laquelle Valéry prétend ne rien vouloir affaire. Puisque Valéry introduit de cette manière la notion de « connaisseurs », il faudrait dire qu’il n’y a pas de masse indéterminée mais uniquement des connaisseurs, dans la mesure où un architecte, un médecin, un militaire est tout aussi connaisseur de sa propre spécialité que l’est de la sienne un ouvrier tourneur, un employé de banque, un concierge. Aucune de ces spécialités ne touche de près ou de loin au travail poétique et chacun de ces spécialistes a la même légitimité en tant que public de la poésie, c’est-à-dire qu’ils forment tous à cet égard une « masse indéterminée ».
Tous les spécialistes sont égaux devant le domaine non utilitaire, l’esthétique. Ce domaine requiert cependant lui-même un certain apprentissage, une certaine « culture » qui est la culture du goût, mais précisément cette culture du goût ne s’acquiert par aucune spécialisation utilitaire, par aucun apprentissage spécialisé en dehors de l’esthétique elle-même. Les différences, des hiérarchies en la matière ne peuvent se rapporter à aucune connaissance utilitaire spécialisée de « connaisseurs » dans tel ou tel domaine, mais à la seule culture du domaine esthétique. Les notables cités par Valéry ne pourraient avoir un sens critique redoutable en la matière que s’ils consacraient plus de temps que d’autres aux préoccupations esthétiques. Cela pouvait être le cas aux temps d’une « classe de loisir » mais elle n’existait déjà plus guère à l’époque où Valéry écrivait, et de toute façon sa réflexion ne porte pas sur ces « connaisseurs » en tant qu’ils l’étaient devenus par du temps libre consacré aux préoccupations non utilitaires mais en tant qu’ils possédaient des savoirs spécialisés.
(Nous laissons de côté la mention des peintres dans la liste de Valéry, qui ne fait que montrer l’incohérence du propos général. Nous nous bornerons à dire que gagner sa vie, un fait utilitaire, en étant peintre, activité esthétique, donc, selon notre catégorisation, non utilitaire, n’est pas nécessairement contradictoire : c’est parce que les hommes ont des préoccupations esthétiques non utilitaires que certains peuvent gagner leur vie en alimentant ces préoccupations.)
*
Scientisme et Poésie
« Un poème est pour moi un état d’une suite d’élaborations. Ceux que j’ai publiés sont à mes yeux des productions arrêtées par des circonstances étrangères. Et, gardés, je les eusse transformés indéfiniment. » (Cahiers : Ego scriptor)
Valéry n’a donc pas la notion de perfectionnement, les transformations dont il parle ne visent aucune perfection esthétique. C’est pleinement conforme à (1) sa conception mesquine de l’œuvre comme contingente, où le développement personnel du mortel Paul Valéry est présenté comme l’essentiel, et (2) son scientisme, c’est-à-dire l’idéologie du scientisme en général, pour laquelle, la science étant une synthèse inductive continue qui n’a et ne peut avoir de fin, l’idée même de fin et de finalité est rabaissée autant que possible. Et le (1) découle du (2) : à défaut d’une finalité de l’art explosée par une approche scientiste de l’esthétique, le fait d’écrire devient une simple hygiène, une façon d’exercer des aptitudes le temps d’une vie.
ii
« L’esprit clair fait comprendre ce qu’il ne comprend pas. » (Tel quel I)
Paradoxe médiocre mais significatif : le scientisme, qui est l’idéologie de Valéry, est toujours sceptique. Et les honneurs d’une société scientiste ne sont dus qu’à ceux qui ne pensent rien et le disent.
iii
Les mathématiques seraient plus totales, seraient plus « l’esprit total » que la poésie ! Il y a une complète absence de culture philosophique chez Valéry, qui l’empêche de saisir les limites des mathématiques, la circonscription de leur domaine dans le champ de la pensée humaine. Cet aveuglement précritique est une caractéristique fondamentale de l’idéologie scientiste.
*
Mallarmé : une atrocité sans lendemain. Valéry, son plus fidèle disciple, sans lendemain.
*
« Quand le vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. » (Cahiers : Poésie)
Comme si un vers pouvait être beau indépendamment de son sens. Comme si pouvait être dite belle en poésie une simple succession de sons. C’est la musique et elle seule qui est belle par le son sans l’entendement.
*
Dessèchement de la fibre morale :
Un art poétique de squelette
« Je considère le sujet comme aussi peu important à un ouvrage littéraire que le sont les paroles de l’opéra (généralement non saisies par l’auditeur – et toujours purement indicatrices). » (Cahiers : Ego scriptor)
Ce paradoxe est un appauvrissement. Fondé sur une observation juste – le caractère secondaire du sujet dans une œuvre d’art –, il tire une conclusion fausse. L’observation elle-même n’est du reste guère nouvelle : qui peut penser un seul instant que les sujets mythologiques de la peinture et de la poésie classiques sont plus qu’un simple prétexte ? Mais il y a un sujet dans le sujet, et c’est ce sujet-là qui importe, en poésie, plus que les résonances acoustiques ou les autres considérations « scientifiques » d’un Valéry. Ce sujet dans le sujet est la connaissance de l’homme en tant qu’être moral.
ii
« J’aime la majesté des souffrances humaines. »Valéry prétend que ce vers de Vigny « n’est pas pour la réflexion ». Or ce vers est pour le sens moral et, s’il est beau, ce n’est pas parce que majesté et souffrance sont « des mots importants », ce qui ne veut rien dire, mais parce qu’il exprime une vérité morale. Ce vers ne parle pas de « rage de dents » mais des souffrances humaines, c’est-à-dire morales.
iii
Ce scientiste froid répudie l’émotion. Or « l’étalage de l’émotion » n’est pas forcément de l’« impudeur », ce qui est le reproche de Valéry à Musset, qu’il trouve vulgaire. Il existe des émotions proprement morales, conformes à la vocation la plus haute de l’humanité, et les appréciations de Valéry trahissent la sclérose de son sens moral, le dessèchement scientiste de cette fibre chez lui.
iv
Poète ou hygiéniste ? : L’immortel, moyen du mortel
Pour Valéry, l’œuvre n’est pas une fin mais un moyen, et la finalité de l’œuvre est le « développement » de cet individu qui s’appelle Paul Valéry. L’immortel (au sens où l’on parle d’œuvres immortelles) est ainsi un moyen pour le développement fini d’un mortel. En quoi cette conception est-elle plus élevée que « j’écris pour me sentir bien » ? C’est une conception parfaitement méprisable. L’œuvre est le moyen de l’immortalité dans l’Histoire et c’est pourquoi les contingences de la vie de l’auteur ne sont la finalité et son œuvre le moyen de quelque chose dans cette vie que pour les âmes méprisables.
Si Valéry avait parlé d’un développement en vue de la vie après la mort (l’immortel, moyen de l’immortel), le jugement serait évidemment très différent, mais c’était un bel et bon matérialiste de l’école française.
*
Quand Valéry distingue vers trouvés et vers faits, il prétend que sont donnés par Dieu (c’est pour lui une simple façon de parler) ou par la Muse les vers trouvés et que partant de là le poète fait les autres vers. Mais un vers n’est jamais trouvé par quelqu’un qui n’est pas familier avec la contrainte : il faut connaître les règles pour savoir qu’un vers est un vers. Par conséquent, même ce donné (ce « trouvé ») résulte d’un apprentissage et d’un travail, d’un « faire » préalable.
*
L’idée d’un écart entre une pensée et le résultat dû à la règle est fausse : il n’y a d’écart qu’entre une conception informe et une forme. La différence entre la prose et la poésie est que la prose produit de la forme dans la considération de l’utilité, tandis que la poésie produit la forme pure et c’est pour cela qu’elle a besoin de règles plus complètes et contraignantes, parce que l’utilitaire occupe le milieu entre l’informe et la forme.
La forme pure est l’Idée platonicienne. On ne l’atteint pas dans la langue utilitaire, et la langue ne peut véritablement cesser d’être utilitaire (tout en se hissant hors du mode par défaut de l’écriture automatique) que par une contrainte gratuite du point de vue de l’utilité. (Cette contrainte n’est d’ailleurs pas absolument gratuite puisqu’on trouve plus gratuit, et absurde, comme de n’employer jamais la lettre « e », par exemple. La contrainte poétique ne supprime aucune des ressources de la langue.)
*
Valéry pense que s’il avait écrit en prose il aurait produit des beautés que la contrainte du vers ne lui a pas permis de produire. Or c’est ce qu’un poète ne saurait dire, parce que le poète sait qu’une telle idée est fausse.
*
L’art poétique du behavioriste Paul Valéry, La Mettrie au petit pied, est une faible pensée matérialiste appliquée à la poésie : « idée atomique » de Mallarmé, « la matière littéraire qui est langage », « par analogie avec la chimie »…
Son « absence de culture scientifique » fut une gêne pour ce que voulait faire Mallarmé ! Toute la scientificité du monde ne sert ici de rien : elle n’est qu’utilitaire, empirique. Les formes pures sont métaphysiques.
*
Un médiocre acousticien
« Dans le vers c’est la résonance qui importe. Le langage en tant que résonance. » (Cahiers : Poésie)
Soit Valéry parle de la notion physique de résonance et il rabaisse alors le vers à une question de mécanique empirique, soit il entend autre chose et c’est alors du charabia recourant à des notions hétéroclites. Mais c’est bien la réalité de l’art poétique de Valéry qu’il tend à réduire la poésie à une branche de l’acoustique.
Or, même comme mécanicien-acousticien, Valéry est médiocre.
Il semble que ce soit lui le responsable de la fixation des commentateurs contemporains sur l’assonance et l’allitération. La « poésie pure » que Valéry cherchait à créer manquait nécessairement de fond (le réel concret est impur), les jongleries formelles prenaient donc la première place et pour ces jongleries la rime offrait le principe à étendre, celui de la « résonance », qu’il produirait alors en écrivant et récrivant ses vers de façon que « résonnent » entre elles des voyelles et des consonnes. Travail absurde et contraire à l’euphonie, laquelle demande la plus grande variété de sons possible, c’est-à-dire à supprimer des résonances plutôt qu’à en rajouter. Les résonances excessives introduisent de la monotonie et de la lourdeur.
La résonance à la rime est toujours suffisante dans un vers jusqu’à l’alexandrin de douze syllabes (c’est le savoir légué par la tradition française) ; toute autre résonance sacrifie l’euphonie, et ce sacrifice : 1) n’est permis que parce que toute langue comporte un nombre limité de phonèmes et que des résonances sont donc inévitables, et 2) n’est souhaitable, en tant que figure de style, que pour créer un effet déterminé. Dans le célèbre vers de Racine, les serpents sifflants sont présents par le son sifflant des « s » accentués. Or on aurait tort de croire que le vers n’est pas venu naturellement à Racine pendant l’écriture et qu’il a dû beaucoup y réfléchir pour le produire. On aurait tort parce qu’une langue présente un certain caractère onomatopéique : le serpent siffle, en français, plutôt que miaule, parce que « siffler » est une approximation onomatopéique d’un sifflement tandis que « miauler » l’est d’un miaulement. Autrement dit, il n’y a pas d’allitération plus naturelle et nécessitant moins de travail que le spontané « serpent siffle ». Qu’il faille louer Racine d’avoir renforcé dans son texte ce trait de la langue naturelle, au détriment de la langue poétique qui demande quant à elle, à l’intérieur des vers résonnant entre eux par les rimes, la plus grande variété, est en réalité parfaitement douteux au point de vue de l’art.
Quant à ceux qui se livrent à ce genre de petites constructions dans le vers « libre », ils sont au plus haut comiques car le vers était dit libre parce qu’on prétendait avoir fait litière des contraintes. Or ce n’est pas une liberté que de s’astreindre à l’ajout d’assonances et allitérations, même si cette contrainte-là n’obéit à aucune règle prédéfinie (sinon le principe primitif « plus y en a, mieux ça vaut »). C’est une pure et simple absurdité qui nécessite, du côté du récepteur, un professeur de lettres contaminé par les Cahiers de Paul Valéry. En réalité, pour trouver des assonances et des allitérations, il suffit d’ouvrir le journal : quand on se met à chercher l’inévitable, on est sûr de ne jamais être déçu mais aussi, et de ce fait, ce genre de recherche n’a aucune valeur.
Voyez de même ces ingénus commentateurs ingénus qui parlent de leur poète comme d’un pourfendeur de formes désuètes, carcans, corsets, quand ce poète est par exemple Victor Segalen qui, dans ses Odes, remplace l’alexandrin 6+6 par un alexandrin 5+7… Il est certain que cet alexandrin 5+7 est une nouveauté, mais qu’un tel remplacement d’une forme imposée par une autre présente le moindre intérêt, c’est ce que le commentateur est bien en peine d’expliquer. Quel commentateur dira jamais comment un poète a pu en venir à la haine (c’est ce que prétend le commentateur) d’une forme 6+6 en raison d’une préférence pour une forme 5+7 ?
Nota Bene. Quand nous parlons du langage poétique opposé au langage courant, nous nous plaçons au point de vue de Valéry lui-même, qui dit avoir recherché la difficulté dans son activité littéraire et pour lequel, par conséquent, une langue littéraire se distingue forcément de la langue courante en raison d’une difficulté la produisant. (Recherche de difficultés qui ne l’a pas empêché de publier et republier des vers faux, dans l’Album de vers anciens, qui avaient d’abord paru en revue.)
*
« Un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation linguistique » : c’est de l’autisme. Et cet autisme est devenu la marque de l’exégèse littéraire.
*
On rend célèbre celui qui, dans son Monsieur Teste, dit qu’il ne faut pas le devenir, parce que c’est ce que veulent entendre ceux qui ne le peuvent.
*
« La syntaxe est une faculté de l’âme. » (Tel quel I)
Cela n’avait pas été relevé avant Valéry parce que c’est la moins importante des facultés de l’âme.
*
Les arguments du scepticisme philosophique sont tout aussi rigoureux que la science, ses paradoxes sont insolubles, mais n’empêchent pas la science d’obtenir des résultats. Cela s’explique par l’idéalisme transcendantal. La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
Prenons ce que dit Valéry de l’esprit « capable de saisir la complication de son cerveau » et qui est « plus complexe que ce qui le fait être ce qu’il est » (Tel quel I). Valéry veut dire que le fonctionnement empirique du cerveau est plus complexe que la pensée, et c’est vrai parce que le monde des objets, la nature est une synthèse en cours dans l’intuition et que cette synthèse s’opère sur une échelle métrologique infinie dans toutes ses directions et dimensions. C’est justement pourquoi la nature n’est pas le domaine propre de la raison prééminente, laquelle est la raison pratique morale.
*
Une exégèse scientifique, c’est-à-dire l’application de la méthode scientifique à la poésie, à l’esthétique, relève du stade précritique de la pensée : son produit est aussi vain et aussi stérile que la vieille métaphysique précritique. La Critique de la faculté de juger, troisième et dernier volume de la Critique de Kant, a précisément été écrite pour mettre en garde contre un tel travers.
*
Des réflexions critiques antérieures sur la pensée de Valéry se trouvent à Philosophie 7 : « Spectacle de Variétés : Paul Valéry ».
