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Géométrie et Cosmologie des Grecs, par Kurt Reidemeister, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Geometrie und Kosmologie der Griechen par Kurt Reidemeister, publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahiers 1-2, 1943, pp. 275-288.
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Kurt Reidemeister (1893-1971) est un mathématicien allemand, qui a laissé son nom aux « mouvements de Reidemeister » dans la théorie des nœuds et à la « torsion de Reidemeister ». Il a écrit sur l’histoire et la philosophie des mathématiques : la note à l’essai ici traduit comporte trois titres de ses écrits en la matière, en l’occurrence sur les mathématiques et la logique chez les anciens Grecs. La compréhension du présent essai ne nécessite pas de connaissances mathématiques avancées.
L’auteur adopte la même conception « logicienne » des mathématiques que le philosophe le plus représentatif de cette tendance, l’Anglais Bertrand Russell. Pour cette tendance, les mathématiques sont un ensemble d’opérations purement logiques. Or une telle définition n’est nullement de nature à caractériser son objet, car la métaphysique, la philosophie transcendantale, les sciences empiriques peuvent être tout autant définies comme ensembles d’opérations logiques. La logique n’est pas le propre des mathématiques. La véritable spécificité des mathématiques, c’est que les objets mathématiques, qui font, comme n’importe quels autres objets de la pensée rationnelle, l’objet du traitement logique imprescriptible pour toute forme d’intellection rationnelle, sont construits dans l’intuition pure, à savoir, les figures géométriques dans l’espace et les nombres dans la forme du temps. Ils sont « construits » parce qu’ils ne sont pas donnés, dans la mesure où le monde que nous intuitionnons est empirique. Manque, par conséquent, à la distinction entre intuition et logique par laquelle la logique est censée compléter l’intuition et même y suppléer, la distinction entre intuition sensible et intuition pure a priori. Or il n’y aurait pas de mathématiques sans intuition pure a priori, tandis que la logique continuerait d’exister dans ces conditions pour peu qu’il existât toujours une activité cognitive médiatisée par le langage (logos). Le fait caractéristique des mathématiques n’est donc nullement que la logique supplée à l’intuition, car la logique est en réalité le moyen de toute forme de pensée rationnelle (et nous n’avons pas connaissance que Russell considère les mathématiques comme la seule pensée rationnelle, ce qui serait absurde), mais que l’intuition pure a priori supplée à l’intuition sensible dans l’emploi imprescriptible de la logique.
De même, et par voie de conséquence, le trait saillant des mathématiques n’est pas de passer de l’intuition empirique à une théorie logique, c’est là ce que fait toute pensée rationnelle portant sur l’empirique, mais de passer des formes pures de l’intuition à une théorie logique.
La définition que nous venons d’attribuer au logicisme peut être complétée par celle de Reidemeister au premier paragraphe de l’essai qui suit : « Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système etc. (voyez l’essai) » C’est là, en réalité, moins une définition des mathématiques que du fonctionnement logique. Moyennant la substitution des termes spéciaux, on pourrait dire avec la même exactitude la chose suivante, par exemple : « La métaphysique est un grand système unifié de propositions fondé sur des relations logiques. Les propositions sont compatibles les unes avec les autres, le système est libre de contradictions, et de certaines propositions découlent d’autres propositions selon une nécessité logique, elles sont démontrables. Etc. » Ce qui est décrit dans les deux cas est le processus logique. La différence entre les mathématiques et la métaphysique tient à tout autre chose, qui sont leurs objets respectifs. Les objets mathématiques sont construits dans l’intuition pure. Si l’on admet que les objets métaphysiques sont le monde en tant que totalité, l’âme et Dieu, ce sont selon Kant des objets donnés par les conditions de la connaissance. Kant a critiqué la métaphysique traditionnelle (notamment le système logique monumental de Christian Wolff qui pourrait le mieux satisfaire à la définition de Reidemeister telle que nous venons de la réécrire) non point parce qu’elle faisait fond sur la logique mais parce qu’elle n’avait pas acquis une exacte conception de la nature propre de ses objets. (Le monde, l’âme et Dieu sont pour Kant des « Idées nécessaires de la raison », ce que définit la circonstance, que nous venons de rappeler, qu’elles sont « données par les conditions de la connaissance » ; et parce que ce sont pour nous des idées et qu’elles nous sont données, elles ne se laissent pas connaître comme les objets mathématiques bien que dans les deux cas le recours à la logique soit imprescriptible pour parvenir à la moindre conclusion. Pour Kant, ces idées sont en réalité, du fait de leur nature entièrement indépendante de l’intuition, non seulement l’intuition sensible mais aussi l’intuition pure, inconnaissables en raison pure ou théorique, les raisonnements logiques dont on se sert pour les connaître sont ceux de la raison pratique ou morale.) Ni les mathématiques ni la métaphysique ne peuvent être particularisées et donc définies par leur processus, qui est dans les deux cas logique.
Une des conséquences de ce « logicisme » inadéquat dans la définition des mathématiques est qu’il a conduit des chercheurs en philosophie à qui ce point de vue était connu à nier que la logique fût un instrument imprescriptible de leur recherche (puisque la logique serait la spécificité des mathématiques). Cette erreur bien plus grave n’est toutefois possible que parce que, dans le cadre de l’idéologie scientiste, les conclusions des penseurs versés dans les mathématiques tels que Russell ont immédiatement un poids considérable, en vertu d’une tendance idéologique. La philosophie « philologique » des universités reçoit nécessairement, dans un tel cadre, ses conclusions de la philosophie « mathématique » ou « scientifique ». Aucune de ces tendances ne semble toutefois disposée à conférer la moindre pertinence et actualité à l’épistémologie kantienne, dont nous venons de montrer qu’elle apporte pourtant une définition des mathématiques infiniment supérieure à celle du « logicisme » russellien, qui à vrai dire n’a pas produit une définition digne de ce nom.
La position du traducteur et auteur de cette présentation est développée principalement dans l’ouvrage Apologie de l’épistémologie kantienne, disponible sur notre page Academia.
Ce cadre conceptuel n’entache pas l’intérêt de la totalité des réflexions du présent essai sur la géométrie et la cosmologie des Grecs, notamment pour l’histoire de la pensée cosmologique.
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GÉOMÉTRIE ET COSMOLOGIE DES GRECS
Par Kurt Reidemeister, Marbourg
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Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système qu’il est possible de déterminer un petit nombre de théorèmes des mathématiques comme point de départ et de parvenir par voie de démonstration à tous les autres théorèmes. Ces points de départ sont les principes fondamentaux, les axiomes ou hypothèses.
Ce sont les Grecs de l’Antiquité qui découvrirent cette méthode pour établir des connaissances mathématiques les unes des autres, et ils l’employèrent avec un extraordinaire esprit de suite et une extraordinaire finesse à l’étude des figures spatiales élémentaires. Les résultats de cet effort, qu’Euclide nous a conservés dans les treize livres de ses Éléments, restent vrais de nos jours, après plus de deux mille ans. Ni les théorèmes eux-mêmes ni leurs démonstrations n’ont vieilli, ils ne se ressentent nullement de leur époque, ils ne constituent pas une étape vers les mathématiques contemporaines, ils ont au contraire conservé intacte leur pleine et entière validité.
On pourrait penser que la forme logique des anciennes mathématiques n’est plus guère pertinente. L’intérêt des Grecs aurait porté sur l’intuition (Anschauung), et le fait que ces vieux théorèmes soient encore valides pour nous s’expliquerait facilement, parce que l’espace de l’intuition est resté le même. Or la connaissance intuitive n’est pas encore la formalisation logique. Il semble peut-être étrange à beaucoup de gens que les mathématiciens cherchent à fonder par la pensée ce qui est déjà clair et certain de soi-même, et même, diront-ils, plus clair et plus certain que ne peut l’être ce qui se pense. Or c’était pour les Grecs un triomphe de parvenir à constituer à partir de faits intuitivement connus depuis longtemps une théorie logique. D’après tous les documents à notre disposition et la situation historique, comme d’Euclide lui-même, il ressort avec la plus grande certitude que pour eux l’important dans les mathématiques était la nécessité logique qui y règne. Le théorème de Pythagore, pour ne prendre que cet exemple, était certes déjà utilisé à Babylone pour mesurer des cordes de cercle en 1700 avant J.-C. Les faits intuitifs fondamentaux ne pouvaient être pour les Grecs la découverte qui les stimulait. En revanche, quand dans la cogitation des concepts de mesure et de nombre se manifestait l’existence de grandeurs incommensurables, ils étaient profondément fascinés par cette notion dépassant la faculté intuitive, car elle montrait l’originarité, le caractère premier de la pensée. Et c’est cette théorie produite par la pensée qui reste pour nous valide, de la même façon qu’elle l’était alors. Avant d’introduire les nombres réels dans le domaine du calcul différentiel et intégral, on démontre habituellement qu’il n’existe aucun nombre rationnel qui multiplié par soi-même soit égal à deux, c’est-à-dire que la racine carrée de deux, de symbole √2, est irrationnelle. On peut alors facilement, à l’aide du théorème de Pythagore, construire à partir du segment s la grandeur s√2, en dessinant le carré de côté s. La diagonale de celui-ci est égale à s√2, car le carré dont cette diagonale est le côté est, comme le jeune esclave du Ménon le savait déjà, deux fois plus grand que le carré d’origine. Or cette grandeur √2 est irrationnelle, c’est-à-dire que le côté s du carré et la diagonale s√2 ne sont pas dans une relation rationnelle, ne sont pas des multiples d’une même unité de mesure, ils sont incommensurables. C’est là une découverte des Pythagoriciens, et la démonstration qu’ils en firent et qu’Euclide nous a conservée est la même à la lettre que celle que nous conduisons encore, sans nous rendre bien compte en général de marcher sur une voie aussi antique. Cette cohésion de la pensée logico-mathématique ne peut être davantage éclairée. Elle se révèle encore plus remarquable quand on considère que non seulement nous admettons des théorèmes et démonstrations des anciens Grecs mais qu’il y a aussi des problèmes qui sont si fixes et caractérisés que nous pouvons nous en emparer et y répondre aujourd’hui, deux mille ans après qu’ils furent posés. Les vieux problèmes de la duplication du cube, de la trisection de l’angle et de la quadrature du cercle, nous les avons convertis en théorèmes, et l’effort des Anciens relativement à l’axiome euclidien des parallèles, à savoir que, dans un plan, pour une droite d ne passe en un point donné qu’une seule droite qui ne coupe pas la droite d, a pour nous reçu une conclusion claire. Nous pouvons démontrer qu’aucune des trois tâches ne peut être résolue avec les moyens proposés, la règle et le compas, et nous pouvons démontrer que l’axiome des parallèles ne se laisse pas inférer des autres théorèmes d’Euclide. Et bien que la démonstration de ces impossibilités soit conduite à l’aide de théories qui n’appartiennent pas aux Grecs, à savoir la théorie des corps algébriques et celle de la résolubilité des équations algébriques, ou par la construction d’une nouvelle géométrie dite non euclidienne, ce n’est pas arbitrairement mais au contraire par une nécessité logique que nous considérons être parvenus à la résolution de ces tâches et à la solution aussi que les Grecs recherchaient, car ils embrassaient l’idée de preuve logique et parce que nous pouvons non seulement montrer que nos preuves sont logiquement compatibles avec les hypothèses des mathématiques grecques mais aussi que d’autres solutions ne sont pas logiquement compatibles avec ces hypothèses.
Or cette impression de concordance est ébranlée dès que nous quittons le domaine délimité par les hypothèses mathématiques pour nous engager, au-delà de ces frontières sûres, dans un dialogue avec les penseurs grecs au sujet des objets mathématiques. Les mathématiques conservent alors certes les traits de la science exacte qui viennent d’être décrits ; la précision des figures mathématiques, qui ne peut être saisie par l’œil mais par la raison, est, au moins par Platon, soulignée avec une vigueur qui rend pleinement justice à cette facette des mathématiques. Mais pour autant qu’il nous plaise d’entendre de la bouche d’un philosophe l’éloge de la précision qui nous tient à cœur (et c’est assez rare), il nous vient en même temps aussitôt des doutes quant à la pertinence de cet éloge. Le réel sensible apparaît et disparaît, tandis que ce qui est objet pour la raison, affirme Platon, est. De la certitude des preuves on passe ainsi soudain à la constance de l’être. Dans les dialogues du Ménon et du Phédon, la pensée est remémoration. Devant le carré perçu, l’âme rationnelle se souvient du carré suprasensible, et parce que l’on ne peut se remémorer que ce qui fut un objet par le passé, et parce que, en outre, dans le réel sensible un carré suprasensible ne peut être présent, l’âme doit avoir vu ce carré avant la naissance du corps et était donc avant cette naissance. Face aux contradictions des choses perceptibles, qui possèdent et en même temps ne possèdent pas des propriétés, qui sont égales par la grandeur et pourtant pas exactement égales, que nous voyons par la numération en tant qu’unités indivisibles tandis que par ailleurs elles sont divisibles à l’infini, qui sont à la fois grandes et petites, car elles ne sont rien de pur, rien en soi, face à ces contradictions, est-il dit dans La République, la raison, sensible à ces contradictions, s’éveille dans l’âme et se détourne du sensible pour se porter vers les concepts mathématiques. Mais la pensée mathématique est seulement le commencement de la pensée, qui doit ensuite résilier les hypothèses et se porter jusqu’à l’être et au bien.
Nous n’avons pas choisi ces exemples au hasard, ce sont en effet les plus anciennes discussions étendues des mathématiques, des sources claires et inestimables tant que nous les interrogeons seulement sur les connaissances mathématiques qu’elles reflètent. À côté de ces passages et d’autres des dialogues platoniciens, en particulier dans le Théétète, nous avons un autre témoignage direct sur les mathématiques des anciens temps dans les remarques d’Aristote au sujet des Pythagoriciens. Ces remarques nous placent devant un mystère comparable. Ce sont les Pythagoriciens qui les premiers firent avancer les mathématiques. Séduits par cette occupation, nous explique Aristote, ils voyaient dans les éléments des nombres les éléments de tout être ; les nombres, disaient-ils, sont les choses elles-mêmes et le ciel tout entier est harmonie et nombre.
Que faire dans cette situation ? Devons-nous laisser sans explication ces conceptions étranges qui alimentent l’idée que les mathématiques grecques sont quelque chose de fondamentalement différent de nos propres mathématiques ? Devons-nous nous contenter de voir en elles deux ramifications d’un axiome philosophique propre aux Grecs, cet axiome que Parménide d’Élée fut le premier à exprimer, dans un chant poétique, à savoir que la pensée est pensée de l’être et que pensée et être sont une seule et même chose ? Devons-nous concéder que là où les mathématiques s’arrêtent en tant que discipline spéciale, le cercle de la réflexion responsable s’arrête également et laisse place à une forme non contraignante de saisie, qui comprend tout, les dieux comme la philosophie, parce qu’elle convertit tout en poésie ?
Mais nous n’avons pas encore considéré qu’il y a bien un être qui nous parle dans les nombres et les figures mathématiques, et que l’interprétation des mathématiques et de l’être remonte à un temps où la pensée ne portait pas encore sur elle-même et où penser ne s’appelait pas encore philosopher, où bien plutôt l’objet de la pensée était la nature et la constitution du monde en général. Et il est pertinent de s’attendre à ce que l’identification de la pensée et de l’être apportât une nouvelle lumière, si nous pouvons nous représenter l’image que les Grecs se faisaient de la nature et du monde. Bien que, comme je l’ai dit, une vue directe du système pythagoricien nous soit impossible, nous ne manquons pas de documents éloquents sur la physique et la cosmologie grecques. Nous connaissons celles-ci mieux que l’état des mathématiques à la même époque. Sans parler de la tradition doxographique et des fragments des présocratiques, nous possédons les travaux très exhaustifs d’Aristote : huit livres sur la physique, quatre livres sur le ciel, deux livres sur la génération et la corruption, quatre livres sur la météorologie. Un matériau extraordinaire resté quasiment en friche et qui est pourtant un trésor pour ceux qui veulent se rendre clair par des exemples ce que signifie concrètement le caractère ontologique de la pensée grecque.
Je commencerai ma tentative de description de la cosmologie grecque par une présentation du monde d’Anaximandre. La série des philosophes grecs de la nature commence avec Thalès de Milet mais nous sommes bien mieux informés au sujet de son concitoyen plus jeune Anaximandre. Car ce dernier a laissé sa pensée dans un écrit sur la nature, qui est du reste la plus ancienne œuvre grecque en prose, et cet écrit se trouvait encore au deuxième siècle av. J.-C. dans une bibliothèque d’Athènes ou d’Alexandrie. Ainsi, nous savons par exemple qu’Anaximandre avait soixante-quatre ans lorsque Sardes fut conquise en 547-6 av. J.-C.
Selon Anaximandre, la terre a la forme d’un disque ou d’un cylindre trois fois plus étendu que haut. Ce cercle flotte au milieu de la sphère du monde et demeure nécessairement à la même place, au repos, car il ne peut se déplacer en différentes directions à la fois et aucune direction n’est privilégiée à l’intérieur de la sphère du monde symétrique. La couche atmosphérique d’air et de vapeur s’étend jusqu’aux astres et produit par exemple les solstices. Les étoiles, la lune et le soleil sont de grands cerceaux ou boyaux circulaires formés d’air condensé, remplis de feu, et ils entourent la terre comme son anneau entoure Saturne. En un point ces tubes sont ouverts et exhalent des flammes, et c’est par le rétrécissement ou l’occlusion de ces ouvertures que se produisent les éclipses de soleil et de lune. Les constellations du zodiaque sont les plus proches de la terre, le rayon du cercle de la lune est le double de celui de la terre, le rayon du cercle du soleil le triple, et le rayon des cercles des étoiles est neuf fois plus grand que celui de la terre.
Ce monde est engendré et soumis à un processus de corruption. Jadis, le centre du monde était sous les eaux tandis que le feu s’était porté à la périphérie et entourait la sphère du monde à la manière de l’écorce d’un arbre. Puis cette enveloppe lumineuse se déchira et se divisa en constellations. En même temps, l’eau commença de s’évaporer en vents et nuages, et les êtres vivants, qui se constituèrent dans l’élément humide, commencèrent, en changeant de formes, à migrer vers l’élément sec. Ainsi, l’homme, qui pour parvenir à sa forme actuelle nécessita un long processus de maternage, est issu de créatures du type des poissons. – Mais les vues de cette cosmologie vont encore plus loin : les substances opposées de notre monde sont tirées d’une substance infinie, l’apeiron, l’illimité. Le monde est corruptible mais de nombreux mondes corruptibles existent en même temps, alimentés par l’apeiron. L’apeiron n’est quant à lui pas soumis au vieillissement et produit sans cesse de nouveaux mondes.
Le fait premier sur lequel s’appuient ces spéculations hardies est manifestement le cours régulier des astres, qui se lèvent au-dessus de l’horizon puis disparaissent à nouveau derrière lui. Et le fait est expliqué en dupliquant et en complétant en sphère la moitié du monde visible au plan de l’horizon. Le cours régulier des étoiles devient alors plus compréhensible : elles restent ce qu’elles étaient, même au-delà de l’horizon, elles sont mues selon un mouvement circulaire régulier. La terre acquiert ainsi nécessairement une autre face, spéculative, et devient en même temps une chose représentable avec des contours, en l’occurrence un disque. Mais comment, à présent, sont faites les étoiles ? Elles doivent être des choses réelles et donc, comme la terre, de la substance mise en forme, et ce de façon non seulement qu’elles brillent mais qu’elles puissent aussi se mouvoir constamment en cercle. Les points brillants doivent donc appartenir à des cerceaux qui soient eux aussi réels et par conséquent formés de substance. Ainsi la série des éléments terre, eau et air est-elle complétée par le feu, et c’est de cette façon qu’apparaissent ces étonnants boyaux transparents et invisibles en dehors de leurs ouvertures flamboyantes. Avec cette seule idée, la physique des étoiles nombreuses est maîtrisée : on explique de la même manière ce qui est soumis aux mêmes lois, et les propriétés particulières du soleil et de la lune ne sont qu’une variété d’un même phénomène général. La réduction des moyens explicatifs est l’important, dans cette théorie : la réduction et la simplicité foncière des moyens. En concevant les choses naturelles comme substance mise en forme ou en les ramenant aux deux causes forme et substance, comme le dirait Aristote, et en accordant à cette substance un principe de mouvement et de force, ce premier système délimite déjà les principes fondamentaux de la physique grecque. Et la loi physique géométrique qui imprègne la cosmogonie d’Anaximandre et qui s’exprime dans l’arrangement originaire des quatre éléments en trois couches sphériques concentriques de feu, d’air et d’eau entourant un cœur de terre, cette idée d’un cosmos symétrique complet le plus simple possible de quatre éléments de gravités spécifiques différentes resta en vigueur durant des siècles.
L’intérêt concret d’Anaximandre pour la constitution réelle du monde ne peut être mis en doute. Il est le premier à avoir tenté de représenter la terre habitée par le dessin d’une carte, il construisit en outre un globe céleste ainsi qu’un instrument astronomique similaire à l’horloge solaire, un gnomon. La hardiesse imaginative de son tableau du monde, dépassant largement toute expérience, nous étonne d’autant plus. Comment pouvait-il tenir ces représentations pour vraies ? Nous avons déjà donné la réponse : parce que ces représentations font du donné empirique, avec des moyens réduits concordants avec l’expérience, un tout, et parce que ce tout paraît de prime abord suffisamment logique pour qu’une autre façon de compléter l’expérience ne soit possible. Cette représentation est pré-conceptuelle, elle saisit le concept d’ordre comme l’état du monde originaire et saisit le concept de monde dans la pluralité des mondes, elle est imagée et donc encore liée à la pensée mythique. Mais le mythe, selon le poète, est seulement un récit d’événements passés.
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense.
C’est par ces mots [dans la traduction française d’A. Bignan] que commence la cosmogonie d’Hésiode, qu’Aristote à plusieurs reprises envisage comme une conception physique mise en forme. C’est un récit, ce sont les Muses qui inspirèrent à Hésiode cette voix divine pour dire l’avenir et le passé. Et les événements passés qui s’y trouvent relatés sont une suite de naissances, de combats et de victoires aux vastes conséquences, mais sans conséquence logique, c’est de l’histoire, l’histoire des dieux. Le mythe logique d’Anaximandre nous représente au contraire le monde comme présent et compréhensible. Le monde est certes, selon lui, engendré et corruptible. Mais disant cela, il dévoile en même temps l’incorruptible, la loi de nature et l’être éternel qui englobe tout. « D’où les choses prennent naissance, c’est aussi vers là qu’elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps. » Dans cette seule phrase qui nous soit directement parvenue de l’œuvre d’Anaximandre, nous percevons la nouvelle vérité, qui ne veut plus être vraie parce qu’elle concerne les hommes, et leur est plaisante et douce comme le miel, mais bien plutôt dépasse les hommes comme les dieux et ne s’arrête que devant le tribunal au-dessus des hommes, des dieux et des mondes, vérité qui certes ne se nomme pas encore elle-même ni son étendue, mais se démarque déjà avec une ferme conscience de soi des anciennes vérités ; dans ce fragment nous la voyons en la plénitude de sa force. La nécessité logique commence à poindre avec vigueur.
S’il semble bien que nous puissions retracer directement le processus de formation qui s’accomplit avec Anaximandre, nous tirons en outre de cette cosmologie archaïque un accès au sens de l’identité de la pensée et de l’être. Quand Parménide commence son poème par la distinction de deux voies et loue ceux qui, loin des chemins tracés des hommes, conduisent le droit et la justice à la vérité rotonde, nous pouvons penser à la justice qui pour Anaximandre prévaut à la naissance et au déclin des choses. Et quand il est dit en outre : « vois comme ce qui est encore éloigné de ton entendement s’en rapproche assurément, car l’entendement ne séparera pas l’être du tissu des êtres », ce regard non trompeur dans le lointain, cette vue de ce qui est inatteignable à l’œil, est l’expression la plus simple du sentiment de certitude que la nouvelle modalité de représentation des soleils et des étoiles se mouvant en cercle est garantie vraie en soi. La pensée est la pensée vraie, et elle est vraie car la nature se montre dans la pensée telle qu’elle est. Et encore un troisième point : la nature se montre dans cette pensée comme présente, comme toujours égale à elle-même, pour la pensée elle est l’Un qui comprend tout le divers et qui se cache aux hommes derrière le divers par de fausses idées séduisantes. Comprendre la nature signifie donc la voir comme ce qui est.
Mais l’identité posée par Parménide n’a pas seulement ce passé, depuis lequel elle est, semble-t-il, compréhensible, elle a aussi son présent et son futur. La pensée et l’être même se modifient nécessairement quand la pensée se pense soi-même comme pensée de ce qui est. Ce qui est se détache de la nature, d’où il vint à la pensée, et devient le pur but de la pensée, devient l’Un manifesté dans la pensée et qui s’exprime dans la pensée. Il acquiert l’exclusivité de la pensée permanente et triomphante, devient divin. L’être est, et le non-être n’est pas. L’être est inengendré, éternel, complet, dans l’ensemble parfaitement et uniformément immobile, restant le même en soi, de la plus haute nécessité, sans défauts, comparable à la sphère parfaitement rotonde.
Nous n’entendons pas nous laisser entraîner par l’enthousiasme d’une telle conception. Le rôle de l’être dans l’image du monde de Parménide est obscur. Mais ce que Parménide représente pour la refonte de la cosmologie, à savoir, le passage de la pensée mythique logique à la pensée ontologique consciente, ne peut être proprement jugé qu’après avoir posé à côté de l’image du monde d’Anaximandre un système ontologique, la cosmologie d’Aristote. C’est à quoi nous voulons maintenant procéder.
Les phénomènes se sont entretemps éclairés grâce aux observations méthodiques des mathématiciens. La terre s’est avérée être une sphère pas particulièrement grosse dans l’espace. Cela se manifeste par les importantes modifications du ciel étoilé en fonction de changements de position dans la direction nord-sud : il y a des étoiles qui peuvent être vues en Égypte et à Chypre mais non dans les régions du nord et des étoiles qui dans le nord sont toujours au ciel mais qui dans le sud au contraire apparaissent et disparaissent. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est pas incroyable que la région autour des Colonnes d’Hercule soit en contact avec l’Inde, ce qui expliquerait en outre qu’on trouve dans les deux pays des éléphants.
La lune reçoit sa lumière du soleil, une éclipse de lune est l’obscurcissement de la lune par l’ombre de la terre, et la forme de cette ombre est une nouvelle preuve de la forme circulaire de cette dernière. L’écliptique, le cours du soleil sur la sphère céleste et le mouvement des planètes sont objets d’observation. Une éclipse de soleil se produit quand la lune s’interpose entre le soleil et la terre. Même les planètes sont à l’occasion recouvertes par la lune. Ainsi a-t-on pu par exemple observer Mars disparaître derrière la moitié sombre de la demi-lune et réapparaître du côté de la moitié claire. Il en résulte que la distance de la lune à la terre est plus petite que celle du soleil et des planètes à la terre. Il est par ailleurs frappant que les étoiles fixes se meuvent comme si elles étaient attachées à la sphère céleste et cette dernière tournait. Ce sont là des faits courants qui nous permettent de décrire le phénomène du ciel étoilé dans ses grandes lignes. À partir de là, à quoi ressemble le monde d’Aristote ?
C’est une sphère dont l’enveloppe externe, le ciel, tourne autour de la terre, qui repose au centre. Les étoiles fixes sont attachées au ciel ; le soleil, la lune et les planètes sont chacun attachés à de plus petites sphères aux mouvements propres différents dont la détermination précise appartient aux mathématiques. Les étoiles sont elles-mêmes sphériques et sont formées, tout comme le ciel, d’éther. Leur lumière est produite par le frottement que l’air, qui remplit avec l’élément du feu l’espace entre le ciel et la terre, subit avec le mouvement rapide des astres. Les choses naturelles ont pour causes forme et substance et possèdent en soi un principe d’inertie et de mouvement. Les choses célestes sont faites, comme cela a été dit, d’éther, les choses terrestres sont composées des quatre éléments. Le bois, par exemple, est composé de terre et de feu, ce dont témoigne le fait que le bois enflammé devient de la cendre en se consumant. Les quatre éléments terrestres peuvent naître et disparaître, c’est-à-dire qu’ils peuvent se convertir l’un dans l’autre, par exemple l’eau peut s’évaporer en air. Il résulte de ceci que les quatre éléments ont quelque chose en commun, la matière originaire, susceptible de recevoir en elle la substantialité opposée des éléments. Chaque élément montre une tendance à occuper la place qui lui revient dans l’espace et possède par conséquent un mouvement propre. La terre est lourde, c’est-à-dire qu’elle tend vers le centre du monde ; le feu est léger, il tend vers la périphérie du monde ; l’air ainsi que l’eau sont à la fois légers et lourds. Aux quatre éléments appartiennent donc des mouvements rectilignes finis sur les rayons du monde. Au contraire, l’éther possède un mouvement circulaire.
Dans la partie terrestre du monde règne un ordre partiel, articulé seulement périodiquement au mouvement régulier des astres ; il s’y trouve de l’indéterminé, du hasard, qui ne peut être connu. Mais pour qu’une chose puisse se former, par exemple, il est nécessaire que soit présente la substance dont elle est formée. Au ciel, en revanche, règne une détermination parfaite. – La sphère du monde est constamment pleine de matière, le temps est constant. Le monde est inengendré et incorruptible, et la modification des choses naturelles dans leur ensemble de même que le mouvement du ciel sont éternels. Il n’existe que ce seul monde et il n’y a rien en dehors. L’espace et le temps eux-mêmes n’appartiennent qu’à ce monde.
Le changement, mouvement est la réalisation d’un but. En ce qui concerne la cause du mouvement, le point de vue d’Aristote a connu une évolution. Selon le premier point de vue, l’éther, comme son nom, aei thei, l’indique, se meut de soi-même perpétuellement. Le destin d’une âme que le ciel maintiendrait en mouvement perpétuel semble à Aristote, ici, plus intolérable que le sort d’Ixion et incompatible avec la facilité inhérente au divin. Selon le point de vue plus tardif, tout mouvement dans le monde se fonde dans le premier moteur immobile, la raison divine pensant sa propre pensée. Est commune aux deux points de vue l’interprétation téléologique du mouvement céleste : ce mouvement est exact et constant car l’effort et le but en lui sont un, le cercle est parfait et le mouvement circulaire des astres est la réalisation de la félicité parfaite. Le second point de vue est plus excellent, en particulier par son développement dans la théologie métaphysique et l’éthique. Le premier moteur pense, et la pensée de ce qui est devient pour Aristote un mouvement qui participe provisoirement de la raison universelle. Pensée est liberté, et la pensée de ce qui est, est une vue de la perfection de l’être, libre et vraie félicité.
Si nous examinons le système physique d’Aristote avec l’œil du mathématicien, et si nous évaluons dans quelle mesure il est déterminé par les phénomènes, dans quelle autre par des connexions logiques, il apparaît bientôt que ces principes sont compatibles entre eux et avec le donné de l’expérience mais qu’ils sont maintenus ensemble par la chaîne des preuves de manière assez lâche et que presque rien ne s’ensuit de ces thèses.
Le ciel tourne tandis que la terre est immobile, mais pourquoi la terre est-elle immobile ? Le ciel a un mouvement de rotation et par conséquent le monde est fini et est une sphère. Mais si la partie en rotation du monde, pensée comme corps inerte, doit être finie parce qu’il n’existe que des vitesses finies ou plutôt parce qu’il existe une limite supérieure finie à toute vitesse possible, pourquoi le monde doit-il être une sphère ? De nombreux corps infinis se laissent penser avec une vitesse de rotation finie. Et si l’opinion selon laquelle la partie en rotation du monde doit être un solide de révolution n’est pas fondée, il s’ensuit encore moins qu’il doive être un solide de révolution fini ni a fortiori une sphère.
En outre, pourquoi n’y a-t-il rien en dehors de la sphère céleste ? Il serait certainement étrange et absurde pour nous aussi qu’en dehors de la sphère il ne dût y avoir que de l’espace vide – nous reviendrons à l’instant sur la réflexion d’Aristote relativement à cette possibilité –, mais les raisons physiques contre l’existence d’une matière illimitée ou bien d’un autre monde en dehors de notre sphère du monde ne sont pas claires. Anaximandre s’astreignait à la contrainte d’expliquer les phénomènes célestes à partir des quatre éléments, Aristote y ajoute l’éther en mouvement perpétuel, et quand bien même il serait permis, au nom des phénomènes, de compléter ainsi la série des éléments, pourquoi la matière en dehors du monde devrait-elle d’emblée être composée des cinq éléments ? Mais au lieu de ces objections générales, représentons-nous une pensée particulièrement prégnante d’Aristote, sa preuve qu’il n’y a qu’un seul univers. Il convient tout d’abord de déterminer le sens de la question de la pluralité des mondes. « Être un monde » et « être ce monde » doivent être dans tous les cas distingués, même au cas où il n’y a qu’un monde, car « un monde » est une forme, à la différence de « ce monde », qui est un individu. La question est donc de savoir s’il peut y avoir deux individus ayant la forme d’un monde. On distingue deux types de forme. La forme est toujours forme de matière, mais parmi les formes il y a d’un côté celles qui sont séparables, qui peuvent être pensées sans la constitution de la matière qu’elles mettent en forme, et d’un autre côté celles qui même en pensée ne sont pas séparables sans être détruites dans leur caractère propre. Les formes séparables sont les figures géométriques ; les formes non séparables sont des concepts tels que « nez camus » ou « nez aquilin » car elles se rapportent nécessairement à des nez humains de chair et d’os. Or un monde est une forme non séparable car à cette forme appartient le fait qu’elle est constituée de matière, laquelle est composée des cinq éléments soumis à la loi de gravitation décrite plus haut. Chaque monde doit donc contenir par exemple de la terre. À présent, soit M notre monde et M’ un second monde, avec c et c’ leurs centres respectifs. Si t’ est une masse de terre du monde M’, elle doit, car la terre est terre, t=t’, avoir tendance à se diriger vers c et, dans M’, vers la périphérie de M’ et non vers le centre c’. Par conséquent M’ n’est pas un monde. L’hypothèse de deux mondes dont les terres respectives se dirigeraient vers leurs centres respectifs n’est pas formellement contredite par ce moyen : la terre de l’autre monde n’est pas la même que la terre de ce monde, pourrait-on admettre. Qu’est-ce qui s’oppose à cette possibilité ? Il en irait autrement si la loi de gravitation était conçue sans relation à la forme sphérique du monde et consistait en ce qu’un point absolu est prescrit à toute terre, vers lequel elle tend. Mais c’est là une pensée étrangère à Aristote. C’est seulement de la forme sphérique du monde que découle la détermination de son centre et que par-là la tendance de la terre à se diriger vers ce centre lui apparaît comme une loi de nature. Les autres objections à l’existence de matière en dehors du monde sont pareillement circulaires.
La conception des cinq éléments ne nécessite aucune critique. La composition des substances à partir des cinq éléments reste entièrement dans l’obscurité, et la cohésion trouvée dans la loi de gravitation est certes compréhensible en tant que description de l’état de la terre mais elle laisse non expliquées les propriétés les plus simples des masses pondéreuses, par exemple le fait que la terre et l’eau puissent avoir même pesanteur. Il convient toutefois de remarquer que de cette loi se laisse inférer que la surface de la mer doit être courbée selon la forme sphérique. À noter l’opinion d’Aristote selon laquelle force et mouvement ne se transmettent que par contact : les étoiles sont ainsi portées et entraînées par leurs sphères, et une pierre lancée est portée dans sa trajectoire en avant par l’air qui circule.
En ce qui concerne enfin le principe selon lequel il n’y a pas de lieu hors du monde, il découle directement d’une définition spéciale par Aristote de ce qu’est un lieu. Tout corps k a une bordure, une surface qui le délimite. Mais chaque corps est compris dans un corps plus grand K, il y a donc une surface de bordure de K qui coïncide avec la bordure de k. Cette bordure de K, en même temps la « forme en creux » du corps k, s’appelle le lieu de k. Il en résulte immédiatement que le monde n’a pas de lieu car il n’y a point de corps qui l’englobe, et qu’il n’y a pas non plus de lieu en dehors du monde car il devrait autrement y avoir des corps qui occupent ce lieu ou l’aient en soi. On voit que ce principe est une conséquence triviale de la définition de lieu et de la forme sphérique du monde et ne traite en aucun cas la difficulté de se représenter la sphère du monde dans le vide.
Mais Aristote ne regarde pas en mathématicien ses concepts et principes ainsi que leur structure logique ; dans ces principes il pense ce qui est, la figure du monde dans laquelle tout s’accorde, se complète et se garantit mutuellement. La connaissance des traits fondamentaux de l’être ainsi que des causes matière et forme est sa propre récompense, même si rien de plus ne s’ensuit de ces connaissances. Comprendre l’ordre présent dans la structure de la nature signifie percevoir les multiples symétries dans cet ordre simple et comprendre ces symétries comme des facettes d’une seule et même chose. Léger et lourd, feu et terre, bordure du monde et centre du monde, point de départ et point terminal d’un segment, ces couples sont essentiellement liés les uns aux autres. L’existence de la terre consiste à être lourde, et le lourd est ce qui tend vers le centre du monde ; aussi, ce qui ne tend pas vers le centre du monde ne peut être de la terre, et prendre à la terre son caractère pondéreux c’est la changer en feu. C’est dans de telles pensées circulaires que se montre justement l’unité essentielle de ce qui structuré par la nature. Lieu, temps, capacité ou possibilité, réalisation, but ne sont pas des concepts mais des traits de la nature qu’il faut reconnaître et retrouver partout correctement. Définir le lieu signifie reconnaître dans les choses véritables ce qui en elles est lieu, et il est naturel que ce lieu soit compatible avec la forme sphérique du monde. De même, la nature a une quatrième dimension, la dimension de la graduation rationnelle qui s’offre à la pensée. La nature est rationnelle en ce qu’elle agit d’après des principes et travaille avec peu, mais elle parle aussi et agit grammaticalement (sprachgerecht) dans la façon dont elle sépare et lie qualité et substance et place au fondement des quatre éléments la matière originaire, par quoi l’eau ne devient pas non-eau en s’évaporant, mais ce fondement qui a la faculté d’être eau ou air joue le rôle du sujet et l’évaporation peut grammaticalement s’accomplir. C’est la seule fonction de cette matière originaire. Mais cette nature n’est pas non plus capable de dire, c’est-à-dire, ainsi que s’exprime Aristote, de créer par privation [steresis]. Le léger et le lourd n’appartiennent pas seulement l’un à l’autre, ils s’appartiennent comme oui et non ainsi que des contraires, le lourd est ce qui a été privé du léger, un trait qui ne peut manifestement s’exprimer que dans une pensée langagière. C’est ainsi qu’est constituée la nature, qui entraîne l’esprit du chercheur toujours plus avant dans la généralité et le détail de son déploiement téléologique.
Et de même que ce qui est s’exprime dans la pensée, la pensée peut aussi se prononcer sur l’être et le non-être. L’hypothèse des atomes contredit, selon Aristote, le théorème mathématique selon lequel toute grandeur est divisible, et de même poser un mouvement inférieur au commencement contredit le principe selon lequel le désordre n’est possible qu’à partir de l’ordre et comme écart par rapport à l’ordre. Un corps mathématique existant, dit-il encore, n’est pas pensable. Car il faudrait qu’il soit composé de points, il ne serait donc fait d’aucun élément, il n’aurait ni pesanteur ni légèreté, pas même une légèreté infinie. Il n’aurait pas même de grandeur, car comment une étendue pourrait-elle être composée d’inétendu ? Cette conclusion met en lumière la logique de cette nature que seules structurent matière, qualité et forme, mais qui ne peut établir aucune relation, ni attribuer la distance à des points. Les relations ont seulement un être dépendant, distance et grandeur n’apparaissent que dans les choses matérielles. Mais encore, la finitude du monde et l’infinité du temps se laissent connaître mathématiquement. Car si d est une demi-droite infinie ayant un mouvement de rotation autour de son origine, et si g est une droite infinie coupant d, alors d ne peut jamais quitter la droite g, le moment de ce départ n’étant pas pensable puisqu’il n’y a pas de point terminal à g. Et d’un autre côté le temps ne peut commencer ni finir à aucun moment car chaque moment sépare un temps passé d’un temps futur. Avec ces deux derniers exemples, nous effleurons un domaine qui tient la plus grande place dans les livres d’Aristote sur la physique, à savoir l’ontologie du mouvement continu, un domaine qui était alors visiblement territoire inconnu et dont l’habitabilité douteuse se révélait aux seules traces laissées par les paradoxes de Zénon d’Élée.
Quand enfin cette pensée se tourne vers le monde en tant que tout et cherche à tout saisir en un regard d’ensemble, elle reconnaît souvent que s’ouvre à elle une nouvelle forme de connaissance, elle reconnaît la perfection et parvient à conclure, dans les choses éternelles du ciel, de la possibilité à la réalité et de la perfection rationnelle du mouvement circulaire au mouvement circulaire éternel réel des astres.
Le cosmos d’Aristote, pouvons-nous dire en guise de résumé, est le monde réel compris comme l’être inengendré et incorruptible que Parménide comparait à la sphère parfaitement rotonde.
Le cercle de nos considérations commence à se refermer†. Nous sommes parti de la question de savoir comment la pensée mathématique et la pensée ontologique s’accordent. Nous avons alors rencontré une nouvelle branche de la recherche mathématique antique : la géométrie des astres. De fait, pour Aristote l’éclaircissement des phénomènes qui eut lieu aux cinquième et quatrième siècles est à porter au crédit des mathématiciens. Cette discipline spéciale se cristallisa à partir de la cosmologie archaïque par la réduction à l’accessible d’une part, par la pensée consciemment hypothétique sur tout ce qui n’était pas directement accessible d’autre part. Le mouvement des planètes fut l’objet de cette recherche mathématico-hypothétique. Mais que signifie, à présent : « ce qui est mathématique est » ? Nous avons vu un tel existant apparaître sous nos yeux, le seul qui fût d’ailleurs transmis intact par la tradition – le cosmos d’Aristote est la géométrie des astres pensés en tant que ce qui est. Ce cosmos possède les traits spécifiques grecs que l’on recherche en vain dans les mathématiques anciennes. En admettant la nature décidément étrange de l’ontologie que nous avons trouvée à l’œuvre ici, nous avons cru que nous venions de commencer à la comprendre. Nous comprenons cette rationalité, qui se montre le lointain, car nous sommes en mesure de reconnaître sa méthode et nous comprenons son but, à savoir fonder une vérité de manière essentielle et l’approprier à l’homme, qui pourrait aussi pour nous être féconde et vraie et que pourtant il fut donné aux seuls Grecs, semble-t-il, de posséder pleinement, la vérité de la phrase : L’égalité géométrique possède un grand pouvoir, aussi bien chez les dieux que chez les hommes [Gorgias].
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† Voyez aussi les écrits de l’auteur : Die Arithmetik der Griechen [L’arithmétique des Grecs], 1940, 31 p. – Mathematik und Logik bei Plato [Mathématiques et Logique chez Platon], 1942, II, 20 p. – Das System des Aristoteles [Le système d’Aristote], 1943, 22 p. = Leipzig et Berlin, Verlag Teubner : Hamburger Mathematische Einzelschriften, cahiers 26, 35 et 37.
L’objet de la philosophie naturelle, par Eduard May, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par F. Boucharel de l’essai Der Gegenstand der Naturphilosophie par Eduard May, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 146-175.
Eduard May (1905-1956) est un scientifique et philosophe allemand. Il était proche du philosophe Hugo Dingler (dont il discute quelques idées et notions dans le texte ici traduit). En tant que scientifique, sa spécialité était la biologie. Il fonda en 1948 la revue Philosophia naturalis, qui dura jusqu’en 1988.
Sa réflexion philosophique porte principalement sur la philosophie naturelle (Naturphilosophie), comme dans l’essai ici traduit. Cette expression est un autre nom de la philosophie des sciences, ou épistémologie au sens étroit. En français, l’épistémologie peut en effet désigner soit la philosophie des sciences, soit, dans un sens plus large, la gnoséologie ou philosophie de la connaissance, sens qu’a le terme « épistémologie » dans la présente traduction.
Nous avons par ailleurs traduit l’expression Naturwissenschaft par « science naturelle ». Cette dernière expression peut à son tour désigner deux choses en français : ou bien la biologie et les autres disciplines du vivant mais aussi les sciences de la nature inanimée à l’exclusion de la physique pure, ou bien, plus largement, l’ensemble des sciences exactes, y compris la science physique, signification qu’a ce terme dans la présente traduction. L’essai de May porte d’ailleurs surtout sur la physique (la biologie n’est discutée en tant que telle qu’en quatrième et dernière partie).
Notre Apologie de l’épistémologie kantienne (x) comme notre réflexion en général partage les conclusions de l’essai de May sur le diagnostic et l’état des lieux de la pensée scientifique. Quelques préconisations de May sont en revanche assez vagues et relèvent de l’esquisse programmatique. En lisant cet essai, on ne voit pas bien, par exemple, ce que pourrait être le « concept fondamentalement différent de la nature » que May croit voir pointer à l’horizon.
La justification philosophique des « apriorités classiques » dans la science (logique « aristotélicienne », géométrie « euclidienne », mécanique « newtonienne »), empruntée à Dingler, ne semble pas aussi pertinente que celle que l’on peut tirer, comme nous l’avons fait, de la philosophie de Kant, qui reste actuelle. Toutefois, si Dingler a lui-même mobilisé Kant pour parvenir à ses conclusions, nous n’avons fait que suivre plus ou moins sa route, sans le savoir. C’est ce qui pourrait ressortir d’un passage du III ci-dessous, avec cette phrase : « De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique). » Le fait que les épistémologies en question, « de marque kantienne », aient selon Dingler une prétention contraire au développement de logiques non aristotéliciennes ou de géométries non euclidiennes dans le traitement des résultats scientifiques qui n’est en réalité – cette prétention – qu’« extérieurement » kantienne indique que Dingler ne tire pas la même conclusion du kantisme. Il tire donc la même conclusion que celle qui se trouve dans notre Apologie, à savoir que le recours à des logiques, géométries et mécaniques nouvelles dans la science n’a pas de conséquences épistémologiques contraires à la philosophie kantienne. Pour Dingler, comme pour nous, ces nouveautés n’entament pas le statut des « apriorités classiques ».
L’intérêt du texte de May tient surtout, selon nous, à l’analyse épistémologique des discussions autour de la théorie de la relativité et du « mathématisme » de la science physique depuis Maxwell. De telles réflexions semblent assez neuves en France, où la philosophie naturelle continue de véhiculer les préconceptions décrites par l’auteur.
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L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE
par Eduard May, Munich
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I
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Par le concept de philosophie naturelle on entend en général la présentation d’un système et d’une interprétation philosophique des résultats de la recherche en science naturelle, en vue, ultimement, de la construction d’une image scientifique du monde. L’arrière-plan épistémologique de cette idée est la conception sensualiste élargie en réalisme critique, selon lequel la réalité mondaine directement perçue représente une image, modifiée par des apports subjectifs, de la réalité absolue, en conséquence de quoi l’étude de la nature doit viser à connaître de plus en plus cette réalité absolue dans son ipséité (Sosein). L’image scientifique du monde ainsi obtenue serait la représentation du réel tel qu’il est « en soi ». Selon cette conception, qui dans les temps présents est exprimée avec particulièrement de vigueur par Bernhard Bavink et Max Planck, il n’existe ainsi pas de différence fondamentale entre la science de la nature et la philosophie de la nature, ce que l’on peut exprimer aussi en disant que l’objet de la philosophie naturelle coïncide fondamentalement avec celui de la science naturelle.
Nous pouvons d’autant moins nous satisfaire d’une telle définition de l’objet de la philosophie naturelle que non seulement son point de départ épistémologique, ancré dans le sensualisme, fait l’objet de sérieuses réserves, mais aussi qu’il existe d’autres raisons importantes en faveur de la nécessité d’une philosophie naturelle pour laquelle le fait scientifique lui-même soit posé en problème. D’un côté, des forces considérables sont aujourd’hui déployées pour mettre en doute l’assise et la méthode de la science traditionnelle de la nature, attachée aux noms de Galilée, Newton et Kant, et préconisent énergiquement une nouvelle assise et une orientation de pensée et de recherche fondamentalement différente. De l’autre, la science naturelle traditionnelle est devenue hautement problématique en soi, et ce problème est encore aggravé par le fait que la nécessaire réflexion philosophique laisse souvent à désirer dans les milieux scientifiques et qu’en lieu et place d’une fondation adéquate nécessaire sont introduits toutes sortes d’arguments étrangers à leur objet.
Dans la controverse, par exemple, au sujet de la théorie dite de la relativité (TR), on tient systématiquement pour valide que rien de pertinent ne peut être avancé contre cette théorie dans la mesure où elle serait acceptée par la « grande majorité » des physiciens. Il est superflu de souligner que cette « acceptation par la majorité » ne dit absolument rien de la vérité de la thèse adoptée ; mais il est significatif, pour la situation de la philosophie dans les cercles scientifiques, que de telles évidences logiques doivent être rappelées et qu’il faille attirer l’attention des scientifiques de la nature sur le fait que c’est justement leur science qui montre de la manière la plus claire à quel point il est absurde d’invoquer « l’acceptation par le plus grand nombre ».
Je renvoie également à cette singularité que la « beauté » et l’« élégance mathématique » des formules de la TR sont souvent avancées comme arguments, plutôt que la fondation exacte de la théorie dans son domaine. « Les théoriciens einsteiniens, ainsi que le remarque Theodor Vahlen, mettent toujours en avant, comme Einstein lui-même, la beauté de cette construction théorique et y voient une confirmation de sa justesse. » Et Vahlen d’ajouter à juste titre : « Il est certes permis d’y voir une confirmation de sa justesse mathématique interne, mais nullement celle de son adéquation à la réalité… »1 Qu’une théorie mathématico-physique doive posséder une « justesse mathématique interne », c’est-à-dire qu’elle doive être en soi formellement non contradictoire, est bien le moins qu’on puisse demander d’une théorie qui souhaite être considérée. Mais de l’absence de contradiction formelle interne à la validité réelle il y a encore beaucoup de chemin, et cela n’est certes pas accompli par la beauté et l’élégance de la structure mathématique formelle. Conclure de la satisfaction esthétique qu’est susceptible de produire une présentation mathématique à sa validité dans la réalité est aussi absurde que de considérer qu’un conte de fées devrait être tenu pour vrai parce qu’il est écrit dans un style brillant et satisfait à toutes les règles de la logique, de la grammaire et de l’orthographe.
Pour donner un autre exemple de cette méthode consistant à recourir à des arguments exogènes à la discussion pour convaincre le lecteur sans en même temps présenter le moindre début de preuve, observons la position prise par B. Bavink dans une certaine question contre les opposants de la TR. Après avoir énoncé l’excellente capacité de certains résultats de la théorie de la relativité à traiter des problèmes de physique atomique, Bavink conclut sa remarque en disant : « Il ne doit pas être passé sous silence qu’un petit nombre de physiciens, qui, dans le domaine en question, sont parvenus à des résultats significatifs au premier chef en tant qu’expérimentateurs, se sont prononcés contre la TR, mais ils représentent, contre le plus grand nombre de ceux qui dans ces questions sont d’abord des physiciens théoriques, une minorité de plus en plus restreinte. »2
Ici ce sont deux arguments étrangers à la discussion qui se complètent et se renforcent l’un l’autre. En plus de la tactique déjà mentionnée consistant à accabler la « minorité de plus en plus restreinte » sous « le plus grand nombre », entre en scène le procédé connu depuis longtemps, et parfaitement non scientifique, visant à discréditer d’emblée l’adversaire du seul fait que le problème n’appartient pas directement à sa spécialité. Sans même parler du fait que de nombreux problèmes de science naturelle appartiennent en même temps à l’épistémologie et dépassent de ce fait le domaine de compétence de chaque spécialiste, il est naturel, au sens d’une recherche critique exacte, de soumettre l’argument contraire en tant que tel à un contrôle objectif, et c’est seulement en fonction de ce contrôle et non en considération du domaine de spécialisation auquel l’adversaire appartient « officiellement » qu’il est possible d’émettre un jugement de validité.
Ce n’est pas par hasard que l’on trouve justement dans la défense de la théorie de la relativité le plus souvent ce genre d’arguments hors de propos, car la faiblesse du travail de preuve y est couplée à la méconnaissance de la pensée philosophique. Jusqu’où peut aller à cette occasion la distorsion et la falsification des faits, les jugements de Moritz Schlick sur les tentatives d’explication par la physique classique de l’expérience dite de Michelson (EM) le montrent amplement.
L’expérience de Michelson, qui fut conduite pour mesurer la vitesse de la Terre dans l’éther du cosmos et servit plus tard à Albert Einstein de « fondation » expérimentale à la première TR (« théorie restreinte »), est, comme le remarque justement Bruno Thüring, « l’une des expériences optiques les plus subtiles, délicates et complexes, et la vitesse de la Terre … pouvait en être connue seulement de manière indirecte (par l’interférence de la lumière) au moyen de multiples conditions simplificatrices, elles-mêmes incertaines. Le résultat de l’expérience surprit, car aucun signe de vitesse terrestre … ne se manifesta, ce que l’on peut exprimer également en disant que la vitesse de la lumière semble être aussi grande dans toutes les directions. Ce résultat donna bien des maux de tête aux chercheurs et, en février 1927 encore, la conférence de Pasadena organisée pour expliquer l’expérience conclut que les conditions extrêmement complexes de l’expérience de Michelson sont encore si peu éclaircies que son résultat n’est susceptible d’aucune formulation indubitable. »3
Ces circonstances sont suffisamment prégnantes pour que le chercheur responsable fasse preuve de la plus grande prudence, et il serait conforme à la méthode de la science exacte de se consacrer surtout à la clarification de l’expérience elle-même plutôt que de procéder à l’explication de l’effet négatif, à savoir l’absence de vitesse de la Terre dans le résultat. Mais supposons un instant que l’EM soit complètement éclaircie et son effet négatif garanti sans ambiguïté. Il s’agit alors d’expliquer cet effet négatif. Il peut être la conséquence de plusieurs causes. L’une des voies possibles d’explication a été suivie par Einstein lui-même, s’il est permis de parler ici d’explication ; car Einstein procède de telle manière qu’il fait de ce qui doit être expliqué le fondement d’une « nouvelle » physique, en érigeant la constance de la vitesse de la lumière en postulat et en liant ce postulat à celui de la relativité générale. Il va de soi que l’effet négatif de l’EM est ainsi « escamoté » ; il n’empêche que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, on ne peut rien objecter à cette voie. On peut dans tous les cas procéder ainsi.
Mais on peut aussi procéder autrement. Car la surprise que suscita l’effet négatif de l’EM, nécessitant une explication, trouve sa cause logique en ceci que la préparation et l’exécution de l’EM reposait sur l’hypothèse d’un éther parfaitement homogène remplissant l’espace. Il n’y a dès lors assurément aucun obstacle a priori à tenter d’expliquer le résultat négatif de l’expérience par des modifications correspondantes de l’ancienne représentation de l’éther. De telles tentatives ont été entreprises par Philipp Lenard, Ludwig Zehnder, J. Schultz, etc., et c’est une tâche de la physique (mais non de la philosophie naturelle) de déterminer, par des examens rigoureux, la capacité performative de ces théories alternatives. Du point de vue de la philosophie naturelle, en tant que discipline rigoureuse, on ne peut et ne doit rien dire d’autre que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, ces théories de l’éther sont des explications possibles au moins aussi justifiées que la théorie de la relativité. Voici la situation telle qu’elle se présente quand on aborde les choses sans a priori épistémologiques.
Comment Schlick présente-t-il quant à lui cette situation claire et parfaitement dépourvue d’ambiguïté ? Après avoir posé la constance de la vitesse de la lumière comme un fait naturel incontestable, Schlick introduit les principes centraux de la théorie de la relativité et affirme que ce sont des conséquences contraignantes « quand on ne cherche pas à réinterpréter les faits au moyen d’hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées »4. Les « hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées » sont évidemment les nouvelles théories de l’éther. Nous ne pouvons ici que demander : où est « l’arbitraire » quand un physicien avec les connaissances et la circonspection requises esquisse une théorie de l’éther cherchant à expliquer l’effet négatif de l’EM ? Au nom de quoi cette tentative serait-elle « injustifiée » ? D’où Schlick tire-t-il le droit de décrire ces légitimes efforts d’explication physique comme autant de « réinterprétations » (!) des « faits » (!) ? Le seul « fait » dont il soit ici question est l’effet négatif de l’EM. C’est ce qu’il faut expliquer. Savoir si le plus grand arbitraire se trouve du côté de la méthode relativiste d’explication ou du côté de celle de la physique classique ne se laisse nullement décider à partir des faits connus. Dénigrer l’explication non relativiste en affirmant qu’elle réinterprète les faits est une pure et simple duperie des lecteurs non familiers avec cette matière.
La controverse autour de la TR n’est pas la seule exposée à l’irruption d’arguments exogènes dans la réflexion scientifique. En raison de son avancement, la science moderne a toujours à faire directement avec des problèmes spéciaux ou généraux purement techniques, qui doivent d’abord et jusqu’à un certain point être traités dans le cadre restreint de leur domaine particulier et selon une routine propre. Quand, à présent, les problèmes s’étendent jusqu’à la dimension épistémologique – et cela se produit nécessairement assez souvent –, la routine technique ne suffit plus et il faut alors recourir à la réflexion critico-philosophique, laquelle tourne principalement autour de la justification rigoureuse, irréprochable et strictement objective des affirmations. Or le scientifique moderne, étranger à la pensée philosophique, est souvent défaillant sur ce plan. Ce qui lui importe le plus souvent, c’est seulement de « conduire à la victoire » la conception qui a « fait ses preuves » et qu’il sent être juste, et ce faisant, souvent sans s’en rendre compte, il introduit des arguments étrangers à la question en lieu et place d’une justification objective.
Ici, la tâche de la philosophie naturelle est seulement de signaler le problème, de dévoiler les défauts logiques. « L’objet de la philosophie naturelle » correspond ainsi d’abord à un examen critique des déclarations de la science (ce qui ne signifie pas que la philosophie naturelle soit tout entière dans cette activité critique).
Que l’on ne nous objecte pas que ceci serait un empiètement injustifié sur le domaine de la science. La philosophie naturelle n’intervient ni dans le travail de l’expérimentateur ni dans celui du théoricien. Elle ne cherche pas à produire des « ordonnances » que le scientifique devrait suivre dans son travail quotidien ; c’est seulement en ce qui concerne les conséquences plus larges de ce travail, et son contenu de vérité, qu’elle doit exercer son jugement critique, et ce de manière systématique et inébranlable. Quand, par exemple, le physicien théorique conçoit un formalisme non intuitif, « non classique », pour maîtriser théoriquement des effets expérimentaux, cela ne regarde personne hormis ses collègues, et pas non plus le philosophe. Mais quand il est dit que ce serait la seule voie possible et qu’il en découlerait nécessairement telle et telle « connaissance de la nature », telle et telle « conséquence épistémologique », l’examen critique de la philosophie naturelle doit intervenir pour tester ce qui, parmi les affirmations qui excèdent le domaine spécialisé de la science de la nature, est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce travail de contrôle est, au sens strict du terme, philosophique ; et parce que les affirmations requérant vérification proviennent des sciences de la nature (même quand elles ne sont pas toutes de nature scientifique et ne portent pas toutes sur la « nature »), l’expression « philosophie naturelle » est certes indiquée pour cette sorte d’analyse et de contrôle critique.
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II
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Il faut toutefois reconnaître que la science naturelle ne permet pas facilement de parvenir à des choix univoques et parfaitement étayés, car, comme nous l’avons dit au début, elle est en elle-même problématique. Le problème tient surtout au fait que l’accumulation de données d’observation, qui en soi ne constitue pas encore une « science », contraint à une présentation et explication systématique, laquelle n’est conditionnée ni nécessairement ni exclusivement par les données empiriques. Or c’est justement aux places les plus importantes, aux points nodaux de la recherche pour ainsi dire, que se présentent différentes voies possibles de systématisation théorique et d’explication.
C’est à ce niveau que les dispositions héritées, les schématismes de pensée enseignés ou devenus habituels ainsi que les facteurs découlant d’attitudes idéologiques et de courants philosophiques exercent une influence sur le cours de la science et conduisent des groupes et des générations entiers de chercheurs dans une direction déterminée. Le chercheur lui-même n’en prend le plus souvent jamais conscience, car il est immergé dans ce processus et a malheureusement souvent perdu au cours de sa routine de spécialiste la capacité de penser sans certaines œillères. Mais si l’on demande pourquoi telle ou telle voie de systématisation et d’explication théorique a été suivie, si l’on pointe, par conséquent, la latitude qui permettait d’emprunter cette voie mais aurait pu permettre aussi d’emprunter d’autres voies, cela crée le plus souvent de grandes difficultés au chercheur pour donner au chemin suivi par la « grande majorité » de ses collègues un fondement exact. Qu’une « attitude » déterminée des théoriciens influents en soit responsable, en règle générale cela ne lui vient pas à l’esprit.
Or les « attitudes » ou dispositions et les « tendances » jouent un rôle décisif, et c’est une autre tâche de la philosophie naturelle que de chercher, dans le processus scientifique, les points où le matériel empirique ne permet pas de solution univoque, pour alors faire connaître les « attitudes » des scientifiques dominants responsables des solutions adoptées concrètement et ayant déterminé la direction et les modalités du développement scientifique sur de plus ou moins longues périodes.
Nous voulons illustrer ce point par un exemple d’autant plus significatif que, historiquement parlant, il a conduit à la modification majeure la plus récente de la façon de voir des cercles dominants de la recherche scientifique dans les sciences exactes.
Ce qui caractérisait la disposition des chercheurs plus âgés, c’est qu’ils considéraient comme l’une de leurs tâches principales d’offrir, à l’aide de représentations corpusculaires-mécaniques et ondulatoires-optiques, une explication intuitivement (anschaulich) compréhensible des processus de la nature. Dans la science physique aujourd’hui, il est devenu de mode d’identifier cette explication mécaniciste de la nature à la philosophie matérialiste qui était alors en vigueur, à quoi l’on ajoute en général que l’abandon de l’explication mécaniciste de la nature serait en même temps un acte nécessaire et salutaire de dépassement du matérialisme philosophique. Si l’on veut bien, cependant, considérer que Kant voyait « le principe du mécanisme » comme le seul principe « constitutif » pour l’explication de la nature, et que des penseurs du calibre de Rudolf Hermann Lotze et Gustav Fechner se rattachaient à une science strictement « mécaniciste » sans pour autant être le moins du monde des « mécanicistes » ou des « matérialistes » au sens philosophique ou idéologique, « l’explication mécaniciste de la nature » apparaît alors dans une tout autre lumière. Sur le plan psychologique, la tentative de nous rendre familier un processus incompréhensible en soi au moyen d’une image intuitive découle d’une tendance tout à fait originaire, qui peut, certes, être en relation avec le matérialisme mais qui ne doit pas nécessairement conduire à des philosophèmes matérialistes. Cela apparaît de la manière la plus claire avec la dénommée action à distance, car il se passe là quelque chose sans que nous ayons de la chaîne des événements une vue dépourvue de lacunes. Nous ne pouvons nous représenter intuitivement une chaîne d’événements et nous la rendre ainsi tant soit peu compréhensible que si nous présupposons une liaison entièrement matérielle (où il est d’ailleurs, au regard de l’intuition, tout à fait indifférent de savoir si cette liaison matérielle est produite par des milieux continus ou des corpuscules discrets ou les deux).
C’est forts de cette disposition (et pas du tout parce qu’ils auraient été des matérialistes athées) que les anciens scientifiques cherchèrent à concevoir des théories intuitives ou intuitionnables, ce qui allait nécessairement de pair, y compris dans la partie mathématique, avec la tendance à la résolution des phénomènes naturels en mécanique, et reçut une puissante impulsion du souhait moniste originaire d’explication unique et simple de tout le donné. Que nombre de difficultés significatives se soient rencontrées dans cet effort n’est pas étonnant et se conçoit au contraire parfaitement. Car il s’agit de maîtriser les processus les plus différents par les mêmes moyens, ce qui représente naturellement une extraordinaire exigence en termes de perspicacité, d’imagination, de facultés combinatoires et de connaissances mathématiques. D’un autre côté, on comprend, au moins partout où il s’agit exclusivement de processus mesurables, qu’aucun obstacle ne puisse être posé à l’établissement d’une théorie mécanique intuitive.
Ainsi, dans l’effort de ces anciens physiciens pour développer une théorie mécanique intuitive des phénomènes électriques et électromagnétiques, des difficultés se présentèrent, ce qui, comme cela vient d’être dit, n’est guère étonnant et était même attendu. En outre, les effets toujours plus évidents de la polarisation du diélectrique conduisirent à « penser la propagation des effets électriques comme dépendante du milieu et par là même aussi du temps, et de considérer la diffusion de ces mêmes effets comme entièrement transmise ». Cela n’était bien sûr pas une raison pour nier la possibilité d’une théorie mécanique de l’électricité, même si c’était une invitation à « accepter ce mode de diffusion des forces électriques au moins comme fondement du traitement mathématique » et de renoncer dans un premier temps à la question « du mode de formation des effets et de leur dépendance du statut de la matière ». « Sur ce fondement … James Clerk Maxwell édifia ses théories mathématiques de l’électricité et du magnétisme. »5 Il parvint, ce faisant, aux équations auxquelles fut donné son nom par la suite, qui couvraient de façon surprenante toutes les relations de grandeurs dans le domaine de l’électricité et de l’électromagnétisme. Il s’avéra en outre que les équations de la théorie classique de la lumière pouvaient, au moyen d’opérations mathématiques simples, être converties en celles de la théorie électromagnétique de Maxwell, ce que l’on exprima en disant que la lumière est aussi un phénomène électromagnétique, un processus de propagation dans un champ magnétique.
Il aurait été entièrement conforme à l’attitude alors en vigueur de continuer à s’efforcer de produire, à côté de cette saisie purement mathématique, une théorie mécanique de l’électricité – que ce soit en étayant pour ainsi dire mécaniquement les équations de Maxwell ou bien, indépendamment de la théorie de Maxwell (dont la validité absolue n’est nullement démontrée par la simple conformité avec les résultats de mesure), en retravaillant les bases des théories plus anciennes, c’est-à-dire en présentant de nouvelles bases. Ce ne fut toutefois pas le cas. Il se produisit au contraire une modification de la tendance des théoriciens, en ce que non seulement on se reposa sur les équations de Maxwell en les considérant comme quelque chose de final, de donné par la nature, mais que l’on s’arrêta en outre à la notion que de larges « systèmes d’équations » de ce genre sont le cœur même de la théorisation physique, et que par conséquent celle-ci n’avait pas à développer de théories mécaniques intuitives, que l’on devait s’efforcer au contraire de présenter les résultats de mesure dans des formules mathématiques complètes, que ces dernières aient ou non un étayage intuitif, qu’elles soient ou non susceptibles d’un rattachement à la mécanique. Hugo Dingler a très justement appelé cette orientation un « mathématisme ».
Maxwell doit être considéré comme le père ou du moins le précurseur du mathématisme. Car s’il prit pour point de départ les représentations intuitives de Faraday et ressentit comme une lacune le manque d’interprétation mécaniciste, des pans entiers et essentiels de sa construction n’en sont pas moins d’une nature purement mathématique, à savoir que le succès physique de ces opérations saute aux yeux a posteriori tandis que leur sens physique est impossible à discerner directement, c’est-à-dire pendant la conduite des opérations. En particulier, la célèbre fusion de l’électromagnétique avec l’optique est une affaire purement mathématique qui ne possède que quelques correspondances extérieures, numériques pour corrélat physique.
C’est à juste titre que Wilhelm Müller a parlé de « l’influence en partie fascinante, en partie sclérosante » des équations de Maxwell6. La construction maxwellienne est, de fait, fascinante au plus haut point, parce qu’au moyen de pures opérations mathématiques dont l’arrière-plan physique reste inaperçu il est possible de parvenir à une présentation mathématique correcte et en outre étonnamment simple de nombreuses relations physiques. C’est ce qui a conquis de nombreux physiciens, comme un véritable charme magique. Or cette « magie », d’un autre côté, s’avéra sclérosante quand on se mit à regarder la théorie de Maxwell comme le plus haut degré de la connaissance dans le domaine des impondérables physiques et qu’on renonça à l’ancien idéal de recherche d’une explication intuitive des processus.
On peut au moyen des grandes expériences électromagnétiques – l’expérience d’Ørsted sur la déviation d’une aiguille de boussole aimantée dans le champ d’un conducteur parcouru par un courant et l’expérience de Faraday sur la formation d’un courant électrique dans un conducteur mû dans un champ magnétique (et inversement) – gagner via une application mathématique simple, de manière directe, les équations fondamentales de Maxwell7. Ce procédé est, en tant que procédé, certes « intuitif », et le physicien moderne, éloigné du vieil idéal de recherche, se satisfait pleinement de ce que la liaison des équations électromagnétiques fondamentales soit assurée de manière si directe avec la réalité. N’en saute pas moins aux yeux, précisément ici, le caractère irremplaçable de l’explication intuitive – elle ne peut être remplacée par un système d’équations, aussi capable soit-il d’une telle liaison – ainsi que la différence entre l’ancienne et la nouvelle disposition. N’est-ce pas aussi captivant qu’une apparition de fantôme, quand l’aiguille aimantée, du simple fait qu’elle se trouve dans la proximité d’un « conducteur parcouru par un courant », s’écarte de la direction nord-sud ? – ; quand, du simple fait qu’une inoffensive baguette magnétisée est introduite dans l’espace vide d’une bobine non moins bénigne, un « courant électrique » apparaisse dans la bobine ? Ces phénomènes inouïs ne se laissent-ils comprendre en aucune manière, ne se laissent-ils pas approcher par la raison ? Telle est la question principale qui anime le physicien « de la vieille école ». Or une théorie mathématique qui n’est pas en même temps « mécanique » n’apporte aucune réponse à cette question. Elle n’explique rien, ne contribue en rien à la compréhension intuitive de ces phénomènes mystérieux. Aussi le physicien « de la vieille école » ne peut-il discerner en elle aucune connaissance physique, comme l’a exprimé, par exemple, à de multiples reprises, le physicien suisse Zehnder. D’un autre côté, le scientifique moderne, avec sa disposition mathématique, se trouve satisfait au plus haut degré par une description mathématique ramassée et, de fait, excellente telle qu’elle est représentée par la théorie de Maxwell, ainsi que par la remarquable capacité de celle-ci à traiter de problèmes théoriques et pratiques. Tout cela lui paraît, à lui, le sommet de la connaissance physique, et il ne parvient plus à comprendre la « vieille » disposition.
Inutile de dire que nous ne cherchons nullement à diminuer la valeur des équations de Maxwell. La performance créatrice impliquée dans leur structure, la simplification extraordinaire qui s’exprime en elles, leur importance majeure pour l’électrotechnique – tout cela est et reste incontestable. Je suis même de l’opinion, eu égard aux difficultés qui empêchaient l’édification rapide d’une théorie mécanique globale de l’électricité, qu’il était d’abord nécessaire de fournir, en tant que solution provisoire pour ainsi dire, un système mathématique de l’ensemble de cette matière. Il ne s’agit donc pas de se servir de l’exigence d’explication mécanique contre la théorie maxwellienne, mais seulement de laisser les deux « dispositions », la « vieille » et la mathématique, agir, et de faire remarquer que, du point de vue de la « vieille » disposition la théorie de Maxwell doit être considérée comme une solution provisoire ou solution d’urgence mais non comme connaissance physique, tandis que le physicien à tendance mathématique voit au contraire dans une théorie du type de celle de Maxwell la plus haute et la plus satisfaisante connaissance physique.
Le concept de « mathématisme » ne doit pas non plus être mal interprété. Les mathématiques sont dans tous les cas un instrument indispensable de la recherche physique. Même le physicien « de la vieille école » doit s’en servir pour former une théorie propre de ses images mécaniques et modélisations et faire que celles-ci soient conformes aux données de mesure. Mais, dans cette disposition, l’explication intuitive est et reste le seul véritable but, tandis que le traitement mathématique est seulement un procédé indispensable au service de ce but, procédé dont l’emploi, aussi génial soit-il, ne conjure aucune découverte physique qui ne serait pas déjà contenue dans les découvertes expérimentales et les relations fondamentales des données. Philipp Lenard a montré cela sans ambiguïté, et l’a formulé clairement. Pour les mathématiciens, au contraire, la présentation mathématique achevée d’un ensemble de données de mesure est le seul véritable but. Ce formalisme lui paraît en soi et en tant que tel le sommet de la connaissance physique ; il y voit le reflet de la réalité physique et en tire de nouvelles conséquences qui correspondent selon lui à la « nature ».
Dans la mesure où les physiciens dominants non seulement « acceptèrent » la théorie de Maxwell mais aussi virent en elle une solution pleinement satisfaisante des problèmes de fond de l’électromagnétisme, les tentatives de constitution d’une théorie mécanique de l’électricité furent mises en sommeil, l’orientation mathématique l’emporta et devint rapidement dominante. Avec Albert Einstein, Max Planck, Arnold Sommerfeld et son école, le mathématisme est parvenu à sa maturité, qui se caractérise par le fait que le théoricien est prêt à tout sacrifier pour atteindre dans la forme la plus achevée ce qui lui paraît être l’ultime et le plus haut but de la physique, à savoir la présentation mathématique complète et sa liaison la plus directe possible avec les résultats de mesure. Lorsque Planck écarte l’objection portant sur la non-intuitivité de la physique théorique moderne en disant que notre intuition doit se diriger d’après les formules et non les formules d’après notre intuition8, il jette une lumière particulièrement crue sur l’essence et la tendance de la physique mathématique : sa tâche principale est la présentation mathématique complète, la plus élégante possible des résultats de mesure ; toute autre exigence doit rester en retrait.
Si, à présent, l’on demande aux physiciens quelle a été la cause la plus profonde de ce changement de cap, on reçoit en général la réponse que les faits expérimentaux y ont eux-mêmes conduit. La tentative de développer une théorie mécanique de l’électricité s’est avérée impossible. Ainsi la difficulté est-elle convertie en impossibilité. Il est pourtant de la plus haute importance, du point de vue philosophique, c’est-à-dire eu égard aux questions dernières, décisives pour le statut de la connaissance de la nature, de savoir si quelque chose est seulement difficile, fût-ce extrêmement difficile, ou si c’est impossible. Le philosophe ne saurait être assez tatillon sur ce point. Dans la mesure où ne connaissons d’emblée pas la moindre chose de l’essence de la nature, nul ne peut dire quelle théorie de la nature est la plus « appropriée », de celle qui a de grandes difficultés à surmonter ou de celle qui se laisse construire plus facilement.
Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que le changement de « disposition » parmi les physiciens dominants n’a pas sa raison ultime dans les faits expérimentaux, que ce revirement n’a pas été, comme on se plaît à le dire aujourd’hui, « produit par la nature elle-même ». Quand bien même les difficultés auxquelles il a été fait allusion ont contribué à la naissance du mathématisme, agissant pour ainsi dire comme une sage-femme, il n’en reste pas moins que la véritable force d’enfantement se trouve dans une certaine disposition ou, pour être plus précis, dans le fait que ceux qui tenaient la queue de la poêle étaient des physiciens ayant cette « autre disposition ». Qu’il en soit allé ainsi se laisse montrer par le fait historique que la lutte entre l’« ancienne » et la « nouvelle » disposition commença juste après les travaux de Maxwell et qu’elle s’est poursuivie depuis lors de manière ininterrompue jusqu’à nos jours. Cela n’apparaît pas toujours à un examen superficiel, car les cercles dominants en cette matière aussi font l’opinion publique, et l’existence d’une opposition n’apparaît qu’à l’étude approfondie. En outre, nous ne possédons une connaissance intime que des temps les plus proches de nous, alors que les particularités importantes de cette contestation dans un passé plus lointain dorment dans les vieilles archives, publiées ou non.
C’est une tâche particulièrement importante de la philosophie naturelle, actuellement, après que les faits ont été présentés et le regard orienté vers l’essentiel, d’exposer, par une étude attentive des sources, l’histoire des développements du mathématisme dans toutes ses particularités et d’éclairer philosophiquement les voies en grande partie occultes de la contestation entre l’ancienne et la nouvelle disposition. Des recherches de ce genre et d’autres semblables sont d’autant plus urgentes qu’elles doivent offrir le fondement pour la saisie de problèmes plus profonds. Car savoir qu’il existe différentes « dispositions » et qu’elles jouent un rôle majeur contribue à débusquer des problèmes en relation directe avec les questions philosophiques et idéologiques les plus importantes. En particulier, doit être discutée la question de savoir dans quelle mesure la constitution raciale et psychologique individuelle d’un chercheur exerce une influence sur sa façon de penser et la direction de ses recherches.
Il n’est guère besoin de souligner que s’ouvre ici un vaste domaine, où il ne change rien à l’affaire, bien sûr, que l’on classe ou non les recherches sur le conditionnement racial et ethnique des grandes lignes de développement scientifique parmi la philosophie naturelle ou, avant cela, l’anthropologie raciale. Dans tous les cas, la philosophie naturelle doit revendiquer comme sienne la tâche de dégager les bases pour de telles études raciales. Car ces bases sont d’autant plus importantes qu’elles montrent le chemin correct à l’étude raciale dans le domaine des sciences de la nature et en même temps offrent le fondement sur lequel l’opinion aujourd’hui encore très répandue de la neutralité et de l’indépendance de la science naturelle peut être soumise à critique.
L’opinion, représentée par exemple par Pascual Jordan et Bernhard Bavink, selon laquelle, dans le domaine de la science naturelle, l’élément ethnique et racial ne joue pas le moindre rôle ou bien un rôle tout à fait secondaire et insignifiant, a naturellement comme arrière-plan épistémologique l’empirisme. Elle est une conséquence logique de la philosophie anglaise des Lumières, qui voit dans les sens la seule source de connaissance et fait dépendre la direction du progrès scientifique exclusivement et de manière contraignante des données de l’empirie. Cela se trouve clairement exprimé dans la caractérisation lockienne de l’âme comme « tabula rasa ». Dans ces conditions, il doit être en effet tout à fait indifférent de savoir qui est un chercheur et quelles personnalités dirigent plus ou moins longtemps ces travaux. Car si les données de l’empirie représentent la seule source de connaissance et exercent une contrainte univoque irrésistible, tout un chacun, dès lors qu’il dispose des connaissances spéciales nécessaires et a appris les règles de son travail, parvient, au terme d’un effort correspondant, au même résultat, quel que soit le peuple auquel il appartient et sa constitution raciale-psychologique.
Or l’analyse historique approfondie des grandes lignes de développement de la science naturelle montre à chaque étape que, justement aux places décisives, aux points nodaux de la recherche, comme nous l’avons dit, la matière de l’empirie n’exerce aucune contrainte déterminée. Il existe là une certaine latitude (Spielraum) qui garantit au chercheur une liberté parfois très grande. Le donné de l’empirie est certes, à l’intérieur d’une construction théorique, dans la mesure où celle-ci passe pour inattaquable dans ses fondamentaux, l’instance de décision contraignante, et d’ailleurs les questions spéciales et les problèmes partiels de la science physique sont le plus souvent (pas toujours) de pures questions empiriques. Mais ces questions et problèmes sont, au sens strict et le seul véritable, des questions scientifiques qui n’ont aucun rapport direct avec les problèmes épistémologiques et philosophiques – que l’on songe par exemple au problème de la structure moléculaire des chromosomes et des gènes – et ne se posent que dans le cadre de systèmes théoriques déterminés, où elles prennent leur sens. Ainsi, pour rester sur notre exemple, la question purement scientifique, et non philosophique, de la constitution moléculaire de quelque corps naturel que ce soit dépend du concept de molécule, lequel requiert pour son existence logique des représentations théoriques concernant la matière. Sans le cadre d’une théorie de la matière, la question citée est totalement incompréhensible et n’a même aucun sens. Si l’on s’interroge, à présent, sur l’origine et la fondation de ce cadre, on trouve alors des éléments qui ne sont pas toujours purement empiriques dans le sens de l’empirisme sensualiste. Et si nous allons même au-delà, jusqu’au cadre plus vaste qui comprend les différentes représentations théoriques de la matière et confère à chacune son sens et sa signification, les parties aprioriques se multiplient encore. En un mot, l’empirisme est faux dès que l’on sort des questions purement scientifiques, au sens étroit du terme, pour s’élever aux systèmes théoriques dans lesquels ces questions sont insérées. Ces systèmes sont en relation directe avec les problèmes de fond, qui ne sont plus purement de science naturelle et qui sont à ce point indépendants de l’empirie qu’ils offrent une latitude désavouant cette fausseté qu’est l’inconditionnalité de la science de la nature. C’est là où sont les « trous », pour ainsi dire, où se glissent les conditionnalités idéelles, « aprioriques » (le sens d’a priori ne signifie ici rien d’autre que : « qui n’est pas justifié exclusivement par les données de l’empirie »). C’est là, donc, que s’arrête la « contrainte des faits », là, mais aussi là seulement, qu’intervient de manière décisive la personnalité du chercheur et sa manière déterminée de poser les questions.
Il est très important de se rendre claire cette situation et en particulier de bien distinguer ces « trous » des vides habituels qui, à l’intérieur de théories ou de systèmes de représentation fermement établis (ou considérés comme tels), existent de manière massive et sont progressivement comblés par la recherche empirique. Quiconque nie l’influence de la personnalité, avec ses propriétés raciales, sur le cours de la science naturelle peut facilement étayer sa thèse de nombreux exemples ; il lui suffit en effet de montrer les nombreuses découvertes concomitantes, indépendantes les unes des autres, et les contestations en paternité qui en résultent. De fait, la personnalité du chercheur recule d’autant plus à l’arrière-plan que le domaine de recherche est étroit et le problème étudié, spécialisé. Le chimiste qui s’appuie sur la structure chimique moderne doit suivre une direction bien déterminée pour élucider la structure d’un corps organique. Certes, il n’est pas si étroitement lié que ses capacités intellectuelles et techniques, son habileté, sa perspicacité ne puissent connaître de grandes possibilités de déploiement. Mais c’est là aussi tout ce qui intervient de la personnalité de ce chercheur dans son travail, et il serait fort présomptueux de sa part d’affirmer que d’autres chimistes suffisamment familiers avec la matière n’auraient pu parvenir au même résultat. Le travail scientifique spécialisé, sur les rails fixes de la recherche en progression, est de fait indépendant de la personnalité. Mais la situation est différente quand l’origine et la structure des « rails » est mise en question, à savoir quand les vieux rails sont abandonnés ; aussitôt nous nous trouvons de nouveau face à la « latitude » à l’intérieur de laquelle la personnalité du chercheur joue un rôle déterminant.
C’est pourquoi il appartient à l’objet de la philosophie naturelle de chercher dans les différentes phases et grandes lignes de développement de la science naturelle les endroits où entrent en jeu les conditions aprioriques qui, plus tard, dans la circulation sur les « rails », ne sont plus perçues ni connues. La philosophie naturelle et l’anthropologie raciale doivent ici travailler ensemble, la première extrayant du flux de la science naturelle les pans sujets à caution, afin que la seconde ne porte pas à faux.
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III
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Mais le fait qu’il y ait des domaines où le donné de l’empirie se tait et où s’introduisent nécessairement des éléments aprioriques est d’une importance fondamentale à un autre égard encore. Car partout où aucune contrainte ne s’exerce de « l’extérieur » et où la pensée a la plus grande latitude, aussitôt est posée la question de savoir laquelle des nombreuses possibilités de penser est correcte et vraie. Nous sommes là devant le problème philosophique du critère de la vérité, une question qui, en ce qui concerne la science de la nature, sans le moindre doute constitue l’objet principal de la philosophie naturelle.
À cet égard, j’ai souvent appelé l’attention sur le problème de la géométrie physique, et, au risque de devenir fastidieux pour le lecteur de mes écrits antérieurs, je ne peux faire autrement que d’en dire à nouveau ici quelques mots. Car c’est justement par le biais de ce problème que le cœur épistémologique du problème de la vérité peut être le mieux mis en lumière et devenir parfaitement transparent. Il s’agit du fait, avant tous « ismes » philosophiques et idéologiques, que jamais ne peut être obtenu sur la base d’une quelconque mesure un jugement infaillible sur la structure géométrique de l’espace – que soient en question les parties de l’espace les plus proches de nous ou les parties les plus éloignées du cosmos. Le problème de la géométrie physique est l’un de ces « trous » qui ne se laissent combler par aucune donnée de l’empirie et doivent l’être nécessairement par des éléments aprioriques. Mais de quelles apriorités doit-il s’agir ? Quel choix devons-nous faire entre les différentes possibilités se présentant à nous ? Nous pouvons certes choisir librement, car nous avons dans tous les cas la liberté du choix, indépendamment de la question de la liberté de la volonté ; mais nous voulons choisir de façon à pouvoir saisir la vérité, ou du moins suivre le chemin qui y conduit.
On comprend que le problème de la géométrie représente une partie réduite mais essentielle du problème de la vérité, de la question de la garantie et de l’établissement ultime des fondements de la connaissance. Ce n’est pas seulement le problème de la géométrie physique qui requiert une précondition (Voraussetzung), une « condition préalable » (Setzung im voraus) ; au plan du tout de la connaissance aussi, le discours d’une science inconditionnée est un verbiage creux. Il doit y avoir des préconditions pour que la science soit possible. Et la question de la nature et de la formation de ces préconditions s’élève d’autant plus menaçante. D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui les justifie en tant que conditions préalables ? « Elles sont peut-être, lisons-nous dans les écrits subtils et profonds de R. H. Lotze, [1] apparues avec l’esprit connaissant : elles devaient alors, en tant qu’hypothèses nécessaires sur la nature et les relations des êtres et des événements, guider le jugement sur le moindre fait se présentant à l’observation ; elles pouvaient également [2] consister en exigences issues des besoins, souhaits et expectations de l’homme pensant : elles demandaient alors à la réalité extérieure leur confirmation de façon non moins pressante, dès que l’attention se portait sur celle-ci ; elles pouvaient, enfin, [3] être tirées non pas de soi-même et nécessairement mais du contenu objectif de l’empirie comme habitudes figées de l’intellection, contenu que dans toute perception ultérieure on supposait retrouver tel que les précédentes perceptions l’avaient présenté. L’histoire de la pensée humaine nous convainc de l’égale vigueur et force de persuasion avec laquelle ces différentes conceptions s’imposèrent ; la tendance du temps présent, cependant, consiste à nier la possession d’une connaissance innée, à ôter toute justification à la contribution des exigences de l’homme pensant à la vérité, à chercher dans la seule empirie la source des connaissances certaines que nous sommes susceptibles d’acquérir de l’ensemble des choses. »9
Lotze présente ici de manière concise trois possibilités de fondation épistémologique, à savoir les modes [1] apriorique-rationnel, [2] apriorique-irrationnel (ou apriorique-émotionnel) et [3] empirique. Que l’empirique soit exclu, cela ne fait aucun doute compte tenu de ce qui a été dit plus haut ; car les « latitudes » dont nous avons parlé proviennent justement du fait que le donné de l’empirie à soi seul et de soi-même ne prescrit aucune direction déterminée unique. Lotze remarque à juste titre, en lien avec la citation précédente : « La façon dont se paye la négligence de l’empirie, la philosophie l’a douloureusement appris au cours de son histoire, sans qu’il soit besoin de nouvelles preuves de la nécessité de cette empirie ; mais par soi seule et sans préconditions qui ne relèvent pas d’elle, l’empirie est incapable de produire la connaissance que nous visons. »
Il convient de remarquer que Lotze entend le concept d’empirie dans le même sens où nous l’avons utilisé ici et comme il est entendu généralement dans les sciences de la nature. « Empirie » signifie ici ce que Hans Driesch a désigné sous le nom d’« expérience habituelle » (Gewohnheitserfahrung) et qui est communément appelé « connaissance empirico-inductive » sur la base de « l’induction généralisatrice ». Il s’agit toujours de propositions générales renvoyant à des données d’observation et qui peuvent être restreintes, voire contredites par des données empiriques ultérieures. Quand, à présent, cette « expérience » doit être rejetée en tant qu’impropre à garantir la fondation de la connaissance et quand les préconditions fondamentales d’un système de la science ne peuvent être qu’idéelles, « aprioriques », cela n’exclut pas que ces « pré-conditions » idéelles puissent être empruntées à un acte, l’acte de « faire l’épreuve » (Erfahren) de la réalité transcendante à la conscience – « où il ne s’agit pas cependant d’induction et d’abstraction au sens de Locke et de toute l’épistémologie sensualiste-empirique-positiviste, mais de ce que l’on entend par les concepts d’abstraction et de réduction dans la philosophie aristotélicienne et aristotélico-thomienne. Cela ne contredit pas le concept d’apriorisme. Car l’apriorisignifie : ‘une fois vu, alors vu pour ‘toujours’ de façon contraignante.’ Ou encore : ‘certes indépendant de ‘l’expérience’, si par expérience on entend un avoir conscient, mais indépendant du quantum de l’expérience. »10 Cette définition de l’apriori par Driesch peut servir de commentaire au fameux principe kantien selon lequel toute notre connaissance commence avec l’expérience mais qu’elle ne peut pour cette raison être tirée entièrement de notre expérience. L’expérience signifie ici d’abord seulement le conscient avoir de quelque chose, tout bonnement un « faire l’épreuve » (Erfahren) de quelque chose. Et il n’est nul besoin de souligner que, sans ce « faire l’épreuve de », aucune connaissance ne peut venir au jour. Cependant, l’expérience ne naît pas tout entière de « l’expérience habituelle », c’est-à-dire que toute connaissance n’est pas un produit de « l’induction généralisatrice ». Il y a des connaissances a priori, dont la validité n’a besoin d’aucune confirmation par des expériences répétées, et qui par conséquent ne peuvent non plus être contredites par aucun donné de l’empirie. Si nous nous limitons à cette définition épistémologique formelle de l’apriori, la question reste ouverte de savoir s’il s’agit d’« idées innées », de schémas de pensée, règles de recherche, modalités de liaison exclusivement tirés du Je, c’est-à-dire s’il s’agit de « lois » au sens de pures normativités, ou bien si n’est pas plutôt tirée au moyen d’un acte de l’intuition et de l’Erfahren la réalité, transcendante à la conscience, qui sous-tend la normativité apriorique.
La difficulté principale d’une fondation de la science de la nature consiste avant tout en ce qu’il existe de nombreuses possibilités aprioriques-idéelles, et la question de la fondation correcte culmine dans la question du choix juste. Lorsque Kant, dans ses Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, tenta de réaliser la fondation apriorique de la science de la nature, en se donnant pour tâche d’isoler la partie « pure » (c’est-à-dire apriorique-idéelle) de la science mathématique de la nature et de l’ancrer dans un fondement ferme et inattaquable, le problème était posé de manière essentiellement plus simple qu’aujourd’hui (ce qui ne porte bien sûr aucune atteinte à la grandeur de Kant et à la génialité de sa tentative de fondation). Car à l’époque il n’y avait qu’une seule logique, qu’une seule géométrie et qu’une seule mécanique – trois domaines « classiques » associés aux noms d’Aristote, d’Euclide et de Newton –, si bien que Kant pouvait se cantonner à l’isolement et à la fondation ultime de la partie « pure », c’est-à-dire apriorique, de la science de la nature. Nous avons quant à nous, aujourd’hui, à côté de cette matière classique, une quantité d’autres possibilités. Les logiques non aristotéliciennes, les géométries non euclidiennes et les mécaniques non newtoniennes à notre disposition sont des systèmes formellement irréprochables susceptibles de produire des connaissances. À cette richesse s’ajoute la tendance croissante à ne plus considérer la science mathématique de la nature, qu’elle soit indifféremment traitée de manière « classique » ou « non classique », comme le modèle et l’idéal de la science générale de la nature – une tendance qui culmine dans l’exigence d’une base fondamentalement nouvelle de la science naturelle. Ceci reste encore en partie occulté par le dilemme auquel il a déjà été fait allusion en discutant la formulation de Lotze, à savoir, si la fondation de la connaissance est purement apriorique-rationnelle ou bien si des éléments irrationnels et émotionnels n’ont pas aussi leur mot à dire dans ce travail.
Quelques physiciens, à la tête desquels Werner Heisenberg et Pascual Jordan, ont trouvé un expédient simple et, sur le plan pratique, suffisant pour sortir de ces difficultés. Ils partent du point de vue positiviste selon lequel il s’agit seulement de présenter sous forme mathématique un ensemble de données d’observation le plus simplement possible, la définition du concept de simplicité étant fournie par la stipulation de réaliser la liaison des relations des données connues expérimentalement avec leurs systèmes mathématico-physiques respectifs le plus directement possible, c’est-à-dire avec l’élimination la plus large de chaînons inobservables. Il en découle sans problème une division de la science naturelle mathématisable en deux domaines : un domaine physique classique et un domaine non classique. Le domaine classique s’étend partout où il parvient à lier les données de l’empirie, conformément au concept de simplicité indiqué, au système physique classique. Là où ce n’est plus possible sans heurter l’exigence de simplicité en question, le domaine non classique commence. Il s’agit alors de s’éloigner du système classique et de développer un nouveau système qui fournisse la liaison la plus directe possible (au sens du concept de simplicité tel que défini) avec les résultats des mesures.
Ce procédé, où il est permis de voir un étayage méthodologique du mathématisme, est, comme nous l’avons dit, pleinement suffisant et satisfaisant pour la pratique quotidienne habituelle de la recherche et de la théorisation, ce qui doit être encore une fois souligné. Il faut cependant montrer avec tout autant d’insistance qu’il ne s’agit que d’un expédient qui élude le problème central de la philosophie naturelle et ne peut pas du tout être considéré comme une tentative de solution à ce problème. Car, tout d’abord, il manque au point de départ positiviste une fondation plus profonde, et, ensuite, la thèse de la défaillance partielle ou totale des fondamentaux physiques classiques est seulement affirmée et en aucun cas démontrée. Le système physique classique est certes « défaillant » dans de nombreux domaines du champ infiniment étendu de la recherche physique dès lors que l’on présuppose « dogmatiquement » une exigence de relation le plus directe possible des résultats de mesure avec le système. Mais il faut bien voir que cette exigence manque justement d’une fondation propre. Si on l’abandonne, rien n’empêche de chercher à l’aide d’autant de chaînons que l’on veut la liaison de tous les résultats de mesure au système classique. Et il n’a jamais été rigoureusement prouvé que cette tentative se heurte à des obstacles « principiellement » insurmontables. On rejoint ici ce que nous avons dit au sujet de la théorie maxwellienne de l’électricité. L’échappatoire positiviste doit donc être laissée de côté dans le traitement du problème central de la philosophie naturelle.
Ainsi, il est inutile d’entrer en détail dans les nombreuses discussions épistémologiques les plus récentes, se rattachant principalement à la mécanique quantique. Tous ces débats (par exemple la question de la relation de la théorie quantique à l’épistémologie kantienne) partent du présupposé qu’il existe à l’encontre des moyens et des méthodes de la physique classique un obstacle principiellement insurmontable – le « principiel » restant indémontré. Dans cette situation, on ne voit nullement, en tant que philosophe, quel sens peut bien avoir par exemple la discussion de la possibilité d’une réconciliation de l’indéterminisme de la théorie quantique avec la théorie kantienne des catégories, dès lors que le formalisme de la mécanique quantique représente seulement une possibilité mathématique descriptive et que l’impossibilité d’un traitement physique classique des résultats expérimentaux en physique atomique n’est pas démontrée principiellement. Cela se ramène à ce qui est fondamentalement possible et impossible, et le philosophe ne saurait être sur ce point, comme nous l’avons dit, trop tatillon. L’existence factuelle de théories non classiques et leur employabilité pour maîtriser théorétiquement les problèmes n’est pas pour le philosophe une raison suffisante pour intervenir dans ces discussions « épistémologiques », à moins qu’il ne se sente autorisé, comme récemment Theodor Haering, à rejeter les prétentions philosophiques de physiciens philosophant sur des bases dépourvues de fondement (in : Die Tatwelt, Jg. 18, H. 1, p. 43 ss. : « Quantenmechanik und Philosophie »).
Une possibilité d’aborder le problème de la fondation apriorique de la science par des moyens légitimes se présente si l’on envisage le progrès de la maîtrise de la nature et qu’on le soumet à une analyse historico-épistémologique. Car, aussi douteux et problématique que soit le concept de progrès au regard du théorique et de ce qui est réellement « connaissable », on ne peut douter que le développement de la science expérimentale se manifeste dans une domination croissante de la réalité, et l’on peut donc incontestablement parler en ce sens d’un progrès continu. « Chercher au moyen d’une analyse du processus de développement de la physique expérimentale les forces motrices et formatrices qui s’avèrent décisives pour ce développement ou y participent de façon essentielle, fait donc sens. Une telle analyse ne devrait pas seulement permettre de comprendre la cohésion interne du progrès authentique et incontestable mais aussi être d’une importance capitale pour le versant théorique de la science naturelle. Car il va de soi que les facteurs qui contribuent de manière essentielle à la production de résultats expérimentaux, non seulement ne doivent pas, au niveau théorique, être négligés, voire convertis en leur contraire, mais en outre ils doivent offrir le fondement inaliénable du travail de théorisation scientifique et de toutes les considérations attenantes. » C’est en ces termes qu’en d’autres lieux j’exprimai cette possibilité et esquissai le statut de l’analyse épistémologique historico-critique11.
Ernst Mach eut déjà l’idée d’emprunter cette voie, bien qu’il ne lui fût point possible de la suivre de manière cohérente en raison de ses présupposés empiristes. « Sans être le moins du monde philosophe ni vouloir recevoir ce titre, lisons-nous dans ses écrits, le chercheur scientifique a le plus grand besoin d’élucider les processus par lesquels il acquiert et élargit ses connaissances. La route la plus évidente pour ce faire est de porter son attention sur l’accroissement des connaissances dans son propre domaine et ceux qui lui sont voisins, et surtout d’examiner un à un les motifs directeurs des chercheurs. »12 Mais tandis que Mach, pris dans l’ivresse du progrès propre à sa génération, avait en vue « l’accroissement des connaissances » et par ailleurs, comme nous l’avons dit, travaillait avec un parti pris empiriste, nous écartons quant à nous le progrès, devenu problématique à nos yeux, des « connaissances » et nous nous en tenons au développement technico-expérimental permettant l’accroissement de la maîtrise de la nature.
Si nous analysons une section du développement de la physique expérimentale de façon à pouvoir examiner non pas seulement « un à un les motifs directeurs des chercheurs » mais tous les préparatifs intellectuels et techniques qui contribuèrent de manière essentielle à la réalisation des appareils expérimentaux, des protocoles de recherche et des résultats d’expérimentation, nous trouvons alors, sans exception, que ce sont les principes de la logique classique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne qui déterminent en tant que facteurs formateurs de nature mentale et physique le cours du développement expérimental et sont ainsi responsables de l’authentique « développement de la physique ». Cela se manifeste de la manière la plus claire dans les séquences de l’histoire de la physique où s’est accompli le passage de la recherche purement qualitative aux premières déterminations de mesure, là où, par conséquent, les anciens chercheurs firent face à la tâche de déterminer les relations qualitatives de dépendance aussi par leur côté quantitatif, par les causes et les effets de leurs grandeurs, quantités et intensités – en un mot : quand l’on voulait mesurer mais que l’on n’avait pas encore d’instruments de mesure. Il devient ici parfaitement clair que la recherche expérimentale de la nature commence avec les premières réflexions à l’origine des instruments d’expérimentation et de mesure, et que les concepts de base et les relations fondamentales de la logique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne portent et pénètrent l’ensemble du développement de la physique.
C’est le mérite de Dingler d’avoir le premier reconnu et dégagé ce rôle fondateur des « apriorités classiques » (pour le dire de manière courte). Pour apprécier pleinement l’importance de l’accomplissement de Dingler, il faut garder à l’esprit que la découverte de la base activiste-idéaliste du développement de la physique découle, sur des aspects essentiels, de la fondation épistémologique désignée traditionnellement par le nom d’idéalisme. Car, dans l’origine et le cours du développement de la physique, les apriorités classiques interviennent sous la forme d’instructions pour l’agir et de règles de production qui à leur tour ont leur fondement ultime, selon Dingler, dans la « volonté d’évidence » (Willen zur Eindeutigkeit). De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique).
Il est clair que cette exigence ne peut être directement remplie que de manière restreinte. Dingler l’a lui-même dit et redit, et il a tout aussi souvent affirmé que, dans la plupart des cas, pour une maîtrise théorique des résultats de mesure, des « concepts-couvertures » (Deckbegriffe) devaient être introduits, qui selon les circonstances pouvaient aussi bien ne pas être « classiques ». Le concept de Dingler de « concept-couverture » correspond à ce qu’en discutant du mathématisme nous avons appelé « solution provisoire », et l’on comprend facilement que la compétition entre physique classique et non classique, à ce point de vue, doit se traduire par une différence de « mentalité ». Ce qui d’un côté est regardé comme donné par la nature et définitif et sert de base à des conclusions de grande portée conformes à la « nature » et à la « connaissance », de l’autre côté (classique) est considéré comme un simple « concept-couverture » (qui comporte en soi la tâche d’étayer pas à pas de tels concepts par des schémas conceptuels classiques et, à terme, de les remplacer par ces derniers). La réconciliation continument recherchée et à ce jour non réalisée entre la physique classique et moderne sera faite quand les physiciens modernes accorderont que les théories non classiques, tout comme les théories classiques qui ne sont pas encore rattachées à la mécanique, doivent être considérées comme des concepts-couvertures et tireront les conséquences qui en résultent.
Il ne peut être notre tâche ici de traiter en détail du système dinglérien – que Dingler nomme le « système de l’évidence méthodique » (eindeutig-methodische System). Disons seulement encore que la fondation dinglérienne de la science naturelle mathématique est d’une importance philosophique d’autant plus grande qu’elle situe le cœur inaliénable de l’idéalisme et de la fondation a priori de la connaissance dans sa juste lumière et ouvre de surcroît des perspectives significatives. L’idéalisme philosophique est, on le sait, largement tombé en discrédit du fait qu’on a vu dans les « idées » des normes supraterrestres, détachées de la réalité du monde, et que l’on se croyait ainsi autorisé à rejeter tout « idéalisme » en raison de son supposé caractère hors de réalité. Hans Heyse, dans son œuvre fondatrice Idee und Existenz, a pris position à très juste titre contre cette conception, et démontré que le véritable cœur de la doctrine platonicienne des idées (le fondement de toutes les philosophies et gnoséologies idéalistes) était l’indissoluble lien de l’idée avec la réalité politico-historique. Il faut sans doute mettre cette conception en parallèle avec le fait de base qui constitue, en référence à la science naturelle mathématique, le cœur du système de l’évidence méthodique. Ici, « l’idée » n’a pas, comme chez Kant, la fonction de rendre possible la construction systématique de la théorie scientifique ; elle est engrenée dans l’existence du tout de la science naturelle mathématique – du tout qui s’étend de la planification avant la construction des instruments d’expérimentation et de mesure jusqu’à l’interprétation et connexion des résultats expérimentaux. Mais dans la construction des outils de recherche et dans la conduite des expériences entre en jeu l’apriorique-idéel sous la forme de « l’apriori poïétique » (Herstellungsapriori) comme une force active qui, de la manière la plus « réelle » qui soit, intervient dans la réalité de manière formatrice et créatrice.
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IV
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Nous ne sommes pas encore parvenus à la couche la plus profonde. Derrière les apriorités classiques qui en tant qu’idées formatrices dominent et imprègnent le tout de la science naturelle mathématique, apparaissent en tant qu’idées porteuses ultimes la volonté de maîtrise univoque de la réalité naturelle et le concept d’une nature fluctuante, plus ou moins instructurée. Ainsi, la « mécanistique » tout entière de « l’image du monde » physique classique devient un instrument de maîtrise mentale et technique du donné. Il ne s’agit pas, dans cette approche, d’une investigation de la structure du donné : le donné est structuré et par là même propre à être pensé et manipulé.
À l’opposé, on trouve la conception de la structure existante du donné (qui doit être « étudiée »), à laquelle, tant pour la physique classique que non classique, l’idée de la « machine du monde » confère son fondement ultime. Ce qui dans le cadre du système de l’évidence méthodique sert de moyen pour l’appréhension intellectuelle et la maîtrise technique du réel, apparaît là comme édifice et fonction de la machine du monde. Il est tout à fait indifférent que la machine du monde soit pensée comme composée de corpuscules intuitionnables ou de relations mathématiques non intuitionnables, indifférent qu’on l’intègre dans un espace euclidien à trois dimensions ou dans un continuum espace-temps non euclidien à quatre dimensions ou dans n’importe quelle autre configuration spatiale avec autant de dimensions que l’on veut, indifférent encore qu’elle fonctionne dans sa microstructure d’après des lois causales-mécaniques ou d’après des lois « seulement statistiques ». Dans l’idée fondamentale d’une machine du monde cachée « derrière » le « monde des sens », et qui vrombit à côté de son créateur divin selon la volonté de celui-ci, la physique classique et la physique mathématique s’accordent, et c’est bien à tort que cette dernière prétend avoir surmonté le mécanisme. La mécanicité métaphysique, c’est-à-dire l’idée de la machine du monde, ne sera surmontée que par un nouveau principe de base, par une autre idée fondamentale – que ce soit en convertissant, au sens de Dingler, la question de la structure du monde en la tâche d’agir pour structurer le monde en vue de le rendre pensable et manipulable (où la mécanique physique classique est nécessairement le seul instrument possible de réalisation) – ou que ce soit en prenant pour point de départ un concept de nature entièrement différent.
Que faut-il entendre, cependant, par concept de nature entièrement différent ?
Nous serons plus à même de répondre à cette question quand nous l’aurons examinée sous l’angle d’une problématique connue et souvent discutée, qui se rapporte aux limites de l’efficacité de la méthode physique ou plutôt aux limites du système de l’évidence méthodique.
Ici, c’est bien connu, c’est le biologique qui occupe la place centrale, où se remarque surtout la circonstance que l’organisme vivant nous impose la question du but et de la prestation de ses organes, tandis que dans un système physique, de quelque degré de complexité que ce soit, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un « organisme », une telle nécessité n’apparaît pas.
On peut certes appréhender les organes des plantes et des animaux de manière purement morphologique, c’est-à-dire sans tenir aucun compte de la dimension physiologico-téléologique, ce qui, en grand style et avec l’intention de fonder théoriquement la morphologie comparative, fut réalisé de manière conséquente pour la première fois par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui est encore courant, dans une optique pratique de classification, dans la systématisation zoologique et botanique. De même, on peut tout aussi bien interpréter les processus au sein de systèmes et agrégats inanimés de manière téléologique. Mais, dans le premier cas, se limiter à l’examen purement morphologique n’abolit pas la nécessité de la question de la finalité, pas plus que l’explication physico-chimique complète d’une réaction enzymatique ne répond à la question du rôle de cette réaction dans le métabolisme de l’organisme, laquelle est justement la question biologique spécifique. Mais, dans le second cas, c’est un élément d’une importance capitale que les faits considérés n’imposent aucunement le questionnement téléologique. Toutes les spéculations téléologiques que l’on peut avoir au sujet par exemple de la formation du système planétaire, de la position de l’axe terrestre, etc., et qu’un Herder a développées de manière si convaincante, sont précisément des spéculations au sens le plus exact du terme, c’est-à-dire que l’on peut certes y recourir mais il n’y a rien là-dedans qui pourrait être gagné au sujet de la question qui leur sert de fondement. La formation du système planétaire, la position de l’axe terrestre, les constantes physiques de l’eau et de l’air – tout cela peut être complètement compris sans questionnement téléologique, du moment que les causes efficientes respectives sont complètement connues. L’organisme, au contraire – indépendamment de l’état des connaissances physico-chimiques –, n’est jamais compris qu’autant que l’on peut savoir quel sens assigner aux particularités morphologiques et physiologiques pour le tout de l’organisme.
Le grand Kant, dans la Critique de la faculté de juger, a reconnu et cherché à fonder le droit de la question relative aux finalités des propriétés et prestations des organismes. Mais la meilleure formulation des faits est fournie par Schopenhauer, quand il écrit que « les causae finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique ». « De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. » Et plus loin Schopenhauer souligne le sens et la valeur de la réflexion téléologique en ces termes : « Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation [sanguine] que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. »13
Comme on le sait, l’appréhension téléologique de l’organisme renferme en elle le problème majeur de l’organique, le problème du vitalisme ou de l’autonomie, un problème qui appartient à la philosophie naturelle car elle culmine dans la question de savoir s’il est permis d’introduire la « cause finale » – qu’on veuille l’appeler « force vitale », « entéléchie », « plasticité » (nisus formativus) ou encore « le tout » – non seulement en tant que principe régulateur du jugement mais aussi en tant que principe constitutionnel d’explication. C’est ainsi que le problème du vitalisme apparaît souvent comme l’objet majeur de la philosophie naturelle ; mais il convient aussitôt de faire remarquer que, même si cette permission devait être refusée avec de bonnes raisons, cela ne suffirait pas à réprimer le sentiment de doute toujours renaissant, auquel seul un autre concept de la nature pourrait ôter sa justification logique.
En outre, il faut appeler l’attention sur les questions autour de l’historicité dans le cadre de la nature. Le point central de tous les problèmes attachés à ces questions se trouve dans la circonstance, déjà énoncée par de nombreux penseurs, que le véritable flux temporel lié à tout devenir n’entre pas dans les équations de la science naturelle mathématique. Dans la physique mathématique, à la place de la succession causale dans le cours du temps orienté univoquement du passé vers le futur, on se sert d’une dépendance purement « fonctionnelle » et indépendante du temps, ce qui conduisit Mach, c’est bien connu, à se débarrasser entièrement du concept de causalité et à le remplacer par celui de dépendance fonctionnelle. Or, de même que la physique ne peut se passer, dans sa construction, ni du temps ni de l’authentique causalité inscrite dans le temps – car elle ne serait alors pas du tout capable de produire des équations –, de même les sciences historiques, dans leur totalité, ne peuvent se passer de la pensée temporelle et causale.
Les sciences historiques doivent même aller au-delà de la pensée causale-temporelle impliquée dans les équations de la physique mathématique, parce que dans leur domaine les événements uniques jouent un rôle fondamental, de sorte qu’un plus haut degré de liaison et de dépendance au temps entre en jeu, que l’on peut, en l’opposant à la liaison et dépendance relative des processus causaux physiques, répétés et répétables, appeler une liaison et dépendance absolue. Car, si la succession temporelle se voit dissoute dans la physique mathématique « achevée », cela tient ultimement à ce que celle-ci ne peut intégrer dans son système que des effets reproductibles. L’activité la plus essentielle de la physique expérimentale ne consiste pas, comme on le croit souvent, à « observer » la « nature » ; elle conduit bien plutôt à extraire de la diversité du réel des effets isolés, et ce de façon que chaque effet isolé puisse être reproduit à volonté de la même manière exactement. Quand il se produit quelque chose d’inattendu, de jamais vu, la physique ne considère pas ce phénomène comme quelque chose d’unique, mais au contraire le travaille aussi longtemps qu’il faut pour ou bien qu’il s’inscrive dans le domaine des effets reproductibles déjà connus ou bien qu’il cristallise en tant que nouvel effet reproductible. Il ressort de ceci que le « temps » tel que le voient l’historien et l’historien de la nature, pour la physique en quelque sorte n’existe pas. C’est l’effet en tant que tel qui est essentiel, ainsi que sa reproductibilité ; quand il apparaît ou est produit, est complètement indifférent. Au contraire, les objets des sciences naturelles historiques sont liés au temps de manière absolue. L’apparition des premiers mammifères terrestres, l’atrophie du bassin des siréniens, la chaîne hercynienne, même, déjà, la formation d’une roche sédimentaire déterminée – tout cela, ce sont des événements uniques, authentiquement historiques.
Qu’il en découle pour la recherche en histoire naturelle des méthodes et des lois spéciales, n’a besoin d’aucune démonstration ou fondation, et ce serait une tâche importante de la philosophie naturelle, en suivant l’histoire de la recherche naturelle historique de Leibniz, d’isoler de l’abondante matière scientifique, de Buffon jusqu’aux temps présents, les idées, les méthodes et les lois des disciplines naturelles-historiques afin d’éclairer leur structure logique et épistémologique. Mais la question centrale de la philosophie naturelle, qui se pose au contact de ces faits et contient en soi toutes les autres questions connexes, est de savoir si cette méthode et ces lois spéciales peuvent revendiquer pour elles, en termes philosophiques, un droit spécial ou bien si elles ont un statut provisoire, c’est-à-dire s’il est possible d’appréhender les événements historiques uniques comme des conséquences nécessaires de l’interaction des facteurs qui dans le domaine de la physique constituent les éléments des effets reproductibles. Mais ici, encore une fois, s’immiscera toujours le sentiment de n’avoir pas saisi l’essentiel, même quand la liaison avec la physique aura été démontrée logiquement nécessaire et principiellement possible. La tentative de justifier logiquement ce sentiment lui-même ne serait possible que sur la base d’un « concept de nature fondamentalement différent » (et forcément apriorique).
Pour finir, abordons ces modes de recherche et d’analyse qui ne sont pas, ou pas directement, en relation avec la recherche causale dans le sens scientifique commun, en particulier physique.
Au premier plan se trouve ici la morphologie idéaliste, avec ses réflexions de fond sur le concept d’homologie. Un puissant courant de recherche et de pensée, historiquement attaché aux noms de Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, de Candolle – pour ne citer que les plus importants –, et qui avec Carl Gegenbaur et Ernst Haeckel a pratiquement disparu de la scène pendant des décennies, a refleuri au siècle présent. Le problème central de la morphologie idéaliste tourne aujourd’hui autour de la question de savoir si la morphologie comparative en tant que science des relations de forme et de ressemblance des organismes devrait être fondée et orientée typologiquement ou phylogénétiquement. Cela semble être de prime abord une question restreinte à la discipline, et ça l’est jusqu’à un certain point et selon une certaine approche ; cela devient toutefois une question de philosophie naturelle, et touche même au principal objet de celle-ci, dès lors que la critique de la fondation phylogénétique de la morphologie comparative tourne au rejet de la théorie de la descendance et de la recherche causale-historique elle-même.
En étroite relation avec ceci se posent les questions typiques de la pensée de la morphologie idéaliste, savoir s’il est permis et justifié de considérer des propriétés structurelles globales des animaux et des plantes au point de vue de l’utilité. Car, si chaque organe et chaque processus organique nous pousse à la question de la finalité, c’est-à-dire de l’utilité pour l’animal, les éléments des plans structurels des grandes familles ne sont pas concernés par les questions de finalité et d’utilité. De fait, on ne demande la finalité et l’utilité que des organes particuliers et spécialement de leurs arrangements particuliers, non la finalité et l’utilité du plan originel. De ce dernier on peut seulement dire qu’il est ce qu’il est, et la question de sa finalité et utilité pour l’individu est dépourvue de sens parce qu’il ne représente rien de plus que le plan général de la classe tout entière. Mais justement en ceci il y a conflit avec la théorie darwinienne, « mécaniste », de la descendance, qui requiert une prise en compte continue de l’utilité, si l’on n’entend pas le « plan structurel » comme un concept général au sens nominaliste.
Ainsi, le problème central de la morphologie idéaliste et celui aussi de la théorie de la descendance débouche sur le problème des universaux de la philosophie, ce qui devrait suffire à démontrer l’importance pour la philosophie naturelle de la morphologie idéaliste et sa relation avec la problématique de fond de la science de la nature.
Le renoncement à la relation causale, nécessaire et essentiel dans toute recherche de morphologie idéaliste, en soi ne contredit bien sûr pas la recherche causale et l’exigence d’explication causale. Les difficultés se présentent seulement quand des relations « idéelles » de nature non causale sont avancées pour expliquer des phénomènes qui selon la conception scientifique courante réclament une explication causale. Pour éclairer ce problème, je renvoie à l’excellente étude de Hans André sur la polarité de « l’individualité » et de la « reproduction » parmi les plantes14. André montre comment la loi non causale de la « polarité individualité-reproduction » est présente dans l’ensemble de la flore, et voit en elle la clé pour la solution du problème de la métagenèse ou alternance de générations, qui normalement, c’est-à-dire au point de vue de la science naturelle courante, exige une solution causale dans le cadre de la théorie de la descendance. Nous retrouvons ainsi la problématique des fondements. Car se pose maintenant la question : quelle fondation peut être apportée au « nouveau » point de vue (historiquement parlant, il est ancien !) et dans quelle relation se trouve-t-il avec l’« ancien » point de vue (historiquement parlant, il est « nouveau » !) ?
La notion de « concept fondamentalement différent de la nature », qui apparaissait déjà dans les problèmes traités plus haut, se manifeste ici plus clairement, même si ses contours ne peuvent encore être tracés (ce qui n’est pas non plus notre objet ici). Ce qui est clair, c’est que la question de la fondation du « nouveau point de vue » ne peut avoir sa justification que dans un concept de nature qui n’ait rien à voir avec celui de machine du monde ni avec celui d’une nature fluctuante, pour ainsi dire informe et devant d’abord être structurée par nous-mêmes, et qui en revanche représente en soi – ce concept – une idée, une « supposition préalable ». Quiconque part du concept de machine du monde doit nécessairement ignorer les problèmes soulevés ici, comme on le voit dans toutes les images physiques du monde (qui se fondent toutes sur le concept de machine, qu’elles soient « mécaniques », « électrodynamiques », « énergétiques », « relativistes », « quantiques », ou comme on voudra les nommer). Quiconque, partant du concept d’une réalité fluctuante et de la volonté d’évidence, développe l’instrument de la maîtrise mentale et technique de la réalité, appliquera cet instrument partout et ne laissera subsister d’autres modalités de recherche et d’examen, sans considération d’un « nouveau point de vue », que dans la mesure où ce seront des mesures nécessaires à l’analyse et à la mise en ordre du donné.
Supposons que ce travail d’analyse et d’édification tel que le préconise le système de l’évidence méthodique s’applique sans restriction dans les domaines biologique et historique également, supposons en outre que tout ce qui, de reste, semble se baser sur un « nouveau point de vue » se laisse interpréter complètement comme travail préparatoire méthodique pour l’analyse et l’arrangement du donné : la question d’un concept fondamentalement différent de la nature ne deviendrait pas pour autant sans objet. Car toujours se manifestera, tantôt ici et tantôt là, tantôt fortement et tantôt faiblement, le besoin de voir dans la nature davantage et autre chose qu’une masse, quand bien même originaire, vivante et parcourue de forces, mais au fond informe et anarchique, qui recevrait grâce à nous seulement une structure et un ordre nomothétique. Ici se manifeste clairement l’émotionnel, l’irrationnel, et nous comprenons à présent l’importance de la question, posée quand nous avons discuté de la pensée de Lotze, de la justification de tels éléments dans les affaires de fondation épistémologique.
Ainsi l’objet principal de la philosophie naturelle débouche-t-il finalement sur la métaphysique et l’ontologie, c’est-à-dire là où, dans un sens difficilement saisissable avec des mots et en tout cas pas dans le sens scientifique, il est question des concepts de « nature » et de « monde » dans leur signification première et ultime, la plus profonde, ainsi que de la finalité la plus haute, enracinée dans l’éthique, de la science. Il n’y a absolument rien que la « recherche » – au sens scientifique – puisse faire ici. Car toute recherche dans et de la nature présuppose toujours un concept déterminé de la nature, même s’il est souvent flou dans la conscience du chercheur et lié à l’opinion erronée que ce concept serait tiré de « l’empirie » par « induction généralisatrice ». Même Goethe, qui, comme on le sait, se flattait d’avoir été, au contraire de la science de l’école, un observateur de la nature sans contraintes, sans préjugés, fidèle et soumis aux phénomènes, portait en réalité avec lui un concept de la nature et du monde essentiellement achevé. Ce concept était toutefois différent de celui des « mathématico-opticiens », ce qui signifie que la nature parlait à Goethe dans une autre langue et se dévoilait à lui par une autre image (celle dont il portait les contours en lui). Nous savons aujourd’hui que cette image n’est pas « fausse », comme les physiciens de l’école le dirent, mais aussi que Goethe se trompait lui-même quand il crut avoir porté à l’optique newtonienne un coup mortel. Cette singularité ne peut étonner que ceux qui n’ont pas encore compris que la nature, toujours bienveillante, « confirme » ce que l’on veut voir confirmer car elle le peut dans son infinie et inépuisable richesse. C’est justement pourquoi la question du concept vrai de la nature est un problème de la métaphysique et de l’ontologie – là où la philosophie naturelle, avec confiance, remet son objet à la dernière et à la plus haute instance et cesse d’être une « philosophie naturelle » au sens étroit.
Notes
1 Th. Vahlen, « Die Paradoxien der relativen Mechanik ». Deutsche Mathematik, 3e supplément, Leipzig 1942, p. 27.
2 B. Bavink, Ergebnisse und Probleme der Naturwissenschaften, 7e éd., Leipzig 1941, p. 128.
3 B. Thüring, Albert Einsteins Umsturzversuch der Physik, 1e éd., Berlin 1941, pp. 33 ss.
4 M. Schlick, « Naturphilosophie ». In : M. Dessoir, Die Philosophie in ihren Einzelgebieten, Berlin 1925, p. 440.
5 F. Rosenberger, Die Geschichte der Physik, Braunschweig 1887-1890, 3 vol., p. 771.
6 W. Müller, « Die Lage der theoretischen Physik an den Universitäten ». Zs. f. d. ges. Natwiss. Heft 11/12, 1940, pp. 281-298.
7 Le professeur W. Fucks d’Aix-la-Chapelle a eu la gentillesse de me montrer ces possibilités, ce pour quoi je tiens à lui exprimer ici mes remerciements les plus amicaux.
8 M. Planck, Wege zur physikalischen Erkenntnis, Leipzig 1933, p. 169.
9 H. Lotze, Metaphysik, 2e éd., Leipzig 1884, p. 4.
10 H. Driesch, Wissen und Denken, Leipzig 1919, p. 72 ss.
11 E. May, « Über die Anfänge der Elektrik ». Zs. f. d. ges. Natwiss., Heft 9/10, 1940, 217-242, p. 217.
12 E. Mach, Erkenntnis und Irrtum, 3e éd., Leipzig 1917, préface.
13 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément au Livre II, Ch. 26. [Traduction française d’A. Burdeau]
14 H. André, Die Polarität der Pflanze als Schlüssel zur Lösung des Generationswechselproblems, Jena 1938.
