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Géométrie et Cosmologie des Grecs, par Kurt Reidemeister, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Geometrie und Kosmologie der Griechen par Kurt Reidemeister, publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahiers 1-2, 1943, pp. 275-288.
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Kurt Reidemeister (1893-1971) est un mathématicien allemand, qui a laissé son nom aux « mouvements de Reidemeister » dans la théorie des nœuds et à la « torsion de Reidemeister ». Il a écrit sur l’histoire et la philosophie des mathématiques : la note à l’essai ici traduit comporte trois titres de ses écrits en la matière, en l’occurrence sur les mathématiques et la logique chez les anciens Grecs. La compréhension du présent essai ne nécessite pas de connaissances mathématiques avancées.
L’auteur adopte la même conception « logicienne » des mathématiques que le philosophe le plus représentatif de cette tendance, l’Anglais Bertrand Russell. Pour cette tendance, les mathématiques sont un ensemble d’opérations purement logiques. Or une telle définition n’est nullement de nature à caractériser son objet, car la métaphysique, la philosophie transcendantale, les sciences empiriques peuvent être tout autant définies comme ensembles d’opérations logiques. La logique n’est pas le propre des mathématiques. La véritable spécificité des mathématiques, c’est que les objets mathématiques, qui font, comme n’importe quels autres objets de la pensée rationnelle, l’objet du traitement logique imprescriptible pour toute forme d’intellection rationnelle, sont construits dans l’intuition pure, à savoir, les figures géométriques dans l’espace et les nombres dans la forme du temps. Ils sont « construits » parce qu’ils ne sont pas donnés, dans la mesure où le monde que nous intuitionnons est empirique. Manque, par conséquent, à la distinction entre intuition et logique par laquelle la logique est censée compléter l’intuition et même y suppléer, la distinction entre intuition sensible et intuition pure a priori. Or il n’y aurait pas de mathématiques sans intuition pure a priori, tandis que la logique continuerait d’exister dans ces conditions pour peu qu’il existât toujours une activité cognitive médiatisée par le langage (logos). Le fait caractéristique des mathématiques n’est donc nullement que la logique supplée à l’intuition, car la logique est en réalité le moyen de toute forme de pensée rationnelle (et nous n’avons pas connaissance que Russell considère les mathématiques comme la seule pensée rationnelle, ce qui serait absurde), mais que l’intuition pure a priori supplée à l’intuition sensible dans l’emploi imprescriptible de la logique.
De même, et par voie de conséquence, le trait saillant des mathématiques n’est pas de passer de l’intuition empirique à une théorie logique, c’est là ce que fait toute pensée rationnelle portant sur l’empirique, mais de passer des formes pures de l’intuition à une théorie logique.
La définition que nous venons d’attribuer au logicisme peut être complétée par celle de Reidemeister au premier paragraphe de l’essai qui suit : « Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système etc. (voyez l’essai) » C’est là, en réalité, moins une définition des mathématiques que du fonctionnement logique. Moyennant la substitution des termes spéciaux, on pourrait dire avec la même exactitude la chose suivante, par exemple : « La métaphysique est un grand système unifié de propositions fondé sur des relations logiques. Les propositions sont compatibles les unes avec les autres, le système est libre de contradictions, et de certaines propositions découlent d’autres propositions selon une nécessité logique, elles sont démontrables. Etc. » Ce qui est décrit dans les deux cas est le processus logique. La différence entre les mathématiques et la métaphysique tient à tout autre chose, qui sont leurs objets respectifs. Les objets mathématiques sont construits dans l’intuition pure. Si l’on admet que les objets métaphysiques sont le monde en tant que totalité, l’âme et Dieu, ce sont selon Kant des objets donnés par les conditions de la connaissance. Kant a critiqué la métaphysique traditionnelle (notamment le système logique monumental de Christian Wolff qui pourrait le mieux satisfaire à la définition de Reidemeister telle que nous venons de la réécrire) non point parce qu’elle faisait fond sur la logique mais parce qu’elle n’avait pas acquis une exacte conception de la nature propre de ses objets. (Le monde, l’âme et Dieu sont pour Kant des « Idées nécessaires de la raison », ce que définit la circonstance, que nous venons de rappeler, qu’elles sont « données par les conditions de la connaissance » ; et parce que ce sont pour nous des idées et qu’elles nous sont données, elles ne se laissent pas connaître comme les objets mathématiques bien que dans les deux cas le recours à la logique soit imprescriptible pour parvenir à la moindre conclusion. Pour Kant, ces idées sont en réalité, du fait de leur nature entièrement indépendante de l’intuition, non seulement l’intuition sensible mais aussi l’intuition pure, inconnaissables en raison pure ou théorique, les raisonnements logiques dont on se sert pour les connaître sont ceux de la raison pratique ou morale.) Ni les mathématiques ni la métaphysique ne peuvent être particularisées et donc définies par leur processus, qui est dans les deux cas logique.
Une des conséquences de ce « logicisme » inadéquat dans la définition des mathématiques est qu’il a conduit des chercheurs en philosophie à qui ce point de vue était connu à nier que la logique fût un instrument imprescriptible de leur recherche (puisque la logique serait la spécificité des mathématiques). Cette erreur bien plus grave n’est toutefois possible que parce que, dans le cadre de l’idéologie scientiste, les conclusions des penseurs versés dans les mathématiques tels que Russell ont immédiatement un poids considérable, en vertu d’une tendance idéologique. La philosophie « philologique » des universités reçoit nécessairement, dans un tel cadre, ses conclusions de la philosophie « mathématique » ou « scientifique ». Aucune de ces tendances ne semble toutefois disposée à conférer la moindre pertinence et actualité à l’épistémologie kantienne, dont nous venons de montrer qu’elle apporte pourtant une définition des mathématiques infiniment supérieure à celle du « logicisme » russellien, qui à vrai dire n’a pas produit une définition digne de ce nom.
La position du traducteur et auteur de cette présentation est développée principalement dans l’ouvrage Apologie de l’épistémologie kantienne, disponible sur notre page Academia.
Ce cadre conceptuel n’entache pas l’intérêt de la totalité des réflexions du présent essai sur la géométrie et la cosmologie des Grecs, notamment pour l’histoire de la pensée cosmologique.
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GÉOMÉTRIE ET COSMOLOGIE DES GRECS
Par Kurt Reidemeister, Marbourg
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Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système qu’il est possible de déterminer un petit nombre de théorèmes des mathématiques comme point de départ et de parvenir par voie de démonstration à tous les autres théorèmes. Ces points de départ sont les principes fondamentaux, les axiomes ou hypothèses.
Ce sont les Grecs de l’Antiquité qui découvrirent cette méthode pour établir des connaissances mathématiques les unes des autres, et ils l’employèrent avec un extraordinaire esprit de suite et une extraordinaire finesse à l’étude des figures spatiales élémentaires. Les résultats de cet effort, qu’Euclide nous a conservés dans les treize livres de ses Éléments, restent vrais de nos jours, après plus de deux mille ans. Ni les théorèmes eux-mêmes ni leurs démonstrations n’ont vieilli, ils ne se ressentent nullement de leur époque, ils ne constituent pas une étape vers les mathématiques contemporaines, ils ont au contraire conservé intacte leur pleine et entière validité.
On pourrait penser que la forme logique des anciennes mathématiques n’est plus guère pertinente. L’intérêt des Grecs aurait porté sur l’intuition (Anschauung), et le fait que ces vieux théorèmes soient encore valides pour nous s’expliquerait facilement, parce que l’espace de l’intuition est resté le même. Or la connaissance intuitive n’est pas encore la formalisation logique. Il semble peut-être étrange à beaucoup de gens que les mathématiciens cherchent à fonder par la pensée ce qui est déjà clair et certain de soi-même, et même, diront-ils, plus clair et plus certain que ne peut l’être ce qui se pense. Or c’était pour les Grecs un triomphe de parvenir à constituer à partir de faits intuitivement connus depuis longtemps une théorie logique. D’après tous les documents à notre disposition et la situation historique, comme d’Euclide lui-même, il ressort avec la plus grande certitude que pour eux l’important dans les mathématiques était la nécessité logique qui y règne. Le théorème de Pythagore, pour ne prendre que cet exemple, était certes déjà utilisé à Babylone pour mesurer des cordes de cercle en 1700 avant J.-C. Les faits intuitifs fondamentaux ne pouvaient être pour les Grecs la découverte qui les stimulait. En revanche, quand dans la cogitation des concepts de mesure et de nombre se manifestait l’existence de grandeurs incommensurables, ils étaient profondément fascinés par cette notion dépassant la faculté intuitive, car elle montrait l’originarité, le caractère premier de la pensée. Et c’est cette théorie produite par la pensée qui reste pour nous valide, de la même façon qu’elle l’était alors. Avant d’introduire les nombres réels dans le domaine du calcul différentiel et intégral, on démontre habituellement qu’il n’existe aucun nombre rationnel qui multiplié par soi-même soit égal à deux, c’est-à-dire que la racine carrée de deux, de symbole √2, est irrationnelle. On peut alors facilement, à l’aide du théorème de Pythagore, construire à partir du segment s la grandeur s√2, en dessinant le carré de côté s. La diagonale de celui-ci est égale à s√2, car le carré dont cette diagonale est le côté est, comme le jeune esclave du Ménon le savait déjà, deux fois plus grand que le carré d’origine. Or cette grandeur √2 est irrationnelle, c’est-à-dire que le côté s du carré et la diagonale s√2 ne sont pas dans une relation rationnelle, ne sont pas des multiples d’une même unité de mesure, ils sont incommensurables. C’est là une découverte des Pythagoriciens, et la démonstration qu’ils en firent et qu’Euclide nous a conservée est la même à la lettre que celle que nous conduisons encore, sans nous rendre bien compte en général de marcher sur une voie aussi antique. Cette cohésion de la pensée logico-mathématique ne peut être davantage éclairée. Elle se révèle encore plus remarquable quand on considère que non seulement nous admettons des théorèmes et démonstrations des anciens Grecs mais qu’il y a aussi des problèmes qui sont si fixes et caractérisés que nous pouvons nous en emparer et y répondre aujourd’hui, deux mille ans après qu’ils furent posés. Les vieux problèmes de la duplication du cube, de la trisection de l’angle et de la quadrature du cercle, nous les avons convertis en théorèmes, et l’effort des Anciens relativement à l’axiome euclidien des parallèles, à savoir que, dans un plan, pour une droite d ne passe en un point donné qu’une seule droite qui ne coupe pas la droite d, a pour nous reçu une conclusion claire. Nous pouvons démontrer qu’aucune des trois tâches ne peut être résolue avec les moyens proposés, la règle et le compas, et nous pouvons démontrer que l’axiome des parallèles ne se laisse pas inférer des autres théorèmes d’Euclide. Et bien que la démonstration de ces impossibilités soit conduite à l’aide de théories qui n’appartiennent pas aux Grecs, à savoir la théorie des corps algébriques et celle de la résolubilité des équations algébriques, ou par la construction d’une nouvelle géométrie dite non euclidienne, ce n’est pas arbitrairement mais au contraire par une nécessité logique que nous considérons être parvenus à la résolution de ces tâches et à la solution aussi que les Grecs recherchaient, car ils embrassaient l’idée de preuve logique et parce que nous pouvons non seulement montrer que nos preuves sont logiquement compatibles avec les hypothèses des mathématiques grecques mais aussi que d’autres solutions ne sont pas logiquement compatibles avec ces hypothèses.
Or cette impression de concordance est ébranlée dès que nous quittons le domaine délimité par les hypothèses mathématiques pour nous engager, au-delà de ces frontières sûres, dans un dialogue avec les penseurs grecs au sujet des objets mathématiques. Les mathématiques conservent alors certes les traits de la science exacte qui viennent d’être décrits ; la précision des figures mathématiques, qui ne peut être saisie par l’œil mais par la raison, est, au moins par Platon, soulignée avec une vigueur qui rend pleinement justice à cette facette des mathématiques. Mais pour autant qu’il nous plaise d’entendre de la bouche d’un philosophe l’éloge de la précision qui nous tient à cœur (et c’est assez rare), il nous vient en même temps aussitôt des doutes quant à la pertinence de cet éloge. Le réel sensible apparaît et disparaît, tandis que ce qui est objet pour la raison, affirme Platon, est. De la certitude des preuves on passe ainsi soudain à la constance de l’être. Dans les dialogues du Ménon et du Phédon, la pensée est remémoration. Devant le carré perçu, l’âme rationnelle se souvient du carré suprasensible, et parce que l’on ne peut se remémorer que ce qui fut un objet par le passé, et parce que, en outre, dans le réel sensible un carré suprasensible ne peut être présent, l’âme doit avoir vu ce carré avant la naissance du corps et était donc avant cette naissance. Face aux contradictions des choses perceptibles, qui possèdent et en même temps ne possèdent pas des propriétés, qui sont égales par la grandeur et pourtant pas exactement égales, que nous voyons par la numération en tant qu’unités indivisibles tandis que par ailleurs elles sont divisibles à l’infini, qui sont à la fois grandes et petites, car elles ne sont rien de pur, rien en soi, face à ces contradictions, est-il dit dans La République, la raison, sensible à ces contradictions, s’éveille dans l’âme et se détourne du sensible pour se porter vers les concepts mathématiques. Mais la pensée mathématique est seulement le commencement de la pensée, qui doit ensuite résilier les hypothèses et se porter jusqu’à l’être et au bien.
Nous n’avons pas choisi ces exemples au hasard, ce sont en effet les plus anciennes discussions étendues des mathématiques, des sources claires et inestimables tant que nous les interrogeons seulement sur les connaissances mathématiques qu’elles reflètent. À côté de ces passages et d’autres des dialogues platoniciens, en particulier dans le Théétète, nous avons un autre témoignage direct sur les mathématiques des anciens temps dans les remarques d’Aristote au sujet des Pythagoriciens. Ces remarques nous placent devant un mystère comparable. Ce sont les Pythagoriciens qui les premiers firent avancer les mathématiques. Séduits par cette occupation, nous explique Aristote, ils voyaient dans les éléments des nombres les éléments de tout être ; les nombres, disaient-ils, sont les choses elles-mêmes et le ciel tout entier est harmonie et nombre.
Que faire dans cette situation ? Devons-nous laisser sans explication ces conceptions étranges qui alimentent l’idée que les mathématiques grecques sont quelque chose de fondamentalement différent de nos propres mathématiques ? Devons-nous nous contenter de voir en elles deux ramifications d’un axiome philosophique propre aux Grecs, cet axiome que Parménide d’Élée fut le premier à exprimer, dans un chant poétique, à savoir que la pensée est pensée de l’être et que pensée et être sont une seule et même chose ? Devons-nous concéder que là où les mathématiques s’arrêtent en tant que discipline spéciale, le cercle de la réflexion responsable s’arrête également et laisse place à une forme non contraignante de saisie, qui comprend tout, les dieux comme la philosophie, parce qu’elle convertit tout en poésie ?
Mais nous n’avons pas encore considéré qu’il y a bien un être qui nous parle dans les nombres et les figures mathématiques, et que l’interprétation des mathématiques et de l’être remonte à un temps où la pensée ne portait pas encore sur elle-même et où penser ne s’appelait pas encore philosopher, où bien plutôt l’objet de la pensée était la nature et la constitution du monde en général. Et il est pertinent de s’attendre à ce que l’identification de la pensée et de l’être apportât une nouvelle lumière, si nous pouvons nous représenter l’image que les Grecs se faisaient de la nature et du monde. Bien que, comme je l’ai dit, une vue directe du système pythagoricien nous soit impossible, nous ne manquons pas de documents éloquents sur la physique et la cosmologie grecques. Nous connaissons celles-ci mieux que l’état des mathématiques à la même époque. Sans parler de la tradition doxographique et des fragments des présocratiques, nous possédons les travaux très exhaustifs d’Aristote : huit livres sur la physique, quatre livres sur le ciel, deux livres sur la génération et la corruption, quatre livres sur la météorologie. Un matériau extraordinaire resté quasiment en friche et qui est pourtant un trésor pour ceux qui veulent se rendre clair par des exemples ce que signifie concrètement le caractère ontologique de la pensée grecque.
Je commencerai ma tentative de description de la cosmologie grecque par une présentation du monde d’Anaximandre. La série des philosophes grecs de la nature commence avec Thalès de Milet mais nous sommes bien mieux informés au sujet de son concitoyen plus jeune Anaximandre. Car ce dernier a laissé sa pensée dans un écrit sur la nature, qui est du reste la plus ancienne œuvre grecque en prose, et cet écrit se trouvait encore au deuxième siècle av. J.-C. dans une bibliothèque d’Athènes ou d’Alexandrie. Ainsi, nous savons par exemple qu’Anaximandre avait soixante-quatre ans lorsque Sardes fut conquise en 547-6 av. J.-C.
Selon Anaximandre, la terre a la forme d’un disque ou d’un cylindre trois fois plus étendu que haut. Ce cercle flotte au milieu de la sphère du monde et demeure nécessairement à la même place, au repos, car il ne peut se déplacer en différentes directions à la fois et aucune direction n’est privilégiée à l’intérieur de la sphère du monde symétrique. La couche atmosphérique d’air et de vapeur s’étend jusqu’aux astres et produit par exemple les solstices. Les étoiles, la lune et le soleil sont de grands cerceaux ou boyaux circulaires formés d’air condensé, remplis de feu, et ils entourent la terre comme son anneau entoure Saturne. En un point ces tubes sont ouverts et exhalent des flammes, et c’est par le rétrécissement ou l’occlusion de ces ouvertures que se produisent les éclipses de soleil et de lune. Les constellations du zodiaque sont les plus proches de la terre, le rayon du cercle de la lune est le double de celui de la terre, le rayon du cercle du soleil le triple, et le rayon des cercles des étoiles est neuf fois plus grand que celui de la terre.
Ce monde est engendré et soumis à un processus de corruption. Jadis, le centre du monde était sous les eaux tandis que le feu s’était porté à la périphérie et entourait la sphère du monde à la manière de l’écorce d’un arbre. Puis cette enveloppe lumineuse se déchira et se divisa en constellations. En même temps, l’eau commença de s’évaporer en vents et nuages, et les êtres vivants, qui se constituèrent dans l’élément humide, commencèrent, en changeant de formes, à migrer vers l’élément sec. Ainsi, l’homme, qui pour parvenir à sa forme actuelle nécessita un long processus de maternage, est issu de créatures du type des poissons. – Mais les vues de cette cosmologie vont encore plus loin : les substances opposées de notre monde sont tirées d’une substance infinie, l’apeiron, l’illimité. Le monde est corruptible mais de nombreux mondes corruptibles existent en même temps, alimentés par l’apeiron. L’apeiron n’est quant à lui pas soumis au vieillissement et produit sans cesse de nouveaux mondes.
Le fait premier sur lequel s’appuient ces spéculations hardies est manifestement le cours régulier des astres, qui se lèvent au-dessus de l’horizon puis disparaissent à nouveau derrière lui. Et le fait est expliqué en dupliquant et en complétant en sphère la moitié du monde visible au plan de l’horizon. Le cours régulier des étoiles devient alors plus compréhensible : elles restent ce qu’elles étaient, même au-delà de l’horizon, elles sont mues selon un mouvement circulaire régulier. La terre acquiert ainsi nécessairement une autre face, spéculative, et devient en même temps une chose représentable avec des contours, en l’occurrence un disque. Mais comment, à présent, sont faites les étoiles ? Elles doivent être des choses réelles et donc, comme la terre, de la substance mise en forme, et ce de façon non seulement qu’elles brillent mais qu’elles puissent aussi se mouvoir constamment en cercle. Les points brillants doivent donc appartenir à des cerceaux qui soient eux aussi réels et par conséquent formés de substance. Ainsi la série des éléments terre, eau et air est-elle complétée par le feu, et c’est de cette façon qu’apparaissent ces étonnants boyaux transparents et invisibles en dehors de leurs ouvertures flamboyantes. Avec cette seule idée, la physique des étoiles nombreuses est maîtrisée : on explique de la même manière ce qui est soumis aux mêmes lois, et les propriétés particulières du soleil et de la lune ne sont qu’une variété d’un même phénomène général. La réduction des moyens explicatifs est l’important, dans cette théorie : la réduction et la simplicité foncière des moyens. En concevant les choses naturelles comme substance mise en forme ou en les ramenant aux deux causes forme et substance, comme le dirait Aristote, et en accordant à cette substance un principe de mouvement et de force, ce premier système délimite déjà les principes fondamentaux de la physique grecque. Et la loi physique géométrique qui imprègne la cosmogonie d’Anaximandre et qui s’exprime dans l’arrangement originaire des quatre éléments en trois couches sphériques concentriques de feu, d’air et d’eau entourant un cœur de terre, cette idée d’un cosmos symétrique complet le plus simple possible de quatre éléments de gravités spécifiques différentes resta en vigueur durant des siècles.
L’intérêt concret d’Anaximandre pour la constitution réelle du monde ne peut être mis en doute. Il est le premier à avoir tenté de représenter la terre habitée par le dessin d’une carte, il construisit en outre un globe céleste ainsi qu’un instrument astronomique similaire à l’horloge solaire, un gnomon. La hardiesse imaginative de son tableau du monde, dépassant largement toute expérience, nous étonne d’autant plus. Comment pouvait-il tenir ces représentations pour vraies ? Nous avons déjà donné la réponse : parce que ces représentations font du donné empirique, avec des moyens réduits concordants avec l’expérience, un tout, et parce que ce tout paraît de prime abord suffisamment logique pour qu’une autre façon de compléter l’expérience ne soit possible. Cette représentation est pré-conceptuelle, elle saisit le concept d’ordre comme l’état du monde originaire et saisit le concept de monde dans la pluralité des mondes, elle est imagée et donc encore liée à la pensée mythique. Mais le mythe, selon le poète, est seulement un récit d’événements passés.
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense.
C’est par ces mots [dans la traduction française d’A. Bignan] que commence la cosmogonie d’Hésiode, qu’Aristote à plusieurs reprises envisage comme une conception physique mise en forme. C’est un récit, ce sont les Muses qui inspirèrent à Hésiode cette voix divine pour dire l’avenir et le passé. Et les événements passés qui s’y trouvent relatés sont une suite de naissances, de combats et de victoires aux vastes conséquences, mais sans conséquence logique, c’est de l’histoire, l’histoire des dieux. Le mythe logique d’Anaximandre nous représente au contraire le monde comme présent et compréhensible. Le monde est certes, selon lui, engendré et corruptible. Mais disant cela, il dévoile en même temps l’incorruptible, la loi de nature et l’être éternel qui englobe tout. « D’où les choses prennent naissance, c’est aussi vers là qu’elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps. » Dans cette seule phrase qui nous soit directement parvenue de l’œuvre d’Anaximandre, nous percevons la nouvelle vérité, qui ne veut plus être vraie parce qu’elle concerne les hommes, et leur est plaisante et douce comme le miel, mais bien plutôt dépasse les hommes comme les dieux et ne s’arrête que devant le tribunal au-dessus des hommes, des dieux et des mondes, vérité qui certes ne se nomme pas encore elle-même ni son étendue, mais se démarque déjà avec une ferme conscience de soi des anciennes vérités ; dans ce fragment nous la voyons en la plénitude de sa force. La nécessité logique commence à poindre avec vigueur.
S’il semble bien que nous puissions retracer directement le processus de formation qui s’accomplit avec Anaximandre, nous tirons en outre de cette cosmologie archaïque un accès au sens de l’identité de la pensée et de l’être. Quand Parménide commence son poème par la distinction de deux voies et loue ceux qui, loin des chemins tracés des hommes, conduisent le droit et la justice à la vérité rotonde, nous pouvons penser à la justice qui pour Anaximandre prévaut à la naissance et au déclin des choses. Et quand il est dit en outre : « vois comme ce qui est encore éloigné de ton entendement s’en rapproche assurément, car l’entendement ne séparera pas l’être du tissu des êtres », ce regard non trompeur dans le lointain, cette vue de ce qui est inatteignable à l’œil, est l’expression la plus simple du sentiment de certitude que la nouvelle modalité de représentation des soleils et des étoiles se mouvant en cercle est garantie vraie en soi. La pensée est la pensée vraie, et elle est vraie car la nature se montre dans la pensée telle qu’elle est. Et encore un troisième point : la nature se montre dans cette pensée comme présente, comme toujours égale à elle-même, pour la pensée elle est l’Un qui comprend tout le divers et qui se cache aux hommes derrière le divers par de fausses idées séduisantes. Comprendre la nature signifie donc la voir comme ce qui est.
Mais l’identité posée par Parménide n’a pas seulement ce passé, depuis lequel elle est, semble-t-il, compréhensible, elle a aussi son présent et son futur. La pensée et l’être même se modifient nécessairement quand la pensée se pense soi-même comme pensée de ce qui est. Ce qui est se détache de la nature, d’où il vint à la pensée, et devient le pur but de la pensée, devient l’Un manifesté dans la pensée et qui s’exprime dans la pensée. Il acquiert l’exclusivité de la pensée permanente et triomphante, devient divin. L’être est, et le non-être n’est pas. L’être est inengendré, éternel, complet, dans l’ensemble parfaitement et uniformément immobile, restant le même en soi, de la plus haute nécessité, sans défauts, comparable à la sphère parfaitement rotonde.
Nous n’entendons pas nous laisser entraîner par l’enthousiasme d’une telle conception. Le rôle de l’être dans l’image du monde de Parménide est obscur. Mais ce que Parménide représente pour la refonte de la cosmologie, à savoir, le passage de la pensée mythique logique à la pensée ontologique consciente, ne peut être proprement jugé qu’après avoir posé à côté de l’image du monde d’Anaximandre un système ontologique, la cosmologie d’Aristote. C’est à quoi nous voulons maintenant procéder.
Les phénomènes se sont entretemps éclairés grâce aux observations méthodiques des mathématiciens. La terre s’est avérée être une sphère pas particulièrement grosse dans l’espace. Cela se manifeste par les importantes modifications du ciel étoilé en fonction de changements de position dans la direction nord-sud : il y a des étoiles qui peuvent être vues en Égypte et à Chypre mais non dans les régions du nord et des étoiles qui dans le nord sont toujours au ciel mais qui dans le sud au contraire apparaissent et disparaissent. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est pas incroyable que la région autour des Colonnes d’Hercule soit en contact avec l’Inde, ce qui expliquerait en outre qu’on trouve dans les deux pays des éléphants.
La lune reçoit sa lumière du soleil, une éclipse de lune est l’obscurcissement de la lune par l’ombre de la terre, et la forme de cette ombre est une nouvelle preuve de la forme circulaire de cette dernière. L’écliptique, le cours du soleil sur la sphère céleste et le mouvement des planètes sont objets d’observation. Une éclipse de soleil se produit quand la lune s’interpose entre le soleil et la terre. Même les planètes sont à l’occasion recouvertes par la lune. Ainsi a-t-on pu par exemple observer Mars disparaître derrière la moitié sombre de la demi-lune et réapparaître du côté de la moitié claire. Il en résulte que la distance de la lune à la terre est plus petite que celle du soleil et des planètes à la terre. Il est par ailleurs frappant que les étoiles fixes se meuvent comme si elles étaient attachées à la sphère céleste et cette dernière tournait. Ce sont là des faits courants qui nous permettent de décrire le phénomène du ciel étoilé dans ses grandes lignes. À partir de là, à quoi ressemble le monde d’Aristote ?
C’est une sphère dont l’enveloppe externe, le ciel, tourne autour de la terre, qui repose au centre. Les étoiles fixes sont attachées au ciel ; le soleil, la lune et les planètes sont chacun attachés à de plus petites sphères aux mouvements propres différents dont la détermination précise appartient aux mathématiques. Les étoiles sont elles-mêmes sphériques et sont formées, tout comme le ciel, d’éther. Leur lumière est produite par le frottement que l’air, qui remplit avec l’élément du feu l’espace entre le ciel et la terre, subit avec le mouvement rapide des astres. Les choses naturelles ont pour causes forme et substance et possèdent en soi un principe d’inertie et de mouvement. Les choses célestes sont faites, comme cela a été dit, d’éther, les choses terrestres sont composées des quatre éléments. Le bois, par exemple, est composé de terre et de feu, ce dont témoigne le fait que le bois enflammé devient de la cendre en se consumant. Les quatre éléments terrestres peuvent naître et disparaître, c’est-à-dire qu’ils peuvent se convertir l’un dans l’autre, par exemple l’eau peut s’évaporer en air. Il résulte de ceci que les quatre éléments ont quelque chose en commun, la matière originaire, susceptible de recevoir en elle la substantialité opposée des éléments. Chaque élément montre une tendance à occuper la place qui lui revient dans l’espace et possède par conséquent un mouvement propre. La terre est lourde, c’est-à-dire qu’elle tend vers le centre du monde ; le feu est léger, il tend vers la périphérie du monde ; l’air ainsi que l’eau sont à la fois légers et lourds. Aux quatre éléments appartiennent donc des mouvements rectilignes finis sur les rayons du monde. Au contraire, l’éther possède un mouvement circulaire.
Dans la partie terrestre du monde règne un ordre partiel, articulé seulement périodiquement au mouvement régulier des astres ; il s’y trouve de l’indéterminé, du hasard, qui ne peut être connu. Mais pour qu’une chose puisse se former, par exemple, il est nécessaire que soit présente la substance dont elle est formée. Au ciel, en revanche, règne une détermination parfaite. – La sphère du monde est constamment pleine de matière, le temps est constant. Le monde est inengendré et incorruptible, et la modification des choses naturelles dans leur ensemble de même que le mouvement du ciel sont éternels. Il n’existe que ce seul monde et il n’y a rien en dehors. L’espace et le temps eux-mêmes n’appartiennent qu’à ce monde.
Le changement, mouvement est la réalisation d’un but. En ce qui concerne la cause du mouvement, le point de vue d’Aristote a connu une évolution. Selon le premier point de vue, l’éther, comme son nom, aei thei, l’indique, se meut de soi-même perpétuellement. Le destin d’une âme que le ciel maintiendrait en mouvement perpétuel semble à Aristote, ici, plus intolérable que le sort d’Ixion et incompatible avec la facilité inhérente au divin. Selon le point de vue plus tardif, tout mouvement dans le monde se fonde dans le premier moteur immobile, la raison divine pensant sa propre pensée. Est commune aux deux points de vue l’interprétation téléologique du mouvement céleste : ce mouvement est exact et constant car l’effort et le but en lui sont un, le cercle est parfait et le mouvement circulaire des astres est la réalisation de la félicité parfaite. Le second point de vue est plus excellent, en particulier par son développement dans la théologie métaphysique et l’éthique. Le premier moteur pense, et la pensée de ce qui est devient pour Aristote un mouvement qui participe provisoirement de la raison universelle. Pensée est liberté, et la pensée de ce qui est, est une vue de la perfection de l’être, libre et vraie félicité.
Si nous examinons le système physique d’Aristote avec l’œil du mathématicien, et si nous évaluons dans quelle mesure il est déterminé par les phénomènes, dans quelle autre par des connexions logiques, il apparaît bientôt que ces principes sont compatibles entre eux et avec le donné de l’expérience mais qu’ils sont maintenus ensemble par la chaîne des preuves de manière assez lâche et que presque rien ne s’ensuit de ces thèses.
Le ciel tourne tandis que la terre est immobile, mais pourquoi la terre est-elle immobile ? Le ciel a un mouvement de rotation et par conséquent le monde est fini et est une sphère. Mais si la partie en rotation du monde, pensée comme corps inerte, doit être finie parce qu’il n’existe que des vitesses finies ou plutôt parce qu’il existe une limite supérieure finie à toute vitesse possible, pourquoi le monde doit-il être une sphère ? De nombreux corps infinis se laissent penser avec une vitesse de rotation finie. Et si l’opinion selon laquelle la partie en rotation du monde doit être un solide de révolution n’est pas fondée, il s’ensuit encore moins qu’il doive être un solide de révolution fini ni a fortiori une sphère.
En outre, pourquoi n’y a-t-il rien en dehors de la sphère céleste ? Il serait certainement étrange et absurde pour nous aussi qu’en dehors de la sphère il ne dût y avoir que de l’espace vide – nous reviendrons à l’instant sur la réflexion d’Aristote relativement à cette possibilité –, mais les raisons physiques contre l’existence d’une matière illimitée ou bien d’un autre monde en dehors de notre sphère du monde ne sont pas claires. Anaximandre s’astreignait à la contrainte d’expliquer les phénomènes célestes à partir des quatre éléments, Aristote y ajoute l’éther en mouvement perpétuel, et quand bien même il serait permis, au nom des phénomènes, de compléter ainsi la série des éléments, pourquoi la matière en dehors du monde devrait-elle d’emblée être composée des cinq éléments ? Mais au lieu de ces objections générales, représentons-nous une pensée particulièrement prégnante d’Aristote, sa preuve qu’il n’y a qu’un seul univers. Il convient tout d’abord de déterminer le sens de la question de la pluralité des mondes. « Être un monde » et « être ce monde » doivent être dans tous les cas distingués, même au cas où il n’y a qu’un monde, car « un monde » est une forme, à la différence de « ce monde », qui est un individu. La question est donc de savoir s’il peut y avoir deux individus ayant la forme d’un monde. On distingue deux types de forme. La forme est toujours forme de matière, mais parmi les formes il y a d’un côté celles qui sont séparables, qui peuvent être pensées sans la constitution de la matière qu’elles mettent en forme, et d’un autre côté celles qui même en pensée ne sont pas séparables sans être détruites dans leur caractère propre. Les formes séparables sont les figures géométriques ; les formes non séparables sont des concepts tels que « nez camus » ou « nez aquilin » car elles se rapportent nécessairement à des nez humains de chair et d’os. Or un monde est une forme non séparable car à cette forme appartient le fait qu’elle est constituée de matière, laquelle est composée des cinq éléments soumis à la loi de gravitation décrite plus haut. Chaque monde doit donc contenir par exemple de la terre. À présent, soit M notre monde et M’ un second monde, avec c et c’ leurs centres respectifs. Si t’ est une masse de terre du monde M’, elle doit, car la terre est terre, t=t’, avoir tendance à se diriger vers c et, dans M’, vers la périphérie de M’ et non vers le centre c’. Par conséquent M’ n’est pas un monde. L’hypothèse de deux mondes dont les terres respectives se dirigeraient vers leurs centres respectifs n’est pas formellement contredite par ce moyen : la terre de l’autre monde n’est pas la même que la terre de ce monde, pourrait-on admettre. Qu’est-ce qui s’oppose à cette possibilité ? Il en irait autrement si la loi de gravitation était conçue sans relation à la forme sphérique du monde et consistait en ce qu’un point absolu est prescrit à toute terre, vers lequel elle tend. Mais c’est là une pensée étrangère à Aristote. C’est seulement de la forme sphérique du monde que découle la détermination de son centre et que par-là la tendance de la terre à se diriger vers ce centre lui apparaît comme une loi de nature. Les autres objections à l’existence de matière en dehors du monde sont pareillement circulaires.
La conception des cinq éléments ne nécessite aucune critique. La composition des substances à partir des cinq éléments reste entièrement dans l’obscurité, et la cohésion trouvée dans la loi de gravitation est certes compréhensible en tant que description de l’état de la terre mais elle laisse non expliquées les propriétés les plus simples des masses pondéreuses, par exemple le fait que la terre et l’eau puissent avoir même pesanteur. Il convient toutefois de remarquer que de cette loi se laisse inférer que la surface de la mer doit être courbée selon la forme sphérique. À noter l’opinion d’Aristote selon laquelle force et mouvement ne se transmettent que par contact : les étoiles sont ainsi portées et entraînées par leurs sphères, et une pierre lancée est portée dans sa trajectoire en avant par l’air qui circule.
En ce qui concerne enfin le principe selon lequel il n’y a pas de lieu hors du monde, il découle directement d’une définition spéciale par Aristote de ce qu’est un lieu. Tout corps k a une bordure, une surface qui le délimite. Mais chaque corps est compris dans un corps plus grand K, il y a donc une surface de bordure de K qui coïncide avec la bordure de k. Cette bordure de K, en même temps la « forme en creux » du corps k, s’appelle le lieu de k. Il en résulte immédiatement que le monde n’a pas de lieu car il n’y a point de corps qui l’englobe, et qu’il n’y a pas non plus de lieu en dehors du monde car il devrait autrement y avoir des corps qui occupent ce lieu ou l’aient en soi. On voit que ce principe est une conséquence triviale de la définition de lieu et de la forme sphérique du monde et ne traite en aucun cas la difficulté de se représenter la sphère du monde dans le vide.
Mais Aristote ne regarde pas en mathématicien ses concepts et principes ainsi que leur structure logique ; dans ces principes il pense ce qui est, la figure du monde dans laquelle tout s’accorde, se complète et se garantit mutuellement. La connaissance des traits fondamentaux de l’être ainsi que des causes matière et forme est sa propre récompense, même si rien de plus ne s’ensuit de ces connaissances. Comprendre l’ordre présent dans la structure de la nature signifie percevoir les multiples symétries dans cet ordre simple et comprendre ces symétries comme des facettes d’une seule et même chose. Léger et lourd, feu et terre, bordure du monde et centre du monde, point de départ et point terminal d’un segment, ces couples sont essentiellement liés les uns aux autres. L’existence de la terre consiste à être lourde, et le lourd est ce qui tend vers le centre du monde ; aussi, ce qui ne tend pas vers le centre du monde ne peut être de la terre, et prendre à la terre son caractère pondéreux c’est la changer en feu. C’est dans de telles pensées circulaires que se montre justement l’unité essentielle de ce qui structuré par la nature. Lieu, temps, capacité ou possibilité, réalisation, but ne sont pas des concepts mais des traits de la nature qu’il faut reconnaître et retrouver partout correctement. Définir le lieu signifie reconnaître dans les choses véritables ce qui en elles est lieu, et il est naturel que ce lieu soit compatible avec la forme sphérique du monde. De même, la nature a une quatrième dimension, la dimension de la graduation rationnelle qui s’offre à la pensée. La nature est rationnelle en ce qu’elle agit d’après des principes et travaille avec peu, mais elle parle aussi et agit grammaticalement (sprachgerecht) dans la façon dont elle sépare et lie qualité et substance et place au fondement des quatre éléments la matière originaire, par quoi l’eau ne devient pas non-eau en s’évaporant, mais ce fondement qui a la faculté d’être eau ou air joue le rôle du sujet et l’évaporation peut grammaticalement s’accomplir. C’est la seule fonction de cette matière originaire. Mais cette nature n’est pas non plus capable de dire, c’est-à-dire, ainsi que s’exprime Aristote, de créer par privation [steresis]. Le léger et le lourd n’appartiennent pas seulement l’un à l’autre, ils s’appartiennent comme oui et non ainsi que des contraires, le lourd est ce qui a été privé du léger, un trait qui ne peut manifestement s’exprimer que dans une pensée langagière. C’est ainsi qu’est constituée la nature, qui entraîne l’esprit du chercheur toujours plus avant dans la généralité et le détail de son déploiement téléologique.
Et de même que ce qui est s’exprime dans la pensée, la pensée peut aussi se prononcer sur l’être et le non-être. L’hypothèse des atomes contredit, selon Aristote, le théorème mathématique selon lequel toute grandeur est divisible, et de même poser un mouvement inférieur au commencement contredit le principe selon lequel le désordre n’est possible qu’à partir de l’ordre et comme écart par rapport à l’ordre. Un corps mathématique existant, dit-il encore, n’est pas pensable. Car il faudrait qu’il soit composé de points, il ne serait donc fait d’aucun élément, il n’aurait ni pesanteur ni légèreté, pas même une légèreté infinie. Il n’aurait pas même de grandeur, car comment une étendue pourrait-elle être composée d’inétendu ? Cette conclusion met en lumière la logique de cette nature que seules structurent matière, qualité et forme, mais qui ne peut établir aucune relation, ni attribuer la distance à des points. Les relations ont seulement un être dépendant, distance et grandeur n’apparaissent que dans les choses matérielles. Mais encore, la finitude du monde et l’infinité du temps se laissent connaître mathématiquement. Car si d est une demi-droite infinie ayant un mouvement de rotation autour de son origine, et si g est une droite infinie coupant d, alors d ne peut jamais quitter la droite g, le moment de ce départ n’étant pas pensable puisqu’il n’y a pas de point terminal à g. Et d’un autre côté le temps ne peut commencer ni finir à aucun moment car chaque moment sépare un temps passé d’un temps futur. Avec ces deux derniers exemples, nous effleurons un domaine qui tient la plus grande place dans les livres d’Aristote sur la physique, à savoir l’ontologie du mouvement continu, un domaine qui était alors visiblement territoire inconnu et dont l’habitabilité douteuse se révélait aux seules traces laissées par les paradoxes de Zénon d’Élée.
Quand enfin cette pensée se tourne vers le monde en tant que tout et cherche à tout saisir en un regard d’ensemble, elle reconnaît souvent que s’ouvre à elle une nouvelle forme de connaissance, elle reconnaît la perfection et parvient à conclure, dans les choses éternelles du ciel, de la possibilité à la réalité et de la perfection rationnelle du mouvement circulaire au mouvement circulaire éternel réel des astres.
Le cosmos d’Aristote, pouvons-nous dire en guise de résumé, est le monde réel compris comme l’être inengendré et incorruptible que Parménide comparait à la sphère parfaitement rotonde.
Le cercle de nos considérations commence à se refermer†. Nous sommes parti de la question de savoir comment la pensée mathématique et la pensée ontologique s’accordent. Nous avons alors rencontré une nouvelle branche de la recherche mathématique antique : la géométrie des astres. De fait, pour Aristote l’éclaircissement des phénomènes qui eut lieu aux cinquième et quatrième siècles est à porter au crédit des mathématiciens. Cette discipline spéciale se cristallisa à partir de la cosmologie archaïque par la réduction à l’accessible d’une part, par la pensée consciemment hypothétique sur tout ce qui n’était pas directement accessible d’autre part. Le mouvement des planètes fut l’objet de cette recherche mathématico-hypothétique. Mais que signifie, à présent : « ce qui est mathématique est » ? Nous avons vu un tel existant apparaître sous nos yeux, le seul qui fût d’ailleurs transmis intact par la tradition – le cosmos d’Aristote est la géométrie des astres pensés en tant que ce qui est. Ce cosmos possède les traits spécifiques grecs que l’on recherche en vain dans les mathématiques anciennes. En admettant la nature décidément étrange de l’ontologie que nous avons trouvée à l’œuvre ici, nous avons cru que nous venions de commencer à la comprendre. Nous comprenons cette rationalité, qui se montre le lointain, car nous sommes en mesure de reconnaître sa méthode et nous comprenons son but, à savoir fonder une vérité de manière essentielle et l’approprier à l’homme, qui pourrait aussi pour nous être féconde et vraie et que pourtant il fut donné aux seuls Grecs, semble-t-il, de posséder pleinement, la vérité de la phrase : L’égalité géométrique possède un grand pouvoir, aussi bien chez les dieux que chez les hommes [Gorgias].
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† Voyez aussi les écrits de l’auteur : Die Arithmetik der Griechen [L’arithmétique des Grecs], 1940, 31 p. – Mathematik und Logik bei Plato [Mathématiques et Logique chez Platon], 1942, II, 20 p. – Das System des Aristoteles [Le système d’Aristote], 1943, 22 p. = Leipzig et Berlin, Verlag Teubner : Hamburger Mathematische Einzelschriften, cahiers 26, 35 et 37.
Philo 46 Philosophe contre homme de lettres
Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.
On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.
Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.
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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».
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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.
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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).
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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.
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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.
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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.
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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.
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(i)
Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?
Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.
Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)
(ii)
Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.
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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.
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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.
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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.
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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.
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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?
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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».
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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)
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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.
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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.
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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.
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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.
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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.
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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.
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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.
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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.
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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).
Qu’auraient été tes thés ? Tépides.
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La propagande pédophile de l’antifascisme
Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.
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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »
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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.
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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.
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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.
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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.
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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.
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Lycée Sex Pistols-No Future.
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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».
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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.
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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?
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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.
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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.
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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)
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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).
(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)
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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ
Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.
Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.
À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.
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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)
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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.
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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.
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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.
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Philosophe contre homme de lettres
Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.
Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.
Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.
Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.
L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.
Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.
Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.
