Tagged: dimensions surnuméraires

Philo 40 : L’échec cumulatif de la science

ÉPISTÉMOLOGIE

L’échec cumulatif de la science

Dans le cadre d’une réflexion sur l’épistémologie (cf. Apologie de l’épistémologie kantienne, essai qui présente mon interprétation de l’histoire des sciences), je me suis intéressé aux théories alternatives en physique, tout particulièrement dans le monde germanique : Hans Hörbiger (Welteislehre), Viktor Schauberger, la critique des théories de la relativité… Ma réflexion philosophique me porte cependant à considérer les théories fondées sur des dimensions « surnuméraires », à l’instar de la théorie de « l’effet Vialle » (de Richard Vialle), comme fourvoyées. J’ai un fort apriori contre une théorie qui parle d’un espace à quatre dimensions plutôt que de trois dimensions de l’espace plus une dimension de temps, ainsi que d’autres singularités tout aussi paradoxales que celles contenues dans les théories les mieux acceptées.

Hörbiger est connu pour une théorie cosmologique fondée sur un espace plein plutôt que vide. La théorie newtonienne étant fondée sur des interactions dans le vide, on explique que la matière est tellement diffuse que c’est comme si, pratiquement, l’espace était, dans l’ensemble, vide. Pour Hörbiger, les orbites sont en fait en spirale, du fait des frictions de la matière (même diffuse), et les corps célestes sont voués à entrer en collision les uns avec les autres dans le temps astronomique long. Mais la principale singularité du modèle de Newton est l’action à distance : la gravitation est bel et bien, dans le modèle, une action à distance, c’est-à-dire une impossibilité en physique 101. Que la relativité einsteinienne ait raffiné sur le modèle en introduisant de nouvelles singularités, comme des régions physiques de densité infinie dans les trous noirs relativistes et autres, ne doit étonner personne, mais ce sont précisément ces singularités qui doivent écarter tout dogmatisme en la matière et toujours laisser la porte ouverte aux modèles alternatifs, ce qui n’est malheureusement pas le cas parce que les savants sont en général des esprits obtus : ce qu’ils ont appris leur sert de dogme, au-delà duquel ils ne veulent ou ne peuvent rien connaître.

Une « vitesse infinie », dans la théorie de Vialle, est une autre singularité. Comment une qualité physique quelconque pourrait-elle avoir une valeur infinie ? On touche ici à la limite de l’instrument mathématique dans les sciences empiriques et donc à la limite de celles-ci. Une valeur infinie est quelque chose en mathématiques pures mais n’a aucun sens physique. Certains esprits un peu simples s’émerveillent des réalisations permises ou espérées par quelques résultats paradoxaux de mécanique quantique, en termes d’ordinateurs quantiques. J’ai l’habitude de répondre à ces enthousiastes puérils que, quand j’allume la lumière chez moi, je produis un phénomène encore plus incroyable et merveilleux que n’importe quel ordinateur quantique du futur, car le phénomène en question est à la fois ondulatoire et corpusculaire, ce qui est un paradoxe insoluble. Certaines expériences montrent que la lumière est corpusculaire à l’exclusion d’un caractère ondulatoire et d’autres expériences tout aussi valides, comme celle des fentes de Young, montrent qu’elle est ondulatoire à l’exclusion d’un caractère corpusculaire. Pourquoi, dès lors, s’émerveiller de la bilocation de telle ou telle particule quantique, quand nous avons déjà dans notre corpus de connaissances, depuis longtemps, le phénomène paradoxal que je viens de décrire ?

S’agissant, par ailleurs, de la conclusion de la relativité einsteinienne selon laquelle il n’existe pas de simultanéité absolue, j’ai démontré dans l’Apologie de l’épistémologie kantienne que l’expérience des fentes de Young dément cette affirmation. La simultanéité absolue ne peut être vérifiée par une mesure traditionnelle (« les horloges ») mais les résultats des fentes de Young conduisent nécessairement à conclure à une simultanéité absolue. C’est d’ailleurs une remarque au fond superflue, car la négation absolue de la simultanéité absolue n’est qu’un résultat de métrologie, c’est-à-dire une conclusion restreinte dans le cadre restreint d’une science de la mesure. Une simultanéité absolue est entièrement conforme, en dehors de ces considérations restreintes, à notre conception a priori du temps.

L’outil mathématique ne permet à lui seul aucune traduction en termes empiriques des phénomènes empiriques. Les équations rendent les modèles prédictifs mais non descriptifs. En termes de description, nous ne pouvons dire que la lumière est quelque chose de connu, car notre description selon laquelle elle est un phénomène à la fois corpusculaire et ondulatoire est une contradictio in adjecto sans validité discursive possible. Dans ce cadre, un tesseract n’est ni plus ni moins descriptif que la lumière corpuscule-onde, c’est-à-dire nullement descriptif car nullement conforme aux lois de notre entendement. Or ce que l’on attendrait de modèles alternatifs, c’est justement qu’ils évitent ces écueils des modèles prédictifs non descriptifs, et qu’ils fournissent des capacités prédictives s’insérant dans les cadres de notre entendement.

L’hypothèse de plusieurs univers (dont l’un serait celui des « âmes », selon un certain courant disant s’appuyer sur la théorie de Vialle) n’a, en dehors d’un postulat matérialiste, guère de sens. La nature est une et unifiée par les lois de la nature. Si plusieurs univers coexistent, ou bien ils sont dans la même nature et obéissent aux mêmes lois physiques ou bien ils sont dans des natures différentes et obéissent à des lois physiques différentes. S’ils sont dans la même nature, ce ne sont pas en réalité plusieurs univers mais un seul et même univers, unifié par les mêmes lois. S’ils obéissent à des lois différentes, l’hypothèse est sans intérêt car il ne peut y avoir aucuns « passages ou couloirs communicants » entre ces univers ou natures, car nous ne pouvons rien connaître empiriquement en dehors des lois de la physique qui unifient notre univers. Pour comprendre l’âme, il faut écarter le postulat matérialiste, afin de considérer qu’il existe, non pas plusieurs univers, mais quelque chose d’autre que la nature. L’âme est cette part de l’homme en dehors de la nature. Une explication de l’âme en termes physiques (relatifs aux lois de la nature) est vouée à l’échec. La nature est le monde réel tel que notre entendement l’intuitionne, c’est-à-dire elle est le monde selon notre connaissance par les sens et l’entendement. Si notre connaissance ne venait pas de l’âme et ne précédait pas, ainsi, la nature, elle serait un produit de la nature plutôt que la nature un produit de notre faculté de connaître. Dans l’hypothèse matérialiste, nous sommes liés par des conditions naturelles particulières, ce qui pourrait laisser supposer d’autres conditions naturelles particulières, d’autres ensembles de lois, d’autres univers, mais, encore une fois, nous n’aurions aucun accès possible à ces autres univers, notre connaissance et l’ensemble de notre être ayant été formés par cet univers-ci. Tout ce à quoi notre technique peut nous donner accès est de notre univers, c’est-à-dire de la nature : par exemple, les ultrasons qu’entendent les chiens et que n’entend pas notre oreille, et le spectre des ultrasons n’est pas un autre univers. Si, au contraire, l’univers est le monde tel que notre entendement le représente par ses facultés, il y a bien autre chose que l’univers, mais cette autre chose n’est pas un univers physique, car notre représentation des objets dans l’espace et le temps est précisément la nature physique. Cette autre chose est la chose en soi, tandis que la nature est la chose pour nous.

Dans cet univers, dans la nature, les valeurs négatives n’ont pas de réalité physique. « Moins trois oranges », cela n’existe pas. Une température de « moins trois degrés » est encore positive par rapport au zéro absolu, ce n’est une valeur négative que sur une échelle arbitraire. Dès lors, comment une masse négative, un temps négatif (théorie de Vialle) auraient-ils une réalité physique et non pas seulement mathématique ? Une telle description doit se heurter aux mêmes oppositions de fond que les modèles physiques plus courants, qui, tirés d’équations permettant de mettre en forme des résultats expérimentaux, rendent possibles sur cette base restreinte des prédictions locales mais ne servent à aucune description valable. Tant que l’on défendra le caractère allant de soi d’un phénomène à la fois ondulatoire et corpusculaire, on se heurtera à l’objection légitime qu’une onde n’est pas un transport de matière et qu’un corpuscule en mouvement est un transport de matière, parce que de cette manière on parle, selon l’expression allemande, de « silbernes Gold », d’or en argent, une contradictio in adjecto qui répugne à l’esprit. Que ces contradictions dans la description n’empêchent pas ceux qui les professent de me permettre de lire à la lumière électrique, ne rend pas ces contradictions moins contradictoires. Nous ne reprochons pas à ces savants de ne pas être de bons techniciens, mais nous leur disons, sans nous laisser impressionner par le fait qu’ils tiennent le destin de l’humanité entre leurs mains par la production d’armes ultrasophistiquées, qu’ils ne savent pas produire une description valable des phénomènes naturels avec lesquels ils produisent tant de choses.

Si l’âme et l’éther sont une même chose, ainsi que certains souhaitent le croire sur le fondement de la théorie de Vialle, pourquoi, d’ailleurs, parler de plusieurs univers ? L’éther n’est-il pas de notre univers ? Moyennant une simple reformulation dialectique, il serait possible de ne plus parler de plusieurs univers mais de plusieurs régions de l’univers ; cependant, la modélisation en plusieurs univers a toujours cet avantage qu’elle permet de s’affranchir des lois physiques connues dans et pour ces autres univers hypothétiques, où il serait permis de supposer des choses extraordinaires, tandis que ce ne serait pas cohérent dans un seul et même univers.

De même que les dimensions surnuméraires, l’antimatière est posée par certains physiciens comme une conséquence nécessaire de telle ou telle prémisse ou résultat ; on ne peut pas identifier l’antimatière, seulement l’inférer, c’est-à-dire inférer quelque chose que nous avons décidé de décrire comme de l’antimatière, mais c’est comme parler de la « couleur » des particules : ces couleurs comme cette antimatière ne sont ni des couleurs ni de l’antimatière, pas plus que le spin ne répond aux caractéristiques physiques de ce mouvement dans le monde visible à l’œil nu. Il s’agit simplement de « dé-mathématiser » des résultats d’équations pour faire des objets empiriques considérés (bien qu’échappant à l’œil nu, mais j’insiste sur le fait que tout ce qui est empirique, c’est-à-dire tout ce qui se laisse intuitionner par nos sens, aussi sophistiquée que soit la technologie qui permet cette appréhension en palliant les carences des sens limités, est physique, tandis qu’une dimension 4 ne se laissera jamais appréhender, quelle que soit la sophistication de notre technologie, et restera donc une abstraction non physique) de faire de ces objets empiriques, dis-je, des objets discursifs, dialectiques, ce qui est à la fois largement arbitraire (on aurait aussi bien pu parler d’odeurs de particules, pour ce que vaut l’appellation de couleur à ce niveau) et peine perdue dans les modélisations actuelles. La tâche est d’ailleurs vaine dans l’ensemble, en raison de la synthèse inductive continue qu’est par essence la science positive. Autrement dit, il n’y a rien à demander à la science en dehors de résultats pratiques, et, ces résultats pratiques étant toujours incomplets par définition de la synthèse continue, le progrès est le mouvement qui conduit les civilisations à leur perte (parce que, en un mot, la science accroît l’effet de l’action humaine au-delà de l’effet local et limité conforme aux « prédictions locales », comme nous les avons appelées plus haut, que la synthèse permet). L’inévitable effondrement de nos sociétés sous la pression d’un progrès déchaîné est une idée admise aujourd’hui par beaucoup, et les efforts pour tenter d’empêcher cet effondrement passent, chez un nombre croissant d’esprits pourtant convaincus de la réalité de ce qui nous attend, pour absolument vains.

*

PHILOSOPHIE DU DROIT

FR-EN

Août-Septembre 2023

Conflicts of Interest and Politicians’ Naiveté

“NATO Nation PM Faces Fury After Husband’s ‘Secret Russia Deal’ Exposed. Estonian PM Kaja Kallas’ husband has landed her in hot soup over the Russia link amid the Ukraine war. A firm co-owned by Kaja Kallas’ husband ‘kept working with Russia’ despite EU sanctions.” (Hindustan Times, Aug 2023)

“It’s true that I am married to Arvo Hallik.” As if the question were: Are you married to Arvo Hallik?

“It’s true that I am married to Arvo Hallik, but I have no idea about his business.” Estonia is a member state of the European Union; therefore, its political system complies with a package of membership conditions, among which are rules about conflicts of interest (COI) that make her statement “I have no idea about my husband’s business” out of place. She must have declared her and her husband’s business to comply in her position with COI rules, so, if it is true that she has no idea about her husband’s business, it means she made frivolous statements regarding COI.

“My husband told me that his activities in Russia were terminated in March 2022.”  They were not, and it is most unfortunate that she did not try to assess the true situation of the business herself, since her credibility as PM and, more importantly, Estonia’s reputation were at stake.

Her defense is self-contradictory. After saying she has “no idea about her husband’s business,” she tells what she knew about his business, namely that he told her the company had terminated business with Russia in March 2022. Of course, she had to have an idea about her husband’s business, because of the COI rules that apply to people in government positions in EU countries. The “no idea about his business” out-of-place defense casts some doubt on her sincerity about what she knew about his business.

The company’s CEO admits there remained some residual activity with Russia after March 2022, so her husband obviously knew the situation, as a stakeholder in a company where the CEO does not try to conceal the situation. (Unless the CEO first concealed and only later admitted the truth.) Her husband told her, she says, that the company abided by the sanctions against Russia as soon as March 2022, and she took his words as a satisfactory answer. Admitting this scenario is true, she would still be liable for gross neglect. As a PM under strict duties regarding conflicts of interest, she took these duties quite lightly. She has a duty to avoid COIs, and she is telling Estonians she did her duty by asking her husband and taking him to his word, even though he only had, she says in her defense, a “minority stake” in the company, that is, he may not be overly informed of what happens. What she gives away as a point in her defense (he is only a minority stakeholder, as if this implied a minor responsibility), turns out to be damning: Precisely because he is a minority stakeholder, she had a COI duty to double check his words in order to make sure the minority and perhaps remote owner knew the situation as accurately as wished or expected.

ii

“Qin Gang Sacked As China Foreign Minister Over Extramarital Affair in US?” (Crux, Sep 2023)

In France the so-called free media never report on politicians’ “affairs.” For them it is a privacy issue, and if a minister or whatever public official has become a puppet in foreign hands because of blackmail after private misconduct, they consider this is none of French citizens’ business. How free and democratic.

Consider, also, the idiocy of a political class passing laws against conflicts of interest (COI) which demand strict scrutiny of the spouses and family of public officials but preventing anyone from inquiring about the same people’s extramarital affairs, as if COIs could only arise in marital and legitimate family relationships and never in relationships with extramarital lovers and natural children. These people are preposterous.

*

Niger : Un ambassadeur français otage de la France

Les faits. Le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) au pouvoir au Niger donne 48 heures à l’ambassadeur français pour partir. Le gouvernement français refuse que son ambassadeur quitte le pays, au motif que la France ne reconnaît d’autre autorité légitime que le Président destitué. Passé l’ultimatum, l’ambassadeur vit reclus dans son ambassade, le Président français affirmant alors qu’il est otage au Niger. (Entre le moment où les lignes qui suivent ont été écrites et la publication sur ce blog, le Président français a finalement annoncé, le 24 septembre, que la France rappelait son ambassadeur, c’est-à-dire le Président annonçait sa volte-face.)

Analyse. La France n’a pas le droit de chercher à se servir d’un de ses fonctionnaires comme appât pour saisir le prétexte de sa détention, voire de sa mort, en vue de déclencher une intervention armée au Niger. C’est contraire aux droits de l’homme de ce fonctionnaire.

Quel intérêt de faire arrêter son ambassadeur par un pays qui demande son départ ? Le gouvernement français n’a d’ailleurs pas le droit, selon le droit national et ses propres lois nationales, de demander un tel sacrifice à l’un de ses fonctionnaires. L’ambassadeur est délié de son devoir d’obéissance quand l’ordre qu’il reçoit, en l’occurrence rester sur place après un ordre d’expulsion par les autorités effectives, fait courir un risque exorbitant sur sa personne. Ce n’est pas un militaire mais un fonctionnaire civil.

« Le Quai d’Orsay a aussitôt indiqué que les putschistes n’avaient pas autorité pour faire cette demande. » Le ministère français n’a pas autorité pour demander à son fonctionnaire de rester sur place, au risque de sa liberté, voire de sa vie, dès lors que les autorités effectives au Niger demandent son départ. Si le gouvernement français entend forcer son fonctionnaire civil à rester là où sa présence est indésirable pour les autorités effectives, il met la liberté, voire la vie de ce fonctionnaire en danger ; celui-ci est délié, en raison de ses droits humains imprescriptibles, de tout devoir envers une administration qui lui impose un tel risque exorbitant. Ce qui arrivera à ce fonctionnaire au Niger après l’ultimatum, l’État français en est responsable devant les juridictions de son pays et la Cour européenne des droits de l’homme.

Les autorités que le gouvernement français appelle légitimes ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité de ce fonctionnaire civil indésirable dans le pays. C’est comme si ce gouvernement entendait sacrifier cet homme. La France a pourtant rapatrié ses ressortissants, pour leur sécurité. Elle sait donc parfaitement ce que risque l’ambassadeur, mais elle ne semble en avoir cure : le gouvernement français déclarant que les autorités effectives au Niger n’ont pas autorité pour faire cette demande, l’ambassadeur, sa famille et ses proches ont du souci à se faire, car on lui demande de rester alors que la France n’a pas les moyens, sur place, d’empêcher sa détention. En d’autres termes, le gouvernement français ne peut demander à son fonctionnaire de rester au Niger contre la volonté des autorités de fait, qu’il ne reconnaît pas, car il met en danger la vie de son fonctionnaire civil, à tout le moins sa liberté. Bazoum est certes la seule autorité légitime selon le gouvernement français, mais il se trouve que Bazoum est aux mains de ceux qui l’ont destitué. Une autorité aux mains d’une autre autorité est peut-être légitime mais ce n’est pas une autorité de fait. L’ambassadeur français au Niger dépend, pour sa sécurité, de l’autorité de fait et non de Bazoum aux mains de celle-ci. Si le gouvernement français lui demande de rester contre la volonté de l’autorité de fait, cet ordre est illégal. Merci pour l’ambassadeur et son personnel, qui seront assignés à résidence dans l’ambassade, comme un Julian Assange à l’ambassade d’Équateur, parce que la France ne prétend reconnaître que l’autorité d’un homme sans pouvoir. Nous savons à présent que, pour ce gouvernement français, les fonctionnaires civils peuvent être sacrifiés par les autorités comme bon leur semble.

Il y a encore une chose irrégulière dans la démarche française. La procédure normale en cas de contestation de ce qui se passe sur place est le rappel d’ambassadeur. Par exemple, quand la France était mécontente que l’Australie annule un contrat de sous-marins, elle a rappelé son ambassadeur depuis l’Australie. Autre exemple, la France ne reconnaît pas le régime des Talibans et par conséquent n’a plus d’ambassadeur en Afghanistan. Ici, la France fait tout le contraire : elle ne veut pas reconnaître le nouveau pouvoir mais, au lieu de rappeler son ambassadeur, ce qui serait la procédure attendue, elle refuse qu’il quitte le territoire. Comment cela peut-il s’interpréter autrement que comme la volonté de la France de faire servir son ambassade à des actions hostiles au pouvoir en place ? C’est de la folie.

Addendum. La présentation de l’affaire au contentieux administratif ne verrait pas forcément le juge français aller dans le même sens que nous dans ces pages, parce que, traditionnellement, le juge administratif français est réticent à juger de questions ayant trait aux relations internationales de la France. Il paraît cependant hors de doute que la Cour européenne des droits de l’homme développerait des arguments comparables aux nôtres, et par ailleurs le juge français est censé tenir compte de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme dans sa propre jurisprudence.

ii

“The envoy backed by president Macron” (a turn of phrase used by media Hindustan Times)? The envoy made no decision for his government to back, he was ordered by his government to stay. This is how things work in the administrative state: civil servants are at the order of politicians. Anything happening to the envoy in Niger will be the French president’s fault because the order is illegal. Even if the decision was the envoy’s, the executive would be responsible for backing an illegal decision of one of his agents.

Anything happening to the ambassador will be Macron’s fault. The procedure in case of contestation is ambassador recall, not ambassador sacrifice.

A military intervention by France after duress suffered by the French ambassador in Niger would be, in these circumstances, sheer aggression according to international law, and Niger’s self-defense rightful. France has the right to not recognize the new government in Niger, but this right has only one legal translation, which is to cancel diplomatic relationships, the opposite of imposing one’s envoy to the country. On the side of French law, a government’s imposing this to a civil servant is contrary to the international conventions on human rights ratified by France.

France’s president said “a diplomat is a sometimes risky commitment, which requires a spirit of responsibility” (translation by Hindustan Times). Such spirit of responsibility is due to the laws, not to illegal orders by an unhinged executive. The French president’s examples, in the same speech (Afghanistan…), are classic cases of civil war; they are not instances of the use of a country’s envoy to challenge and provoke a new government. This justification before a civil servant who is coldly asked to risk his life, that his job is “sometimes risky,” is cynical beyond belief. (In parentheses, for typically risky service, as of police and military, agents are provided with weapons to defend their lives. A diplomat’s commitment is not risky by nature, it is risky by accident, but Macron justifies his order as if diplomacy were risky by nature, which is simply not true, and the situation of the French envoy in Niger is currently risky only because of an illegal order of his government.)

Take Afghanistan: France does not recognize the Talibans as legitimate authorities; therefore, there is no French envoy in Afghanistan. Likewise, as France does not recognize Niger’s new authorities, France has no legal choice but to recall its envoy back to France. Macron’s justification for the illegal order is cynical chicanery. He says Bazoum did not resign and thus remains the only legitimate authority in Niger. Let us apply this reasoning to Afghanistan. The Talibans took power, chasing the Western-backed governmental clique. Did this clique formally resign, or did they just pack their cases and run away? Where is the official resignation letter? If there is no resignation letter, why is Macron asking for a resignation letter from Bazoum in Niger, where the new Nigerien authorities are as effective authorities as the Talibans in Afghanistan?

*

De la perpétuité incompressible

« Attentats de Bruxelles : Salah Abdeslam échappe à la prison à vie. » (TV5 Monde, septembre 2023)

« Échappe à la prison à vie » est erroné puisque cette peine, en l’occurrence, n’a pas été prononcée en Belgique parce que Salah Abdeslam, condamné pour terrorisme, est déjà sous le coup d’une peine de « prison à perpétuité incompressible » en France. La demande ou le souhait qu’il soit condamné à deux ou plusieurs peines de prison à perpétuité est étrange, car dans la matérialité des faits cette accumulation de peines ne changerait rien, Salah Abdeslam n’ayant qu’une seule vie. Échapper à une seconde perpétuité purement symbolique n’est pas échapper à la première perpétuité bien réelle, une peine qui ne se laisse pas dépasser dans notre droit.

S’agissant, à présent, de l’incompressibilité de cette peine, elle est manifestement contraire aux droits de l’homme. En effet, la possibilité des réductions de peine est une nécessité de l’administration pénitentiaire : la suppression de la peine capitale et son remplacement par la perpétuité incompressible, c’est une pure hypocrisie qui fait du détenu un animal de laboratoire. On ne veut pas le tuer, prétendument au nom des droits de l’homme, mais il doit lasciare ogni speranza en passant ce seuil, comme c’est bénin ! D’ailleurs, on a compris, je pense, que cette incompressibilité a un sens technique échappant au commun des mortels, et que Salah Abdeslam ne mourra en prison que s’il n’a pas de chance, et qu’il n’est pas possible de procéder autrement sans droguer des personnes désespérées en l’absence de leur consentement ou d’intervenir sur elles neurochirurgicalement (lobotomie) en l’absence de leur consentement. Une peine incompressible en droit français est donc tout sauf incompressible. Ou bien elle est contraire aux droits de l’homme.

Les réductions de peine sont un instrument nécessaire de l’administration pénale. Une perpétuité incompressible supprime a priori cet instrument. Par conséquent, de deux choses l’une, pour que Salah Abdeslam ne se conduise pas comme un fou dangereux en prison : ou bien on lui fera savoir que sa peine incompressible n’est en fait pas intouchable, et cela passera par ce qu’on appelle un « aménagement de peine », c’est-à-dire que, sa peine restant inchangée sur le papier, on l’aménagera, il pourra sortir de prison avec un bracelet, par exemple, ou sous simple contrôle (il ne finira donc ses jours en prison que s’il n’a pas la chance de bénéficier d’un tel aménagement), ou bien il faudra lui administrer des drogues ou lui faire subir une opération qui le transforment en légume. Les drogues neuroleptiques sont déjà le quotidien de maints détenus, sur une base volontaire. Dans le cas d’un désespéré dangereux, il pourrait être tentant pour l’administration d’utiliser ces drogues de force. Mais le plus probable est que la peine incompressible fera l’objet d’un aménagement qui conciliera les nécessités pénitentiaires pratiques avec la condamnation telle que prononcée, purement rhétorique, illusoire.

*

Israeli Envoy Detained At UNGA [United Nations General Assembly] For Protesting [President of Iran] Raisi’s Speech. (Crux, Sep 2023)

Israel sends a hooligan as ambassador. The UN should cancel this person’s accreditation.

Raisi is invited at the UN, and as a UN guest it is UN’s duty to accommodate him like all other guests and to prevent hooligans from heckling him. The Israeli hooligan was duly detained by UN security for his misconduct. I urge UN authorities not to stop at this and to make full use of the organization’s regulations to punish this misconduct in the clearest way. The man was detained, he must now be punished for his blatant disregard of the organization.

*

Est-ce que dire que l’homosexualité est un péché est passible d’un an d’emprisonnement en France ?

Law 27: Who cares about a President’s feelings? Public figures and speech

A “more broad-minded society” is a content-based concept, and not all people will agree on what its content is, what that society will or should look like. Therefore, if one opposed this concept to free speech, one would ask the prevailing of some particular content over freedom. By the same token, one could say “we need to balance free speech with the good.” As we are all (supposed to) look for the good, the good is a higher value than free speech; however, it is precisely because “the good” knows of no universal definition upon which everyone would agree that free speech must not be balanced with the good, as it then would be balanced by content-based concepts imposed by some on others. Therefore, the most broad-minded society is the society where speech is freest, and not at all a society where some speech is suppressed in the name of broad-mindedness.

*

Some scholars want to use the feelings of victims to justify speech suppression. Victims are much more under the effect of their feelings than ordinary people, they are overwhelmed by grief; therefore, when the same scholars say such things as: through emotions “the private self overrules the public self in our decision-making,” why do they not apply this reasoning to victims and on the contrary use victims’ feelings as a good reason for suppressing or limiting speech? By their own reasoning, aggrieved victims being under the effect of emotions, there should be some social, legal check that prevents them from making decisions, for example re speech, based on the private rather than the public self. These scholars’ concepts are inconsistent. The difference between a private self and a public self is nonexistent.

*

“I can’t be that rare.” This phrasing does not support the idea that the generalization the author is making is substantiated by facts. It is only her feeling; but a feeling is worthless as far as facts are concerned, so if this is the only reason why she writes “here’s how I know” that Republican women have abortions too, namely because she, a Republican woman, had an abortion and she “can’t be that rare,” then the whole thing is ridiculous, and therefore she is rarer than she thinks in my opinion.

*

The Biden administration has just canceled the position of one of its officials, Sam B., charged (twice) with stealing luggage at the airport. A deputy assistant secretary stealing luggage. Let it sink in. Now we all know that if you take a plane at the same airport as a deputy assistant secretary from the Biden administration, you might never see your luggage again.

*

“Former Pakistani Prime Minister Imran Khan faces controversy. An alleged phone recording between him and a woman has gone viral in which the PTI chief can be heard making ‘lewd’, and ‘vulgar’ remarks. The ‘leaked’ audio tape has kicked up a political storm in Pakistan as Khan is rallying for a return to the PM post in next year’s general elections.” (Hindustan Times, YouTube, Dec 20, 2022)

In France, such leaks are criminal offenses, such leaks are crimes. Were the target a French politician instead of Imran Khan, there would be a police investigation and the culprits would be brought before a court of law. – For instance, Piotr Pavlenski awaits his trial for leaking in January 2020 a sex tape of then government member Benjamin Griveaux; he faces one year’s imprisonment (and, as we are writing this in December 2022, he has been facing it for a long time already).

*

Abandonment of judicial prescription for crimes against humanity has been justified by the nature of said crimes, yet prescription is necessitated by the principle of fair trial, so its abandonment simply cannot be justified in this way, as the conditions for a fair trial are the same regardless of the crime. Abandonment of prescription means disregard for the fair trial principle.

*

Who cares about a President’s feelings?
Public figures and speech

Personnalités publiques et droit dit de la presse

« Touche-moi pas, tu m’salis. »

“Indonesia’s new criminal code outlaws insulting president: Human rights activists in Indonesia are concerned a new criminal code will stifle free speech in the world’s third-largest democracy.” (Al Jazeera English, YouTube, Dec 20, 2022)

Did anyone hear human rights activists say something when President Macron of France filed a complaint against Mr. Michel-Ange Flori for a poster depicting Macron as Hitler? Such laws exist throughout Europe (where even lèse-majesté laws exist). In France, the presidential complaint alleges the general crime of insult punished with a fine, but before 2013 insulting the President was punished with prison, and “outrage,” which the President could have alleged as well, is still punished with prison. In the Flori case, the court has not followed the presidential plaintiff, which means that comparing someone to Hitler is not an insult. The court said among other things that the parodical intent of the poster is obvious. How strange when one knows that humorist Patrick Sébastien, when he mocked Jean-Marie Le Pen by singing, made up as the latter, a song with ludicrous racist lyrics, was condemned for hate speech: parody was no excuse for the humorist.

But the court also says that the poster “falls within the public debate of general interest,” as a political message, and is therefore permissible. This has nothing to do with the fact that the content is insulting, that is, had the court only had the content in view, the poster was punishable on its face. But the court thinks in different terms, so let me use a fiction and talk like a court for a moment. “Insults aggrieve the feelings of individuals but our Constitution prevents us from taking heed of Mr. Macron’s feelings. Had Mr. Macron wanted to spare his fragile feelings, he would have been well-advised not to look for the spotlights as a public figure. Politics is heated, major interests are at stake, and with interest goes passion. People passionately defend their views; therefore, a free public debate implies by constitutional necessity that politicians be less protected by law against speech than private persons. Mr. Flori, against whom Mr. Macron filed a complaint for insult, is an honest citizen who respects his neighbors, but Mr. Macron is not one of Mr. Flori’s neighbors, all private persons, Mr. Macron is a public figure whose decisions are a focal point of the public debate, and he must expect an amount of scrutiny and speech, polemical and other, uncommon with that legitimately expected by a private person. His using the courts as if he were a private person is vile lawfare aimed at stifling political opposition.”

(ii)

Nous passons au français, renonçant à faire comprendre aux personnes anglophones et formées au droit anglo-saxon le concept français d’outrage dont nous devons à présent discuter.

Dans l’affaire Flori, le Président de la République a porté plainte pour « injures publiques » (selon un article du Point du 13 décembre 2022, ce qui semble renvoyer à l’article 33 de la loi de 1881) et non pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » (article 433-5 du code pénal). Le Président a donc souhaité se présenter dans cette affaire comme un particulier et non comme représentant de l’État.

Le choix était-il permis ? C’est pourtant bien le Président de la République qui est représenté en Hitler. Il aurait donc fallu requalifier le chef d’accusation et passer de l’article 33 prévoyant une amende de 12.000 euros à l’article 433-5 prévoyant une amende d’un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende. Il n’est pas du tout permis de voir dans le chef d’accusation le moins grave retenu pour la plainte une forme de mansuétude, puisque la justice a démontré, en cassation, que la plainte, les poursuites, les condamnations en première instance et en appel, tout cet appareil répressif mis en branle était outrageant pour M. Flori et l’ensemble des Français attachés à la liberté d’expression. Cette espèce de choix qui serait laissé aux victimes entre différents articles du code n’a guère de sens et fait de la justice un marché pour états mentaux quérulents. Les dispositions sur l’outrage sont expressément prévues pour distinguer les injures reçues par les uns et les autres, en aggravant celles reçues par certains citoyens, et ce n’est pas à la discrétion des victimes dès lors que l’injure est reçue « dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice » de la mission de la personne dépositaire. Le cas est évident quand le Président de la République est représenté sous les traits d’Adolf Hitler en vue de dénoncer le passe vaccinal, une politique publique conduite par le gouvernement français. Il n’existait donc aucune possibilité juridique pour le Président d’adopter un autre grief que l’outrage, même si l’outrage est facialement une injure publique comme celles prévues à l’article 33 de la loi de 1881, plus clément. Si l’injure publique et elle seule avait été condamnée, l’outrage serait resté impuni malgré l’intervention de la justice. – Le comble du cynisme serait de se servir des dispositions relatives à l’outrage pour donner le sentiment que l’appareil répressif est débonnaire en appliquant des dispositions moins sévères, celles relatives à l’injure, pour des faits identiques. Or les faits ne sont pas les mêmes selon les personnes visées, nous le répétons, puisqu’il existe dans notre droit un privilège des personnes dépositaires de l’autorité publique vis-à-vis de la parole de leurs concitoyens (qui ne sont pas en réalité leurs concitoyens, de ce fait, mais des sous-citoyens).

L’idée est que ce n’est pas seulement la personne qui est insultée mais aussi, et avant tout, sa fonction, l’outrage étant supposé être « de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie », selon les termes mêmes de l’article 433-5, c’est-à-dire que c’est l’État qui est insulté. L’État, c’est elle, c’est cette personne-là, et les autres comme elle. Car, s’agissant de la mention de la dignité, dans l’article, c’est du bavardage : toute injure est une atteinte à la dignité, que l’on soit représentant de l’État ou non, et ce bavardage n’a précisément d’autre but, caché, que d’écarter l’idée que nous venons d’effleurer, à savoir que le délit d’outrage est non pas une atteinte à la personne mais aux symboles de l’État, la personne étant revêtue d’un symbolisme qui la dépasse et dépasse ainsi sa dignité de personne (la dignité des personnes dénuées de symbolisme est à 12.000 euros, avec le symbolisme elle monte à un an de prison et 45.000 euros).

Or la Cour de cassation, dans son arrêt de décembre 2022, vient de balayer cette conception. Car comment concevoir que l’on ferme les yeux sur les contenus insultants avérés (à moins de supposer que le Président trouve flatteur de se voir comparé à Hitler) au nom du débat d’intérêt général, si cela ne signifie pas que les personnes dépositaires de l’autorité publique, du moins les élus, doivent être moins protégées que les particuliers, dont la victimisation par injures ne saurait se justifier par le débat d’intérêt général ? Comment cet arrêt pourrait-il ne pas détruire complètement en droit une conception vivante de l’outrage en ce qui concerne les politiciens ? (Et pourquoi seulement maintenant ?)

Il convient, revenant sur notre petite prosopopée de la justice en (i), de distinguer entre les politiciens, qui attirent la lumière des projecteurs sur eux du fait de leur engagement politique, et ceux qui attirent les projecteurs pour des accomplissements étrangers à la politique. En effet, un génie des mathématiques, par exemple, résolvant un problème difficile pourra certes attirer l’attention des médias pour cet accomplissement, sans que cela signifie pour autant qu’il ait recherché cette attention. Son statut de personne publique n’est donc pas le même exactement que celui du politicien dont le but et la vocation est d’être un représentant de l’État. Pour le premier, le statut de personne publique est obtenu par accident, tandis que c’est une qualité propre au second, une propriété de ce dernier. Le premier doit donc conserver une plus grande protection vis-à-vis de la parole d’autrui car il reste davantage une personne privée que le second, lequel est en réalité une personne publique dans ses moindres faits et gestes. Ce dernier point est bien sûr nié par le droit français, ce même droit qui pose le principe « l’État, c’est elle » pour les personnes élues (même si le délit d’outrage prévoit certes aussi les cas où l’élu pourrait être insulté à titre privé et non « dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice » de sa mission). Les politiciens font sciemment de leur vie privée un argument de marketing politique mais les lanceurs d’alerte qui dévoilent les mensonges nauséabonds ainsi servis à la crédulité du public sont encore traités en délinquants : voyez le Griveaux Gate, que nous avons déjà commenté ici (Twit28, février 2020).

*

PHILO

Retour à de la philosophie : le texte qui suit peut compléter utilement le chapitre « Le kantisme devant la théorie de la relativité » (ici) de notre Apologie de l’épistémologie kantienne (dont le pdf est disponible en table des matières de ce blog).

« Les personnages de cette allégorie sont des figures géométriques : triangles isocèles, carrés, polygones, cercles… Dans leur monde plat, en deux dimensions, ces figures sont très hiérarchisées et ont des coutumes et des croyances bien ancrées. Aussi, quand un modeste carré doté d’une conscience découvre la troisième dimension lors de l’apparition soudaine et invraisemblable d’une sphère, on crie à l’hérésie. Tout à la fois critique de la rigidité de la société victorienne et texte fondateur de la science-fiction, Flatland aborde la question troublante de la possibilité d’une quatrième dimension spatiale. » (Introduction à Flatland d’Edwin A. Abbott)

Ceci est un enfantillage, cette parabole où des figures planes ont des « traditions bien ancrées » et qui crient « à l’hérésie » est un moyen facile et même grossier de se faire passer pour les Lumières contre je ne sais quel obscurantisme. Cependant, nous ne parlons pas au nom de la tradition mais de la philosophie, en l’occurrence au nom du concept d’expérience possible. Le nombre de dimensions, le tesseract, l’hypersphère sont des « outils mathématiques » : il reste encore un pas à franchir, celui de montrer que ce sont des objets physiques, si l’on entend décrire avec ces outils mathématiques des objets physiques, c’est-à-dire, plus précisément, si l’on entend décrire des structures réelles du monde sous la forme de ces choses.

En admettant que notre entendement soit réellement dépourvu du sens de dimensions surnuméraires réelles, cette réalité n’est pas celle de la physique possible pour nous, et cette limitation n’est pas comme celle de la vue et des autres sens, qui peut être élargie par la technologie (le microscope, etc.), mais c’est une limitation a priori qui ne se laisse corriger par aucune expérience possible, par aucune technique. Mathématiquement, il est possible de poser autant de dimensions que l’on veut, comme on veut, mais cela se fait dans un ensemble abstrait qui n’est pas l’espace physique. L’univers de la théorie des cordes est lui-même un outil mathématique ; en admettant que l’on puisse, sur le fondement de cette théorie à vingt-six dimensions, faire des prédictions justes quant à l’univers physique à trois dimensions, ce qui reste à voir, cela n’impliquerait pas encore que cette théorie parle de l’univers physique, de la même manière que les nombres négatifs ne veulent jamais dire que « moins trois oranges » est quelque chose de physique.

L’invasion mathématique du physique, quand on perd de vue le caractère d’instrumentalité non signifiante de l’outil, est fatale à la pensée, comme dans l’introduction à Flatland. Nous ne sommes pas des figures géométriques à trois dimensions incapables de concevoir des dimensions surnuméraires existant réellement, car notre réel, la nature physique, a trois dimensions et, s’il existait un espace réel ayant plus de trois dimensions, il pourrait tout aussi bien ne respecter aucun des autres principes fondamentaux des mathématiques par lesquels nous décrivons scientifiquement la nature, c’est-à-dire que l’on n’en pourrait jamais rien dire ni rien savoir.

Nous devons donc reprendre les termes mêmes d’un des savants aux travaux de qui l’on doit un surcroît de fantaisie déplorable en philosophie, Heisenberg, pour calmer les esprits ayant cette pente. Heisenberg rappelle ceci : « « La phrase : ‘√-1 existe’ ne signifie rien d’autre que : ‘Il existe des corrélations mathématiques importantes qui peuvent être représentées de la façon la plus simple par l’introduction du concept √-1.’ Bien entendu, les corrélations existent tout aussi bien si l’on n’introduit pas ce concept. C’est ce qui permet d’employer très utilement, du point de vue pratique, ce genre de mathématiques dans la science et la technique. Par exemple, en théorie des fonctions, il est très important de noter l’existence de certaines lois mathématiques qui se réfèrent à des couples de paramètres pouvant varier de façon continue. Ces corrélations deviennent plus faciles à comprendre en formant le concept abstrait √-1, bien que ce concept ne soit pas fondamentalement nécessaire à la compréhension, et bien qu’il ne soit pas relié aux nombres naturels. » Il n’est pas question ici de physique mais cette mise au point sur « l’existence » des nombres imaginaires est importante : tout ce qui est facialement paradoxal, c’est-à-dire contre l’expérience possible, en mathématiques est paradoxal seulement à titre d’instrumentalité non signifiante en soi. Heisenberg voyait bien que l’existence des nombres imaginaires avait un sens restreint, mais une intuition comparable manque à certains, qui se mettent alors à délirer sur ce qu’est la nature, laquelle est indissolublement liée aux limitations a priori de notre intellect.

Comme nous avons un chiffre pour les dimensions de l’espace, 3, et comme nous avons une échelle des chiffres, 1, 2, 3, 4, 5…, le mouvement « Et si l’espace avait plus de trois dimensions ? » est naturel et quasi spontané (pourquoi pas, également, un nombre infini de dimensions ?) ; mais nous avons trois dimensions pour l’espace et ce chiffre est immuable dans notre expérience. Ce n’est pas une mesure, on ne le raffine pas, on ne peut dire :  « l’espace a très exactement 3,14115… dimensions », ce n’est pas le chiffre d’un objet de mesure quelconque. Les dimensions surnuméraires sont un outil non signifiant physiquement, dont l’usage, si l’on souhaite le tolérer, exige une traduction en termes physiques acceptables, à terme, au cas où cet usage aurait des résultats prédictifs avérés.