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Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist (Suite)
Suite et fin de notre traduction de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist) : seconde partie publiée dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahier 4, 1935, pp. 149-164.
Première partie ici.
Les deux parties de cet essai ont paru dans le volume 40 des Kant-Studien, respectivement les cahiers 1-3 et le cahier 4. De l’essai de Liljequist il existe des tirés à part, dont j’ai pu me procurer un exemplaire pour lire cette seconde partie.
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Malgré les nombreuses analogies qui existent indéniablement entre par exemple l’État et un organisme physique, si quelqu’un expliquait que l’État est un tel organisme, immédiatement des oppositions se présenteraient, exigeant des clarifications. Ces oppositions ne peuvent cependant être tenues pour valables à un aussi juste titre contre la conception organique de la collectivité et de l’État en général, car celle-ci ne se fonde pas sur le corporel. L’objection classique est que l’État, avec son corps territorial, ne possède pas la faculté de se reproduire. La myopie d’une telle remarque est éclairante. La recherche biologique a récemment montré que dans le monde des corps la faculté de reproduction est pour ainsi dire la contrepartie des phénomènes de vieillissement : si ces phénomènes, dont la mort de l’organisme physique constitue le terme, n’existaient pas, une compensation pour les organismes morts et disparus par la production de nouveaux organismes ne serait pas nécessaire, la production de nouveaux organismes serait même contre-indiquée. Mais quand, dans la vie d’un organisme physique, le métabolisme n’annule pas l’existence de celui-ci, car les cellules consommées et devant être expulsées sont remplacées par de nouvelles cellules – un processus qui sans les phénomènes de vieillissement de l’ensemble pourrait se poursuivre à l’infini et où l’essentiel semble être une certaine identité des formes de vie et des rythmes vitaux –, le parallèle avec l’État en tant qu’organisme est que le remplacement des membres individuels par de nouveaux membres semble également sans importance pour l’existence de l’État tant qu’une certaine identité de la forme de vie de l’État demeure. En soi, un État n’a pas nécessairement à mourir, si son être en tant que totalité n’est pas affecté par des phénomènes de vieillissement. Mais si l’on admet de tels phénomènes, on aboutit comme Spengler à la théorie du déclin des cultures particulières ainsi que des États et des communautés qui s’y enracinent, ce qui rend d’ailleurs particulièrement brûlant aussi le problème de l’émergence de ces cultures. Mais le parallèle avec les organismes physiques est suffisamment clair, indépendamment du fait que le processus de reproduction présenterait peut-être ici un type entièrement nouveau, même si ce processus ne peut déjà pas être dit monotypique dans le cas des organismes physiques. Si l’on pouvait, en revanche, affirmer avec succès la thèse selon laquelle il n’appartient pas de toute nécessité à la nature de l’État empirique de présenter des phénomènes de vieillissement, il s’agirait alors d’une forme de vie supérieure à celle des organismes physiques. Sur la voie de cette dernière thèse, on trouve, c’est connu, certains critiques de Spengler, qui considèrent insuffisamment fondée sa thèse du déclin de l’Occident ou des cultures en général.
La théorie organique de l’État et de la société ne se trouve manifestement pas si démunie face à ses détracteurs, même dans le cas où elle aurait fondamentalement le sens qu’ils lui supposent. Or, pour un grand nombre de ses représentants, elle ne signifie nullement que la corporéité et ce qui lui appartient ont une importance décisive. C’est du moins une évidence dans le cas de l’idéalisme personnaliste suédois. Dans le système de Boström, la thèse, déjà ébauchée dans sa théorie des attributs, selon laquelle « la vie = conscience de soi » ou égoïté (Ichheit) joue un rôle fondamental. La vie est et n’est que conscience de soi, objectivement, réellement, avant même que le penseur ne parvienne au point de vue de la conscience de soi. – On pourrait rappeler, comme une sorte de parallèle à ce sujet, que la forme la plus moderne du vitalisme est justement un psycho-vitalisme, qui trouve dans l’animique (im Seelischen) l’essence de tous les phénomènes corporels de la vie. – Mais si nous revenons de ce parallèle à Boström, il est clair que l’essence de la vie se manifeste pour lui bien mieux dans la vie de l’esprit que dans celle du corps et, au sein la vie de l’esprit elle-même, bien mieux dans les formes supérieures que dans les formes inférieures. Selon Boström, l’essence de la vie et de l’organique est en effet bien plus clairement perceptible dans la science et dans l’art, dans la moralité, le droit et la religion, que dans quelque organisme physique que ce soit. D’après ce point de vue, la question de la naissance et de la genèse est d’autant plus importante que l’on approche de la vie dans ses formes les plus hautes, car c’est là que se manifeste l’aspect éternel de la vie.
Sur cet arrière-plan général, il n’est pas difficile de comprendre ce qui rend le point de vue organique si précieux pour le chercheur social. Car c’est là que se trouve la relation réciproque, déjà relevée par Kant, des éléments d’un tout entre eux et avec le tout lui-même, à savoir qu’ils sont les uns aux autres à la fois fin et moyen. Une telle relation caractérise déjà l’organisme physique : le corps dans son ensemble est pour ses membres à la fois fin et moyen et, réciproquement, les membres d’un corps vivant ne lui sont pas seulement moyen mais aussi finalité. La clarté avec laquelle cela se manifeste dans la vie corporelle rend les analogies et les exemples qui en sont tirés exploitables dans des sphères plus hautes, une vérité que, comme on le sait, Menenius Agrippa sut exploiter lorsqu’il parvint grâce à sa célèbre fable à réconcilier avec le patriciat la plèbe insatisfaite qui voulait se retirer de Rome1. Mais s’il est vrai qu’exemples et analogies pèchent toujours plus ou moins par un biais ou un par autre, il n’en reste pas moins que nous pouvons être assurés que l’utilisation la plus adéquate et la plus exacte de la pensée organiciste concerne, comme indiqué, la science et l’art, la moralité, le droit et la religion. C’est donc à de tels parallèles que nous devons d’abord penser quand il est dit que l’État et plus généralement la collectivité sont eux aussi de nature organique.
La voie que j’ai empruntée jusqu’à présent en est la meilleure confirmation. Dès lors que l’on comprend, avec Kant, que l’essentiel de la pensée organiciste telle que tirée de l’expérience est précisément cette relation d’un tout et de ses éléments l’un à l’autre en tant que but et moyen réciproquement, il nous revient immanquablement à l’esprit la seconde formulation citée plus haut [au précédent numéro des Kant-Studien] du principe de moralité dans l’impératif catégorique, à savoir : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin (sa propre fin), et jamais simplement comme moyen. » Chaque homme doit être employé comme moyen, car sans cela aucune coopération entre les hommes ne serait possible, mais pas seulement comme moyen – le caractère de chaque personne en tant que fin et non seulement moyen doit être toujours garanti de manière réciproque, conformément à la législation autonome identique de tous les êtres de raison. Cette formulation, tirée par Kant de sa propre conception de l’organisme, exprime clairement le caractère organique de l’essence de la moralité – en particulier quand on y ajoute la troisième formulation de l’impératif catégorique, selon laquelle quiconque agit moralement doit agir de façon qu’il s’insère, en tant que membre, dans un règne des fins où Dieu est souverain pour cette personne et ses frères humains en tant que sujets. Il convient de souligner les analogies organiques, « membre », « tête » [Oberhaupt : la tête, le chef (double sens du mot « chef » en français : tête et dirigeant), que nous avons traduit par « souverain » à la phrase précédente], employées par Kant lui-même. Certes, Kant appelle l’État une institution pour la réalisation du droit et ne le présente pas expressément comme un organisme. Mais dans la mesure où il nous rend si tangible la nature organique de la moralité, en l’éclairant par l’image d’un règne des fins avec une tête et des membres, il est impossible de dénier à l’État, dans la relation entre souverain et sujets en tant que membres, un caractère organique. En d’autres termes, si l’on mène sa pensée à terme de façon cohérente, Kant reconnaît que non seulement la moralité et le droit mais aussi État et communauté eux-mêmes sont organiques, sont des organismes. Une telle conclusion avait déjà été tirée avant Boström, de manière aussi claire que possible, sous l’influence de l’école dite historique, par exemple par Schelling, Schleiermacher et Hegel. – Une autre question, à laquelle nous devrons revenir, est de savoir si, dans cette conclusion tirée de Kant, il ne s’est pas introduit certaines incomplétudes qu’il aurait fallu éviter.
Si nous portons à présent notre attention de Kant à Boström en sa qualité de penseur menant à son terme la réflexion kantienne, il devient clair, à partir de nos précédentes réflexions, que pour Boström l’organisme le plus haut et le plus authentique est la personnalité dans sa signification pure idéale. Parce que les collectivités au sens supérieur expriment indéniablement une vie personnelle en substance, leur caractère organique signifie pour lui au point de vue objectif réel la même chose que leur caractère personnel au point de vue subjectif idéal. Reste toutefois indéterminé le point de savoir si ce caractère personnel, identique ici avec le caractère organique, est une personnalité individuelle pour chaque collectivité ou bien si le caractère personnel imputable à toutes ces collectivités dénote fondamentalement la personne absolue. Dans le travail mené à partir de Kant par l’idéalisme personnaliste suédois, il est souvent répété que les droits et devoirs sociaux ou collectifs ne peuvent aucunement être compris comme une somme à partir des individus, et qu’il doit au contraire exister quelque chose de caractère personnel les dépassant et les englobant, quelque chose qui est soi-même une personne. Or, dans la conception de l’idéalisme personnaliste, cela se trouve en Dieu en tant que sujet absolu, personne absolue. Par la connexion organique-idéelle des idées en Dieu les individus humains semblent suffisamment expliqués en tant qu’idées étant-pour-soi dans les collectivités données empiriquement, selon la connexion organique qui les lie de manière caractéristique dans chacune d’elles. Qu’est-ce qui pourrait nous contraindre à supposer en outre des personnalités spécifiques de collectivité et les idées correspondantes ? Nous nous trouvons de nouveau devant la différence entre Boström et Sahlin, et il convient à présent d’examiner si cette différence est susceptible de recevoir une solution.
Le véritable point de départ de cette différence se trouve dans une divergence d’appréciation sur la manière dont l’individu est déterminé par les collectivités morales-privées, d’une part, et les collectivités juridiques-publiques, d’autre part. Cette détermination se forme selon Boström de manière si différente pour les unes et pour les autres qu’un seul et même moyen d’explication ne semble guère possible. La différence en question renvoie manifestement à la détermination différenciée de l’individu par les idées ou plutôt les lois de la moralité et celles du droit. À ce sujet, Fichte avait déjà établi que la loi morale détermine l’individu en tant que loi positive, prescriptive et universelle, tandis que la loi juridique est au contraire une loi négative, prohibitrice et partielle. On retrouve cette conception chez Boström : l’individu est déterminé positivement par la loi morale ; et dans ce que la loi morale lui prescrit, elle interdit tout ce qui n’est pas compatible avec elle – la relation de l’individu à la loi juridique est en revanche négative dans la mesure où celle-ci lui permet tout ce qu’elle n’interdit pas. De même, l’individu n’est que partiellement déterminé par la loi juridique, précisément en raison de la permission de tout ce qui n’est pas interdit par cette loi ; de son côté, la loi morale nous détermine, nous humains, de manière plus étroite, plus complète, plus universelle. Quant à savoir s’il convient d’aller jusqu’à dire que la loi morale détermine l’homme de manière pleinement universelle, c’est une question sur laquelle nous reviendrons. Parce que, à présent, la détermination des individus par les collectivités morales-privées est elle-même morale, il ne s’agit selon Boström que d’une détermination spéciale par la loi morale, qui est donc positive, contrairement à la détermination par les collectivités juridiques-publiques, à commencer par l’État, détermination qui est négative. Mais comme aucune loi ne peut être seulement négative ou permissive pour l’être dont elle est la loi propre, et qu’elle agit au contraire toujours pour lui de manière positive et prescriptive, la loi de l’État en tant que collectivité publique-juridique, qui détermine aussi, de manière négative, les collectivités morales-privées ainsi que les individus eux-mêmes, doit être rapportée à un autre être que ces derniers. Boström généralise ce résultat en reconnaissant à toute collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une idée propre, pour soi-même sujet et objet. Il est en outre évident que, plus l’on distingue entre différentes sortes de collectivités données empiriquement, plus on est conduit au cours du processus à une différenciation conceptuelle énergique, jusqu’à ce qu’il ne se trouve plus d’objection à reconnaître à chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une individualité pour soi, dont l’explication postule alors un être individuel, une idée qui serait pour soi-même une personnalité finie.
Loin de moi l’idée de nier qu’il y ait dans ces observations préparées par Fichte et poursuivies par Boström, et sur lesquelles ce dernier appuie ses conclusions, quelque chose de juste et d’important, mais cela n’a pas été conduit à sa forme définitive. Toutes sortes d’embarras menacent d’en rompre la trame. Examinons-les plus attentivement car c’est nécessaire. Tout d’abord, la détermination universelle de l’individu par la loi morale. Est-il vraiment permis de soutenir, au vu de l’expérience, que l’individu est déterminé universellement, sans exception, par la loi morale, déterminé en même temps universellement et positivement ? que la loi morale ne laisserait pour ainsi dire rien qui ne soit décidé et ne connaîtrait aucun ἀδιάφορον [adiaphoron]2 ? La loi morale ne s’occupe certainement pas, en règle générale, de dire si je dois commencer ma promenade du pied gauche ou du pied droit, si je dois choisir le chemin le plus long ou le plus court. Je peux me voir prescrire le chemin le plus court si le plus long n’est pas permis dans le cas où j’aurais un devoir à accomplir, ou bien le chemin le plus long si c’est le seul à même de garantir la quantité de mouvement et de dépense physique requises pour ma santé. Mais il serait rigoureusement contre-nature de refuser d’admettre que dans certaines situations des alternatives se présentent à l’action auxquelles aucune signification morale ne peut être imputée au moment d’agir. Dès lors, la loi morale elle-même n’assure qu’une détermination partielle de l’individu.
De plus grandes difficultés encore se présentent dans la conception boströmienne de la détermination positive et négative. Vis-à-vis de la loi d’un autre être, je ne peux selon Boström me conduire que négativement, en reconnaissant cette loi comme une limite de mon activité, car elle n’est pas la loi de mon être propre – bien entendu avec l’exception que, lorsque cet autre être est une détermination positive de mon idée, incluse dans celle-ci, je suis alors déterminé aussi positivement par la loi de celui-ci comme incluse avec lui dans la mienne. Cette conception repose (cf. ma conférence à Vienne) sur un développement ultérieur de la théorie des idées de Boström : la connexion positive unilatérale des idées entre elles (de deux idées quelconques l’une détermine toujours positivement l’autre, « entre » dans celle-ci, et celle-ci détermine quant à elle négativement la première par le contenu n’« entrant » pas dans celle-là – le symbole du système de calcul arithmétique). Mais abstenons-nous ici d’une critique s’appuyant sur ce point, pour tirer d’abord certaines conséquences du rapport affirmé par Boström entre les idées : la détermination négative de l’individu par la loi juridique de l’État n’est autre que la suite naturelle du fait que, si l’individu fait certes positivement partie de l’État, ce dernier constitue, eu égard à l’individu et même aux collectivités morales-privées, jusques et y compris le peuple, une réalité idéelle excédentaire. Mais comment peut-on en même temps, dans une telle conception générale, appréhender l’individu comme déterminé positivement par les collectivités morales-privées ? Dans le cas de ces dernières aussi, toute collectivité dont l’individu fait partie avec d’autres individus signifie un excédent de réalité idéelle, dont devrait résulter une détermination négative de l’individu par ladite collectivité. En outre, la détermination nomothétique (Gesetzesbestimmtheit) que deux individus reçoivent l’un de l’autre, devrait être aussi, d’après leur rapport dans le système des idées de Boström, positive seulement dans le cas de l’individu plus élevé dans ce système et négative seulement pour celui qui est moins élevé dans ce système – négative et donc non morale. D’après les mêmes prémisses, tout homme ne serait de surcroît, en tant qu’individu inclus en Dieu, que négativement déterminé par Lui, ce que contredit manifestement l’expérience religieuse. Tout [il manque ici quelque chose dans le texte] une deductio in absurdum de la conception de Boström dans la question de la « détermination nomothétique positive et négative » pour autant que cette conception dépend du développement de sa théorie des idées, et indirectement une confirmation de ma critique de celle-ci (dans ma conférence de Vienne).
À y regarder de plus près, d’ailleurs, la thèse de Boström de la détermination exclusivement négative de l’individu par la loi juridique est en contradiction avec certains traits de sa philosophie de l’État. Pour l’État, sa propre loi est, selon Boström, positivement déterminante, mais l’État doit avoir dans le monde des sens un représentant individuel, le monarque, qui assume tous les droits et devoirs de l’État et ne peut donc être moins positivement déterminé par la loi juridique de l’État que l’État lui-même. Mais l’actualité (au sens philosophique) de cette détermination positive ne serait pas possible si l’individu en question n’était pas déjà potentia (en puissance) déterminé positivement par la loi juridique de l’État. Pour cela, tout individu doit avoir une même déterminabilité positive générale par la loi juridique de l’État. Cette déterminabilité positive n’est pas du tout actualisée seulement dans une succession au trône ou le choix d’un monarque mais aussi, bien qu’alors seulement partiellement, dans tous les cas où un individu en tant que fonctionnaire d’État assume l’exercice de droits et devoirs étatiques dans un domaine administratif donné. Enfin, entre aussi en considération le fait que, selon Boström, même la représentation nationale a certaines fonctions juridiques-publiques à remplir – par exemple quand elle doit pourvoir par une élection, dans le cas d’une dynastie sans héritier, au choix d’une nouvelle dynastie –, ce qui ne se laisse pas penser sans une déterminabilité positive par l’État et son droit. En fait, une telle détermination doit même exister pour chaque électeur, qui contribue à la composition du Parlement en votant, comme il se doit, d’après la considération des fonctions publiques correspondantes de cette institution. Ces éléments de la philosophie boströmienne de l’État montrent qu’il ne peut être question d’une détermination seulement négative de l’individu par l’État et sa législation, ce qui ne revient toutefois nullement à nier qu’en actualité la plupart des individus sont le plus souvent et principalement déterminés négativement par l’État.
L’ensemble des circonstances ici présentées montrent indéniablement que la conception boströmienne de la détermination nomothétique positive et négative, à tout le moins en ce qui concerne la sphère morale et la sphère juridique, souffre d’une erreur cachée. Il n’est donc pas surprenant que ce soit justement cette question qui ait été le point de départ des divergences de Sahlin avec Boström, sans cependant que Sahlin ait prêté attention aux circonstances par nous évoquées et qui auraient dû conduire Boström à plus de circonspection. En complétant les affirmations de Sahlin sur la détermination nomothétique positive ou négative par ma propre conception (dans ma conférence de Vienne et dirigée contre la conception de Boström) de la connexion des idées dans le système des idées, les difficultés ici énoncées sont facilement résolues.
Sahlin limite intentionnellement ses recherches sur la détermination nomothétique positive et négative à l’activité pratique proprement dite de l’homme, et affirme qu’elle est appelée négative quand elle vise une mise à l’écart des obstacles pour le pouvoir de la volonté, et positive quand elle entend produire à l’intérieur de son cercle d’action un bien qui est une forme de liberté et ne pourrait donc sans une activité libre être actualisée dans la volonté et pour la volonté. C’est le point de vue du développement de l’âme qui nous est ainsi suggéré, et en même temps la différence entre différents stades de développement de l’homme. Le processus du développement humain dans son ensemble est déterminé par l’être le plus intime de l’homme, par son idée, immanente en lui. Entre les stades supérieurs et inférieurs, il existe naturellement un rapport dans le fait que les stades inférieurs doivent être franchis pour parvenir aux stades supérieurs et subsistent d’ailleurs encore en partie à côté des stades supérieurs. Il convient en outre de relever que l’homme, dans différentes directions, peut se trouver en même temps à différents stades. Que, à présent, la détermination nomothétique totale de l’homme découle de son être, de son idée, cela n’exclut pas que différentes facettes puissent et doivent être distinguées les unes des autres dans cette détermination totale. Si l’être de l’homme ne comportait pas, en plus de l’élément spécifiquement moral, un élément juridique et un élément religieux, l’homme ne pourrait être déterminé moralement, juridiquement et religieusement. Or chacune de ces formes de la détermination nomothétique n’est pas actualisé tout d’un coup, c’est seulement à un certain stade de développement correspondant à sa nature particulière qu’elle trouve la sphère dans laquelle elle peut se faire valoir positivement en tant que bien propre de la volonté : à ce stade le développement spontané de l’homme a conduit au point où sa déterminabilité par la loi correspondante est une déterminabilité positive – comparée à cette sphère et à ce stade, la même loi vis-à-vis de sphères inférieures moins développées ne peut être qu’une détermination négative, c’est-à-dire qu’elle leur laisse leur liberté, pour autant que celle-ci n’est pas incompatible avec le degré atteint par une détermination nomothétique positive. Tant la loi morale que la loi juridique et la loi religieuse ont chacune en l’homme leur propre sphère de développement, où elles lui donnent une détermination positive et interviennent vis-à-vis de stades de développement inférieurs d’abord par une détermination négative, jusqu’à ce que toujours plus de matière de ce stade inférieur se développe et qu’une détermination positive lui devienne accessible. Dans la mesure où ceci s’applique tant à la loi morale qu’à la loi juridique et à la loi religieuse, aucune de ces lois ne peut être caractérisée vis-à-vis de l’individu comme seulement positive ou négative. Toutes les trois offrent à l’homme à la fois une détermination positive et une détermination négative. De cette manière disparaît le fondement permettant de conclure de la détermination positive de l’individu et des collectivités privées par la loi morale et de la détermination négative correspondante par la loi juridique à différents êtres ou idées assurant ces différentes déterminations. En d’autres termes, le fondement supposé par Boström pour des idées particulières de collectivité, c’est-à-dire pour des personnalités collectives, devient caduc.
Selon le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, un tel résultat doit sans le moindre doute être considéré comme un gain important. La contrepartie de ce gain serait-elle, comme certains le pensent peut-être, une perte tout aussi significative dans la mesure où la différence entre le droit et la moralité menacerait de disparaître avec la détermination négative ou positive par les législations respectives ? Cela ne serait à craindre que s’il n’existait aucune autre différence entre le droit et la moralité que celle évoquée à l’instant. Je n’ai besoin que de renvoyer à la conclusion de ma conférence viennoise pour rendre une telle crainte sans objet. Dans cette conférence, nous n’avons pas recouru à la différence entre détermination nomothétique positive et négative pour séparer moralité et droit, bien plutôt nous mettons la différence entre moralité, droit et religion en relation avec les différentes sortes de matériel qui doivent être formées rationnellement par l’agir humain – et ce de telle sorte que [α] les relations impersonnelles ou les forces sensibles sont déterminées moralement quand elles sont par l’obéissance incorporées au cœur de la raison, [ß] les relations personnelles extérieures sont déterminées juridiquement quand elles sont formées en vue de l’indépendance convergente des créatures rationnelles agissant dans notre monde sensible, enfin [γ] les relation personnelles intérieures sont déterminées religieusement quand on les forme et les ordonne à partir de l’idée de l’amour. Des trois exigences correspondantes nous savons qu’elles déterminent positivement les hommes dans une sphère de développement correspondante, et vis-à-vis des sphères de développement moins avancées exercent une détermination négative. Mais ce point commun n’annule pas leurs différences.
Cette solution du problème nous prive toutefois d’un avantage certain. S’il se trouve derrière chaque collectivité au sens supérieur empiriquement donnée une idée particulière et donc une personnalité collective individuelle correspondante, il est relativement facile de faire comprendre à tout un chacun qu’il ne s’agit pas seulement, dans chacune de ces collectivités, de droits et devoirs des membres individuels les uns vis-à-vis des autres, mais que la collectivité elle-même a des droits et devoirs envers ses membres, de même que ses membres envers la collectivité elle-même. Notre solution paraît rendre cela plus difficile, mais elle est aussi, fondamentalement, plus satisfaisante. Examinons donc cette question plus à fond, en gardant à l’esprit notre précédent résultat selon lequel le problème de la collectivité ne peut être résolu de manière individualiste. Un examen plus approfondi du point de vue individualiste présente néanmoins quelques avantages. On pourrait alors peut-être vouloir souligner la chose suivante. La collectivité ne consiste pas seulement en un présent, elle a aussi un passé et un futur – les membres précédents ont au sein de la collectivité reconnu leurs droits et devoirs réciproques, ils ont transmis leur place et leurs tâches à de nouveaux membres, qui à leur tour doivent céder devant une nouvelle génération, et ainsi de suite car nous sommes tous mortels. Ce qu’on appelle les droits et devoirs des membres de la collectivité vis-à-vis de celle-ci serait en réalité à comprendre comme des droits et devoirs envers les générations passées et futures et aurait valeur d’avertissement à la présente génération des membres de la société de ne pas se considérer à elle seule comme la collectivité et de ne pas agir en conséquence en oubliant ce qu’elle doit à ses ancêtres et prédécesseurs comme à ses successeurs. – Dans cette objection se trouve une bonne part de vérité, mais le point de vue de droits et devoirs réels envers autrui est incompatible avec un individualisme cohérent pensé jusqu’à son terme. Et le point de vue de droits de créatures n’existant pas actuellement ainsi que de devoirs à leur encontre présente des difficultés toutes particulières. L’idéalisme personnaliste suédois, y compris tel qu’interprété par Sahlin, surmonte cette difficulté par la pensée que tous les individus humains de tous les temps sont réunis éternellement et organiquement en Dieu via leurs idées [non pas les idées qu’ils ont mais les idées qu’ils sont]. En particulier dans ma conception de la connexion des idées en Dieu (voyez ma conférence viennoise), toutes les idées se déterminent de toute évidence les unes les autres réciproquement et positivement. De ce fait, mon idée contient toutes les autres idées d’homme, de quelque manière que ce soit, en tant que déterminations positives, et réciproquement, et elle contient ces autres idées dans leur connexion vitale en Dieu car elle est déterminée positivement par Lui aussi. De ce fait, dans mon autonomie, fondée sur mon idée, on comprend comment je peux avoir des droits et devoirs envers tous les hommes, y compris des temps les plus éloignés, de même que ces hommes en ont envers moi et, mutatis mutandis, en ont les uns envers les autres. Par la connexion éternelle, hors du temps, et spirituelle, hors de l’espace, en Dieu, toutes les difficultés posées par des droits et devoirs au-delà du temps présent et au-delà de toutes distances spatiales, disparaissent. Il n’y a dans cette solution du problème de la collectivité aucune trace d’individualisme, quand bien même elle ne suppose aucune idée collective particulière, aucune personnalité collective, et se satisfait de la connexion de tous les individus humains en Dieu via leurs idées.
Il faut encore rendre plus clair la manière dont peut s’expliquer le point de vue selon lequel, sans idées collectives et personnalités collectives imputables aux collectivités de notre expérience, on pourrait cependant à bon droit leur attribuer une réalité dépassant les individus plutôt que d’en rester au plan des relations impersonnelles et personnelles entre individus dans les différentes formes dont il a été question. Notre dernière réflexion doit pour cela être encore complétée par d’autres, dont l’auteur est C. Y. Sahlin. La société au sens large désigne toujours, pour Boström, une forme plus ou moins constante de coopération entre les hommes. Même si le fondement, le but et la règle de cette coopération sont dans bien des cas purement matériels, cela n’exclut nullement une permanence considérable, par exemple dans l’exploitation de telle ou telle ressource naturelle, si bien que le renouvellement des associés et propriétaires est éventuellement de peu d’importance. Les sociétés économiques en particulier sont de cette nature. Dans une société au sens supérieur, c’est-à-dire dans une communauté réelle et typique, on trouve une coopération comparable dans la permanence mais la raison, le but et la loi – terme que l’on doit ici employer de préférence à « règle » – sont à présent, d’après leur être propre, raisonnables, ce qui, ceteris paribus, rend possible une plus grande permanence. Le fondement en est, comme nous le verrons, la connexion des idées humaines dans la conscience de Dieu. Or Sahlin a également montré que, dans toute communauté proprement dite, la matière des relations à déterminer rationnellement possède une tendance naturelle à adopter une forme de permanence, une forme d’organisation spontanée qui atteint sa plénitude dans la poursuite rationnelle des buts de la communauté en question.
Ainsi, le mariage dans sa forme monogamique signifie que deux individus de sexe différent et d’âge mûr s’unissent dans une coopération durable, qui trouve son point de départ dans les forces sexuelles convergentes de ces individus mais va bien au-delà. Un rapport sexuel fortuit entre un homme et une femme n’est pas un mariage – ce n’est que dans la mesure où l’on comprend, ou tout du moins que l’on sent, que les forces sexuelles constituent un très important point de départ pour une coopération humaine en vue d’une fin morale, dans l’exigence de permanence de cette coopération, et que l’on agit d’après cette compréhension ou ce sentiment, que le mariage s’établit comme communauté morale, et il est dans la nature de cette relation que la coopération ne se limite pas aux forces sexuelles mais englobe entièrement les deux personnalités, dans la mesure où des forces sensibles doivent s’y former. Dans la famille, cette tâche culturelle morale générale s’étend aux enfants et à la domesticité, quand il s’en trouve – avec une plus grande permanence naturellement pour les enfants que pour les domestiques, surtout de nos jours où cette dernière relation est devenue très instable et par conséquent moins morale et moins communautaire. Dans la collectivité communale, qu’elle soit urbaine ou rurale, le voisinage lui-même ou la communauté locale procure une permanence dans la poursuite de la tâche culturelle morale à l’intérieur de la collectivité, en particulier du fait que ce que la nature du domaine communal produit ou offre à l’exploitation comporte en général une permanence appréciable ; par la connexion de l’homme avec la nature et par l’hérédité, il se trouve également, le plus souvent, une permanence non négligeable dans les dispositions du corps et de l’âme d’un peuple. Les mêmes points de vue généraux valent aussi quand nous portons notre attention sur le peuple, dont les dispositions naturelles et génétiques se condensent, sous l’influence d’une histoire commune, en caractère national, où à nouveau une matière d’une grande constance exige une formation culturelle morale. Des points de vue semblables s’offrent en outre pour les unités supérieures au peuple, les groupes de peuples ou plutôt les races, de même que pour l’humanité en tant que plus haute communauté morale-privée : malgré tous les changements intervenant sous l’effet d’influences externes et internes, l’homme reste homme, ce qui signifie une même appartenance constante. – La série des collectivités que nous venons de suivre se laissent appréhender comme des cercles toujours plus grands qui, malgré toutes les concordances dans les dispositions naturelles, permettent néanmoins une différenciation considérable. Les premiers phénomènes en sont donnés par le mariage et la famille, où se trouvent les prémisses de la division du travail. Dans les cercles suivants, toujours plus grands, cette dernière devient toujours plus évidente. Dans les collectivités communales déjà, on assiste à un regroupement de ceux dont les dispositions comparables permettent des occupations de même nature. En raison de la permanence de la nature humaine, on ne peut méconnaître une certaine constance encore dans les possibilités de différenciation des aptitudes, par laquelle différenciation, via le métier, la constance semble garantie et offre un véritable caractère de collectivités à ces regroupements en états ou corporations. Si nous regardons, enfin, les collectivités publiques, en premier lieu l’État, l’accomplissement de la tâche juridique pour un peuple donné avec permanence du substrat procure aussi la permanence du but correspondant à la nature de cette collectivité au sens supérieur. De même, avec une permanence déterminée historiquement, le système des États européens avec ses systèmes secondaires d’États influencés par lui se distingue de manière décisive des États et systèmes d’États reposant essentiellement sur d’autres bases raciales.
En somme, on peut affirmer à juste titre que le moment de la communauté de vie dépassant en tant que telle les individus, moment où devait se trouver le fondement ultime pour admettre des personnalités collectives et des idées de collectivité particulières pour la série entière telle qu’elle vient d’être articulée, se laisse expliquer de manière si naturelle qu’il n’est nullement nécessaire de tenir les collectivités au sens supérieur pour des personnalités individuelles. Le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda est donc satisfait.
Le fait que Boström soit parvenu à un point de vue différent tient à l’influence qu’il subit d’abord de la part du grand idéalisme postkantien (à l’intérieur duquel Schelling lui offrit son point de départ), même s’il se détacha très vite du panthéisme schellingien parce que celui-ci ne répondait pas à son intérêt pour la personnalité dans sa substantialité et son individualité. À l’intérieur de l’école dite historique, ainsi que chez Schelling, Schleiermacher et Hegel, certaines tendances panthéistiques conduisent à ce que la personnalité soit comprise comme un mode plus ou moins fluide d’un processus par lequel l’absolu devient conscient de lui-même. De sorte que l’on peut adopter sans restriction le point de vue de la personnalité et que l’on reconnaît une personnalité à toutes sortes de choses, là où l’expérience immédiate ne connaît rien de tel quand nous partons du sens que nous offre le vécu (Selbsterlebnis) de notre propre personnalité. Par la direction antipanthéistique prise très tôt par la pensée de Boström au cours de son développement, et par la façon dont il l’exprima dans sa théorie des idées en posant les idées comme éternelles à l’instar de Dieu et en même temps, dans leur être-pour-soi, toujours finies en tant que sujets et personnes, on peut exclure que ce penseur suédois ait compris la personnalité comme un mode fluctuant, à la Schelling, Schleiermacher ou Hegel. Son emploi du concept de personnalité aurait dû en être d’autant plus prudent, justement en raison de la signification foncièrement approfondie qu’il donnait de ce concept. Que Boström ait ici manqué de la circonspection nécessaire est seulement un reliquat de son appartenance antérieure à cette tendance générale. Et lorsque Sahlin affirme au contraire que les unités et les totalités sont certes de nature personnelle mais directement, d’abord, de nature formelle, introduites de l’expérience dans le mundus noumenon ou monde des idées, il mène à son terme le processus de purification engagé par Boström contre toute appréhension empirique de l’absolu et de ses idées. Sur l’hypothèse de Boström d’une personne individuelle particulière derrière chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement, demeure de fait le soupçon qu’il hypostasie certaines relations personnelles empiriques données – et ce dans le plus grand mépris du principe, souligné à plusieurs reprises par nous ici à la suite de Kant, entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda. Boström postule non pas pour le seul mariage en tant que tel mais pour chaque mariage empiriquement donné une idée propre et donc une personnalité particulière, de même pour chaque famille, chaque corporation particulière, chaque peuple donné dans l’expérience, chaque État empirique, etc.
Ces innombrables personae morales auraient, en tant que finies, leurs propres mondes phénoménaux, comme nous humains. Chacun d’entre nous a en effet, principiellement, son propre monde phénoménal, mais en raison du caractère commun dominant de tous ces mondes phénoménaux humains nous parlons à bon droit d’un monde phénoménal humain commun. Mais entre ce monde phénoménal humain et les mondes phénoménaux que l’on doit penser pour chaque communauté authentique comme personne individuelle finie, il n’existe selon Boström aucune relation analogue de communauté. Ce que sont, font et produisent ces personae morales dans leurs propres mondes phénoménaux, Boström le considère inaccessible à nous humains. Mais pour cette raison, penserait-on, leur vie personnelle individuelle dans l’être-pour-soi ne contribue absolument en rien à l’explication des phénomènes à nous donnés.
La situation serait autre si – contre l’opinion de Boström – à ces personae morales étaient reconnus une expérience et un monde phénoménal ayant avec nos mondes humains une certaine communauté. La merveilleuse unité de sentiment, de pensée et d’action qui saisit parfois tout un peuple dans des circonstances exceptionnelles semblerait alors un peu moins difficile à comprendre. De cela je peux témoigner car il m’a été donné de vivre la seconde phase de la mobilisation allemande au moment où la guerre mondiale éclata, restant plus de deux mois sur le sol allemand dans ce contexte. J’eus alors l’occasion d’éprouver de manière très vive à quel point il peut être tentant de penser derrière de tels phénomènes une âme individuelle du peuple ou de l’État dont les intérêts seraient en jeu et qui dirigerait les individus de la nation quasiment comme un moi dispose des membres du corps par le biais du système nerveux central. J’ai également remarqué que la personnalité des collectivités avant Boström était principalement défendue en Allemagne par des penseurs qui, un siècle avant la dernière guerre, avaient vécu la grande guerre de libération contre la domination française, avec sa colossale montée en puissance de la conscience nationale. À mon retour en Suède, je lus par hasard un article rédigé par le grand penseur allemand des sociétés coopératives, [Otto von] Gierke, décédé depuis, et qui dans les temps présents est connu pour être un défenseur de la personnalité des collectivités : par deux fois, était-il écrit dans cet article, il avait vu, dans la clarté d’une vision, l’esprit du peuple allemand comme une forme de vie indépendante, une personne individuelle – au moment où la guerre mondiale éclata et, plus tôt, lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Peut-être convient-il de nommer ici en tant que représentant des mêmes tendances mon compatriote et collègue, décédé il y a quelques années, Rudolf Kjellén. Toutefois, ce dernier voit surtout, dans l’âme du peuple, les régions instinctives, sensibles, plutôt qu’une sphère de la raison.
Même si une telle explication est séduisante, on peut difficilement dire qu’elle puisse être convaincante. L’expérience nous offre certes le témoignage de la coopération personnelle la plus accomplie et de la nature la plus complexe, mais cela ne nous autorise pas à chercher une personne individuelle particulière, en dehors du dirigeant, par exemple, dans les conglomérats industriels et commerciaux. Ici le contenu et la signification des relations personnelles sont certes quelque chose de matériel (etwas Sinnliches). Mais si l’on peut se passer dans de tels cas d’un fondement personnel particulier de nature métaphysique, on ne voit pas pourquoi ce ne serait pas le cas aussi quand les relations personnelles présentent un caractère rationnel prononcé comme dans les communautés au sens supérieur. Ce dont on ne peut se passer, c’est d’un fondement personnel individuel pour tout ce qui s’appelle « vivre ensemble » personnel et « agir ensemble » personnel, comme pour l’existence elle-même, mais ce fondement doit être suffisant. Le contraire n’est en tout cas nullement prouvé.
Cependant, nous humains devons admettre des idées qui en un certain sens sont au-dessus de nous : les idées de la religion, de la moralité et du droit. La personne individuelle, sans laquelle l’idée de religion n’existerait pas, nous la connaissons déjà et la reconnaissons en Dieu. Mais si nous devions doter de la même manière les idées de la moralité et du droit d’une personnalité individuelle, il n’est pas exclu que, comme Boström qui a emprunté cette voie, nous serions conduits pas à pas à reconnaître une personnalité individuelle à toutes les collectivités au sens supérieur données empiriquement. Enfin, au lieu d’une réponse au problème soulevé, nous devons nous contenter d’une ébauche sous la forme d’une question. Aucun doute : la moralité et le droit sont l’expression d’une vie qui est, en substance, personnelle. La moralité et le droit peuvent en un certain sens être appelés des idées – mais peuvent-ils être appelés des idées de Dieu dans le sens employé plus haut ? Ne sont-ce pas plutôt des idées de l’homme – en ce sens que, dans leur aspect théorique, ce sont des façons de voir fondamentales liées à la finitude humaine par lesquelles l’homme, au-delà de soi et de sa connexion avec d’autres hommes, gagne dans le monde des sens une clarté ultime ainsi que des catégories pratiques, si j’ose dire, ou plus exactement des systèmes entiers de ces catégories, derrière lesquels cependant ne peuvent être pensées d’autres personnalités que celles de Dieu et de l’homme ? La réponse que je donne pour ma part à cette question ne sera pas douteuse pour quiconque aura suivi attentivement ma présentation.
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Notes du traducteur
1 Menenius Agrippa harangua la plèbe romaine réunie sur l’Aventin avec son « apologue des membres et de l’estomac » : les membres du corps refusant de continuer à nourrir l’estomac, ils furent tous affaiblis. C’est, raconte Tite-Live, ce qui réconcilia la plèbe avec le patriciat.
2 ἀδιάφορον, adiaphoron : Concept stoïcien indiquant une chose moralement neutre.
Philo 31 : Jean-Jacques de Genève
FR-EN
Dire, dans une introduction à la philosophie, que c’est une forme de paresse, ou de peur, qui empêche de philosopher a quelque chose d’arrogant envers le genre humain, quelque chose qui s’appuie sur un certain postulat discutable critiqué par des philosophes comme Jean-Jacques Rousseau. On a donc, pour commencer, une définition de la philosophie qui est en soi une réfutation de la pensée de certains philosophes, par exemple du rousseauisme, et qui exclut des philosophies de son champ.
Dire que philosopher c’est être non conformiste appelle la même remarque. En outre, cela n’a pas de sens : dans une société de philosophes, être non conformiste ne serait pas philosophique. Certaines philosophies développent l’idée d’un « État idéal » : la vie dans cet État idéal ne suppose aucune « révolte » philosophique. Par conséquent, l’idée même de révolte philosophique est entièrement conditionnée et sa limite implicite est une application à l’ici et maintenant, qui reste non défini (s’agit-il de se révolter contre un capitalisme, un autoritarisme, un libéralisme ou autre chose, ce n’est pas dit). Dans l’État idéal de Platon, le philosophe n’est pas révolté : il est roi. La définition est donc subjective, et son étayage dans l’histoire de la philosophie, à savoir le procès de Socrate, n’est guère pertinent non plus puisque les religions elles aussi ont des martyrs, peut-être même elles principalement, et que ce conflit de la société et de la pensée est d’abord l’axe d’interprétation des religions plutôt que de la philosophie. Or une définition de la philosophie semblerait classiquement appeler la discussion de ce qui la distingue de la religion. La religion est parfois mise du côté de la société sans autre forme de procès. La définition de la philosophie comme révolution réflexive contre la tradition est dans le prolongement et appelle les mêmes remarques, en ajoutant que cette idée s’inscrit soit dans le mouvement vers un État idéal, à savoir que toute tradition est mauvaise ou insuffisante car l’État idéal se trouve à la fin de l’histoire, soit dans le fatalisme, à savoir que, si les traditions sont insuffisantes ou mauvaises et que nous n’allons pas vers un État idéal, alors « les choses ne vont pas changer ». Quand l’auteur ajoute, après cette expression de fatalisme, « ce qui est faux évidemment », on voit d’emblée qu’il se situe dans la pensée d’un État idéal à venir.
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Appeler Socrate, qui n’a jamais quitté Athènes, « le philosophe errant » est une erreur. L’auteur de cette erreur nous dit que Socrate errait dans les rues d’Athènes : cela décrit un flâneur, pas un voyageur. Un errant est celui qui va de ville en ville, de province en province, comme un moine mendiant. Socrate est le type même de la personnalité sédentaire. Il n’a jamais quitté son logis alors que le caractère acariâtre de sa femme Xanthippe est entré dans l’histoire. Le fait est que Socrate, bien qu’il passât un temps considérable sur la place publique, devait tout de même aimer son chez-soi puisque la présence de Xanthippe ne l’empêchait pas d’y retourner. De l’attachement envers et contre tout de Socrate à sa cité la Prosopopée des lois est l’ultime illustration philosophique, avec le refus de Socrate de quitter Athènes, au prix de sa vie.
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« Pour quiconque croit à la science, le pire est que la philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques, un savoir qu’on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie il n’y a pas d’unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu’une connaissance s’impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d’être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable. » (Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950)
Ce défaitisme, cette débâcle de philosophastre devant la science empirique est confondant. La science empirique est dans une synthèse continue d’inductions qui ne peut jamais présenter la moindre certitude « apodictique », contrairement à ce que prétend formellement Jaspers, ces certitudes apodictiques ne pouvant être qu’a priori et jamais découler de recherches empiriques. Il faut complètement ignorer Kant – et c’est forcément délibéré chez Jaspers, donc insultant envers l’un des plus grands noms de la philosophie – pour dire une telle balourdise. Ce médiocre penseur écrivait dans une période de scientisme effréné, dans une société complètement intoxiquée par ses réalisations matérielles, avec une idéologie scientiste étriquée pour toute orientation. Ces réalisations matérielles sont tellement peu ce que prétend le scientisme qu’elles sont le pur Gestell heideggerien, une nullification de l’homme.
Dans son Carnet d’un biologiste (1959), recueil d’aphorismes, l’un des grands noms de la science française, Jean Rostand, découvre le pot aux roses : « Certitude, servitude », écrit-il. Sauf à comprendre cet aphorisme comme une apologie de la servitude, nous avons ainsi, face au philosophastre Jaspers qui parle (après Kant !) des « résultats apodictiques » de la science empirique, le savant Rostand avouant son absence de certitudes.
Si, à présent, on lit cet aphorisme en ayant à l’esprit l’activité de vulgarisateur scientifique de Jean Rostand, on peut y voir une forme de conditionnement à la méthode empirique : l’esprit qui se consacre à la science doit évacuer toute exigence de certitude, et quel meilleur moyen psychologique de conditionner cette évacuation, de produire ce vide que d’égaler certitude avec servitude ? Si je suis convaincu que toute certitude est une servitude, certes je ne voudrai d’aucune certitude. La science est un scepticisme ; c’est au fond ce que tendent à dire tous les grands noms de la science.
On interprète généralement ce scepticisme comme étant réservé aux questions métaphysiques, et que c’est parce que la science offre dans l’empirique au contraire du consistant, du solide. Rien n’est plus éloigné de la réalité de ce scepticisme qu’une telle interprétation vulgaire. Ainsi, toujours dans le Carnet d’un biologiste : « Apprendre à se contenter du momentané, du précaire, du changeant, de l’approximatif, de l’incertain, de l’insuffisant, de l’impur… » ; « L’infinie et stérile fécondité de l’esprit humain » ; « J’ai en moi quelques lambeaux de certitude, mais je ne sais pas les coudre ensemble » ; « Toutes les doctrines philosophiques briseront leurs fausses dents sur les réalités coriaces de la science » (c’est-à-dire, pour un minimum de cohérence avec les autres citations, que toute certitude est vouée à se briser sur l’incertitude) ; « Je sais gré à certaines erreurs de me rappeler l’indigence de ma vérité » ; « Je consens qu’on fasse béer nos lacunes pourvu qu’on ne les bouche pas avec des rêves » (tout ce qui ressemble à une certitude est un rêve) ; « Quel métier [celui de naturaliste] qui consiste à humer quotidiennement le mystère ! » (lyricisation du scepticisme : il est beau de humer le mystère et l’on peut donc s’en contenter avec honneur), etc., etc.
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« À la différence d’Oppenheimer, je ne pense pas que les non-savants soient désormais condamnés à ignorer les grandes conclusions – toujours provisoires – de la science. Mais ce qui leur est quasiment interdit, c’est d’avoir un avis, de porter un jugement. » (Jean Rostand, Carnet d’un biologiste) J’avoue n’avoir qu’une vague idée de la façon dont fonctionne un four comme de celle dont on surgèle les pizzas mais je ne crois pas non plus que ce soit d’aujourd’hui que les non-spécialistes omettent volontiers de se farcir la tête avec les platitudes micrologiques de telle ou telle science quand ils se servent de ses résultats. L’aurige antique pas plus qu’Euclide ne connaissait l’art du charron et vice-versa. Ah mais pardon, ce ne sont pas là de grandes conclusions toujours provisoires, seulement de petites prémisses suffisamment établies.
S’il y a bien une chose dont peut se passer un homme qui va mourir (et tout homme doit mourir), c’est d’avoir un avis sur de grandes conclusions toujours provisoires.
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Apprenez d’abord comment les pyramides d’Égypte ont été construites avant de parler de progrès de la technique.
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On ne peut évidemment pas croire que l’homme soit bon par nature si l’on pense pouvoir trouver un exemple de son comportement chez les animaux, qui sont loin, tous autant qu’ils sont, d’être toujours « aimants et doux » ; il fallait attendre Darwin pour confirmer ce qui n’était jusque-là qu’un odieux préjugé. À l’époque où Rousseau écrivait, il avait raison de dire que l’homme est bon par nature ; c’est lui qui avait raison à l’époque – car on a toujours raison contre les préjugés.
Dans le contexte chrétien, que l’homme soit mauvais par nature, c’est-à-dire avant toute considération, du moins, des effets des institutions sur lui, fait partie du dogme, via le péché originel. Cet élément a été conduit à sa limite par le luthéranisme et surtout le calvinisme, où, la mauvaise nature de l’homme rendant son salut impossible par les actes, son salut ou sa damnation sont forcément prédéterminés. Je ne sais si l’on a discuté le fait que le « citoyen de Genève » prenait, avec son homme bon par nature, le contrepied exact de la théologie radicale de Genève, laquelle nous pouvons définir par la centralité du dogme de l’homme mauvais par nature (nonobstant qu’il soit une créature de Dieu : ce qui d’ailleurs est pour cette théologie une façon de montrer que la nature n’est pas le tout de l’homme ; la grâce prédéterminée est hors des atteintes du mal naturel).
L’amour-propre ombrageux (par opposition à l’amour de soi naturel) que Rousseau impute aux effets des institutions et de la société plutôt qu’à l’état de nature se trouve aussi chez les singes et tous autres animaux sociaux, par exemple les oies. Vivent-ils, ces animaux, dans l’état de nature ou bien faut-il croire qu’eux aussi pourraient réformer leurs institutions pour vivre de manière plus conforme à cet état de nature perdu ?
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On ignore volontiers en France (un peu moins, semble-t-il, en Suisse) le compositeur Jean-Jacques Rousseau, nonobstant le succès plus que considérable de son Devin du Village, produit continument pendant trois quarts de siècle. Le contraste entre ce succès que certains qualifient de prodigieux et le relatif oubli, voire dénigrement présent m’intrigue. Quel est le sens de ce renversement, alors que les autres succès de Rousseau, littéraire et philosophique, ne sont pas quant à eux démentis ? La critique, par exemple Pierre Lalo (fils du compositeur Édouard Lalo), s’est voulue définitive. Mais je me suis demandé, pour être tout à fait éclairé, ce qu’en disait par exemple un Mozart. À douze ans, Mozart écrivait un opéra, Bastien und Bastienne, sur le livret du Devin et après en avoir entendu la « parodie » par Favart. Rien d’étonnant compte tenu du succès du Devin à l’époque, même si le terme de « parodie » reste assez mystérieux pour moi puisqu’on pourrait apprécier une œuvre et vouloir s’en inspirer via sa parodie : s’agit-il d’un livret comique appliqué purement et simplement à la musique originale ? La question est de savoir si l’on peut tirer de ce fait que Mozart a été « marqué » par le compositeur Jean-Jacques Rousseau.
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On me répond que le Devin eut un succès « dans certains milieux ». Or il me semble qu’au vu des faits on peut véritablement parler d’un succès auprès du public. Cela peut d’ailleurs résulter dans les premiers temps du succès rencontré à la cour du roi (première représentation à Fontainebleau) et le reste a suivi, puis l’habitude. Mais, même dans ce cas, d’autres opéras d’abord produits devant la cour y ont forcément rencontré un bon accueil sans connaître la même durée que le Devin ensuite. Si le succès est public, l’hostilité connue des musiciens français, leur boycott passe par conséquent pour une cabale, inspirée par un esprit de parti dans une querelle entre musique française et italienne, Rousseau affirmant qu’il avait étudié la musique italienne dans le pays, où il fut secrétaire d’ambassade à Venise, et composait sous cette inspiration à une époque où la musique française ne connaissait pas la musique italienne, laquelle il aurait donc introduit en France.
« Je la composai [la pièce du Devin], revenu depuis peu d’Italie, passionné pour la musique italienne que j’y avais entendue et dont on n’avait encore aucune connaissance à Paris. Quand cette connaissance commença de s’y répandre on aurait bientôt découvert mes pillages si j’avais fait comme font les compositeurs français, parce qu’ils sont pauvres d’idées, qu’ils ne connaissent pas même le vrai chant et que leurs accompagnements ne sont que du barbouillage. » (Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques : Troisième Dialogue)
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Jean-Paul Sartre et la grande tradition française du philosophe vaudevilliste : Voltaire, Diderot…
Voltaire écrivit en huit jours une pièce en cinq actes, L’Écossaise, pour se venger de Fréron et de ses écrits. Elle eut un grand succès. La littérature en sort certainement grandie.
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Ce qu’écrit Rousseau de l’intolérance des philosophes vise entre autres l’auteur du Traité sur la tolérance.
« Grands imitateurs de la marche des Jésuites ils furent leurs plus ardents ennemis, sans doute par jalousie de métier, et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire … et substituant peu à peu l’intolérance philosophique à l’autre, ils deviennent sans qu’on s’en aperçoive aussi dangereux » (Dialogues)
« L’orgueilleux despotisme de la philosophie moderne a porté l’égoïsme de l’amour-propre à son dernier terme. Le goût qu’a pris toute la jeunesse pour une doctrine si commode la lui a fait adopter avec fureur et prêcher avec la plus vive intolérance. » (Ibid.)
« cette génération nourrie de philosophie et de fiel » (Ibid.)
« [S]’il renaissait quelques vrais défenseurs du Théisme, de la tolérance et de la morale, on verrait bientôt s’élever contre eux les plus terribles persécutions ; bientôt une inquisition philosophique plus cauteleuse et non moins sanguinaire que l’autre ferait brûler sans miséricorde quiconque oserait croire en Dieu. » (Ibid.)
« les prêtres … devenus philosophes comme les autres » (Ibid.)
« Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. … cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. » (Les rêveries du promeneur solitaire)
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« [E]st vraisemblable : par exemple détester ceux qui vous en veulent » (Aristote, Premiers Analytiques)
Les protestations répétées de Jean-Jacques Rousseau qu’il ne hait pas ses ennemis, restent invraisemblables, accordée même la singularité du personnage. Il dit s’éloigner de ses ennemis (s’éloigner du monde) pour ne pas avoir à les haïr, mais c’est restreindre indument le sens du mot que de faire de la haine plus qu’un sentiment et vouloir qu’elle désigne aussi des manœuvres qui seraient la suite et l’effet de ce sentiment.
Il affirme en outre, en réponse à Diderot, que celui qui est seul n’est pas méchant puisqu’un méchant doit chercher les occasions de faire du mal tandis que le solitaire s’ôte quant à lui toute occasion d’en faire. Mais ne peut-on point faire du mal par des écrits, et qu’est-ce qui empêche un homme seul d’écrire ? – Il est vrai que le retrait du monde par Rousseau correspondit à la fin de ses activités éditoriales, jusqu’à ce qu’il éprouvât la nécessité de se justifier dans des œuvres autobiographiques.
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L’application par Spinoza d’une méthode géométrique – en fait de la méthode démonstrative d’Euclide – aux questions dernières est un contresens compte tenu de l’intuitivité de la géométrie (Kant). L’erreur, dans l’idée, doit être retracée jusqu’à Descartes, dont la « méthode » donnait des résultats à la fois en géométrie et en métaphysique – sans que Descartes ait pour autant appliqué la méthode géométrique aux questions métaphysiques, mais « la méthode ». Le reproche de Schelling à Spinoza est que ce dernier confond logique et existant, notre reproche est qu’il confond géométrie et logique (comme toute la philosophie analytique anglo-saxonne). (Philo 30)
Critique schellingienne : avec la logique on ne parvient qu’à ce qui est possible et ce n’est pas encore suffisant pour dire que cela existe. Cependant, il y a un peu plus que de la logique dans la géométrie, à savoir : de l’intuitivité. Et c’est pourquoi Spinoza s’est cru, tout en taisant la distinction fondamentale entre logique et géométrie parce qu’elle ne semble pas, sauf erreur, lui avoir effleuré l’esprit, permis de tirer de la « méthode géométrique » des résultats quant aux fins dernières. Car dans l’intuitivité, une figure géométrique existe dès lors qu’elle est possible. La frontière entre le possible et l’existant disparaît : ce que l’intuition se représente est existence parce que possibilité ; une figure géométrique, l’intuitionner c’est la concevoir comme existant en tant que modèle pur de l’intuition empirique. C’est le domaine propre de l’existant avant l’expérience. La figure, en tant que forme pure, n’existe pas nécessairement comme objet empirique, par exemple sur un dessin, mais elle existe comme schème a priori dans la représentation sans l’aide d’un travail de l’imagination à partir d’objets empiriques. De même pour les nombres, correspondant au sein du temps aux figures géométriques de l’espace. Ce qui est possible dans l’intuitivité n’est pas la même chose que ce qui est logiquement possible : le logiquement possible, c’est un objet dont la possibilité n’entraîne pas encore la réalité empirique, mais l’intuitivement possible, ce sont des schèmes inconditionnés, aprioriques par rapport à toute réalité empirique, donc existants avant l’expérience. Le schème est lui-même un objet, intuitionné dans une forme, tandis que la connexion logique a besoin d’un objet, par exemple une figure géométrique, pour produire un objet. Avec la seule logique on n’a point d’objets, tandis que l’intuition a ses objets propres.
Mais la critique de Schelling reste valable car si l’objet donné à la logique est le schème géométrique, celui-ci existant de manière inconditionnée, il n’en peut découler par la seule connexion logique des objets existants nécessairement dans l’expérience possible, mais seulement des objets possibles. L’inconditionnalité du schème empêche en effet de conclure à une nécessité empirique puisque, par cette inconditionnalité, il est indépendant de toute expérience concrète.
La démonstration euclidienne – qui ne porte pas sur tous les axiomes – n’est déjà plus de la géométrie fondamentale mais du logique sur du géométrique. Ce que Schopenhauer expose de la manière suivante : « Nous exigeons que toute démonstration logique se ramène à une démonstration intuitive ; les mathématiques, au contraire, se donnent une peine infinie pour détruire l’évidence intuitive, qui leur est propre, et qui d’ailleurs est plus à leur portée, pour lui substituer une évidence logique. C’est absolument, à nos yeux, comme si quelqu’un se coupait les deux jambes pour marcher avec des béquilles. » (Le monde comme volonté et comme représentation, Livre I, 15.)
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Quand Heidegger bougonne contre la logique, il pense à ces travaux universitaires de logique formelle aussi éloignés de la philosophie que les mathématiques pures ; il pense que s’il n’émettait pas de réserves contre la logique, il lui faudrait concéder qu’il ne possède pas ce bagage et que sa philosophie manque donc de la sophistication requise. Mais une telle concession est prévenue par la simple considération que ces travaux de logique formelle sont à la logique philosophique ce que la scolastique tardive est à la philosophie, à savoir une maladie dégénérative du squelette ; considération qui prévient en outre le malaise que doit inévitablement produire l’impression qu’un penseur cherche à s’affranchir du canon logique.
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Parmi les contraires, dans les Catégories d’Aristote, la paire de contraires qui sont dits ne pas appartenir nécessairement à un corps, à savoir que soit l’un soit l’autre des contraires appartient au corps (santé ou maladie), cette paire qui n’appartient pas nécessairement au corps possède un intermédiaire : quand ce n’est pas soit l’un soit l’autre, c’est ou l’un ou l’autre ou l’intermédiaire : blanc ou noir ou gris, bon ou mauvais ou « ni bon ni mauvais ». La conception postérieure, chrétienne, voit quant à elle la paire bon-mauvais comme nécessaire et sans état intermédiaire, au plan moral, et ce plan est bien considéré de son côté par Aristote comme non nécessaire selon le principe puisqu’il ajoute, après « ni bon ni mauvais » : « ni juste ni injuste ». – Une vie qui doit être jugée est forcément ou bonne ou mauvaise, ou juste ou injuste ; il n’y a pas de vie « ni bonne ni mauvaise ». Qu’on examine cette question : si l’on peut dire qu’une vie n’est ni bonne ni mauvaise au plan moral sans que cela signifie que toute vie n’est ni bonne ni mauvaise au plan moral.
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« Tout non-juste est non homme revient à dire qu’aucun juste n’est non homme. » (Aristote, Sur l’interprétation, ch. 10)
Non, « tout non-juste » ne dit rien du juste, qui peut donc être homme ou non-homme.
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« [C]’est faux de dire un homme mort est un homme ». (Sur l’interprétation, ch. 11)
Un homme n’est pas défini par la vie mais en tant que taxon dans un classement d’espèces et de genres, donc un homme mort est toujours un homme dans la mesure où ce n’est toujours pas un cheval ou un chien. Simplement, ce n’est plus un homme vivant puisque, par définition, il est mort. La contradiction formelle « un homme x ou y ou z n’est pas un homme » saute aux yeux. – La commentatrice explique ce passage de la manière suivante : « Homme inclut animal comme terme de sa définition essentielle. Animal (zôon) veut dire vivant au sens propre, d’où la contradiction. » Cela ne change rien : un homme partage certes un caractère commun qui est la vie avec les animaux mais il est homme en ce qu’il n’est pas un cheval ou un chien. (Il peut d’ailleurs arriver qu’un mort soit plus homme qu’un vivant, comme dans le culte des morts ou encore dans les législations où frapper un mort peut être plus grave que frapper un vivant.)
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Si les lois servent à « réglementer et protéger la propriété » (la citation et celle qui suit expriment deux pensées de Locke dans son traité du gouvernement), alors le devoir de « défendre l’État contre les attaques venues de l’étranger » ne s’explique pas vraiment si l’étranger protège aussi la propriété : le propriétaire n’a pas de préférence a priori entre deux États défendant également la propriété. Il manque à la théorie libérale de l’État l’élément explicatif de l’État « nation », qu’elle se borne à postuler.
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Littérature contemporaine : prendre les personnes qu’on voit aux informations et imaginer leur vie sexuelle.
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Les journalistes sont des speakerines.
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Le capital a le droit d’adresser des messages sexuels dans ses publicités mais l’individu qui voudrait l’imiter est condamné pour harcèlement sexuel. La publicité sexuelle est du harcèlement sexuel mais les capitalistes sont au-dessus des lois.
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Jean-Jacques : Le bien que font les riches par leurs dons ne peut compenser le mal qu’ils font pour accumuler leur richesse.
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Aujourd’hui, Oscar Wilde ne serait pas condamné pour homosexualité mais pour misogynie. Quel progrès. (Il ne serait pas condamné pour ses mœurs mais pour ses écrits.)
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D’un certain point de vue, dire à quelqu’un qu’il mérite de mourir, c’est lui faire un compliment. Si la mort est un long sommeil, y a-t-il un bienfait plus grand que la mort ?
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Les présocratiques sont-ils tous des sophistes ? Socrate est le « père de la philosophie », donc…
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Pour comprendre la place respective de la science et de la philosophie, une image : Kant décrivit correctement l’origine des galaxies avec une précision suffisante encore aujourd’hui – modèle dit de Kant-Laplace – quasiment en sortant du collège (dans une œuvre de jeunesse, même s’il avait presque trente ans), et publia la Critique de la raison pure à cinquante ans passés (c’est une œuvre de la maturité).
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EN
Nature’s Fault
Physics is a limited field with no grasp on ultimate questions. The Big Bang is no answer to an ultimate question, only a working hypothesis inside the limited field of physics; it makes no sense, outside this limited field, to talk of an absolute beginning of the totality of things, that is, of “the world,” by physical ways. The expansion we observe may have been started by an initial explosion but that still would not be an absolute start of the cosmos as in the very terms of empirical science we cannot think of something entirely new in nature (“nothing is lost, nothing is created, everything is transformed”†), so we are touching here an intrinsic contradiction of science. On the one hand science is limited to natural phenomena and its axiom is “nothing is lost etc,” on the other hand it claims to be able to deal also with the totality of natural phenomena, of which totality we have no experience whatsoever, and when it talks of a Big Bang, this might be a valid explanation for a natural phenomenon such as the formation of a local region of the totality but can never claim to satisfy the mind as far as the totality of things are concerned because it violates the very postulates it is based upon whenever it claims to deal with the totality of things rather than with particular things, their totality being no object of our experience (the world remains a guiding idea). Physics cannot prove or disprove metaphysics. The only claim scientism can make in this regard is that there is no metaphysics to start with – and this remains an unsubstantiated claim.
As far as quantum physics is concerned, the so-called “Copenhagen consensus,” according to which uncertainty or indetermination (from Heisenberg’s principle of uncertainty or indetermination) is in the nature itself rather than in the scientific apprehension of it, smacks of pure ideology: physicists claim nature is indeterminate in order to salvage science as a relevant instrument of knowledge. In other words, “it’s not science’s fault but nature’s”…
† The axiom comes from chemistry (Lavoisier) rather than physics; for some reason we talk of astrophysics rather than astrochemistry, which it is for the most part at this stage.
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Given a constitution, statutes are not needed. All the law derives from the constitution as a matter of inference and judgement (Urteilskraft).
Statutory law is an instrument of the administrative state, it only serves to shift cursors on existing scales, a merely budgetary activity. Yet the political cartel uses it as sham debate, deceptive communication.
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A man who has never felt sorry for the end of slavery or aristocracy cannot achieve anything of value. An ambitious man by necessity must feel the great things he could do with slaves or as a privileged aristocrat.
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The right to bear arms is a human right.
