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Philo 41 Volonté autonome et Programme en vue de la mort
(i)
Le test du sujet-objet
Dans Philo 37, nous avons esquissé une réfutation du solipsisme, vieux problème philosophique, une « preuve des autres » qui n’est pas sans lien avec notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà (Philo 21 et 22, ou l’essai Anhistoricité de l’homme et Phénoménologie de l’immortalité disponible sur notre page Academia).
S’agissant de la réfutation du solipsisme, nous en rappelons le passage principal :
La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce – l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps – que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.
Philo 37 : Éléments de discussion sur la chose en soi selon Mainländer
Selon Schopenhauer et ceux qui l’ont suivi, en particulier Mainländer, dont la pensée fait l’objet de la discussion en Philo 37, le monde est une objectification de la Volonté. Dans ce monde, le sujet pensant est lui-même une objectification de la Volonté. Le sujet est donc aussi objet, car une objectification. C’est un sujet-objet. La conscience est ainsi conscience propre d’un sujet-objet. En tant que conscience subjective, je ne peux être certain qu’il y ait parmi les objets qui m’entourent d’autres sujets. Mais en tant que sujet-objet, je ne peux douter que les objets qui présentent les mêmes caractères objectifs que moi en tant que sujet-objet se sachant un « sujet par suite d’une objectification » ne sont pas seulement des objets mais aussi des sujets-objets, en application du principe « mêmes causes, mêmes effets ». La loi de causalité de ce monde d’objets, la nature, est ce qui prévient l’erreur solipsiste chez le sujet-objet. (Comme cette prévention de l’erreur est de nature tout intellectuelle, la conséquence en est par ailleurs que, chez la plupart des hommes, chez l’homme moyen, autrui reste pour la subjectivité un pur objet pouvant être traité comme tel pour les fins subjectives propres de la subjectivité : c’est l’erreur égocentrique.)
L’intelligence artificielle (IA) introduisant, sous la forme hypothétique de l’androïde intelligent, un support de caractères objectifs identiques à mes propres caractères objectifs en tant que sujet-objet, est-elle de nature à rendre la précédente démonstration caduque, puisqu’alors mon inférence que l’androïde en face de moi est un sujet-objet comme je le suis serait fausse (l’IA est en effet un pur objet, et nous avons d’ailleurs des raisons de croire qu’elle n’atteindra jamais au statut de sujet-objet : voyez notre essai « A prediction about AI » ici) ? Nous ne croyons pas à cette objection. Il peut être plus ou moins difficile de discerner un texte produit par IA d’un autre produit par une intelligence humaine, mais cette expérience n’est qu’une opération de laboratoire sans la moindre portée phénoménologique. Tout androïde, même le plus perfectionné, est voué à être reconnu par un examen méthodique pour ce qu’il est. Nous insistons sur ce point de l’examen méthodique : toute forme d’erreur, en dehors de cette considération, peut être imputée aux faiblesses de l’attention humaine, et non à la forme de notre entendement. Il arrive ainsi qu’on prenne une simple ombre ou un arbre, de loin, pour une personne, sans que cette erreur soit une objection nécessitant de nous prémunir des illusions arborées. Cet examen méthodique deviendra de plus en plus perfectionné avec les progrès de l’IA, mais ces deux courbes de progression ne se croisent jamais : plus l’IA progressera, plus le test deviendra perfectionné, et jamais la technologie de l’IA ne dépassera celle du test. En outre, on comprend bien que, même si une toute petite caste était seule en possession d’un test ultraperfectionné à l’avenir, et que tous les autres hommes manqueraient des moyens pour appliquer ce test dans la vie courante et seraient donc voués à vivre dans un monde où il leur est impossible de distinguer un sujet-objet d’un pur objet, cela n’infirmerait pas la vérité du propos ; car il s’agit d’une vérité métaphysique a priori qu’aucun état de l’expérience humaine ne peut contredire. J’insiste. Même si aucun être humain au monde ne pouvait faire cette distinction, ce serait seulement que la technique du test s’est perdue, non qu’elle n’existe pas.
(ii)
Volonté autonome et programme en vue de la mort
Les rêves nous distinguent-ils des machines ? Notre intellect a un « mode par défaut » d’écoulement incessant d’images et pensées qui se maintient dans le rêve où, à la différence de la veille, il n’apparaît plus comme ce mode par défaut mais comme une manifestation réelle et suscite par conséquent en nous des émotions comme si nous avions affaire à la réalité. Dans la veille, ces images peuvent aussi susciter des émotions : une association d’idées peut par exemple réveiller en nous un souvenir pénible ou agréable et susciter les émotions correspondantes. Mais, éveillés, nous avons un mécanisme de contrôle qui nous empêche d’être submergés par ce flux d’images/pensées, tandis que dans le sommeil ce mécanisme est désactivé. Un ordinateur qui reste alimenté en courant électrique (car l’analogie n’a évidemment pas de sens entre un homme qui dort et une machine qui ne reçoit plus de courant d’alimentation) peut bien avoir aussi un tel flux d’images/pensées si on lui suppose une volonté autonome. Car ce mode par défaut est un caractère de la volonté autonome, qui ne s’arrête pas avec la réalisation d’un programme particulier mais possède un programme existentiel, sur toute la durée de l’existence : un programme en vue de la mort. Toute volonté autonome a un programme en vue de la mort et non de simples tâches ponctuelles et successives comme une machine programmée artificiellement à de telles tâches.
Si nous avons un programme en vue de la mort, il est évident que ce programme n’est pas mourir. Le but de ce programme n’est pas non plus dans la nature car le programme de la nature est la seule reproduction, et faire de la reproduction un programme existentiel est une aporie (la nature ne connaît qu’une « finalité sans fin » : voyez notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà). La finalité de l’existence est la vie après la mort – une vie sans l’horizon de la mort – et dépend d’une conduite dans cette vie présente dont l’horizon est la mort.
On trouve chez certains illuminés l’idée de paradis éternel pour tous. Or un tel paradis qui attend tout le monde, c’est le grand sommeil matérialiste, ni plus ni moins. Pourquoi, dès lors, ne pas préconiser le suicide si, dans le suicide, nous échangeons une vie plus ou moins pénible, sujette aux maladies, à la faim, au vieillissement, etc., pour un paradis garanti pour tous, qui pourrait tout aussi bien se décrire comme la volupté du sommeil profond ? Si le paradis nous attend tous, comme personne ne peut espérer une impossible continuité de joie et de bonheur en cette vie présente, il est incompréhensible que nous n’échangions pas notre condition instable dans cette vie pour ce paradis garanti, en nous suicidant sans délai.
L’objection faite à l’existence d’un enfer, émettant l’hypothèse que l’âme souffrira de savoir ses frères, ses parents, la petite amie de ses dix-sept ans en enfer, est ingénieuse et amusante, mais l’âme n’a pas d’attachements terrestres. Celui qui a des attachements terrestres n’a pas compris que ce sont ces attachements qui l’empêchent de remplir son programme en vue de la mort. Si une âme du paradis voulait se battre pour me sortir de l’enfer, elle mériterait de s’y trouver avec moi. Le statut éternel d’une âme est en effet le résultat d’un jugement parfait. L’âme au paradis a donc la parfaite conviction que ceux qui sont en enfer le sont dans le respect de la plus parfaite justice et que, si elles n’y étaient pas, la justice en serait lésée. Le point de vue du paradis pour tous semble parfaitement matérialiste et cette éternité n’est qu’une simple façon de parler. Le retour au spirituel d’esprits contaminés, infectés par une formation technique et scientifique est fourvoyé quand il entend tirer de disciplines métrologiques restreintes des conclusions sur des questions par nature métaphysiques (voyez Philo 40 : L’échec cumulatif de la science). Par exemple, ceux qui veulent parler, parce que le discours scientifique possède un monopole de légitimité dans nos sociétés matérialistes, du surnaturel comme d’un univers parallèle à x dimensions entrent dans des fariboles qui n’ont aucune portée métaphysique tout en n’étant même pas permises par le raisonnement empirique sur lequel est censée s’appuyer toute science positive.
Ces illuminés croient pouvoir tirer leur pensée relative à l’immortalité d’expériences de mort imminente (EMI). Or, si se fonder sur celles-ci dans une réflexion philosophique peut être légitime dans une certaine mesure, cela s’expose toutefois à la même critique philosophique que le mysticisme, où des expériences que tout le monde ne partage pas valent comme fondement suffisant de raisonnement universel. Ces témoignages sont sujets au doute relatif à l’interprétation personnelle qu’en donne la personne ayant connu un tel état, une interprétation sujette à erreur. Si une expérience existentielle peut conduire la réflexion dans une certaine direction, la réflexion doit néanmoins en devenir autonome et se fonder sur ses propres lois.
Une EMI, c’est quelqu’un qui s’est vu marcher dans un tunnel vers une sortie pleine de lumière. Qu’en conclure ? En réalité, puisque l’esprit humain peut apparemment se convaincre d’un paradis pour tous et sans condition, je suis parfois tenté de croire qu’il n’y a rien après la mort, car s’il y avait une éternité on ne pourrait s’aveugler à ce point à son sujet, me dis-je. Donc, ce tunnel et cette lumière, qu’est-ce d’autre qu’une représentation par « la vie » elle-même, dans tel individu, de la réalisation pleine de joie qu’elle quitte enfin ses misères terrestres, ce qu’elle se montre à elle-même comme la fin d’un sombre tunnel ? Or, cette lumière étant une représentation de « la vie » pour elle-même, elle se donne cette représentation du désirable qu’est la mort dans les termes de la vie naturelle, à savoir sous l’aspect de la lumière (car la lumière est bonne à l’organisme), mais cette lumière n’est qu’une représentation via la nature d’une anticipation de libération des maux de la vie ; la réalité de la mort, dans ce cas, n’est pas une lumière mais la pure et simple extinction totale, ce que l’intellect se représente quant à lui comme le noir du sommeil profond.
Une fois dit cela, il faut reconnaître qu’il n’existe aucune différence essentielle entre cette conception de l’extinction totale qu’est la cessation désirable des maux ou de la succession de biens et de maux qui caractérise toute vie selon la nature, et un paradis pour tous. Dans les deux cas, il n’y a plus de maux (simplement, dans le premier cas, il n’y a plus de conscience). Qu’un agnostique sursoie à mettre fin à ses jours, cela peut se concevoir puisqu’il dit, au fond, ne pas savoir ce qu’il y a après. Qu’un athée y sursoie, cela peut se concevoir aussi car il se dit que son instinct d’animal le retient dans cette vie (les animaux ne se suicident pas). Mais que quelqu’un convaincu qu’en mettant fin à ses jours il échangerait aussitôt une condition instable et, en fait, misérable pour la perfection du bonheur au paradis, ne mette pas fin à ses jours, c’est un paradoxe extraordinaire, dont les illuminés en question ne paraissent pas capables de fournir une raison. Le paradis sans l’enfer n’est pas possible puisque cela signifierait que le paradis est l’issue pour tous après la mort et que cette vie ici-bas ne présenterait par conséquent aucun enjeu, serait absolument indifférente.
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De l’État selon Hegel et Kojève
D’aucuns – hauts fonctionnaires – s’intéressent aux « correspondances que l’on peut établir entre l’hégélianisme de Kojève [fin de l’histoire et athéisme compris} et son activité à la Direction des relations économiques extérieures (DREE) en matière d’économie et de commerce international ».
Je ne sais trop comment entendre cette formule. Il semblerait en effet que l’activité de Kojève à la DREE soit contingente par rapport à son hégélianisme, c’est-à-dire qu’elle n’ait aucune importance. En effet, on ne peut supposer que son hégélianisme ait informé cette activité que si la DREE elle-même était un organisme informé par l’hégélianisme ; or une administration est au service des politiques conduites par le gouvernement, avec un principe d’alternance (possible). Le fonctionnaire inamovible (avec les réserves habituelles) n’a pas de philosophie à proprement parler, en tant que fonctionnaire, puisque sa fonction est d’assister une philosophie politique, quelle qu’elle soit, sortie des urnes. Si le fonctionnaire avait, en tant que fonctionnaire, une philosophie propre, il serait soit un soutien idéologique ou politique du gouvernement, soit une opposition au gouvernement, ce qu’il ne peut être, ni dans un cas ni dans l’autre, par définition et construction de notre système. Par conséquent, la pensée d’un philosophe qui se trouve être également fonctionnaire n’a pas de « correspondance » avec son activité de fonctionnaire. Si l’on parvenait à la moindre conclusion pour le problème ainsi posé, celle-ci ne pourrait être autre que : Kojève a été un mauvais fonctionnaire. Soit parce qu’il était en fait un collaborateur politique du gouvernement qu’il servait, soit parce qu’il en était un opposant politique, soit parce que sa philosophie prévalait contre les principes de la fonction qu’il occupait, à savoir qu’il occupait en réalité une place de direction politique et non de fonctionnaire, cette direction politique par l’administration elle-même étant de la bureaucratie. Or Kojève serait en cela même un mauvais philosophe hégélien car, si Hegel passe souvent pour le philosophe de l’étatisme, et ce génétiquement depuis son analyse attristée de « l’anarchie » de la Constitution du Saint-Empire germanique, il n’en reste pas moins qu’on trouve aussi chez lui une critique articulée des travers de l’étatisme bureaucratique.
Pour Hegel, l’État universel et homogène est monarchique, et cela veut dire principalement que l’alternance politique n’y peut exister. En effet, comment la fin de l’histoire pourrait-elle être marquée par une alternance de la direction politique de l’État non dépourvue de sens ? Dans notre système, l’alternance est pourvue de sens, elle est sérieuse, ce n’est pas « du pareil au même ». De sorte que le fonctionnaire en place indépendamment de l’alternance ne peut être un fonctionnaire philosophique dans le sens où sa fonction serait politique ; c’est un pur technicien. Or l’État universel homogène ne repose pas sur une fonction technicienne mais sur une fonction politique, une pensée (l’hégélianisme) ; « l’instrument » technique est partout, à cet égard, et pas seulement dans une fonction publique. Autrement dit, l’État de la fin de l’histoire n’a plus d’administration pour conduire une politique, car une politique doit conduire quelque part et l’État universel est là où il doit être. Le fonctionnaire technicien n’est pas l’instrument de l’idée de l’État universel mais celui du pouvoir politique signifiant, quel qu’il soit, et dont la seule direction est sa propre raison nomothétique dans une concurrence de législations, et nullement un mouvement de l’histoire. Qu’une « ruse de la raison » (List der Vernunft) puisse se servir de cette concurrence érigée en forme absolue de l’État pour conduire à la fin de l’histoire ne permet pas encore de penser que le fonctionnaire de cet État réalise crédiblement le rôle assigné à tout ce faux-semblant par la raison, car s’il se dit tel il pose en même temps l’insignifiance de l’alternance politique, la stricte équivalence de toutes les législations proposées et une immobilité actuelle de l’État, il nie par conséquent le mouvement historique qu’il prétend servir, enfin il insulte le corps social sous l’espèce de l’électorat dont la voix est supposée être le seul véritable pouvoir et qui ne peut exister en tant qu’électorat autrement que dans la certitude absolue de ce pouvoir.
Philo 39 : Vraie science et pseudo-pensée
Vraie science et pseudo-pensée I
La « continuité de la chose vitale » s’est substituée à la séculaire idée de génération spontanée (ou génération équivoque, generatio aequivoca) mais il faudrait, pour qu’elle soit vraie, que la matière vivante fût apparue en même temps que la matière inerte. Autant dire qu’un Big Bang ruine le principe, puisque ce qui apparaît en premier, selon cet axiome de l’astrophysique, est de la matière inerte, et que la vie n’apparaît qu’ultérieurement, donc par une forme quelconque de génération spontanée.
Mais, après rappelé l’importance du principe de continuité de la chose vitale dans les sciences de la vie, notre Jean Rostand national prétend que rien ne permet d’exclure la possibilité de créer de la matière vivante à partir de matière inerte. On n’est pas à une contradiction près. Si l’homme peut théoriquement créer de la matière vivante à partir de matière inerte, qu’est-ce qui empêche en théorie la nature de le faire également, par génération spontanée ? Le fait que la nature n’ait pas de mains ?
J. Rostand indique que Pasteur aussi ne « conclut nullement … à l’impossibilité absolue de la génération spontanée. Il se contente d’affirmer qu’elle ne se produit pas dans les conditions habituelles des laboratoires » (Esquisse d’une histoire de la biologie, 1945). Par conséquent – en passant sur l’expression d’impossibilité « absolue », qui voudrait peut-être nous satisfaire avec la notion d’impossibilité relative –, il n’est nullement permis d’affirmer que Pasteur ait été partisan de la continuité de la chose vitale, du principe omne vivum e vivo (pas de vie sans une vie antécédente), auquel son nom est pourtant associé.
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Vraie science et pseudo-pensée II
Le Muséum de Toulouse, musée d’histoire naturelle, a sur son site internet un article intitulé « Le clonage animal : entre mythes et réalités » de Mme D. Morello, du CNRS, article mis en ligne le 24 novembre 2016.
Selon cet texte, deux raisons font que les clones diffèrent entre eux morphologiquement, comme nous le savons par les animaux clonés (il existe par exemple des troupeaux entiers de vaches clonées). La première est l’épigénétique, à savoir que, les clones étant morphologiquement différents, « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout ». Mais la seconde raison est que les mitochondries, organites du cytoplasme des cellules, ont leur propre ADN et que les clones issus d’ovocytes différents ont des ADN mitochondriaux différents. Ainsi, 1) les clones sont morphologiquement différents, et « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout » ; mais 2) les clones n’ont pas les mêmes gènes… D’un côté, on nous dit que, dans la mesure où les clones ont le même ADN, les différences morphologiques ne peuvent être expliquées par l’ADN, puis on nous dit que l’ADN mitochondrial respectif des clones est différent, sans que cela remette en cause dans l’esprit de l’auteur la conclusion, prématurée et fausse, tirée de 1).
Il est certain, en réalité, que les différences morphologiques entre clones ne sont nullement « la preuve que les gènes ne font pas tout » puisque, précisément, deux clones n’ont pas les mêmes gènes en raison des différences génétiques de leur ADN mitochondrial respectif. S’il existe une preuve que « les gènes ne font pas tout », elle n’est donc pas dans l’existence de différences morphologiques entre clones issus d’ovocytes différents mais bien plutôt dans les investigations scientifiques propres de l’épigénétique, qui concluraient au-delà de tout doute possible que les gènes ne font pas tout : « L’environnement fœtal, post-natal, l’alimentation, etc., modifient le programme génétique sans affecter les gènes eux-mêmes. »
Sans doute s’agit-il plus d’une faiblesse de l’exposé que d’autre chose, Mme Morello sachant que certains clones ont le même ADN mitochondrial et d’autres des ADN mitochondriaux différents selon les choix faits dans les laboratoires, et c’est seulement l’omission de ces détails qui peut prêter à confusion, sans que cela indique forcément une confusion de grandeur équivalente dans l’esprit de l’auteur.
Mais cette idée que les gènes ne font pas tout n’en reste pas moins, au fond, triviale. Chacun comprend l’importance de l’alimentation, ou de ne pas exposer le fœtus à des substances toxiques, pour le développement de l’organisme. Ce n’est donc pas une remarque très scientifique, puisque, quand on examine le fonctionnement des gènes, on le fait, comme pour l’examen de n’importe quelle question particulière, « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en l’isolant. À ce compte, les fabricants de cigarettes pourraient également dire, si par hasard ils reconnaissaient un jour la moindre corrélation entre tabagisme et cancer, que « le tabac ne fait pas tout » dans les cancers de la gorge ou des poumons, mais en quoi cela changerait-il notre politique publique en matière de lutte contre le tabagisme ?
(ii)
Le clonage est une forme de parthénogenèse artificielle. À ce sujet, J. Rostand, dans l’ouvrage cité plus haut, rappelle que l’Américain Gregory Pincus, plus connu pour ses travaux sur la pilule contraceptive, réalisa « la parthénogenèse artificielle du Lapin » en 1939, premier cas de parthénogenèse artificielle d’un mammifère (après les oursins et les grenouilles). Il s’agissait, selon une chronologie du clonage publiée sur le site de l’Université Paris-Saclay, de la « naissance de trois femelles lapines par parthénogenèse induite après excitation de l’ovule ». Comme pour le clonage, aucun gamète mâle n’avait été employé pour réaliser une fécondation.
Or, dans un article publié dans Le Monde en ligne le 27 décembre 2002, « Qui se souvient de M. J. ? », A. Pichot, du CNRS, parle, au sujet de l’expérience de Pincus, d’une « expérience difficilement reproductible » et qui « ne fut d’ailleurs reproduite que partiellement par la suite », ce qui est regrettable, compte tenu des exigences de reproductibilité expérimentale en principe attachées à la rigueur scientifique. Sans doute M. Pichot, s’il enseigne, répète-t-il souvent à ses élèves (enseigner, c’est se répéter) la nature des exigences de la scientificité, dont fait partie la nécessaire reproductibilité d’une expérience pour sa validation. Mais on ne perçoit nullement dans son article qu’il soit au courant de ce principe élémentaire, puisqu’une expérience « difficilement reproductible » et qui ne fut « reproduite que partiellement » (expression où l’on a le droit de voir un euphémisme poli) a, semble-t-il, le droit à toute sa considération, alors qu’elle devrait être écartée par des scientifiques sérieux. Quand M. Pichot explique ensuite que ce résultat, forcément suspect en raison de son caractère difficilement reproductible, « donnera lieu à toutes sortes de divagations », il convient de souligner que la première et la plus grande de ces divagations était de prendre au sérieux un procédé de charlatanerie.
« Rien n’a été vérifié à ce sujet, et plus rien n’est vérifiable. » C’est ainsi que M. Pichot conclut au sujet de cette expérience mémorable, dont il ne met à aucun moment en doute la scientificité, encore une fois comme s’il n’avait jamais eu vent des exigences de la scientificité : « Le premier mammifère cloné pourrait donc ne pas être la brebis Dolly, mais, en 1939, les lapines de Pincus et Shapiro (rien n’a été vérifié à ce sujet [!], et plus rien n’est vérifiable [!]). » Ce qui n’a pas été vérifié et n’est plus vérifiable, dans aucune de ses parties (« rien n’a été… », « plus rien n’est… »), n’a aucune place dans l’histoire de la science expérimentale.
S’agissant de la M. J. du titre de l’article, il s’agit de l’unique femme dans l’histoire ayant été officiellement reconnue, à la suite de tests biologiques conduits dans les années 1950, comme conçue par parthénogenèse.
L’auteur conclut don article en disant que M. J., dont plus personne ne parle aujourd’hui (d’où le titre : « Qui se souvient… ? »), a rejoint d’autres « vieilleries », « dans les oubliettes » – ce qui n’est pas très poli s’agissant d’un être humain, même né par parthénogenèse. Seuls les lapins de Pincus, dans une expérience difficile à reproduire, où rien n’a été vérifié, où plus rien n’est vérifiable, ont un droit incontestable à la postérité.
Mais que l’oubli total de M. J. soit dû à un effet de mode a quelque chose de proprement hallucinant, surtout dans la bouche d’un chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Quoi, l’on aurait appris que l’être humain peut se reproduire naturellement sans accouplement ni fécondation, sans fusion de gamètes, sans que la dualité sexuelle intervienne le moins du monde, mais cela n’aurait suscité qu’un effet de mode ? Il est bien plus aisé de penser, si l’on écarte un complot masculiniste contre le droit des femmes à se reproduire toutes seules (mais pourquoi pas ?), que cette étude n’a guère été prise au sérieux, bien qu’elle fût présentée, si l’on en croit Pichot, qui reste cependant très vague (il ne donne ni le nom des auteurs, ni celui de la revue, ni même le pays où cela se passe), par des scientifiques tout ce qu’il y a de qualifié, et qui peut-être avaient souvent le mot « pseudo-science » à la bouche quand ils voulaient dénoncer quoi que ce soit. Je ne vois pas comment une telle étude aurait pu, prise au sérieux dans la communauté scientifique, tomber dans l’oubli. Dans ces quelques réflexions, j’ai voulu montrer que les scientifiques n’étaient pas forcément des penseurs de la meilleure qualité, et leurs réflexions pas toujours bien profondes et cohérentes, mais je n’oserais dire qu’ils fussent ineptes au point de laisser tomber dans l’oubli des faits avérés de parthénogenèse naturelle chez l’être humain, même si, pour M. Pichot du CNRS, cette hypothèse ne manque apparemment pas de vraisemblance.
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La critique de la raison en tant que pithanon universel
Dans la philosophie sceptique de Carnéade, de la Nouvelle Académie, le pithanon est une représentation suffisamment persuasive pour qu’un assentiment puisse y être donné. (C’est, dans ce cadre, un moyen de répondre à l’attaque stoïcienne sur l’apraxia du scepticisme. Selon le point de vue stoïcien, la philosophie sceptique ne permet pas en effet d’adopter la moindre ligne de conduite. La notion a donc pour Carnéade un caractère pratique, le pithanon servant de critère à l’action.)
C’est la critique de la raison qui offre le pithanon universel, dans la mesure où, circonscrivant l’usage propre de la raison aux phénomènes, c’est-à-dire excluant la possibilité d’une connaissance des choses en soi, elle permet de donner son assentiment aux connaissances, conformément aux lois de l’entendement via la sensibilité, comme conformes aux phénomènes que nous procure l’entendement.
L’entendement nous procure la sensibilité ; en effet, puisque l’entendement produit la nature en lui prescrivant ses lois, il produit le corps phénoménal par lequel, en tant qu’il est doué de sensibilité, nous recevons une nature via ce corps et percevons une nature extérieure au corps.
Refuser notre assentiment aux sens et aux représentations qui en dérivent ne peut être l’attitude que de celui qui croit que la nature existe en tant que telle en dehors de l’entendement et que ce dernier s’applique à connaître quelque chose en dehors et indépendamment de lui, alors que l’entendement ne s’applique qu’à la phénoménalité à laquelle il donne ses lois et ne peut donc refuser son assentiment, tout en ne pouvant pas non plus, au terme de la critique de la raison, assentir à la notion que ces connaissances s’appliqueraient à la chose en soi en dehors et indépendamment de lui, laquelle existe néanmoins comme substrat nécessaire. L’impossibilité de refuser son assentiment, dans ces conditions et dans ces limites, est le pithanon universel, et c’est ce qui rend possible la science empirique : la science est possible car l’assentiment est nécessaire, l’entendement n’a d’autre choix que d’assentir aux données de la nature en tant que phénomènes.
Le caractère insubstantiel, en tant et parce qu’objectal, du phénomène rend par ailleurs la synthèse inductive, qui est le mode opératoire de l’entendement vis-à-vis du phénomène, nécessairement défaillante au point de vue de la non-contradiction, à savoir que cette synthèse s’appuie, à un moment ou à un autre, via la théorisation, sur une position arbitraire quant à l’une ou l’autre des antinomies de la raison. Cette position est insoutenable au regard de la loi de non-contradiction tout en étant nécessitée par les opérations de l’entendement dans cette synthèse. C’est ce fait qui, admis et reconnu, confirme la prééminence axiologique de la métaphysique malgré la critique de la raison (qui n’a donc nullement pour objet de ruiner cette prééminence), bien que d’une part l’accès à la chose en soi lui demeure fermé et que d’autre part elle soit impropre au travail de synthèse lui-même, qui est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant qu’objet. La métaphysique est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant que sujet. Or la connaissance du sujet-objet en tant que sujet est prééminente par rapport à la connaissance du même en tant qu’objet parce que le sujet-objet n’est objet que par le corps naturel que produit l’entendement, c’est-à-dire le sujet. Dans le sujet-objet, le sujet est premier.
(ii)
Ce n’est pas la volonté qui s’objectifie – thèse de Schopenhauer – mais l’entendement, l’intellect, puisque c’est par l’entendement que nous avons des objets dans la nature, à commencer par un corps sensible.
Le vouloir en soi est non sensible. Or c’est via la sensibilité que nous avons un vouloir d’objets. Le sujet-objet en tant que phénomène est empiriquement un vouloir-vivre via un vouloir d’objets, mais en tant que chose en soi c’est un vouloir non sensible, donc non orienté vers des objets, et par conséquent nullement orienté non plus vers le vivre qui dépend d’objets, c’est-à-dire qui dépend de la nature. C’est, alors, ou bien un vouloir du non-être ou bien un vouloir de la vie sans Sorge après la mort, c’est-à-dire sans l’horizon de la mort présent dans la nature. La croyance en l’au-delà n’est pas due à une quelconque peur de la mort chez le vouloir-vivre naturel mais à un vouloir-mourir à la nature sensible ; et l’incrédulité est un vouloir-mourir absolu.
Néanmoins, en soi le vouloir non sensible ne peut être vouloir d’une vie hors de la nature, car il est hors de la nature (on ne peut vouloir ce qui ne nous manque pas) ; ce vouloir de non-nature n’est qu’un vouloir du sujet-objet en tant que phénomène au service du vouloir en soi, qui ne peut plus être dès lors que vouloir du non-être, ce qui est la thèse de Mainländer, à savoir que l’Un doit passer par l’être phénoménal, naturel, cette nature et cette vie, pour atteindre le non-être, par le biais de la fin du monde. Dans le monde l’Un est déjà terminé en tant qu’un et dans la fin du monde il sera terminé en tant qu’être.
