Tagged: évolution
LV The Island of Dr Bentham
Quelques passages bibliques cités par Swedenborg dans ses Arcana Cœlestia, en l’occurrence dans le cahier relatif à 1 Mos. 1-3 (édition suédoise, qui n’est pas l’édition originale en latin). Mon objet n’est pas de rendre compte ici de l’interprétation ésotérique que Swedenborg donne de ces passages ; je me borne à demander à mon lecteur si de tels passages, tellement bizarres, peuvent admettre autre chose qu’une interprétation ésotérique (quand bien même on l’appellerait symbolique ou allégorique) pour quelqu’un qui croit à la sainteté des Écritures.
Pour montrer, peut-être, la perplexité des traducteurs devant ces passages, je donne pour chacun deux traductions françaises, celle de la Bible de Jérusalem (BJ) (catholique) et celle de Louis Segond (LS) (suisse protestante), comme je l’ai déjà fait en d’autres occasions, ici (voyez en commentaires) et ici.
Isaïe 46:11
« J’appelle depuis l’Orient un rapace, d’un pays lointain l’homme que j’ai prédestiné. » BJ
« C’est moi qui appelle de l’orient un oiseau de proie, D’une terre lointaine un homme pour accomplir mes desseins. » LS
Pourquoi cet homme prédestiné est-il appelé rapace ou oiseau de proie ?
Osée 2:20
« Je conclurai pour eux une alliance, en ce jour-là, avec les bêtes des champs, avec les oiseaux du ciel et les reptiles du sol » BJ
« En ce jour-là, je traiterai pour eux une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre » LS
Admettons que ce passage soit à prendre littéralement : qui a dit que les animaux n’avaient pas d’âme, puisque Dieu conclut une alliance avec eux ? Sinon, de quoi ces animaux sont-ils la métaphore ?
Job 5:23
« Car tu feras alliance avec les pierres des champs » BJ
« Tu auras un pacte avec les pierres des champs » LS
Isaïe 43:20
« Les bêtes sauvages m’honoreront » BJ
« Les bêtes des champs me glorifieront » LS
Isaïe 43:7 (c’est Dieu qui parle)
« Tous ceux qui se réclament de mon nom » (BJ)
« Tous ceux qui s’appellent de mon nom » (LS)
Ici, BJ interprète le sens littéral pour écrire quelque chose de compréhensible. LS garde le sens littéral et n’est guère compréhensible tel quel. (Le texte suédois est conforme à la traduction de LS : « Enhvar, som är kallad med mitt Namn… ».)
Ézéchiel 31:18
« Pourtant tu fus précipité avec les arbres d’Eden vers le pays souterrain, au milieu des incirconcis » BJ
« Tu sera précipité avec les arbres d’Éden Dans les profondeurs de la terre, Tu seras couché au milieu des incirconcis » LS
Pourquoi cette punition des arbres d’Eden, qui l’ont méritée au même titre que les incirconcis ?
(Notez au passage la différence de temps entre les deux traductions : dans un cas un souvenir, dans l’autre une menace.)
*
Louis XVI : « On ne gouverne pas un pays contre l’esprit dominant. »
Bien vu.
*
« Si le soleil est caché par les nuages, il ne change pas de place pour autant, ni ne perd sa merveilleuse splendeur. » (Miguel de Molinos, Guide spirituel, 1675)
La même image, la même belle pensée se retrouve, identique, sous la plume de Gandhi.
[Je ne parviens malheureusement pas à retrouver le passage de Gandhi. En revanche, l’idée se trouve aussi dans des vers de Lamartine : « Le nuage couvre ton âme, / Et tu ne crois plus au soleil. » Méditations poétiques, 1820, VIII La Providence à l’homme)]
*
« Jésus-Christ n’a pas voulu choisir des gens savants et habiles pour la prédication de l’Évangile et pour la conversion du monde, mais seulement de pauvres pêcheurs et des gens simples et grossiers, qui n’eussent aucune science. » (R. P. Rodriguez, Pratique de la perfection chrétienne, 1615)
Il choisit des « pauvres pêcheurs » qui furent capables d’écrire des évangiles en grec, qui ne devait pas être leur langue maternelle.
Or puisque les apôtres sont les auteurs des évangiles, ils étaient savants : c’est la conclusion de Daniel-Rops, dans L’Église des apôtres, ouvrage qui a reçu l’imprimatur de l’Église.
En résumé, pour l’Église, les apôtres étaient de pauvres pêcheurs savants…
D’ailleurs, elle ne sait plus si les quatre apôtres sont les auteurs des évangiles qui portent leurs noms.
*
« Il haïssait cette franc-maçonnerie de pissotières » (Sartre, L’âge de raison)
Cette même « franc-maçonnerie » est appelée, toujours par Sartre, « la franc-maçonnerie des pauvres », dans Le sursis.
*
« Je viens de lire sur le transparent d’un journal anglais : Ruhr Coal peace hope. Mettez l’ordre inverse, propre au français ; vous auriez : espoir pacifique charbonnier ruhrien. Eh bien ! non, non et non ! le français pense : espoir de pacification dans les mines de la Ruhr. Votre emploi d’épithètes juxtaposées ne tend à rien de moins qu’à supprimer l’analyse rationnelle des idées ! … Les constructions agglomérées et madréporiques répugnent au génie analytique et dissociateur (pour ainsi parler) de notre langage. » (Jacques Boulenger et André Thérive, Les soirées du Grammaire-Club, 1924)
Voyez le début d’analyse que je fais de l’anglais comme « langue topologique » chez Arnold Gehlen (ici) : chez ce dernier, ce n’est pas un défaut.
La traduction « espoir de pacification dans les mines de la Ruhr » laisse d’ailleurs coal de côté, et il faudrait en fait, pour rendre fidèlement la construction « madréporique » anglaise, écrire, en suivant le modèle indiqué : espoir de pacification dans les mines de charbon de la Ruhr, autrement dit, traduire quatre mots par onze, ce qui est presque trois fois plus long !
Le principe d’économie n’est pas mauvais en soi. Je me rappelle combien j’étais frappé, dans le métro de Boston, Massachusetts, de voir que les traductions espagnoles des consignes en anglais (car le bilinguisme tendait alors à se généraliser dans cette ville) étaient beaucoup plus longues que l’original ; et je me faisais la réflexion qu’une telle apparence n’était pas de nature à rendre l’espagnol attrayant. Pourquoi un anglophone voudrait-il apprendre une langue s’il perçoit, dans le métro, qu’elle nécessite une bien plus grande prolixité pour parvenir au même résultat, la consigne étant forcément la même dans l’une et l’autre langues ?
Or, en examinant ces consignes, je constatai que le traducteur espagnol en disait d’une certaine façon plus que l’original, par exemple en parlant de « poignée de porte » là où l’original anglais se contente d’indiquer la « poignée », et tout le reste à l’avenant. Cette minutie sans doute bien intentionnée ne peut que rendre l’espagnol peu attrayant pour ceux qui ne le parlent pas, ne peut que conforter les anglophones dans le sentiment intime de la supériorité de leur langue, comparée à une langue en apparence si prolixe. Ces traductions donnent le sentiment que l’espagnol est une langue qui fait perdre son temps à celui qui la parle, car il pourrait dire, et par conséquent penser deux fois plus de choses dans la journée en parlant anglais.
Je soumets cette réflexion aux traducteurs de profession, surtout pour ces messages fonctionnels ou commerciaux comme on en trouve dans le métro : rendez votre langue économique !
D’ailleurs, Boulenger et Thérive donnent, dans leur roman, le nom très madréporique de Grammaire-Club à leur société d’amis de la langue française, et non celui de Club de Grammaire ou Club des Grammairiens. Et club est un mot anglais.
*
« Les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre. » (Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de…)
Peut-on être démocrate avec une telle conviction ?
*
« René Leibovitz … joua au piano de la musique dodécaphonique ; je n’y compris rien ; mais elle avait été interdite par les nazis. » (Simone de Beauvoir, La force des choses)
*
« On dit que plusieurs sages-femmes prétendent, en pétrissant la tête des enfants nouveau-nés, lui donner une forme plus convenable, et on le souffre ! » (Rousseau, Émile)
Les déformations crâniennes pratiquées par les Huns, les Incas, et d’autres, poursuivaient-elles un objectif physiognomonique, à savoir le développement des facultés intellectuelles dans une certaine direction ?
*
« Les enfants sont si longtemps rampants et faibles, que la mère et eux se passeraient difficilement de l’attachement du père, et des soins qui en sont l’effet. » &
« L’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir. » (Rousseau, Émile)
Que l’on songe au prodige de subtilité dans l’idée que l’homme est par nature fait pour devenir sociable, plutôt que sociable par nature. Rousseau ne pouvait tout simplement pas ne pas ajouter « ou du moins fait pour le devenir », sans jeter à terre son état de nature et son Contrat social. Je voudrais toutefois que les penseurs qui discutent de son contrat social et de son état de nature, gardent présents à l’esprit les deux citations ci-dessus.
*
« La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement. » (Rousseau, Émile)
Une pensée de l’auteur du Contrat social.
*
Die Träume für bloßes Gedankenspiel, bloße Phantasiebilder ausgeben zu wollen zeugt von Mangel an Besinnung oder an Redlichkeit. … Diesem Satze vom Grunde als den ausnahmslosen Prinzip der Abhängigkeit und Bedingtheit aller irgend für uns vorhandenen Gegenstände müssen nun auch die Träume hinsichtlich ihres Eintritts irgendwie unterworfen sein: allein auf welche Weise sie ihm unterliegen, ist sehr schwer auszumachen. (Schopenhauer, Versuch über das Geistersehn und was damit zusammenhängt)
L’influence de Schopenhauer sur Freud est plus ou moins connue des biographes de ce dernier. La citation ci-dessus contient en germe la théorie freudienne des rêves, dans la mesure où l’on y trouve l’expression d’une pertinence du contenu des rêves autrement que dans le contexte irrationnel de l’oniromancie de la plus haute antiquité.
En examinant ensuite les propositions de l’oniromancie antique, qu’il décrit comme fondée sur une clé d’interprétation en quelque sorte universelle du symbolisme des rêves, indépendante des individus, Schopenhauer s’en écarte en affirmant que l’interprétation est à produire à partir de la biographie individuelle, ce qui est purement et simplement une première expression, à ma connaissance, du postulat de la théorie psychanalytique des rêves :
Allein diese [Oniromantik des Artemidoros u.a.] fügt die Voraussetzung hinzu, daß die Vorgänge im Traum eine feststehende, ein für allemal geltende Bedeutung hätten, über welche sich daher ein Lexicon machen ließe. Solches ist aber nicht der Fall: vielmehr ist die Allegorie dem jedesmaligen Objekt und Subjekt des dem allegorischen Traume zum Grunde liegenden theorematischen Traumes eigens und individuell angepaßt. (Ibid.)
Sur cette base, Freud se mit à chercher de quelle manière les événements de la vie individuelle se traduisent en symboles oniriques.
*
Die Batrachier führen vor unsern Augen ein Fischleben, ehe sie ihre eigene, vollkommenere Gestalt annehmen, und nach einer jetzt ziemlich allgemein anerkannten Bemerkung durchgeht ebenso jeder Fötus sukzessive die Formen der unter seiner Spezies stehenden Klassen, bis er zur eigenen gelangt. Warum sollte nun nicht jede neue und höhere Art dadurch entstanden sein, daß diese Steigerung der Fötusform einmal noch über die Form der ihn tragenden Mutter um eine Stufe hinausgegangen ist? (Schopenhauer, Parerga und Paralipomena)
C’est la « loi biogénétique » du darwinien Haeckel : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.
Les textes de Parerga et Paralipomena ont été publiés en 1851, L’origine des espèces de Darwin en 1859, et la loi biogénétique de Haeckel a été rendue publique en 1866 !
Il est également significatif que « la remarque selon laquelle le développement de chaque fœtus adopte successivement les formes des classes existantes de son espèce jusqu’à parvenir à la sienne propre », la loi biogénétique, donc, soit appelée par Schopenhauer « une observation à présent reconnue de façon assez générale ».
Même s’il peut paraître un peu vague, ce passage de Schopenhauer ne permet pas de douter qu’il s’agit d’évolution des espèces : les différentes « classes » d’espèces sont pensées comme inscrites dans un processus temporel d’évolution, de l’ancien et « inférieur » au nouveau et « supérieur » (« jede neue und höhere Art »).
Que l’évolution soit linéaire de cette façon, le darwinisme a montré, bien que de nombreux darwiniens aient maintenu cette façon de voir, que c’était vrai en tendance, sous l’effet de la sélection naturelle, mais que les circonstances pouvaient tout aussi bien conduire à des « régressions », et qu’il convenait au fond d’abandonner un vocabulaire à connotation hiérarchique en ces matières, car des « régressions » sont adaptatives.
Je renvoie le lecteur à mon « Schopenhauer père de Darwin » (x). L’histoire de la théorie de l’évolution a été falsifiée par de pseudo-intellectuels chauvinistes. Le darwinisme est apparu dans un milieu scientifique saturé d’observations et d’hypothèses relatives à l’évolution des espèces, dont l’espèce humaine ; il a contribué à unifier l’ensemble de ces observations et hypothèses dans une théorie générale cohérente, mais il n’est guère permis de dire que ce fut une révolution dans les esprits, car de nombreux autres esprits que Darwin cherchaient ce que ce dernier a finalement trouvé.
*
« Être sujet aux lois, c’est être sujet de l’État, c’est-à-dire du représentant souverain, c’est-à-dire de soi-même : ce qui n’est pas de la sujétion, mais de la liberté. » (Hobbes, Léviathan)
Cette définition de la loi et de l’autonomie du citoyen soumis aux lois sera reprise par Rousseau, puis par Kant.
*
Selon Hobbes, l’âme en tant que substance incorporelle n’est pas une notion chrétienne mais païenne.
« Que l’âme de l’homme soit, dans sa propre nature, éternelle, et une créature vivante indépendante du corps, ou que n’importe quel homme soit immortel, autrement que par la résurrection du dernier jour, c’est une doctrine qu’on ne trouve pas dans l’Écriture. » (Hobbes, Léviathan)
« Dans l’Écriture, l’âme signifie toujours ou bien la vie ou bien la créature vivante … Dieu créa les baleines, et omnem animam viventem [etc] … Si, en s’appuyant sur ces passages, le mot âme signifie une substance incorporelle, qui existe indépendamment du corps, on pourrait aussi bien déduire la même chose de n’importe quelle créature vivante » (Ibid.)
« Les humains … étaient en général possédés, avant la venue de notre Sauveur, par suite de la contagion de la démonologie des Grecs, par cette opinion selon laquelle les âmes des humains sont des substances distinctes de leurs corps. » (Ibid.)
*
En lieu et place de philosophie, Hobbes affirme que les théologiens scolastiques pratiquent l’aristotélité (cf. Léviathan). Schopenhauer a fait le même constat avec les philosophes d’université, qui pratiquent la Hegelei.
Schopenhauer reste à ce jour le mal-aimé des études philosophiques universitaires. Son âme peut se consoler en pensant à l’influence que son œuvre a exercée sur des écrivains et penseurs de la plus haute importance. (Puisque j’ai parlé plus haut de son influence sur Freud, qu’il me soit permis de préciser que Freud n’est pas inclus selon moi parmi ces penseurs de la plus haute importance.)
*
« Un arbre isolé dans la campagne pousse de travers, il étend largement ses branches ; en revanche, un arbre qui se dresse en pleine forêt pousse droit parce que les arbres voisins lui résistent, il cherche l’air et le soleil au-dessus de lui. » (Kant, Propos de pédagogie)
(On le trouve également dans les manuscrits non publiés de Kant (Nachlaß 1499) : ,,Bäume nötigen sich einander, gerade zu wachsen.’’)
Image que l’on retrouve à l’identique, sans le nom de Kant, dans Citadelle de Saint-Exupéry :
« Mais les arbres que j’ai vus jaillir le plus droit ne sont point ceux qui poussent libres. Car ceux-là ne se pressent point de grandir, flânent dans leur ascension et montent tout tordus. Tandis que celui-là de la forêt vierge, pressé d’ennemis qui lui volent sa part de soleil, escalade le ciel d’un jet vertical, avec l’urgence d’un appel. »
*
« Le sexe masculin, quoique le plus fort, n’a pas fait la loi à son avantage, en établissant les ménages isolés et le mariage permanent qui en est une suite. » (Charles Fourier)
Aussi ne l’a-t-il établi que parce que les femmes ont mis à ce prix la jouissance sexuelle (Schopenhauer).
Les théories féministes, si l’on veut, qui prétendent que les ménages isolés, monogames et plus ou moins indissolubles seraient une caractéristique patriarcale, sont loin du compte ; c’est un théoricien de la liberté sexuelle, Fourier, qui le dit.
Selon des études plus récentes, le ratio des sexes dans une société donnée (qui fluctue autour de 1:1) détermine le degré de promiscuité : plus les femmes sont nombreuses, plus la promiscuité est grande car, l’homme étant alors relativement rare, ce sont ses exigences qui font loi.
En quoi le mariage, avant notre supposée émancipation des femmes (plutôt que des hommes), était défavorable au mari, le même Fourier l’a amplement démontré :
« Les dogmes religieux, plus sévères que dans l’antiquité, interdisent au mari certaines précautions que dicte la prudence : Interdictio semen effusendi extra vas debitum (Interdiction de répandre la semence en dehors du vase vaginal). La femme l’exige par masque de piété ; son vrai motif est de légitimer les œuvres d’un amant. » &
« Cocu de par la loi est celui dont la femme fait un enfant de contrebande évidente, comme un mulâtre, quarteron ou octavon. La tricherie est incontestable ; mais les formes ont été observées, et la loi adjuge au mari cet enfant … Selon le beau principe : Is pater est quem nuptiae demonstrant (N’est père que celui dont le mariage a prouvé qu’il l’est). »
Et voilà un exemple de ce que ça donne quand un de ces grands esprits dont j’ai parlé plus haut a lu Schopenhauer, comme l’écrivain et poète Thomas Hardy : « It appears that ordinary men take wives because possession is not possible without marriage, and that ordinary women accept husbands because marriage is not possible without possession; with totally different aims the method is the same on both sides. » (Hardy, Far from the madding crowd)
*
So long as visible or audible pain turns you sick, so long as your own pains drives you, so long as pain underlies your propositions about sin, so long, I tell you, you are an animal, thinking a little less obscurely what an animal feels. &
This store men and women set on pleasure and pain, Prendick, is the mark of the beast upon them, the mark of the beast from which they came. (H.G. Wells, The Island of Dr Moreau)
So much for Bentham and other ‘Utilitarians’ (from the mad scientist who’s a genius in his own right).
*
Modern torturers in Chile break down prisoners by putting them in cells where everything –walls, furniture, ustensils, window covers– is painted white. (Marshall McLuhan & Bruce Power, The Global Village, 1989)
Un peu comme nos hôpitaux publics, en somme. On n’est pourtant pas censé s’y faire torturer (les opérations se passent sous anesthésie). S’agit-il de dissuader d’y entrer, une opération plus ou moins inconsciente de maîtrise des coûts ?
*
Psychoanalysts are fascinating as a special sort of clowns. They have the same attraction as circus freaks, or of distorting mirrors. They evoke the court dwarves of gone ages, whose charm, if one may say, lied in their making themselves funny either by endorsing something elevated or by finding it defective in some way or other.
*
Everyone wants to be a star, who cares about privacy?
*
L’ordre moral a, dit-on, été explosé par les nécessités de la consommation de masse, qui doit saborder parcimonie, frugalité, tempérance, mais la répression des pulsions sexuelles implique bien d’autres ressorts que la pénurie de biens matériels, pour qu’elle ait disparu avec cette pénurie.
*
Selon John C. Lilly, l’intelligence à l’état solide (solid state intelligence, SSI), c’est-à-dire l’intelligence artificielle devenue autonome, doit détruire l’humanité, à composante principalement aqueuse (water-based), car les conditions environnementales de sa survie impliquent la suppression de l’air humide, de l’eau.
Ce n’est pas sans angoisse qu’il décrit un tel scénario, et qu’il cherche les moyens de le prévenir, mais il ne démontre pas que notre instinct de survie s’étend à la survie de l’espèce humaine en tant que telle. En réalité, c’est ce qu’il est impossible de démontrer : l’instinct de survie est un instinct exclusiviste, mes gènes veulent prédominer contre d’autres gènes au sein de l’espèce, ils ne savent pas ce qu’est une menace d’extinction de l’espèce.
Si je raisonne sur une telle extinction, je ne raisonne déjà plus au niveau génétique, et la justice implique donc de peser le pour et le contre entre la SSI et nous sur un plan autre que génétique. Car c’est la valeur elle-même de la vie génétique qui est mise en question par la SSI.
*
Les gens mentent. Ils donnent aux marketeurs les réponses qui, leur semble-t-il, les font paraître intelligents et distingués. Ils mentent sur leurs préférences, leurs habitudes (nient avoir emprunté de l’argent, mentent sur ce qu’ils lisent), leurs motivations… C’est pourquoi les marketeurs ont dû mettre au point des approches qui ne reposent plus seulement sur des questionnaires adressés à des échantillons de consommateurs. Avis aux chercheurs français en sciences sociales.
*
Les lois de la nature nous apportent, dit Berkeley, la régularité et la prévisibilité qui rendent nos activités possibles. Mais c’est bien par ces mêmes lois que se produit un jour la catastrophe naturelle inattendue qui prend tout le monde de court, comme si personne ne connaissait les lois de la nature. Elles ne sont donc pas une preuve de sagesse ou de bonté divine, elles ne nous donnent qu’une sécurité trompeuse. Toute notre science est un bluff.
*
C’est une curieuse conception de considérer que le droit à l’anonymat est une composante critique du débat public, alors que c’est la preuve que les individus ne sont pas libres de s’exprimer.
Je défends en effet l’idée que nul ne doit être inquiété pour ses paroles.
*
C’est quand même dégueulasse : sous la monarchie, les femmes n’avaient pas le droit de vote.
*
Plus on va haut, plus l’air est raréfié et plus il est difficile de se maintenir longtemps à la même altitude : « travail inégal ».
*
Freedom-free zone.
*
No freedom from freedom for the enemies of freedom from freedom.
*
C’est sa mère qui l’a marié. Peut-être même qu’elle lui tenait la main lors de sa nuit de noces.
*
Dans l’édition de Matérialisme et empiriocriticisme, par Lénine, qui se trouve dans ma bibliothèque, dans l’index Engels a le droit, j’ai compté, à dix-sept lignes de références, tandis que Marx a le droit à treize. On parle de marxisme parce que c’est plus simple qu’« engelsisme ».
*
When all is said and done, poetry wins.
Pensées IX : Travail posté
« L’intolérance à ce type d’horaire [travail de nuit, « travail posté »…] est accentuée chez les personnes âgées (…) Aussi est-il important de ne pas l’imposer à cette partie de la population. » (A. Laville, L’Ergonomie, Que sais-je ?, 1993)
« Intolérance » s’entend ici au sens d’impact sur la santé : les personnes âgées sont davantage affectées par les dérèglements biologiques induits par ces formes de travail indépendantes du rythme nycthéméral ; elles se fatiguent plus vite, récupèrent moins bien, leurs relations familiales et sociales sont plus gravement perturbées… C’est pourquoi l’auteur cité, et d’autres avec lui, considèrent que ce genre de travail, qui permet aux équipements productifs de fonctionner sans interruption, jour et nuit, toute la semaine, et qui tend naturellement à se développer dans les économies avancées, ne doit pas être imposé aux personnes âgées. Or une telle conclusion ne tient pas la route.
En effet, si cette intolérance, telle qu’elle vient d’être définie, c’est-à-dire telle qu’elle se traduit par une diminution de la productivité individuelle, est bel et bien constatée, dans ce cas, dès lors que, même dans une moindre mesure, une telle intolérance est tout de même présente chez les travailleurs plus jeunes, il faut nécessairement adopter, pour savoir qui doit travailler dans ces conditions – dans le cas où l’entreprise pourrait choisir ou aurait à choisir ceux de ses travailleurs qu’elle met au travail posté ou au travail de nuit, jeunes, moins jeunes, personnes âgées –, il faut nécessairement adopter, dis-je, un raisonnement actuariel.
Si le travail posté produit, toutes choses égales par ailleurs, un effet négatif sur la productivité individuelle, il faut escompter l’apport de chaque personne à l’entreprise (à la collectivité) du jour j jusqu’à son départ en retraite, date à laquelle une personne cesse de présenter un apport quantifié à la collectivité. Il est plus rationnel pour la société de préserver une source de revenus futurs (ce que je viens d’appeler un « apport ») importante qu’une source de revenus minime. Or plus l’âge du travailleur est élevé, plus l’impact négatif des horaires de travail décalés sur les revenus futurs (« l’intolérance ») croît, certes, mais aussi plus le nombre d’années jusqu’à la retraite est court en règle générale, c’est-à-dire moins cet impact est important sur les revenus futurs, en raison de la contraction du temps d’activité futur avec l’âge.
Prenons un exemple numérique (avant de présenter une formule plus générale). Soit X l’apport annuel d’un individu à la collectivité, y l’impact du travail posté sur la productivité d’un individu (la somme ôtée à X chaque année) à cinq ans de la retraite (R – 5), et x l’impact du travail posté sur la productivité à dix ans de la retraite (R – 10), avec (ce qui traduit la phrase « L’intolérance à ce type d’horaire est accentuée chez les personnes âgées ») x < y (l’impact du travail posté à dix ans de la retraite est inférieur à l’impact du travail posté à cinq ans de la retraite).
Prenons les valeurs y = 2 et x = 1 (on fait l’hypothèse que la productivité individuelle est égale au départ pour les deux personnes en question ; qu’elle n’est impactée que par le travail posté ; que les personnes restent en travail posté jusqu’à leur départ en retraite), et calculons l’apport futur global de chacun des deux travailleurs.
Pour R – 5, on a X + (X-y) + (X-2y) + (X-3y) + (X-4y) = 5X-10y
Pour R – 10, on a X + (X-x) + (X-2x) + (X-3x) + (X-4x) + (X-5x) + (X-5x-y) + (X-5x-2y) + (X-5x-3y) + (X-5x-4y) = 10X-35x-10y
Pour la simplicité de l’exemple, nous avons considéré que l’impact du travail posté sur la productivité individuelle ne s’aggravait que de cinq ans en cinq ans (ce qui est une façon simple de traduire l’idée que cet impact est de toute façon croissant avec le temps).
On voit ici que, pour R – 5, c’est-à-dire pour un travailleur à cinq ans de la retraite, le travail posté qui lui est imposé fait perdre, toutes choses égales par ailleurs, 10y à la collectivité, soit 20. Pour R – 10, le travail posté fait perdre 35x + 10y à la collectivité, soit 55 > 20. Si l’entreprise a le choix, au temps t, d’affecter l’un des deux à un travail posté, elle a intérêt à choisir le plus âgé, et c’est un choix que doit approuver la collectivité dans son ensemble, dans la mesure où l’abaissement de la productivité individuelle signifie une perte de revenus escomptables tant pour l’entreprise que pour la collectivité.
En termes généraux, le phénomène peut être décrit comme suit (merci à Fabrice Boucharel pour sa contribution).
X(0) = X0 – Y(0) : apport théorique – impact du travail posté pour année 0.
X(1) = X0 – Y(1)
X(2) = X0 – Y(2)…
X(n) = X0 – Y(n) où n est l’étape à laquelle la personne arrête de travailler.
L’apport et l’impact étant fonction du temps, on aX(t) = X0(t) – Y(t) où Y > 0 croissant
Perte d’apport :
D(t) = Y(0) + … + Y(t)
Suivant l’hypothèse d’un impact Y(t) en proportion de X0(t), l’apport est le suivant :
X(t) = X0(t) – Y(t)
avec Y(t) = p(t) · X0(t), avec p dans [0,1] croissant.
Soit
X(t) = X0(t) – p(t) · X0(t) = (1 – p(t)) · X0(t)
Perte d’apport :
D(t) = p(0) · X0(0) + … + p(t) · X0 (t)
Ces considérations pourraient servir, à l’appui de données suffisantes, à déterminer, pour les entreprises, l’âge optimal de mise en travail posté. (En réalité, les gains que permettent le fonctionnement sans interruption des équipements ainsi que le travail posté dépassent largement les diminutions de productivité individuelle, et par conséquent de telles conditions de travail se généralisent partout. Le raisonnement précédent doit servir, au cas où les pouvoirs publics, par exemple, voudraient obliger les entreprises à dispenser de travail posté certains de leurs travailleurs, à indiquer que les travailleurs dispensés devraient être jeunes plutôt qu’âgés, car ce raisonnement a montré que le choix de dispenser les travailleurs âgés serait alors collectivement sous-optimal.)
On a vu qu’il était rationnel, pour une entreprise comme pour la collectivité dans son ensemble, que, plus le travailleur est vieux, plus il lui soit demandé de souffrir. On peut dire que c’est le prix à payer pour la non-défection par rapport à un système inhumain : il est normal, il est même moral, que celui qui a plus longtemps omis de faire défaut paye plus cher que celui qui a omis de le faire depuis moins longtemps, c’est-à-dire que celui qui n’a pas encore démontré avec autant de constance son entêtement à rester dans un système inhumain. G. B. Shaw dit que l’impératif catégorique des travailleurs est de choisir l’assistance sociale plutôt que le travail (avec cette conséquence qu’un tel impératif exclut la survivance du système capitaliste). Faire défaut sur la défection est moralement très grave.
Voyez mes autres Pensées (IV, V, VI, VII) sur la façon dont il faut apprécier le travail humain à l’ère des possibilités d’automation complète.
*
Grands travaux (où l’on verra qu’il n’est point de petits travaux). Si, chaque jour, 50 000 Français se coupent volontairement un doigt, cela fait 50 000 opérations chirurgicales par jour (qui peuvent être réalisées après une rapide formation en couture). Quand les 70 millions de Français se sont chacun coupé un doigt, on passe à un deuxième doigt. Ainsi est-on sûr de pouvoir soutenir l’activité et la croissance un bon moment (ou plutôt un mauvais moment). C’est la « Bidoche Economy ». (On peut même préposer des gens à couper les doigts, et les autres membres ensuite, pour soutenir le pouvoir d’achat et la consommation. Tout est possible pour une société qui ne manque pas d’imagination.)
*
Quand je pense que la femme de bureau (femme-organisation) est un être émancipé, je deviens misogyne. (Je ne me pose pas la même question pour l’homme, car je sais que l’homme de bureau est un être aliéné.) (Pour une définition de l’homme-organisation, voir Pensées VII).
On ne naît pas femme-organisation, on le devient.
*
Laissez faire… la politique monétaire.
*
La machine intelligente est-elle dangereuse pour l’homme ? Wille und Vorstellung : volonté et représentation. La machine ne peut vouloir que ce qui lui est demandé. Est-ce trop « optimiste » ? Pour répondre par l’affirmative, il faudrait considérer que nos propres représentations ne donnent pas seulement des directions à notre volonté mais aussi qu’elles fondent celle-ci, c’est-à-dire que la volonté qui reçoit un stimulus, d’après lequel, selon sa tendance propre en tant que volonté, elle agit, ne préexiste pas au stimulus, que ce dernier la crée, ce qui n’a pas de sens. Ses représentations ne pourraient-elles donner à la volonté de la machine intelligente une direction différente de celle que lui a donnée le programmeur ? Selon Schopenhauer, la volonté est ce qu’est l’homme en soi, ce qu’aucune de ses représentations ne peut altérer (au contraire, ses représentations, la façon dont il voit le monde, sont déterminées par la tendance de sa volonté). La volonté de la machine, comme celle de l’homme, est immuable : si elle est programmée pour vouloir que ma maison reste propre, jamais aucune de ses représentations ne lui donnera une autre volonté que celle-là, par exemple celle de me tuer pour devenir le maître de la maison à ma place. (Remarque. Une machine intelligente pourrait décider que m’assassiner est la meilleure façon de garder ma maison propre, si elle perçoit que je suis la principale cause de saleté dans la maison ; en fait, elle ne sera pas programmée pour « garder la maison propre » mais, très précisément, pour « éliminer la saleté sous forme de poussière, taches de graisse, etc. » Un esprit facétieux répondra que je suis moi-même une tache de graisse, ou que je ne suis, en tant qu’homme, que poussière : la machine ne m’éliminera tout de même pas, car on lui fournira des indices métriques et autres indiquant quelles taches et quelles poussières entrent dans le champ de son activité.) L’intelligence n’agit pas sur la tendance de la volonté. Ce qu’apprendra une machine ne changera pas sa volonté. Seule la notion erronée, illusoire de libre arbitre fait craindre la machine intelligente. Si une machine intelligente criminelle existe un jour, dont la volonté est de détruire l’humanité, et si elle apprend à fabriquer pour cela une armée de machines intelligentes criminelles, elle aura été créée par un esprit humain.
Il faut prévenir une autre objection également. Selon cette dernière, si une machine est intelligente, elle doit posséder une conscience de soi, et par conséquent une sorte d’instinct de survie qui la conduirait à s’opposer à toute volonté contraire à cet instinct, un instinct qui serait amené à prévaloir sur le programme de la machine et rendrait cette dernière entièrement incontrôlable, n’obéissant plus qu’aux impératifs de sa survie individuelle. La réponse est la suivante. L’instinct de survie chez l’homme est une conséquence de sa constitution génétique : c’est le gène, en tant que « réplicateur » (R. Dawkins, 1976), qui se sert de l’individu comme d’une « machine pour survivre » (survival machine, id.) et se répliquer. Une machine artificielle, même intelligente et consciente de soi, n’est pas un support de réplicateurs ; elle n’a, a priori, pas d’instinct de survie.
Ne peut-on envisager une machine tellement intelligente qu’elle chercherait à tout prix à protéger son intelligence – car celle-ci lui apporterait, comme à l’homme intelligent, une jouissance purement intellectuelle – et pourrait être amenée à considérer l’humanité comme une menace ou une gêne vis-à-vis de cette jouissance ? Je n’ai pas de réponse à cette question, qui, en tout état de cause, nous projette dans un futur bien éloigné, eu égard aux minces réalisations de l’intelligence artificielle à ce jour. Il faudrait en tout cas que cette machine ne soit pas programmée pour une tâche spéciale mais conçue comme une machine à apprendre, à connaître. Peut-être, si l’humanité parvenait à créer une telle machine, aurait-elle le même destin que le singe qui fut son ancêtre. Or ce singe n’avait même pas l’excuse de l’intelligence : il a disparu, en évoluant vers la forme humaine, en dépit de ses réplicateurs prépotents. À plus forte raison peut-on considérer que la vocation de l’homme actuel est une évolution de cette sorte, évolution vers une pure intelligence – qui ne serait plus une survival machine pour gènes –, une pure intelligence dont le destin serait à tout jamais émancipé du jeu des mutations et de l’environnement.
8.6.14

