Tagged: chose en soi

Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.

Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.

Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.

Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».

L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.

.

CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT

.

par Gerhard Lehmann, Berlin

.

Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.

Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).

.

Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.

Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).

S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.

Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).

Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).

Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.

Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.

Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).

Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.

Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.

.

Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.

Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).

La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.

La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.

.

a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.

Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibilecogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.

Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).

L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.

Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).

Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.

b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.

Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».

À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).

Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).

La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.

Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?

Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).

Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.

Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).

Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.

La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).

Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.

c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.

Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.

Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».

Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?

En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.

Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.

À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundusuniversum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).

Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].

Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.

Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ;  il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).

Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).

Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».

Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).

Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».

Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).

Notes

1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.

2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.

3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).

4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.

5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.

6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.

7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).

8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.

9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).

10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).

11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).

12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.

13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)

14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.

15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.

16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.

17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »

18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.

19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.

Kant et Nietzsche, par Hans Heyse, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und Nietzsche de Hans Heyse, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 3-28.

Le philosophe Hans Heyse (1891-1976) présida la Kant-Gesellschaft de 1935 à 1937 et fut un des éditeurs de la revue Kant-Studien à partir de 1942. Il appartenait, dans les années trente, au comité scientifique responsable de la publication des œuvres complètes de Nietzsche.

Le présent essai peut être considéré comme une introduction à son œuvre maîtresse, Idee und Existenz, parue en 1935.

Dans la présente traduction, les citations sont presque toutes tirées de traductions françaises existantes et accessibles en ligne : Jules Barni pour La critique de la raison pure, Paul Mouy pour la Dissertation de 1770, Joseph Tissot pour les Prolégomènes, Marnold et Morland pour L’origine de la tragédie… Avec les moyens dont nous disposions, une telle recherche s’est avérée cependant peu fructueuse concernant les citations tirées de La volonté de puissance ; il s’agit donc, dans la plupart des cas, pour ces citations-là, d’une traduction par nous-même, et nous présentons nos excuses au lecteur si notre version de ces courts passages (souvent des fragments de phrase) n’est pas aussi bonne qu’une traduction « canonique ».

Le terme Erscheinung, du verbe erscheinen, mérite une brève mention. Il est chez Kant souvent traduit par « phénomène » et s’oppose à la « chose en soi » : Kant parle d’opposition phaenomenonnoumenon ou Erscheinung (trad. phénomène)-Ding an sich. Dans les écrits de Nietzsche portant sur le mythe apollinien-dionysiaque, Erscheinung est traduit par « apparition » : les dieux « apparaissent » (erscheinen). Une pensée de Heyse dans le présent essai repose sur cette identité lexicale qu’il est difficile de rendre en français, a fortiori sans bouleverser la tradition lexicographique reçue des traductions.

Un mot, enfin, du terme Auslegung, dans l’expression récurrente Existenz- und Weltauslegung. Si l’on traduisait systématiquement ce terme ici par le mot qui doit venir le premier à la pensée dans un contexte de littérature conceptuelle, à savoir « interprétation », on prendrait le risque de donner à l’expression récurrente une coloration qu’il ne peut avoir été l’intention de l’auteur de lui donner puisque ce dernier oppose la « nouvelle situation métaphysique » produite par la pensée de Kant et de Nietzsche à une « métaphysique occidentale » (voire « pan-occidentale ») traditionnelle où le savoir est conçu comme simple « réception et restitution des objets extérieurs », ce qu’est précisément une « interprétation » ! Nous avons donc opté en règle générale pour « configuration du monde et de l’existence », sans être d’ailleurs capable de mesurer précisément quel degré de puissance et de libre arbitre l’auteur impute à l’agent de cette « configuration ». L’idée générale nous paraît tirée bien plus de Nietzsche que de Kant. Le terme Auslegung que sa polysémie rend ici ambigu car il peut désigner une interprétation passive dans le sens indiqué mais aussi un processus dynamique de construction et production, sert donc à Heyse de compromis entre la conception « réceptive », en quelque sorte passive du savoir dans la métaphysique traditionnelle et, aux antipodes, celle de Nietzsche, où le savoir est création de la vérité (Wahrheit schaffen) par le sujet connaissant. L’idée que la connaissance des phénomènes selon Kant puisse se subsumer sous la même catégorie que la connaissance au sens de Nietzsche, c’est-à-dire que le sujet connaissant « construirait » les phénomènes, est paradoxale ; en effet, dans le kantisme une telle construction – si l’on voulait employer ce terme – est entièrement déterminée par les conditions formelles universelles de la subjectivité et s’impose donc au sujet connaissant avec la même nécessité que le monde extérieur objectif dans la métaphysique traditionnelle, tandis que la conception nietzschéenne implique la « volonté de puissance », un vouloir. 

.

KANT ET NIETZSCHE

par Hans Heyse, Göttingen

.

Kant et Nietzsche ! Ces deux personnalités, et par suite leurs philosophies en tant qu’« états de service de leurs auteurs », ne représentent-elles pas les antipodes de la conscience philosophique moderne ?

De quelque façon que l’on cherche à fonder cette antithèse, dans la psychologie, la typologie, les humanités ou quoi que ce soit d’autre, elle manque l’essentiel, à savoir la véritable philosophie de Kant et de Nietzsche, dont la dimension profonde se manifeste seulement dans le dévoilement de leurs horizons métaphysiques communs. Car ce sont les principes kantiens qui fournissent leur fil directeur à la découverte et à l’interprétation nietzschéennes des phénomènes les plus originaires de l’existence et du monde1. Seul à partir de cette relation, qui est à la fois unité et opposition héraclitéenne, s’éclairent tant la profondeur vertigineuse des problématiques dégagées par Kant, dont s’effrayent ses successeurs, que la liaison interne, le sens unitaire de la « philosophie expérimentale » de Nietzsche.

Les traits communs de la philosophie de Kant et de Nietzsche deviennent apparents dans la relation des deux à l’hellénisme. La philosophie critique kantienne est en réalité réception et en même temps renouvellement fécond du platonisme. Et Nietzsche s’inscrit dans un effort de reconquête de la philosophie grecque – effort qu’il loue comme la seule dignité de la philosophie allemande (XV, 444)2 – en partant de la « philosophie de l’ère tragique des Grecs » vers les sources qui le portent finalement jusqu’au mythe.

Ce lien avec l’hellénisme ne signifie ni pour Kant ni pour Nietzsche une « dépendance » historique ou littéraire ; c’est bien plutôt l’expression du renouveau d’une authentique réflexion philosophique autonome. Il s’agit fondamentalement pour eux de s’approprier dans l’hellénisme en tant que principe historique l’exigence supra-historique incarnée en elle d’un devenir autonome et d’une expérience du monde toujours plus profonds. Ainsi se prépare une nouvelle liaison philosophique de l’esprit allemand à l’hellénisme3. Si, pour cet esprit, la grécité était jusqu’alors définie par sa réduction métaphysique, c’est-à-dire sa sujétion aux exigences hétéronomes de la foi, si bien qu’elle pouvait être observée, certes, de manière théorique mais non être existentiellement vécue, de leur côté Kant et Nietzsche, confirmant les affinités naturelles et électives entre l’esprit et la vie grecs et allemands, saisissent dans l’hellénisme la vérité la plus profonde qui fait éclater la tradition et dont les étincelles embrasent leur propre activité philosophique pour qu’alimentée de soi-même elle devienne une flamme dévorante et lumineuse. Nous entendons par là que la critique kantienne de la raison et la critique nietzschéenne des valeurs renferment cette dualité : rupture, séparation – au nom de quelque chose de plus originaire, de plus profond.

Mais qu’est-ce qui est ainsi frappé de dissolution ? C’est la métaphysique pan-occidentale (gesamtabendländisch), celle qui, depuis le tournant historique, s’est constituée selon une hiérarchie des normes plaçant au sommet la foi. Elle n’est pas un simple système de principes théoriques : elle représente au contraire la quintessence des idées et principes formant l’expression la plus compacte et la plus achevée de l’existence de l’homme occidental, définissant l’être même de ce dernier, ses rapports à la nature, à l’histoire et à la transcendance divine. Et qu’est-ce qui, plus profond et plus originaire, se libère dans cette crise ? C’est la formation autonome, suscitée par la réception de la philosophie grecque, d’une métaphysique européenne supra-occidentale par laquelle une nouvelle situation métaphysique se produit, où il est question dans tous les sens du terme d’un changement de conception du savoir, de l’être et de l’existence4.

Les premiers contours de notre problème étant ainsi esquissés, nous demanderons :

Premièrement, quels sont les fondements historiques et principiels à partir desquels Kant remet en question la métaphysique pan-occidentale et, ce faisant, produit une nouvelle situation métaphysique ?

Deuxièmement, que signifie que Nietzsche philosophe à partir de la situation métaphysique créée par Kant et radicalise et élargit les problématiques kantiennes ?

Troisièmement, quels aperçus la réflexion philosophique contemporaine parvenant à la clarté dans cet échange avec Kant et Nietzsche en tire-t-elle nécessairement ?

Tâchons d’éclairer ces thèmes et leur liaison étroite par l’examen de quelques problèmes paradigmatiques5.

*

Dans la Critique de la raison pure, Kant explique : « Je n’entends point [par critique de la raison pure] une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général … par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Préface A XII).

Comment cette solution est-elle cherchée et fondée ? Kant part de cette forme de la « faculté de la raison » au moyen de laquelle sont posés dans l’histoire de l’Occident l’être et, en lui, l’existence, et qui se manifeste dans la métaphysique occidentale. Cette forme de la « faculté de la raison » est en dernière analyse définie par deux pôles opposés : le savoir et la foi – la philosophie et la révélation. Ce sont là les grands représentants des solutions métaphysiques et des forces historiques à l’origine de l’ère occidentale et dont la dialectique idéelle et existentielle détermine l’histoire de l’Occident depuis le tournant historique.

Essayons de présenter ces faits de manière courte et prégnante.

Pour les Grecs, le savoir est avant tout le principe au moyen duquel l’homme plongé dans la crise de « l’apparence » et de « l’être » découvre l’idée du cosmos, à partir de laquelle il élucide son propre sens existentiel. En face de ce savoir, unitaire dans la religion, la tragédie et la philosophie, et où l’existence est rapportée à son « bonheur », se pose un nouveau principe, celui de la foi. Le conflit de la foi et du savoir, où la foi l’emporte, est un thème fondamental de la métaphysique et de l’histoire occidentales. Or cela signifie que l’idée du savoir subit une révolution, une dévalorisation lourde de conséquences, une réduction existentielle en vertu de laquelle le savoir est resté jusqu’à nos jours, dans tous ses aspects, « pure théorie ». Face au savoir ainsi conçu, la foi se présente nécessairement comme le seul principe existentiel important, où il est question du seul dénouement véritable, salut ou damnation. Le savoir est renvoyé à la périphérie de l’être, et conçu selon la méthode de la réception et restitution des choses et objets « extérieurs ».

En outre, par ce choix fondamental, c’est, avec la nature du savoir, la configuration de l’être et de l’existence qui se trouve radicalement modifiée. Alors que, pour les Grecs, par le savoir qui perce les apparences et l’obscurité, l’être s’ouvre comme cosmos olympien dont la lumière rayonnante permet d’éclairer l’essence de l’existence, ce cosmos est à présent démoli. Dieu, le Créateur, se tient en face de l’âme créée à partir de rien, en conséquence étreinte par l’angoisse existentielle, et pour laquelle le monde, convoqué, lui aussi ex nihilo, dans la réalité, sert de cadre, de scène à ses luttes.

L’idée ici esquissée du savoir comme « théorie » et interprétation de l’être en tant que Dieu, âme, monde, définit jusqu’à Kant la structure de la métaphysique occidentale. Elle est en même temps le principe le plus profond de l’histoire de l’Occident, au moyen duquel leur rang est prescrit de manière irréfragable aux forces historiques, telles que l’Église et l’Empire.

Cette situation métaphysique de l’Occident n’a guère été modifiée, en dernière analyse, par l’irruption historique de nouvelles idées et de nouvelles forces, dont celles, importantes pour Kant, du « rationalisme » et de l’« empirisme ». Les deux adoptent les problèmes métaphysiques de l’Occident pour les séculariser. Sécularisation signifie la « mondanisation » de concepts (mais aussi de personnes, de choses) à l’origine religieux, plus précisément, la sollicitation et l’acquisition de la confiance et de la certitude garanties par la religion au moyen de la grâce, par des moyens fondés dans le monde, c’est-à-dire rationnellement ou empiriquement. Fatiguée des conflits de dogmes, horrifiée par leurs conséquences, dont l’Allemagne fut saignée, encouragée par les succès des nouvelles sciences de la nature, la modernité s’engagea alors dans un processus, qui dure jusqu’à nos jours, consistant à projeter les données de la conscience religieuse occidentale, l’histoire, le contenu métaphysique de l’Occident sur le plan, soustrait à tout arbitraire, d’une « rationalité » ou « empirie » universellement valable. Dans la mesure où le rationalisme cartésien est en ce sens fondé religieusement et métaphysiquement, il put, par exemple, exercer une domination sur les Pays-Bas profondément religieux. Et s’agissant de l’empirisme anglais, il est lui aussi, comme le rationalisme, défini par l’horizon de la métaphysique pan-occidentale. De même que le rationalisme cherche à éclairer et lier entre eux par la « raison » les problèmes Dieu, âme, monde, pour l’empirisme le concept d’« expérience » possible implique aussi cette structure. Le rationalisme et l’empirisme ne sont donc pas de simples « théories » : ils sont plutôt les principes spécifiquement modernes par lesquels les problèmes métaphysiques et les tâches politiques, issus de l’Église comme de l’Empire, occidentaux doivent être résolus d’une manière neuve et plus adéquate.

La métaphysique pan-occidentale, fondement ultime de l’histoire de l’Occident, comprend donc tout autant la tradition fondée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, modernisée par Suarez et la scolastique protestante, retravaillée par Wolff et Baumgarten, que le rationalisme et l’empirisme. La tradition, avec les disciplines de l’ontologie ainsi que de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelles, forme le champ de la critique de la raison pure, dans lequel sont inclus les problèmes du rationalisme et de l’empirisme. C’est cet ensemble, rassemblé par Kant, qui fait l’objet de la critique. C’est pourquoi il est tout aussi vain d’interpréter la philosophie kantienne comme un renouvellement de la métaphysique occidentale que comme une synthèse de rationalisme et d’empirisme. Il est en outre erroné d’appeler Kant un « penseur anhistorique ». Sa philosophie est si conforme à la tradition et si chargée historiquement qu’elle garde en elle toute la métaphysique occidentale en tant qu’expression de l’existence historique de l’Occident : non pas simplement, toutefois, en la « comprenant » dans ses « données historiques », mais en posant, par le droit régalien du génie, la question de sa possibilité, c’est-à-dire de sa vérité. Avec la philosophie kantienne, il ne s’agit donc pas tant d’une « critique » que, bien plutôt – c’est ainsi que nous résumons l’intention kantienne –, de la première véritable crise de la conception occidentale de la raison, de l’interprétation de l’être et de l’existence, mais en même temps, au plan positif, d’une poussée dans l’inconnu lointain autour du nouveau sens de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »

*

Comment accéder à cette essence plus profonde de la philosophie kantienne ? Nous choisirons dans un premier temps la voie historique, en commençant par un court examen du premier travail critique de Kant, quand celui-ci quitte la route de la tradition et lance le « criticisme ». Il s’agit de la dissertation de 1770 : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis.

Cet écrit est la réception et l’appropriation féconde du platonisme, avant tout du platonisme défini par saint Augustin et transmis par la tradition occidentale. La réception du platonisme fut le grand événement de la vie de Kant – duquel il est sans doute question dans la remarque suivante de ses Réflexions : « L’année 1769 m’apporta une grande lumière » –, c’est l’événement qui domine sa philosophie dans les trois Critiques et jusqu’à l’Opus postumum.

Le titre de la dissertation en présente le thème central : il s’agit de la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible, à savoir, de l’essence de la forme et de la différence qui s’exprime en elle entre deux mondes.

Kant voit l’image originaire de la forme dans l’Idée platonicienne, plus précisément platonico-augustinienne. Celle-ci est pour Kant intuition (Anschauung) divine, purement intellectuelle (intuitum purum, intellectualem … qualis est divinus, quem Plato vocat ideam) (II, 413). L’Idée platonicienne est, en tant qu’intuition divine, l’image originaire des choses, car la volonté divine produit conformément à elle la totalité des choses. Aussi est-il écrit dans les Confessions de saint Augustin (13, 38) : Nos itaque ista quæ fecisti videmus quia sunt – tu autem quia vides ea sunt. « Nous voyons les choses car elles sont – elles sont car Dieu les voit. » Augustin distingue dans le même sens que Platon l’intuition divine de l’intuition humaine, ainsi que l’image originaire de son reflet, et Kant s’inscrit dans cette continuité. Il explique qu’à la différence de l’intuition divine, purement intellectuelle, qui produit la totalité des choses, l’intuition humaine n’est pas intellectuelle mais sensible, n’est pas créatrice mais passive, n’est pas objective mais subjective – elle n’est pas la forme globale adéquate de l’archétype du monde intelligible nouménal mais du monde sensible phénoménal.

En même temps qu’il distingue les formes du monde sensible et du monde intelligible, Kant distingue ces mondes eux-mêmes. Tout comme celle de la forme, cette conception est tirée de la philosophie grecque, et plus précisément du platonisme. C’est pourquoi Kant écrit dans sa dissertation de 1770 : Vereor autem, ne Ill. Wolffius per hoc inter sensitiva et intellectualia discrimen, quod ipsi non est nisi logicum, nobilissimum illud antiquitates de phaenomenorum et noumenorum indole disserendi institutum, magno philosophiæ detrimento, totum forsitam abolerevit, animosque ab ipsorum indagatione ad logicas saepe numero minutias averterit (II, 395) : « Je crains que Wolff [qui est pour Kant, dans ce contexte, le représentant moderne de la métaphysique occidentale] … n’ait sans doute entièrement aboli la tradition très illustre de l’antiquité sur la nature des phénomènes et des noumènes, au grand détriment de la philosophie, et qu’il n’ait détourné les esprits de leur recherche. » Dans la Critique de la raison pure, Kant adresse le même reproche au rationalisme et à l’empirisme modernes, à Leibniz et à Locke, qui, en manquant l’essence de la forme, détruisirent la distinction des phénomènes et des noumènes, de l’« apparence phénoménale » (Erscheinung) et de la « chose en soi » (A 270 f., B 326 f.).

Mais la métaphysique pan-occidentale, celle de la tradition comme celle de la modernité, n’a-t-elle pas elle aussi, précisément, distingué deux « mondes », l’« immanent » et le « transcendant », les royaumes de la « nature » et de la « grâce », de sorte que le passage, guidé par la foi et réalisé par la raison, du monde « physique » au monde « métaphysique » constitue sa thématique propre (cf. Prol. §1 entre autres) ? Sans doute ! Cependant, avec l’idée platonicienne-kantienne de la forme et la différence établie par là même entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », une idée radicalement nouvelle du savoir et de l’interprétation de l’être et de l’existence est ébauchée et fondée – une idée non occidentale, supra-occidentale de la métaphysique, qui doit être considérée comme la norme de toute interprétation de la pensée kantienne.

Telle est la fondation historique de notre thèse, selon laquelle Kant reçoit du platonisme le point de départ et le principe à partir duquel il remet en question la métaphysique pan-occidentale et ouvre à la réflexion philosophique un nouveau champ, jetant la lumière dans les profondeurs de la métaphysique.

*

L’immanence historique du platonisme dans la philosophie critique ne recueille pas son sens fécond et systématique du fait que Kant, dans sa pratique du platonisme augustinien, ferait découler la connaissance humaine en sa subjectivité et finitude de la connaissance divine avec son objectivité et infinitude, et ce faisant affecterait la première au monde en tant que « phénomène » et la seconde au monde en tant que « chose en soi ». Une telle interprétation manquerait le sens de la connaissance ainsi que de la distinction entre « phénomène » et « chose en soi ». Car le platonisme augustinien est dépassé par la réflexion systématique de Kant, qui se rapproche d’un platonisme plus originaire. Là où, selon Platon, ce qui, changeant, illimité, indéterminé, devient est limité par les Idées et façonné sous la forme du cosmos, Kant donne à cet indéterminé la dimension profonde de « chose en soi » et conçoit les Idées comme les formes de la connaissance humaine par laquelle la « chose en soi » apparaît en tant que « phénomène ». Ce qui veut dire : la connaissance humaine finie ne découle pas, ni dans sa possibilité, ou construction mentale, ni dans sa réalité, de la connaissance divine infinie. Ce « mauvais concept » de la finitude est seulement le point de départ « occidental », transmis par la littérature, de la philosophie kantienne. La finitude est bien plutôt définie par le fait originaire, redécouvert par Kant, de « limite », de limitation par lequel l’illimité, l’« infini » reçoit d’abord son « être » – c’est-à-dire devient « phénomène ». Cela – s’il nous est permis d’aller au-delà de Kant pour bien saisir la différence avec l’interprétation occidentale – ne constitue aucune dévalorisation du divin, car les dieux grecs « apparaissent » (erscheinen) et sont « finis », c’est-à-dire sont mesure et limite, sont figure.

Par conséquent, le concept kantien d’« apparence phénoménale » consiste en ce que la « chose en soi » se manifeste en elle. Mais cette chose en soi n’est pas le monde déterminé « en soi », infini, divin, transcendant, qui vient au « donné » dans le milieu de la « finitude » du sujet : il est bien plutôt l’illimité, l’infini, l’indéterminé « en soi ». Plus exactement, la subjectivité et existentialité humaine, déterminée par le fait originaire de « limite », est le principe au moyen duquel la « chose en soi » en tant qu’illimité est conduite à l’« apparence phénoménale ». C’est ainsi que fonde Kant le nouveau sens métaphysique de la connaissance, de l’être et de l’existence. Ce concept s’exprime dans le principe au moyen duquel Kant initie et mène la « révolution de la pensée » contre l’ensemble de la métaphysique occidentale : à savoir, la « révolution copernicienne ».

Que signifie que Kant provoque, en se rattachant au moyen de ce principe aux mathématiques et à la science mathématique de la nature, la dissolution de la métaphysique occidentale ? Cette destruction n’a-t-elle pas pour conséquence nécessaire – d’autant que les tentatives de l’idéalisme allemand sont impuissantes face à elle – la réduction de la métaphysique au simple statut de théorie formelle de la connaissance, justifiant l’indépendance et en même temps la divergence manifeste des sciences spécialisées, si bien que l’on aboutit à la situation dans laquelle nous nous trouvons eu égard aux choses de la science ? C’est la conception toujours en vigueur aujourd’hui, bien qu’elle soit entièrement fausse. Kant lui-même prend position, de manière répétée, contre une telle conception. Ainsi écrit-il dans les Prolégomènes (§40) que le rattachement aux mathématiques et à la science mathématique de la nature n’a pas lieu au nom de ces sciences mais au nom de la métaphysique. Aussi la question décisive est-elle à formuler de la façon suivante : en quel sens Kant aspire-t-il, avec la dissolution de la métaphysique pan-occidentale, à la fondation du nouveau problème de la métaphysique dans la « révolution copernicienne » sur l’exemple des mathématiques et de la science mathématique de la nature ?

Les traits historiques de la question ici posée des relations entre métaphysique et science s’éclairent par l’hellénisme. Car la science grecque repose sur le savoir qui appartient tout à la fois à la religion grecque, à la tragédie grecque, à la philosophie grecque : c’est pourquoi le problème platonicien de l’astronomie scientifique7, transmis via Simplicius à la tradition et qui connut sa renaissance avec Copernic, est le véhicule paradigmatique du problème grec de la métaphysique8. Aussi est-ce un fait crucial que Kant comprenne l’idée du savoir incarnée dans la nouvelle science comme le mode spécifique d’une idée plus profonde et plus englobante du savoir et de la vérité, de la métaphysique à reconquérir par intégration. Par cette idée, la nouvelle science de la nature se voit arrachée à la structure de la métaphysique occidentale : la science de la nature est désormais comprise comme l’expression spécifique et adéquate de cette métaphysique dont elle tire en vérité son origine.

Cela s’opère dans la Critique de la raison pure, où la pensée copernicienne, en tant que paradigme scientifique de la métaphysique gréco-européenne, est formulée et développée via les grands principes de la Dissertation de 1770 – l’idée de la forme et la distinction des phénomènes et des noumènes, c’est-à-dire de l’« apparence phénoménale » et de la « chose en soi ».

Si Copernic explique les mouvements des planètes non plus par le recueil et la description de données isolées, éparses, mais par la « révolution » du système héliocentrique qui est le tout liant les données entre elles, Kant s’empare de ce problème de manière plus générale pour développer en tant que principe de la métaphysique recherchée la disposition cognitive et existentielle (Denk- und Daseinshaltung) gréco-européenne qui se trouve à son fondement. Il décrit cette disposition, en relation à l’Idée platonicienne en tant que forme, comme unité de la pensée et de l’intuition. L’intuition est l’authentique principe « idéel » façonneur de totalité. Car elle est la disposition humaine-subjective par laquelle l’horizon limitatif « définisseur », c’est-à-dire la forme de la totalité du monde phénoménal, est ébauché. Parce que, ensuite, l’intuition en tant que principe formel spécifique de la métaphysique tout entière se présente comme espace et temps, Kant rattache à leur véritable origine métaphysique les mathématiques et la science mathématique de la nature via les principes spatio-temporels définissant celles-ci – contrairement aux scientifiques, qui, sans préjudice de leurs prestations géniales et pionnières, restent philosophiquement à l’intérieur de la métaphysique occidentale.

La nouvelle métaphysique est ainsi le cadre de la critique de la raison pure, l’expression de la disposition cognitive et existentielle par laquelle l’isolé, l’épars, l’obscur en nous et en-dehors de nous, c’est-à-dire, ultimement, l’indéterminé et l’insaisissable, la « chose en soi », est conduit à l’Idée par l’acte de révolution copernicienne, est ordonné par l’ébauche du cosmos, est conduit à l’« apparence ». Est ainsi conçue l’idée d’une métaphysique où le savoir, le Logos en tant que disposition cognitive et existentielle, est aussi important pour l’existence que pour le monde, et où il reçoit son sens métaphysique. On gagne de cette manière le terrain pour la saisie et continuation adéquate de la métaphysique grecque, terrain où, dans la religion, l’art, la philosophie anciennes, il s’agit d’emblée d’éclairer et ordonner les forces originaires obscures – un problème auquel Nietzsche donnera une expression insoupçonnée jusqu’à lui.

*

Il ne faut toutefois pas se cacher que l’immense entreprise de Kant ne parvient pas toujours à son but, que souvent les vues nouvelles sont masquées par des concepts traditionnels, et qu’il en résulte des ambiguïtés et des contradictions. Les plus grandes avancées, là où s’accomplit la crise finale entre l’ancien et le nouveau, où le nouveau est historiquement et essentiellement originaire, en sont d’autant plus importantes. Elles forment le véritable sens de la philosophie critique, formulée de manière toujours plus accusée tout au long de l’approfondissement et du développement progressifs du travail kantien9.

Sur le fondement obtenu dans la dissertation de 1770, la critique de la raison pure place dans la « révolution copernicienne » non seulement la nouvelle idée du savoir mais aussi la nouvelle conception de l’être et de l’existence, dont l’expression la plus générale se trouve dans la relation du « phénomène » à la « chose en soi ». Comment l’idée kantienne du savoir pourrait-elle jamais être comprise comme « étalon », ce à partir de quoi les objets « s’étalonnent » – si les objets lui étaient donnés dans le sens de la métaphysique occidentale et non constitués en tant qu’« apparence phénoménale » ? Le savoir, fondé, dans la critique de la raison pure, par l’unité de l’entendement et de l’intuition, comme disposition subjective, c’est-à-dire cognitive et existentielle, porte dans ce premier sens la chose en soi à l’apparence ou apparition phénoménale, où « apparition » signifie la même chose que l’ébauche du cosmos physique et de ses lois les plus générales (Prol. §36, sec. 1, 2 et la dernière phrase). Or cette ébauche est un acte existentiel, par lequel la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat invisible » « en nous comme en-dehors de nous » (Cr. d. l. fac., intro. IX, sec. 2), est fait, en tant que cosmos unitaire, « apparence » (cf. Cr. r. pu. B 158 e.a.). L’homme se manifeste à lui-même en ébauchant et dévoilant le cosmos du « monde phénoménal ».  Qu’est-ce donc, dans ces conditions, que la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat suprasensible » « aussi bien en nous qu’en dehors de nous » ? C’est l’« inconnu » (Cr. r. pu. B 59), le « corrélat » (Cr. r. pu. B 45) du « fond » inconnu et insondable (Prol. §57) de l’« apparence phénoménale », l’illimité qui, par limite et limitation, par l’horizon définiteur, devient saisissable en tant que problème. C’est « la profondeur sans fond » au-dessus de laquelle flotte toute connaissance.

Ceci devient plus clair quand nous faisons avec Kant le pas conduisant de la critique de la raison pure à la critique de la raison pratique. Dans l’idée de « passage » (Übergang) – laquelle n’apparaît pas pour la première fois dans l’Opus postumum mais est fondamentale pour la philosophie kantienne tout entière, idée que j’ai cherché ailleurs à saisir par le concept de différenciation et synthèse régionale – se trouve l’autre grande découverte de Kant, jamais bien comprise. Dans la mesure où l’essence de l’existence ne s’épuise pas dans le fait que le sujet théorique porte la « chose en soi » à l’« apparence » du cosmos physique, il faut une autre forme, une nouvelle dimension du savoir, au moyen de laquelle l’existence prend conscience d’elle-même dans le vivre, l’agir et le faire. C’est l’idée de la raison pratique, du savoir véritablement existentiel par lequel le sujet se saisit et s’éprouve comme existence – par lequel le « substrat suprasensible en nous » est porté à la « détermination » (Cr. r. pu. intro. IX, sec. 2), par lequel lui est « conféré la réalité » (Cr. r. pra. préf. sec. 5 e.a.), par lequel il est constitué en tant que noumène (Cr. r. pra. préf. sec. 6 e.a.). Si nous voulons éviter les erreurs tenant à ce que Kant a employé « chose en soi », « noumène » et d’autres concepts similaires tantôt dans le sens de la métaphysique occidentale tantôt dans le sens de la nouvelle métaphysique, nous devons dire, contre la lettre mais d’autant plus selon l’esprit de Kant, que le savoir existentiel selon la raison pratique porte la « chose en soi » en tant que « substrat suprasensible en nous » à l’« apparence » en ce nouveau sens où l’apparence se présente comme la constitution (Konstituierung) du noumène, du cosmos existentiel (cf. Cr. r. pra., conclusion). Car ce cosmos non plus n’est pas « donné » mais bien plutôt porté à l’« apparaître » par la « révolution copernicienne », dans la fondation de la personnalité et de la collectivité. Or Kant parvient ainsi, avec l’idée de raison pratique, à un sommet de sa philosophie. La réduction existentielle occidentale du savoir en « théorie » est principiellement abolie. Pour la première fois depuis les Grecs, dans cette idée de raison pratique est gagnée celle de savoir existentiel. Sur la base de la « révolution copernicienne », la raison pratique est capable de déterminer absolument le « substrat suprasensible en nous » – d’être législatrice dans un sens plus radical encore que la raison théorique. Sur cette base métaphysique repose le caractère actif et dynamique de la raison pratique comme le principe de configuration et formation de l’existence (et du monde) sous l’espèce de l’Idée.

Le savoir au sens de la critique de la faculté de juger, à présent, pose le problème suivant (Cr. fac. ju., intro. II, sec. 9 et IX, sec. 2) : comment, sur la base du « substrat suprasensible », l’« harmonie » (Übereinstimmung) du cosmos physique et du cosmos existentiel est-elle conduite à « apparaître » ? Cela passe par l’art. C’est là que se trouve l’essence métaphysique de ce dernier, son sens existentiel et son caractère mondain. Car Kant, en d’autres passages (Cr. fac. ju., §87, sec. 1 et sec. 8), fonde sur cette « harmonie » l’idée et la réalité de la divinité ; selon Kant, il ne faut pas seulement dire, dans un sens étroitement moral, que le beau est le symbole de la moralité, mais aussi que l’art révèle le divin…

Ces résultats nous permettent d’approcher cette configuration du monde et de l’existence (Existenz- und Weltauslegung) recherchée pendant des siècles, cette conception où les plus hautes manifestations de l’esprit humain reconquièrent leur essence métaphysique, où elles ne sont plus posées les unes en face des autres comme autant de sphères séparées mais sont au contraire liées intimement entre elles – grâce à laquelle, enfin, la philosophie, l’art et la science ne contredisent plus la religion mais sont les témoins authentiques de sa vérité et réalité.

*

Le principe autonome et l’unité intime de l’activité philosophique nietzschéenne se réalisent dans la radicalisation et l’élargissement de la conscience métaphysique rendue possible par Kant. En ce sens, elle porte en elle-même – comme la réalisation ou l’échec de son propre Telos métaphysique – les critères de sa vérité12. Nous entendons analyser l’essence de la philosophie nietzschéenne dans le développement et la connexion de quelques-uns de ses concepts fondamentaux : les problèmes très hétérogènes en apparence du « mythe apollinien-dionysiaque », de la « volonté de puissance », de la « vérité » de la configuration du monde et de l’existence, de l’« éternel retour ».

*

Dans L’origine de la tragédie, Nietzsche explique : « Le courage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et de Schopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plus difficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent à l’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur sa confiance imperturbable dans les eternæ veritates, avait cru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous les problèmes de la nature, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence … au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses… » « Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique » (I, 128). Dans ce passage où l’optimisme sédatif latent dans la logique, c’est-à-dire la foi dans les vérités éternelles, fait que l’« apparence » est confondue avec « l’essence des choses », que la dimension profonde du monde, « plus profond que ne pensait le jour » [Ainsi parlait Zarathoustra], est masquée, que par conséquent la culture moderne est dépourvue de véritable fondement, Nietzsche résume, de fait, la critique kantienne de la métaphysique occidentale, pour en même temps lui rendre, par-delà son rétrécissement schopenhauerien, son sens original et fécond. Or la mise en œuvre de telles conceptions introduit une culture que Nietzsche appelle tragique. Elle présuppose une « conception incomparablement plus profonde et sérieuse de l’art » (I, 139/140), rendue possible par la kantienne-schopenhauerienne « sagesse dionysiaque exprimée en idées » (I, 139/140).

Comment faut-il l’entendre ? Selon la critique kantienne de la faculté de juger, il appartient à l’essence de l’art de porter le « substrat suprasensible en nous et en-dehors de nous » à l’« apparence » de telle sorte qu’en elle l’« harmonie » du cosmos existentiel et du cosmos physique devienne visible. L’art signifie donc, en tant qu’« apparition » spécifique du « substrat invisible », de la « chose en soi », le « passage », l’acte consistant à jeter un pont entre ces deux mondes : il n’y a donc qu’un pas pour voir en l’art « conciliation » ou « libération ». Schopenhauer tourne ces conceptions, absolument contre leur sens kantien, en quelque chose de quiétiste. Nietzsche, par-delà la médiation schopenhauerienne, saisit leur nature primordiale, pour leur donner une nouvelle signification existentielle et métaphysique. Ce faisant, il conquiert cette « vision de l’hellénisme qu’il me fut ainsi donné de percevoir, si étrange, si particulière » (I, 111) qui lui fournit l’ultime et durable fondement de sa métaphysique. Comment cela se passa-t-il ? « À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un principe unique … je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos … Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses »  (I, 110). Apollon nous apparaît « comme l’image divinisée du principe d’individuation » (I, 35). Il est la loi de la mesure, des formes, de la connaissance et tout particulièrement de la connaissance de soi (I, 36). En face de lui, le dionysiaque se tient comme l’« abîme » sur lequel repose le monde apollinien (I, 36), l’« essence mystérieuse de notre nature, dont nous sommes l’apparence extérieure » (I, 34), « l’Un-primordial » (I, 34) – dont le monde apollinien des formes et de la lumière se présente comme l’« apparence » et dont il a besoin pour sa « perpétuelle libération » (I, 34). Dans ce rapport où sont fondés le monde d’Homère comme celui de la tragédie grecque et qui trouve son expression la plus originaire et la plus élevée dans le dressage des forces élémentaires titanesques par les Olympiens (I, 34-38), Nietzsche acquiert la nouvelle interprétation et justification non occidentale, « tragique » de l’existence (I, 32), de l’histoire (I, 37) et du monde (I, 30-32, 72). Parce que, pour lui, l’art est le principe métaphysique par excellence, Nietzsche en vient à dire : « C’est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l’existence et le monde » (I, 45).

On voit ainsi que les principes métaphysiques kantiens de la forme, de la distinction entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », etc., informent – bien que ce soit dans un premier temps à travers leur rétrécissement schopenhauerien en « représentation », « illusion », « volonté » – les conceptions nietzschéennes. Nietzsche s’appropria finalement, au moyen de catégories kantiennes, c’est-à-dire en philosophant, le mythe grec apollinien-dionysiaque, et s’y tint toute sa vie. Les autocritiques ultérieures (rassemblées dans l’édition Musarion, XXI : Écrits et notes autobiographiques) ne portent pas sur le cœur de cette réception ou plutôt de cette utilisation originale des principes métaphysiques kantiens. Elles visent bien plutôt le Kant modifié par Schopenhauer ainsi que les néo-kantiens, le caractère quiétiste de la philosophie schopenhauerienne de même que les ambiguïtés cachées dans le concept de « volonté », et surtout les « applications » de ses propres vues grandioses « aux choses les plus contemporaines » (« Essai d’autocritique », 1886, I, 12 ; Ecce homo, XV, 65), car il considère avec « effroi » les avoir ainsi « compromises » (XVI, 362).

Le sens originel de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque domine de manière d’autant plus déterminante la réflexion ultérieure de Nietzsche, et ce sous un double rapport : il est la norme tant de la dissolution de la métaphysique occidentale que de la fondation de la nouvelle conscience métaphysique. « Tout ce que nous nommons aujourd’hui culture, intelligence, civilisation, doit comparaître un jour au tribunal de Dionysos, l’infaillible justicier », est-il écrit dans L’origine de la tragédie (I, 39). De même, dans La volonté de puissance : « Dionysos est un juge » (XVI, 389). En quel sens déterminant cela est entendu, l’éclaire, toujours dans La volonté de puissance, la formule énigmatique : « Dionysos et le crucifié » (XVI, 391) ou encore « Dionysos contre le crucifié » (XVI, 391). Un tout nouveau problème ne devient-il pas ici visible, ainsi que sa solution ? Cette mystérieuse liaison et opposition ne repose-t-elle pas sur la pensée gréco-européenne rendant possible que le fondement primordial dionysiaque soit porté à l’« apparence » dans le monde de lumière apollinien, mais aussi que Dieu en tant que Deus absconditus se dévoile en tant que Deus revelatus, à savoir sous forme humaine, dans l’« épiphanie » ? Cela signifie : quand nous saisissons les conceptions kantiennes-nietzschéennes dans leurs derniers principes et jusqu’au bout, le fait primordial que le divin « apparaisse » devient une pensée vraie et véritablement réalisable, – de laquelle un Hölderlin, tout particulièrement, sans aucun doute à partir de la situation métaphysique kantienne, fut touché au plus profond. N’est-elle pas ainsi confirmée, la vérité principielle du principe nietzschéen selon lequel la religion des Grecs, en tant que religion de l’« apparition » des dieux, est plus profonde que la religion occidentale ? Et ne comprenons-nous pas alors la possibilité et la vérité métaphysiques des intuitions de W. F. Otto dans ses écrits sur les dieux anciens ? Peut-être un concept a-t-il même été ici trouvé pour non seulement dissoudre la religion européenne mais aussi sauver ce qu’il y a de gréco-européen en elle.

Outre la religion, ces conceptions dominent également l’interprétation nietzschéenne de l’art. Ce dernier demeure « la tâche authentique de la vie », son « activité métaphysique » (XVI, 273). Il est « le plus grand stimulant de la vie » (XVI, 272), car il anoblit, « sanctionne et sanctifie » (XVI, 386 ss.) dans la belle apparence de la forme apollinienne le fond dionysiaque de l’existence et du monde.

L’analogue est vrai, comme nous allons le voir, pour la philosophie, qui jusque dans la constitution de la logique est liée à l’opposition apollinienne-dionysiaque (XVI, 388) et qui rend possible la nouvelle « conception du monde » incluant en elle la « volonté de puissance » et le « retour éternel » (XVI, 399 ss.).

En ce que ces principes métaphysiques se présentent à la fois dans la religion, l’art et la philosophie – qui par là même retournent à « une relation d’affinité » (X, 222) –, ils constituent les forces les plus profondes de la vie et de l’histoire (XV, 62).

Ces quelques traits ont pour but de rendre claire la grande fécondité de la construction nietzschéenne et de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque à l’aide des principes métaphysiques kantiens, et le fait qu’elles déterminent le développement de la réflexion tout entière de Nietzsche.

*

Il n’est pas possible d’analyser ici la « volonté de puissance » dans toutes ses dimensions – ses emprunts historiques, comme la monadologie leibnizienne ou la théorie schopenhauerienne de la volonté, ni sa problématique interne, par exemple le rapport de l’esprit ou plutôt des valeurs à la puissance, la « puissance des impuissants », etc. Nous concentrerons notre exposé sur la question suivante : comment Nietzsche constitue-t-il le principe de la nouvelle estimation axiologique qu’il place à l’origine de la transmutation de toutes les valeurs – et quel concept de puissance pose-t-il et défend-t-il à l’aide de ce principe, contre presque tout le développement de la culture jusqu’alors (ainsi qu’il le dit lui-même) ?

Dans La volonté de puissance, Nietzsche explique : « Après avoir longtemps essayé en vain de rattacher un concept déterminé au mot ‘philosophe’ … je reconnus au bout du compte qu’il existe deux sortes de philosophes : 1. ceux qui veulent dresser (logiquement ou moralement) un grand inventaire factuel des jugements de valeur ; 2. ceux qui sont législateurs de ces jugements de valeur » (XVI, 347 ss.). Dans le premier cas, un « en-soi » des valeurs, des jugements de valeur « existe », tout comme le monde est « en soi ». Mais cela veut dire que cette métaphysique est au-delà de l’horizon de la critique kantienne. Car une métaphysique où la conscience est normée par des valeurs et concepts éternels existant « en soi » fait de la conscience le principe de la médiation et de la dévaluation de la vie et du monde au service de la transcendance occidentale. Dans le second cas, il s’agit de la réalisation radicale et universelle de la « révolution copernicienne » par laquelle est posée la nouvelle idée de la forme en même temps que celle de l’être en tant que distinction de l’« apparence » et de la « chose en soi » : car elle seule rend possible cette « législation » par laquelle les jugements de valeur ainsi que les catégories de l’interprétation du monde sont « créées ». Dans la « révolution copernicienne », où le « donné » en nous et en-dehors de nous est transcendantisé pour le former à partir de l’horizon lui-même créé des jugements de valeur et catégories de l’interprétation du monde, l’existence et le monde sont par là même déterminés. Il est ainsi possible à Nietzsche de nommer ce processus actif qu’accomplit l’existence à l’aide de formes auto-constituées et qui se particularise par rapport à l’existence et au monde, par un seul et même principe : la « volonté de puissance ». Car celui-ci est le principe à la fois de la constitution de l’existence et de la configuration du monde ; oui, la manière de configurer le monde est elle-même un jugement de valeur. « Toute élévation de l’homme » apporte avec elle le dépassement de configurations (du monde) plus étroites… » « Cela ressort de mes écrits » (XVI, 100 s.). C’est l’essence métaphysique du caractère actif et dynamique de l’existence, éclairée par Kant et portée par Nietzsche à son plus haut développement. De sorte qu’il serait complètement erroné d’interpréter ce dernier dans le sens de l’irrationalisme ou du pragmatisme. Au contraire, l’effort de Kant comme celui de Nietzsche vise à produire la forme « vraie » de la configuration du monde et de l’existence, au moyen de laquelle l’existence devient consciente des ultimes et plus hautes possibilités de son devenir et de son agir dans le monde, dans une souveraine clarté, et par là même, en tant que le principe même définissant les finalités, réalise la plus haute « volonté de puissance ».

La « véritable » forme ? Que peut-elle signifier pour un penseur qui édifie les plus dangereux paradoxes au sujet de la « vérité » et du « mensonge » ? Les principales difficultés de ce problème tiennent à ce que, tant chez Nietzsche que dans les interprétations du sens occidental de la vérité, les termes correspondants se confondent constamment dans la lutte pour le sens nouveau. Où chercher un appui pour résoudre ce problème obscur et embrouillé ?

Quand, à la suite de Kant, nous décidons, « non sans douleur », de « sacrifier » « ces brillantes espérances » que promet la vieille métaphysique (Cr. fac. jug. §57 II, sec. 1), quand, de ce fait, les vérités que l’on avait crues éternelles deviennent douteuses, où peut bien résider encore l’idée de vérité ? La métaphysique proprement kantienne commence avec ces questions. Lorsque Kant, conformément à sa métaphysique, explique que la raison place elle-même dans la nature ce qu’elle doit en apprendre (Cr. r. pu. B, préf. XIV), que l’entendement ne reçoit pas ses lois de la nature mais au contraire prescrit à la nature ses lois (Prol. §37), ce dernier point est, selon Nietzsche, « pleinement vrai au regard du concept de nature que nous sommes obligés de lui attacher » (II, 37). De manière encore plus précise, il est écrit dans La volonté de puissance : « La volonté de vérité est un ‘rendre ferme’, un ‘rendre vrai et durable’ » « La vérité n’est donc pas quelque chose qui serait là et devrait être trouvé, découvert, mais quelque chose qui est à produire et qui porte le nom d’un processus … Introduire la vérité est un processus ad infinitum, une détermination active … C’est un mot pour dire la volonté de puissance » (XVI, 56). Or cette idée de la vérité a été, dans ce même sens et à la lettre, fondée par Kant.

La « révolution copernicienne », à présent, ne vaut pas seulement à l’intérieur de la seule critique de la raison pure, mais aussi, et bien plus encore, dans la critique de la raison pratique. La raison pratique, en tant que raison déterminante pour l’existence, pose les fondations par lesquelles nous savons et faisons l’expérience de ce qui est bien et mal. Ainsi la parole d’Hamlet « Rien n’est en soi bon ou mauvais, c’est la pensée qui le rend tel » (Acte 2, scène 2) prend un sens inattendu. Kant ôte toute acception relativiste à cette pensée de l’autonomie. C’est un principe absolu au moyen duquel l’homme « détermine » la vérité, l’essence et la valeur de l’existence et du divin en même temps (Cr. r. pu. §91, sec. 9). Cependant – et c’est là que l’on peut reconnaître un droit à la critique schopenhauerienne et nietzschéenne de la pensée de Kant –, la hardiesse de la pensée kantienne se heurte souvent à la force et au contenu de la tradition et du donné historique. Nietzsche le souligne d’autant plus, à la suite de de la « révolution copernicienne », qu’il ne pénètre pas la véritable profondeur de l’idée kantienne. Dans la mesure où la vérité est conçue par Nietzsche comme « introduire la vérité », « créer la vérité », et est donc, comme nous l’avons dit, expression de la « volonté de puissance », cette dernière, « par-delà le bien et le mal », c’est-à-dire par-delà les jugements de valeur et autres legs de la révélation ou de la tradition, détermine dans la « révolution copernicienne » ce qu’est l’authentique « vérité » de l’existence, elle façonne à partir d’un droit autonome l’ordre des valeurs et de l’existence, ainsi que leur hiérarchie, qui trouvent leur forme la plus achevée dans l’idée du « surhomme », de la « grande politique », de l’« éternel retour ».

Considérons à présent la relation entre « vérité », « volonté de puissance » et « éternel retour ».

« La vie est fondée sur la condition d’une foi à quelque chose de durable et dont le retour est régulier ; plus la vie est puissante et plus le monde à déchiffrer et qui est fait être (seiend gemacht) doit être vaste… » (XVI, 56). « Marquer du caractère de l’être le devenir – c’est la volonté de puissance la plus haute » (XVI, 101). En quoi consiste donc ce processus dans lequel la « volonté de puissance la plus haute » « introduit la vérité » comme « détermination active », qui, au nom de la vie, dépend de quelque chose de durable et dont le retour est régulier, qui fait « être » le monde, qui marque du « caractère de l’être » le « devenir » ? Nietzsche répond : ce processus consiste en la fondation des concepts, catégories, constructions qui rendent possible le « retour des cas identiques » (XVI, 26, 58). Or, si c’est la « volonté de puissance la plus haute » que de marquer du caractère de l’être, dans le retour des cas identiques, le devenir, alors cette volonté de puissance la plus haute doit nécessairement aboutir en tant qu’expression de la vie la plus haute et de l’existence « surhumaine » à une interprétation du monde où « tout revient ». « Que tout revienne est la plus extrême approximation du monde du devenir à celui de l’être : – sommet de la contemplation » (XVI, 101). Ainsi, dans l’« éternel retour », théorie du plus haut type d’homme, le retour des cas identiques est le maximum de la congruence des mondes.

La « volonté de puissance » en tant qu’essence de l’existence configure le monde sous la forme de la « vérité » de telle façon que la vérité soit un « introduire la vérité », un « créer la vérité ». C’est de cette façon que le devenir est marqué du caractère de l’être. Cela se représente dans la loi du retour des cas identiques, autrement dit des mêmes mondes. Ces principes intimement liés ont pour condition fondamentale la conception métaphysique rendue possible par la seule philosophie kantienne, avec laquelle commence et se termine la réflexion philosophique nietzschéenne : où la métaphysique est l’événement primordial dans lequel le fond dionysiaque est porté par la forme apollinienne à l’« apparence », à l’« être ».

*

Nietzsche porte la remise en question kantienne de la métaphysique occidentale à son ultime conséquence. Dans ses manuscrits non publiés (de la période 1882-88), il écrit : « Les plus grands événements sont ceux qui parviennent le plus difficilement jusqu’aux sentiments de l’homme, par exemple, le fait que le Dieu chrétien soit mort … C’est une redoutable nouveauté qui a besoin de quelques siècles encore pour parvenir au sentiment des Européens, et, pendant un certain temps, il semblera que tout le poids des choses ait disparu » (XII, 316). C’est la situation du « nihilisme européen ». Si « Dieu est mort », il manque un poids aux choses ; si Dieu, qui a créé les hommes et le monde à partir du néant et les maintient, n’est plus cru actif, efficace, il ne reste que le néant, le nihilisme. La philosophie de Nietzsche vise à l’éclaircissement et au dépassement positif de cette situation, à la création d’une nouvelle conscience métaphysique dont le suprême développement est l’« éternel retour ». Dans l’éternel retour, l’affrontement avec la métaphysique occidentale et la tentative de son dépassement atteignent leur sommet. Il est « la religion des religions », « le sommet de la contemplation » – à partir duquel ce qui est problématique comme ce qui est fécond dans la philosophie de Nietzsche s’éclaire de la manière la plus nette.

Alors que, dans la métaphysique occidentale, Dieu est la puissance créatrice transcendante et spirituelle, sublimée et volatilisée dans la modernité en vrai, bon, beau, sacré, Nietzsche postule quant à lui que le divin n’est pas une essence particulière au-delà de l’homme et du monde : c’est le fond dionysiaque éternellement créateur et destructeur qui se manifeste dans l’homme et le monde sous la forme apollinienne, et au plus haut degré celle de l’« éternel retour ».

Il en va de manière analogue pour l’existence. Alors que l’existence au sens de la métaphysique occidentale reçoit son être définitif dans l’eschatologie, dans le jugement dernier, c’est-à-dire dans le retour du Christ, événement unique, ici l’existence a son être éternel dans l’« éternel retour » par le biais de sa « participation » au cosmos dionysiaque-apollinien. L’attitude existentielle humaine face à l’éternité de ce retour n’est pas la foi et l’espoir, mais l’amor fati.

De même, le monde n’est plus, comme dans la métaphysique occidentale, séparé de Dieu et de l’homme : il n’a pas de réalité en dehors de la divinité du tout. Oui, il est pour Nietzsche le tout lui-même, même s’il s’exprime dans la loi naturelle de la conservation de l’énergie, dont la mesure finie, qui se déploie dans le temps fini, présuppose le retour de toutes les combinaisons possibles, c’est-à-dire l’éternel retour de la totalité des constellations possibles, y compris existentielles.

La pensée de l’« éternel retour » doit conférer à l’existence le poids métaphysique recherché : l’existence doit être à tous moments consciente du fait que, par son essence, elle détermine elle-même son destin éternel. C’est pourquoi le véritable sens de l’existence est l’autonomie, et c’est là que réside l’affinité intime avec la doctrine de Kant, qui domine aussi fondamentalement son éthico-théologie. Si dans cette dernière les motifs de fond de la métaphysique occidentale et de la métaphysique gréco-européenne s’entrecroisent14, la signification de la pensée de Dieu s’y trouve seulement dans la représentation de la « condition de la possibilité » que le destin éternel de l’homme se détermine d’après le poids de son propre mode d’être manifesté dans ses actes et conduites autonomes15.

Avec la saisie des intentions dernières de la théorie nietzschéenne, nous comprenons aussi son insuffisance. Elle tient au fait que Nietzsche n’est pas devenu maître des questions de fond de la métaphysique occidentale et n’a pas su résorber les divisions que cette métaphysique implique. Ceci se trouve exprimé dans deux séries de réflexions : tout d’abord, la théorie de l’« éternel retour » est la nouvelle signification de l’existence, la pensée élévatrice, l’ultime dépassement de soi ; ensuite, elle est nécessitée mécaniquement, au sens de la conservation de l’énergie. « Mon enseignement dit de vivre de telle façon que tu doives désirer de revivre … car tu revivras dans tous les cas ! » (XII, 117). Ces deux réflexions, malgré leur rapport à un divin commun, se contredisent, séparent ainsi l’existence du monde et rompent d’emblée, par conséquent, la structure du tout recherchée. Kant, au fond, se débat avec le même problème. Il est évident que, dans la profonde idée kantienne du cosmos comme différenciation et synthèse régionale des mondes existentiel et physique, l’intention nietzschéenne fondamentale peut être comprise en tant que telle, mais aussi son insuffisance dès le départ et tout du long.

*

Pour finir, examinons la cause de cette insuffisance, à savoir une dépendance non surmontée vis-à-vis de la métaphysique occidentale, et ce à la lumière du paradigme dans lequel le point critique de la réflexion philosophique de Nietzsche devient particulièrement clair : la relation de Nietzsche au platonisme.

Dans la philosophie kantienne, la double signification du platonisme devient apparente. D’une part, le platonisme est, indépendamment des moyens littéraires de sa transmission, la norme pour juger de la métaphysique pan-occidentale, dont la métaphysique moderne, et de la problématique historique qui se pose en même temps que celle-ci. D’autre part, le platonisme est le principe immanent de la réflexion philosophique kantienne, qui se transforme et s’élargit de manière féconde – comme le Logos qui s’accroît soi-même (cf. Héraclite, fragm. 115). Nietzsche se débat précisément avec ces problèmes. Il voit tout d’abord en Socrate l’homme « théorique » qui se fait le champion du principe d’égalité entre « savoir » et « vertu ». Cela signifie que Nietzsche se place sous le joug de la réduction existentielle occidentale du « savoir » en théorie, qu’il voit Socrate à travers le prisme occidental16. Et c’est en même temps l’expression du fait que Nietzsche n’est pas parvenu à conquérir une plus profonde relation au savoir, au Logos, pas plus que son antipode Kierkegaard et ses successeurs. Quelque chose d’analogue se passe avec sa compréhension de Platon : celle-ci aussi est définie via la tradition et la littérature qui en découle. Nietzsche s’approche néanmoins à plusieurs reprises d’un Platon plus originaire. « L’homme projette son instinct pour la vérité, son ‘but’ en un certain sens en-dehors de lui comme monde fait être (seiend gemachte Welt), comme monde métaphysique, ‘chose en soi’, un monde déjà existant. Son appétence de créateur invente le monde sur lequel il travaille, l’anticipe ; cette anticipation (cette ‘croyance’) est son soutien » (XVI, 56/57). Or Platon n’a-t-il pas constitué ce monde en monde des Idées, pour, conformément à ce monde-là, « travailler » le monde du devenir et surtout le monde du devenir historique dans la politeia, au nom du salut et de la puissance de la vie grecque ? Platon, en créant le monde des Idées, a « au fond, en artiste qu’il était, privilégié l’apparence à l’être ! donc le mensonge et l’invention à la vérité ! l’irréel à l’existant !… » « Comprend-on cela ? Ce fut la plus grande apostasie : et parce qu’elle a été continuée par le christianisme, nous ne voyons plus ce fait étonnant » (XVI, 70). L’imprécision et l’équivoque de la terminologie, dans ces phrases, ne peuvent manquer d’appeler l’attention sur l’inconcluant bras de fer de Nietzsche avec Platon. Mais Nietzsche n’approche-t-il pas aussi d’une interprétation de Platon par laquelle les idées de cet « introduire la vérité », « créer la vérité » sont ce par quoi le « devenir » est marqué du caractère de l’être ? Dans la mesure où ceci se produit au plus haut degré dans la théorie de l’« éternel retour », Nietzsche équipolle cette dernière au platonisme (XVI, 396). Car – c’est ainsi que nous l’interprétons – l’éternité de l’existence au sens de la théorie du retour repose sur sa « participation » à l’« être » du cosmos dionysiaque-apollinien.

Que signifie ce platonisme – même s’il n’est pas conduit jusqu’à la plus grande clarté d’exposition – de la philosophie nietzschéenne ? Les Idées platoniciennes sont le Logos dans lequel et par lequel Platon sauve la substance du mythe. Nietzsche ne se trouve-t-il donc pas lui-même, vis-à-vis du mythe, auquel il croit17, dont il s’empare philosophiquement, dans la même situation que Platon ? Que veut, alors, le « platonicien » Nietzsche ? La même chose que Platon dans sa situation historique et que visèrent tous les authentiques essais de renouveau du platonisme : la sauvegarde (σωτηρία) des origines sacrées et divines par la philosophie, pour la vie. Parce que, chez Kant et Nietzsche, il s’agit ultimement d’une telle vérité, c’est là que se trouve la germanité commune de leurs philosophies – là que se trouve aussi le fait qu’il s’agit d’un événement pan-occidental et pan-européen.

Cependant, la médiation schopenhauerienne de ces principes, mais aussi l’influence de certaines théories scientifiques du dix-neuvième siècle qui sont en réalité des dérivations de la métaphysique occidentale, font que Nietzsche ne comprend que partiellement ce sens ultime profond de la philosophie platonicienne-kantienne, ou, pire, qu’il le déforme dans un sens positiviste et pragmatiste. C’est particulièrement clair avec son concept de « savoir », qu’il ne connaît au fond que sous la forme existentiellement diminuée reçue de l’Occident. Si Nietzsche avait voulu aller au-delà, il lui aurait fallu poser le problème du savoir existentiel. Au lieu de quoi, il rétrécit le savoir, qui est chez Kant aussi une faculté « subjective », à un « perspectivisme » – en faisant abstraction d’autres traits historiques – qui se veut la forme et le principe des expériences utiles ou nuisibles, accroissant ou diminuant la puissance. C’est le tribut payé par Nietzsche au dix-neuvième siècle, qui le conduit sur les rails du pragmatisme. Ce tribut ne constitue pas l’essence de la réflexion philosophique nietzschéenne mais un danger pour elle, menaçant d’en recouvrir les conceptions fondamentales. Que peut signifier une philosophie de l’« utilité » pour un penseur dont la réflexion est un perpétuel « dépassement de soi » – et une philosophie de la conformité pour un législateur, par les interprétations duquel les plus hautes valeurs doivent voir le jour ? S’il est question de « perspectivisme », c’est celui de Platon par lequel devient saisissable et résoluble la préoccupation, le problème de fond de l’Europe : établir la forme de la configuration du monde et de l’existence où seront renouvelées et comprises conformément à leur fondement métaphysique les plus hautes manifestations de l’esprit et de la vie européens dans leur unité.

*

En conclusion, tâchons de résumer brièvement le sens de la philosophie de Kant et de Nietzsche au point de vue de ce travail18, par l’exposé de trois problèmes de fond.

Premièrement : que signifie la relation à l’hellénisme de l’une et l’autre de ces philosophies, relation qui, nonobstant toutes les différences entre les deux, se définit par le fait qu’elle est une appropriation mais en même temps une transformation féconde et une justification de l’hellénisme ?

Il s’agit de la grandiose tentative de présenter les conditions par lesquelles la vérité métaphysique de l’hellénisme peut s’éclairer pour nous. C’est-à-dire que seront ébauchés les principes au moyen desquels nous pourrons non seulement saisir l’hellénisme de manière théorétique mais aussi en faire existentiellement l’épreuve via ses plus hautes manifestations (cf. supra, p. 4 [de la publication]). Ce qui produira un double effet : seront posés non seulement le fait historique de l’hellénisme comme problème scientifique mais aussi le présent et la présence de l’hellénisme comme problème existentiel.

La découverte de la véritable historicité de l’hellénisme – de son passé comme de son actualité – présuppose le dépassement des horizons métaphysiques occidentaux : c’est pourquoi elle est un problème que ni la philologie ni la science historique ni aucune théorie des humanités ne peut résoudre à soi seule, et qui au contraire dépend de la mise à nu et de la justification des ultimes catégories métaphysiques et existentielles.

Second problème : en quoi consistent les principes systématiques au moyen desquels Kant et Nietzsche produisent la nouvelle situation métaphysique ?

Ces principes apparaissent d’abord dans la pensée fondamentale de la « révolution copernicienne » et ses moments du savoir tels que la distinction entre le « phénomène » et la « chose en soi ». Mais il s’agit de saisir ces principes dans leur essence métaphysique de manière bien plus radicale que ce n’est le cas chez Kant et Nietzsche. Il s’agit de la question : que signifie que l’action philosophique de constitution de l’existence et de configuration du monde ait pour condition le phénomène primordial de « limite » – que l’« illimité » « apparaisse » sous la forme de « limite », c’est-à-dire en tant que cosmos, et que ceci soit « l’être » – qu’« apparaître » soit l’« être » du divin ?

Dans ces problèmes, qui ne peuvent être développés dans le présent essai, sont contenus les principes systématiques d’une métaphysique « gréco-européenne » qui, sur la base de la philosophie kantienne-nietzschéenne, se trouve devant nous en tant que tâche.

Troisième problème, enfin : que signifient ces questions et ces vues pour l’existence humaine concrète ?

Elles représentent l’horizon où, dans un sens vertigineux et bouleversant, s’éclaire le sens de l’identité de la philosophie et de la vie, de la métaphysique et de l’histoire, comme le problème du destin purement et simplement, dont le modèle original se trouve dans la tragédie eschyléenne et la philosophie platonicienne – et qui doit être repensé et reformulé à partir de la situation métaphysique créée par Kant et Nietzsche19.

En ce sens profond et dernier, il s’agit de l’idée de l’existence européenne. Puissions-nous nous rendre cette idée toujours plus intime et puisse-t-elle manifester toute sa force dans le conflit spirituel pour le

« sens de la terre » !

.

Notes

1 Les relations extérieures consistent en ceci que la philosophie kantienne a influencé Nietzsche sous sa forme rétrécie par Schopenhauer. Elles ne peuvent être examinées plus amplement dans le cadre du présent essai. Une vue d’ensemble de la question se trouve dans O. Ackermann, Kant im Urteil Nietzsches [Kant dans le jugement de Nietzsche], 1939.

2 Je cite Kant, toutes les fois qu’une autre source n’est pas indiquée, dans l’édition de l’Académie prussienne ; Nietzsche, dans l’édition Kröner grand in-octavo. Les chiffres romains indiquent le volume, les chiffres arabes, la page.

3 Ces problèmes sont développés dans un traité de l’auteur : « Unser Verhältnis zum Griechentum » [Notre relation à l’hellénisme] qui sera publié non dans le prochain cahier mais le suivant des Kant-Studien.

4 Nous ne comprenons donc pas sous les termes « occidental » et « européen » des concepts historiques, sociologiques ou politiques mais des principes métaphysiques. La métaphysique grecque est devenue presque exclusivement « occidentale », c’est-à-dire interprétée selon les normes en vigueur dans la métaphysique s’étant constituée depuis le tournant historique.

5 Un examen historique et systématique détaillé de ces problèmes, examen dont j’établis le programme dès 1935 (in : Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 117 ss.), est le thème d’un livre de l’auteur qui doit paraître au cours de cette année sous le titre Die metaphysische Situation Europas in der Philosophie Kants und Nietzsches [La situation métaphysique de l’Europe dans la philosophie de Kant et de Nietzsche].

6 Kant se forgea sa connaissance du platonisme, de la philosophie grecque et de l’histoire de la philosophie – comme tous les esprits de son temps, Goethe inclus – dans J. Brucker, Historia critica philosophiæ, Leipzig 1742 ss.

7 On trouve de plus amples développements à ce sujet dans le livre de l’auteur Idee und Existenz [Idée et existence], Hambourg 1935, 308 ss.

8 C’est la cause la plus profonde de la collision – notamment dans la destinée de Galilée – entre la nouvelle science et les pouvoirs historiques enracinés dans la métaphysique occidentale. La tradition fut le vainqueur dans ce conflit. Elle parvint à ce que la nouvelle science – dont les principes reposent sur la métaphysique grecque et contredisent ceux de la métaphysique occidentale – restât liée à cette dernière, jusqu’à nos jours. La modernité reproduit par conséquent la réduction métaphysique de l’hellénisme, qui condamne ce dernier à l’insignifiance existentielle.

9 Cela signifie que Kant définit les principes fondamentaux de sa philosophie aux différents stades de son œuvre en fonction du développement des moyens conceptuels correspondants. Ainsi, le problème de la « chose en soi » est défini dans le cadre de l’esthétique transcendantale de façon que celle-ci puisse le déterminer à l’intérieur de son horizon. De nouveaux horizons sont tracés par la critique de la raison pratique et la critique de la faculté de juger. C’est pourquoi la règle de méthode pour l’examen de la pensée kantienne doit être – ce contre quoi les interprètes se sont souvent heurtés – de placer le tout à la base, pour saisir l’unité intime du développement de la pensée kantienne et de ses moments à ses différents stades.

10 Dans Prol. §13 Sec. 3, les « choses en soi » sont justement désignées par le fait qu’elles sont déterminées en tant que telles et non par l’idée du tout, c’est-à-dire non « cosmologiquement ».

11 Cf. W. Heisenberg, Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaft [Transformations dans les principes de la science naturelle], Leipzig 1942, p. 95.

12 C’est de ces relations seulement que nous pouvons tirer les critères d’une interprétation adéquate de Nietzsche, laquelle ne permet plus d’expliquer son activité philosophique tantôt de manière psychologique tantôt de manière esthétique ou symbolique, de la réduire à tel ou tel problème ou de souligner l’incohérence des différents motifs.

13 « Contre l’idée qu’un ‘en-soi des choses’ doive être nécessairement bon, saint, vrai, être l’Un, l’interprétation de Schopenhauer de ‘l’en-soi’ comme volonté était un pas essentiel : cependant, il ne sait pas comment diviniser cette volonté… » (XVI, 362).

14 Cf., de l’auteur, « Idee und Existenz in Kants Ethico-Theologie » [Idée et existence dans l’éthico-théologie de Kant], Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 101-107.

15 Mais ceci est également l’opinion de Platon, pour qui le destin de l’âme s’accomplit selon le poids qu’elle se procure par formation, éducation, c’est-à-dire par sa « participation » à l’être vrai (cf. Phédon 107). Il ne fait aucun doute que c’est là une pensée du Bouddha Gautama également. C’est un principe pan-aryen, auquel Nietzsche s’efforce de donner un cachet spécifiquement européen.

16 Cf. la présentation plus détaillée dans Idee und Existenz, 1935, pp. 41-57.

17 « Nous croyons à l’Olympe » (XVI, 379).

18 La discussion détaillée d’une problématisation plus large se trouve dans la Rem. 5 de l’ouvrage indiqué. [?]

19 Le livre de l’auteur, Idee und Existenz, 1935, a pour thème central la première élaboration de ce problème.