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Philo 20 : Avec Descartes
« La phénoménologie est une régression par rapport à la réduction cartésienne, cette régression, ce retour en arrière est son principe même : alors que Descartes a conduit la réduction jusqu’au bout, a tout réduit à sa plus simple expression, on veut croire qu’il existe des sortes de particules élémentaires le long de ce parcours et l’on veut s’y tenir ; aller plus loin, c’est manquer quelque chose : manquer 1) la Zuhandenheit avant la destination cartésienne dans la Ding, manquer 2) le In-der-Welt-sein qui ne se décompose pas dans ses parties constituantes, etc. » (Philosophie 19, que nous complétons par ce qui suit)
Sein und Zeit §26
La philosophie existentielle est en quelque sorte l’organicisme et la philosophie qui la précède le mécanicisme. En décomposant la vie, on la manque : il faut donc une méthode spécifique à l’étude de la vie, la méthode organique, qui ne repose que partiellement sur la mécanique. Mais en décomposant l’objet de la philosophie, ne fait-on pas son travail de philosophe ? Quand Heidegger remarque et même insiste pour dire que, même seul, Dasein est Mitdasein, il ne semble pas comprendre à quel point une telle remarque est superflue, dans son système comme dans tout autre système que le solipsisme. Heidegger paraît vouloir répondre à une objection qui serait que « parfois je suis seul » ; or ce « parfois je suis seul » ne veut pas dire « seul au monde ». (Quand cette dernière expression est employée, il s’agit simplement de dire qu’on se trouve sans appui pour résoudre ses problèmes.) L’opposition à la phénoménologie de Heidegger est ontologiquement fondée. Dasein doit être réduit à sa plus simple expression par le logos pour que le logos se connaisse soi-même à travers lui. Cette expression la plus simple est le moi pensant. Autrement dit, c’est quand le logos se réduit à lui-même qu’il connaît. Dasein est logos, Dasein est connaître avant tout Mitdasein.
Mais alors, les autres ne sont-ils que « freischwebende Subjekte neben anderen Dinge », des choses parmi d’autres choses ? Si je réponds que non, ce qui est donner raison à Heidegger, j’adopte insidieusement le point de vue prescriptif de la morale et c’est exactement ce que fait Heidegger dans ce passage. Si je réponds oui, aussi, d’ailleurs : j’adopte le point de vue prescriptif de la morale contre la morale. Or l’ontologie doit être purement descriptive. Certes, il faut que la morale y trouve sa raison mais l’ontologie ne doit, surtout clandestinement, et ne peut se fonder dans la morale, dans la mesure où cette dernière est prescriptive dans et pour une praxis.
Aucune forme de description ontologique de l’être, savante ou phénoménologique, ne peut altérer les prescriptions de la loi morale. Comment la loi morale trouve-t-elle sa raison dans l’ontologie, dans ces conditions ? La réduction à la plus simple expression est un impératif ontologique du Dasein logique, dont la conséquence nécessaire est l’existence non pas du sujet pensant, qui procède à cette réduction, mais du sujet de droit. La notion de sujet ne se rapporte pas seulement à l’opposition épistémologique sujet-objet (non première selon Heidegger) mais aussi à la personnalité juridique. Avec le Mitdasein et la régression sur la trajectoire vers la plus simple expression, Heidegger écarte une fondation ontologique originelle du droit, tout en introduisant un élément prescriptif dans l’ontologie qui est qu’on ne doit pas dire qu’autrui est une chose et ce car non seulement ce n’est pas vrai mais en outre ce n’est pas moral. Parler d’impératif ontologique comme nous l’avons fait reste descriptif. Mais Heidegger ne constate pas seulement qu’autrui n’est pas une chose, parce que, en effet, selon lui la réduction à la plus simple expression doit avoir pour conséquence qu’autrui est une chose ; or, comme la réduction ne revient pas à dire cela (ni Descartes ni aucun autre philosophe n’a adopté ce point de vue), on ne peut lui opposer qu’elle se trompe de conclusion puisqu’il y a accord sur celle-ci, il faut donc lui opposer qu’elle n’est pas morale dans la mesure où, prétendant la même chose, à savoir qu’autrui n’est pas une chose parmi d’autres choses, elle permet cependant de traiter autrui comme une chose.
L’introduction d’un Mitdasein ontologique est vouée à manquer le sujet de droit individuel. Avec le Mitdasein, nous sommes un seul et même sujet de droit. Soulignons pour commencer le caractère de prime abord paradoxal de ces propositions. Le sens commun associe volontiers la morale à des formules telles que « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » ou « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres », des formules qui me parlent d’autrui. Dès lors, il semblerait que la position la plus à même de rendre compte de la morale soit celle qui pose autrui premier dans un Mitdasein, plutôt qu’un cogito. En outre, le cogito semble réservé au domaine de la théorie de la connaissance alors que mes relations avec autrui sont au-delà de la seule faculté de connaître ; le cogito paraît propre seulement à conduire la pensée dans la spéculation abstraite ou selon une méthode scientifique préétablie plutôt que dans une connaissance de l’existence, du Dasein.
Quand c’est le sujet pensant qui est premier (et il ne s’agit pas de dire que pour Heidegger il n’y a pas de sujet pensant, mais il n’est pas premier), plutôt qu’un Dasein-Mitdasein, est fondée en même temps la notion d’autonomie. Le sujet pensant est autonome dès lors qu’il se pose premier, tandis que dans le Dasein-Mitdasein on retrouve, comme dans l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-sein), un composé indécomposable ; dans un tel composé, l’autonomie du Dasein ne peut exister avec la même nécessité, c’est une simple possibilité. Cela posé, pour qu’à un acte quelconque puisse s’attacher une caractérisation morale, pour qu’un acte puisse faire l’objet d’un jugement moral comme d’un jugement au sens juridique – c’est-à-dire pour que ce jugement soit véritablement un jugement plutôt qu’une simple réaction, un réflexe, une autocorrection –, une autonomie doit être supposée dans l’acte : cette imputation est rendue possible par le point de vue du cogito de manière immédiate et contraignante. Or, comme la loi morale est caractérisée par sa contrainte inconditionnelle, des deux spéculations ontologiques sur l’être du Dasein, celle qui pose le sujet autonome premier est conforme aux spécifications de la loi morale, tandis que celle qui ne pose le sujet autonome que comme simple possibilité dans un Dasein-Mitdasein premier ne l’est pas. C’est ainsi que le paradoxe que nous avons indiqué est résolu par l’analytique du cogito.
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Si le moi pensant du cogito n’était premier, l’individuation n’aurait même aucun sens. C’est ce pressentiment qui prend des proportions sublimes dans le dogme de la résurrection des corps. Je suis qui je suis pas seulement pour la durée de la vie : pour l’éternité.
L’individuation n’aurait aucun sens. C’est l’individu qui pense et non le Dasein-Mitdasein, ni un Großdasein de tous les Dasein ensemble. Il faut croire que le moi pensant est la bonne échelle pour le logos dans le monde, car on n’en connaît pas d’autre. Les foules peuvent certes avoir une sorte d’âme (anima) : elle est, comme on le sait, complètement irrationnelle.
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Sein und Zeit §27
Le paragraphe 27 décrit l’hétéronomie du Miteinandersein. Ce tableau, nous ne pouvons le contredire, malgré ce que nous venons d’affirmer de l’autonomie du sujet. Nous ne le pouvons parce que, quand nous insistons sur l’absolue inconditionnalité de la loi morale, nous ne nous cachons pas non plus, non la variabilité de la loi morale d’une culture à l’autre, car les différences entre les mœurs ne prouvent rien (oui, des hommes ont été cannibales), mais que les cas inextricables de conflits de droits dans le commerce ordinaire de l’existence humaine sont si nombreux que l’application de la loi peut être fort peu évidente même pour les casuistes les plus subtils. Dans le commerce ordinaire, nous lésons toujours plus ou moins la majesté de la loi par un côté ou par un autre ; en accomplissant tel de nos devoirs, nous sommes défaillants sur tel autre. La vie caractérisée par le dilemme moral est l’existence tragique, au sens de Bahnsen. Nous sommes porté à croire que l’existence tragique est la norme. Il faut néanmoins se pénétrer du fait que la vie n’est véritablement tragique, philosophiquement, que dans la conscience de l’inconditionnalité absolue de la loi morale ; il y a dans cette position tragique la même fixité que dans la foi la moins réfléchie, la seule qui puisse déplacer des montagnes, et elle ne peut donc pas tourner au désespoir (les deux notions, tragique et désespoir, n’appartiennent pas au même champ), ne peut conduire à désespérer de la loi ni de l’humanité qui la porte en elle.
ii
Dasein Man
La dialectique du Dasein et du Man (du « on ») dans le §27 (« Zunächst ist das Dasein Man und zumeist bleibt es so » [Le Dasein commence par être un « on » et souvent le reste]) est relativisée par la culture – la culture non comme carcan de constructions cognitives-savantes mais comme processus de formation intellectuelle de l’enfant qui, dès qu’il lit et commence à se cultiver, c’est-à-dire dès les premiers moments de sa formation intellectuelle, apprend à s’abstraire du Man pour s’intégrer dans un autre collectif mental, à la constitution duquel contribuent ses propres préférences subjectives et qui peut très bien n’avoir plus que de très lointaines attaches avec le Man décrit par Heidegger. Nous ne nions pas ce Man et les mécanismes ici mis au jour, du moins dans certaines de leurs implications (sans doute pas, du point de vue heideggerien, les plus ontologiques), mais nous nions qu’ils aient une grande force contre la culture, en particulier des livres, et leur impact sur la formation intellectuelle du jeune esprit, lequel est d’ailleurs, tant qu’il se forme, largement encapsulé dans un collectif familial et sa classe d’âge, lesquels peuvent aussi contribuer à relativiser la « dictature » des autres en tant que Man (sur ce terme de « dictature » : « In dieser Unauffälligkeit und Nichtfeststellbarkeit entfaltet das Man seine eigentliche Diktatur. » [C’est dans cet effacement et cette imperceptibilité que le « on » déploie sa dictature propre]). Que la culture ainsi entendue puisse être une cause de désadaptation n’échappera pas au lecteur ; nous pensons partager avec Heidegger le sentiment qu’une telle désadaptation n’est pas forcément la pire des choses. (Mais ce qui est ici décrit par nous reste lié à l’ontologie du sujet et ne répond donc pas au niveau voulu par Heidegger pour traiter de la formation d’un « eigentliche Selbstsein », d’un être-soi propre.)
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La liberté des passions n’est pas la liberté du logos.
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« Je sais que je ne sais rien » n’est pas une proposition logique, mais c’est le fondement de la philosophie.
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Celui qui pense à sa propre éternité n’a plus la consolation de la mort.
C’est la philosophie existentialiste qui prétend jeter une profondeur d’ombre dans la vie depuis l’horizon de la mort, cette philosophie pour qui la mort n’est qu’un long sommeil ? J’appelle la vie qui se conclut dans la mort une promenade. Il ne peut y avoir en elle aucun sérieux. C’est ce que d’aucuns appellent l’absurde : ils en auraient le droit s’ils reconnaissaient la loi morale inconditionnée face à la nature, mais dans ce cas ils se douteraient aussi que la vie est autre chose qu’une promenade dont nous accompagne la délicieuse pensée de la fin dans le sommeil éternel de la mort.
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Contrairement à ce qu’affirme, avec d’autres, Jesús Fueyo Álvarez (Sobre Heidegger y el nacional-socialismo, Anales de la Real Academia de Ciencias Morales y Políticas n° 65, 1988), Heidegger n’est pas un auteur particulièrement « difficile » ; du moins sa langue, son style n’est-il pas comme celui de Hegel, même si les deux se traduisent difficilement. Il n’est pas besoin de traduire Heidegger « en allemand d’abord ». Un mot comme Entschlossenheit, que Fueyo traduit en espagnol par « decisión-resuelta », est tout à fait simple et naturel en allemand, alors que dévie de la grammaire espagnole la structure qui vise à le traduire (un substantif et un adjectif liés entre eux par un tiret, pour montrer – mais le lecteur peut-il le comprendre sans une note à ce sujet ? – que cette expression sert à rendre un seul et même terme). Les innovations linguistiques de Heidegger sont dans un rapport à la pureté de l’allemand bien plus étroit et d’ailleurs logique que les traductions à leurs propres langues respectives, où l’on voit fleurir des innovations qui pour le coup passent l’entendement (dont l’exemple espagnol que nous venons de donner est loin d’être le plus choquant). Une formule comme « das In-der-Welt-sein » est la façon la plus simple et la plus compréhensible, mais aussi la plus maniable, de s’exprimer pour éviter toute périphrase et circonlocution (cela vise également à montrer, comme l’explique Heidegger, qu’il s’agit d’une unité indécomposable : §12).
Ce n’est pas un auteur plus difficile que Platon dans le Parménide ou Aristote dans la Métaphysique†, relativement à l’ontologie. C’est cette dernière qui est difficile, car il est d’abord difficile de s’y intéresser. Tout le monde a compris et certains répètent à l’envi que Heidegger a révélé l’oubli de la question de l’être par la tradition intellectuelle occidentale depuis les Grecs, mais on se demande encore quelle importance cela peut bien avoir. Ce n’est pas tant de comprendre cette philosophie qui est difficile que de comprendre son intérêt.
†« Wenn ein Hinweis auf frühere und in ihrem Niveau unvergleichliche seinsanalytische Forschungen erlaubt ist, dann vergleiche man ontologische Abschnitte in Platons « Parmenides » oder das vierte Kapitel des siebenten Buches der « Metaphysik » des Aristoteles mit einem erzählenden Abschnitt aus Thukydides, und man wird das Unerhörte der Formulierungen sehen, die den Griechen von ihren Philosophen zugemutet wurden. » (Sein und Zeit §7, A)
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Avec Descartes contre « l’école »
Quand Descartes, dans le Discours de la méthode, écrit contre « l’école », il ne faut pas entendre cette expression comme l’école, l’université, l’académisme de son époque, mais comme une catégorie bien définie de stérilisation de la pensée dans des structures de conformisme et de promotion personnelle, comme le projet institutionnalisé de ceux qui vivent de la philosophie et non pour la philosophie. Quand l’école se réclame de Descartes, elle ne cesse pas pour autant d’être l’école. Il est dans sa nature de procéder à ce genre de récupérations, car ceux qui vivent de la philosophie ne pourraient rien sans ceux qui vivent pour la philosophie ; il faut donc que les premiers se réclament des seconds. De ce fait, leur hommage est toujours de pure forme et ne témoigne en aucun cas d’une influence de Descartes ou autre. Cette influence est véritablement nulle : il s’agit seulement pour l’école de vivre sur un nouveau cadavre. L’école dénoncée par Descartes n’est pas seulement l’école avant lui mais aussi celle qui exhibe sa momie, comme un trophée.
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The Strange Case of Thomas Quick: The Swedish Serial Killer and the Psychoanalyst Who Created Him est la traduction anglaise du livre du journaliste suédois Dan Josefsson†. Le titre anglais est ambigu : Sture Bergwall, alias Thomas Quick, n’est pas un tueur en série mais un individu à qui la police et le système judiciaire suédois ont fait porter le chapeau pour huit meurtres dont il était innocent, sur la foi de l’expertise de la psychanalyste Margit Norell et d’aveux bidons. L’auteur, qui a contribué à faire éclater ce scandale, décrit un système en roue libre où des psychanalystes (sans formation médicale) ayant pignon sur rue ont statut d’experts officiels pour la police, le parquet judiciaire, la justice, qui peuvent ainsi se servir de théories fumeuses appliquées fumeusement pour « élucider des affaires » (faire du chiffre) en faisant condamner sans preuves des innocents auquel on soutire des aveux non par la violence physique mais par la pression psychologique.
†Titre original : Mannen som slutade ljuga: Berättelsen om Sture Bergwall och kvinnan som skapade Thomas Quick (2013) (L’homme qui cessa de mentir : L’histoire de Sture Bergwall et de la femme qui inventa Thomas Quick). Un film inspiré de cette histoire est sorti en 2019, Quick, du Suédois Mikael Håfström (titre français : Le coupable idéal).
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René Descartes, le philosophe à la tête de Saoud.
Philo 19 : L’anhistoricité de l’homme
Quand, dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel critique longuement la physiognomonie, il ne la critique pas comme « pseudoscience » mais comme science. L’expression « pseudoscience » n’a pas de fondement scientifique, c’est un jugement exogène, politique, bureaucratique ou journalistique sur des recherches considérées indésirables selon divers points de vue n’ayant rien à voir avec la méthode scientifique, et l’emploi du terme est donc de nature à rabaisser cette méthode au rang de dogmatisme frelaté. La méthode scientifique est dévoyée au nom d’une idéologie scientiste qui prétend séparer le bon grain de l’ivraie au plan de la méthode, alors qu’elle se fonde sur un dévoiement de celle-ci.
Si ce n’est une idéologie ou des considérations métaphysiques, rien ne permet d’exclure a priori la recherche de corrélations entre des bosses crâniennes et des données psycho-mentales et la tentative de les expliquer, que le résultat avéré qu’il n’existerait pas de telles corrélations, et ce résultat ne peut être avéré sans que des recherches aient lieu. Or ceux qui parlent de « pseudoscience » pour la physiognomonie ne se fondent nullement sur une absence de résultats concluant des recherches mais sur le pur et simple a priori qu’il ne peut y avoir de causalité entre une capacité psycho-mentale et la formation d’une bosse crânienne, alors même que les localisations cérébrales sont par ailleurs quelque chose de complètement admis.
Compte tenu de ce que sait la science qui n’a pas nom de pseudoscience, à savoir qu’il existe des localisations cérébrales des capacités psycho-mentales, on s’attendrait à ce que soit acceptée une ligne physiognomonique de recherche. Peut-être certains s’appuient-ils sur le passage de Hegel dont j’ai parlé, dans lequel le philosophe attaque la physiognomonie en résumant la démarche de celle-ci comme consistant à dire que « l’homme est un os », mais la réflexion de Hegel n’est nullement fondée sur la méthode scientifique positive, elle est au contraire purement métaphysique. Il est impossible de qualifier de pseudoscientifique quelque chose que l’on rejette à partir d’une dialectique métaphysique.
Qui ne voit, en réalité, que la physiognomonie est appelée pseudoscience parce que notre société rejette – c’est son parti pris – l’eugénisme et tout ce qui paraît s’en approcher ? Que des bosses crâniennes permettent de distinguer des hommes, cela fonde un système de classification, et potentiellement de tri, des êtres humains sur un plan biologique : une prémisse de l’eugénisme. L’erreur est de parler de pseudoscience. C’est une erreur assez grave car, comme déjà dit, c’est étendre le domaine de la science jusqu’au dogmatisme, ce dont les pontes scientifiques ne se plaindront certainement jamais car on en fait ainsi des experts y compris en métaphysique. Pour profiter de l’autorité de la science, car c’est la seule autorité que l’on veut reconnaître, on la subvertit. Or la science est libre de dogmatisme à la condition de n’entraver aucune recherche. C’est en vain que l’on croit donner au point de vue contre l’eugénisme la caution de la méthode scientifique non dogmatique, et ce d’autant plus que l’on sape cette méthode en la défendant de fait comme un pur dogmatisme.
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Si l’histoire de l’homme est un progrès sans fin, alors l’homme n’est pas un être historique car sa distance à l’infini vers lequel conduit l’histoire est la même à quelque époque de l’histoire que ce soit, c’est-à-dire que la place d’un homme dans le temps historique ne le définit en rien. L’homme est anhistorique.
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Une philosophie de l’histoire n’est possible qu’à la fin de l’histoire : cf. « Le Hegel de Kojève » (Philosophie 14). Une philosophie de l’histoire avant la fin de l’histoire prétend lire l’avenir, et ce non comme un météorologue pour les prochains jours, mais tout l’avenir jusqu’à la fin de l’histoire. Par ailleurs, une philosophie de l’histoire présuppose une fin de l’histoire : l’histoire ne peut avoir un sens, une direction, qui est l’objet d’une philosophie de l’histoire, que si elle va vers une conclusion, une destination finale. En objectant que l’absence de destination finale déterminée n’empêche pas de concevoir une direction déterminée plutôt qu’un éparpillement ou tout autre mouvement arbitraire, on prétend qu’un perfectionnement infini est quelque chose de possible, mais qu’est-ce qu’un perfectionnement dont la perfection vers laquelle il tend n’existe pas en tant que déterminée ? Sans perfection déterminée possible – et si une perfection de l’histoire humaine était possible, on pourrait au moins la définir, même si, ce qui semblerait pourtant aussi pouvoir être demandé, tout le monde ne serait pas d’accord avec telle ou telle définition, or quel état concevable de la fin de l’histoire présenterait un tableau digne des efforts humains ? –, parler de perfectionnement, parler de progrès autrement que dans et pour des domaines circonscrits, est une naïveté. Les ventes de voitures et d’assurances peuvent progresser, mais qu’y gagne l’humanité ? L’illusion du progrès est tout entière dans ce sophisme : on prend quelques critères dont on note l’évolution, en fermant les yeux sur tout le reste, pour parler d’un progrès de l’humanité, comme si celle-ci était tout entière définie par l’espérance de vie, la santé, l’éducation, etc.
Du point de vue cognitif, le critère qui permettrait de fermer les yeux sur le reste est l’intelligence. Or nous ne sommes pas plus intelligents ; les grands penseurs du passé nous restent une source d’étonnement et d’émulation, ceux d’entre nous qui pensons ou voulons penser aujourd’hui continuent de les admirer et de les trouver supérieurs à nos contemporains. Comment se fait-il, si l’homme se perfectionne, que nous ne trouvions pas nos contemporains plus intelligents, au moins en moyenne, qu’un Platon ou un Aristote ? Et même quand nous comparons ces derniers avec les noms saillants de la philosophie plus récente, contemporaine, nous ne trouvons pas que notre admiration soit plus marquée pour ceux-ci. Quant au progrès des sciences, il est entièrement compris dans la problématique de l’infinitude qui nivelle tout.
Reste le progrès moral, mais celui qui peut parler avec conviction d’un progrès moral de l’humanité démontre par là-même sa propre infirmité morale, car un tel point de vue ne peut se défendre sans une relative indifférence, voire sans complaisance au mal présent ; c’est se placer dans un rapport théorique, abstrait au mal, ce qui est le contraire de la moralité. Quant à ceux qui croient au progrès du droit, sous-thème de la morale, ils n’ont pas assez étudié cette branche, même quand ils sont juristes de profession, l’insistance par les pouvoirs en place sur le respect du droit et des droits étant en étroite relation avec leur violation par ces mêmes pouvoirs, qui n’ont jamais été aussi étendus. – Le sophisme du progrès serait cependant enraciné dans la nature morale de l’homme, en serait une idée nécessaire : le progrès de l’humanité donne un sens à mon propre effort de progrès moral. Or la croyance à la vie éternelle suffit à donner un sens à l’effort du progrès moral individuel, tout en ne s’opposant pas à ce progrès, tandis que la foi dans le progrès moral de l’humanité s’y oppose en relativisant le mal présent par une comparaison avec les états supposés pires du passé. La moralité ne consiste pas à relativiser le mal. Et si nous nions la possibilité d’une fin de l’histoire, nous ne pouvons même pas croire à un quelconque progrès de l’humanité.
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Puisque la science est incrémentale, la civilisation matérielle, fondée sur les connaissances techniques et scientifiques, progresse. Ce point de vue est faux. Une science incrémentale dans l’infini a l’infini pour inconnu : ignorer une quantité infinie des choses à savoir, c’est ne jamais réduire le nombre de ces choses (l’infini moins un reste infini), c’est ne jamais en savoir plus qu’un autre par rapport à la totalité infinie (la distance à l’infini de tout fini est la même car, si l’on demande quand A et B arriveront au bout, il existe une réponse unique pour les deux : jamais), c’est donc ne rien connaître, ne rien savoir, comme Socrate, qui savait au moins cela. Le point de vue vrai sur la science est qu’elle est une ignorance perpétuelle, et de cette ignorance ne peut s’inférer aucun progrès. La science est le néant de l’esprit, la civilisation matérielle le néant de la société, le progrès matériel le néant de la vie.
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Si nous croyions au bonheur, nous ne croirions pas au progrès. Si nous croyons au progrès, nous ne croyons pas au bonheur.
Ceux qui croient au progrès, les Américains par exemple, en fait croient au bonheur dans l’action par laquelle le progrès se réalise : le progrès est un pur prétexte, c’est seulement l’action qui compte.
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Les gens qui croient au progrès sont tournés vers le passé. Tournés vers le passé et croyant au progrès, ils se sentent supérieurs. Si, croyant au progrès, ils étaient tournés vers l’avenir humain, ils se sentiraient inférieurs et cesseraient de croire au progrès.
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Cioran est appelé un « styliste » plutôt qu’un philosophe parce qu’il n’a pas pris la peine de discuter longuement la philosophie savante d’un Heidegger ou autre, mais c’est bien le comble du paradoxe que ce soit cette philosophie savante, érudite qui se donne pour une « phénoménologie », comme une appréhension dépouillée de toutes préconceptions et constructions savantes du « monde de la vie ». Un Cioran était mieux placé pour philosopher sans constructions savantes. Je sais, celui qui n’est pas savant ne peut faire que de la phénoménologie « naïve ». Au non-savant le monde de la vie est occulté par le voile de la tradition savante, par le sens commun érudit qui trouble ses représentations de tout un appareil conceptuel sophistiqué, raffiné, compliqué. Pour échapper au carcan savant qui déforme tout, il n’a d’autre choix que de devenir savant.
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Quand Heidegger affirme que « l’anthropologie, la psychologie, la biologie » ne peuvent répondre à la question de l’être (l’être du Dasein), il omet de dire que la question ne se pose pas pour elles. Ce sont elles qui ont une question pour Heidegger : Ce que vous dites de l’homme, du Dasein s’applique-t-il au singe, moyennant quelques corrections à la marge ? – La théorie de la descendance s’oppose à la conception du caractère unique, incomparable du Dasein (l’être humain), conception qui n’est pour elle que la vieille vanité humaine sous de nouveaux oripeaux, et c’est elle, cette théorie de la descendance, qui est la philosophie de notre temps, quand bien même la philosophie de Heidegger serait la philosophie des universités.
Il faut étendre le Dasein à l’être du singe et des autres animaux pour se conformer à la théorie de la descendance. Certes, les scientifiques ont des singes pour cobayes plutôt que (officiellement) des humains, mais cela ne relève pas à proprement parler d’un consensus scientifique, c’est une norme imposée à la science par la société, où subsistent des conceptions religieuses et métaphysiques. On n’a pas donné toute sa chance à la science. L’humanisme est une métaphysique qui, en tant que telle, s’oppose à la connaissance démystifiée de l’homme. Diderot demandait que les criminels condamnés servissent de cobayes à l’expérimentation scientifique ; à la même époque, Kant s’y opposait, plus précisément déclarait conforme à la droite raison que personne n’y songeât. Diderot appartenait à une nation d’un grand sens politique qui allait bientôt conquérir toute l’Europe continentale et lui imposer ses conceptions.
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Heidegger reproche à Descartes de s’être occupé du cogito en négligeant complètement le sum concomitant. Mais le sum est formellement une inférence (« ergo ») du cogito. En traitant du cogito, je dis tout ce que je peux dire du sum dans sa partie formelle, dans le logos, en tant que logos. Le reste entre dans le petit traité des passions.
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L’instrument avant la chose ?
Sein und Zeit §15/6
,,Die Seinsart von Zeug, in der es sich von ihm selbst her offenbart, nennen wir die Zuhandenheit.”
Ce que je traduis : « Nous appelons instrumentalité [parfois traduit en français par ustensilité] la modalité de l’instrument [ou de l’ustensile] dans laquelle de lui-même il se manifeste. »
,,Zuhandenheit ist die ontologisch-kategoriale Bestimmung von Seiendem, wie es ‘an sich’ ist.”
« L’instrumentalité est la détermination ontologique-catégorielle de l’étant, tel qu’il est ‘en soi’. »
C’est nous qui soulignons, afin de montrer l’extension par Heidegger de l’instrumentalité à l’étant objectal tout entier. Les choses sont ainsi d’abord instruments et l’étant est zuhanden, c’est-à-dire pas seulement en soi mais aussi pour autrui, comme dirait Hegel. Et cette conception enfreint l’ordre logique : l’instrument est zuhanden avant d’être vorhanden (présent) puisqu’il est zuhanden en bon état et vorhanden seulement quand inutilisable, auquel cas son objectalité s’impose alors à nous (§16). Si l’on réduit ces termes allemands à leur étymologie, l’ordre logique n’apparaît certes plus évident : « à main » (zu-handen) et « devant la main » (vor-handen), c’est grosso modo la même chose. Il n’en reste pas moins que le modèle de toute chose est ici l’instrument, on a donc affaire à de la « raison instrumentale », et ce parce que l’être-dans-le-monde (in-der-Welt-sein) est, selon Heidegger, Besorgen.
La phénoménologie est une régression par rapport à la réduction cartésienne, cette régression, ce retour en arrière est son principe même : alors que Descartes a conduit la réduction jusqu’au bout, a tout réduit à sa plus simple expression, on veut croire qu’il existe des sortes de « particules élémentaires » le long de ce parcours et l’on veut s’y tenir ; aller plus loin, c’est manquer quelque chose : manquer 1) la Zuhandenheit avant la destination cartésienne dans la Ding, manquer 2) le In-der-Welt-sein qui ne se décompose pas dans ses parties constituantes (§12), etc.
Quand tel explorateur perd sa boussole dans une forêt et que la trouve un chasseur-cueilleur, Descartes a raison : cet instrument dans la main du chasseur-cueilleur a perdu son instrumentalité de boussole sans avoir rien perdu de son objectalité. Son être n’est donc pas dans une quelconque instrumentalité avant d’être dans son objectalité. Et quand le chasseur-cueilleur se sert de la boussole pour casser des noix par exemple, et lui donne donc une instrumentalité conforme à son Lebenswelt de chasseur-cueilleur, ces différentes instrumentalités dépendent de la même objectalité. – On est gêné de recourir à de tels arguments qui relèvent du pur et simple bon sens, lequel n’a pu échapper à Heidegger malgré l’ardeur qui animait sa quête d’une refondation de la philosophie. À ce stade, nous voyons dans cette conception heideggérienne une tentative néo-aristotélicienne de surmonter l’opposition entre idée et chose (Platon) ou entre nature visible et sphère de l’être (Parménide) : l’instrument, l’ustensile est chose et idée à la fois. Si on peut le faire passer pour premier dans l’analytique de l’être, on surmonte le dualisme, on n’est plus dans le cogito supposé aveugle au sum.
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,,Das theoretische Verhalten ist unumsichtiges Nur-hinsehen. Das Hinsehen ist, weil unumsichtig, nicht regellos, seinen Kanon bildet es sich in der Methode.” (Heidegger, Sein und Zeit, §15)
La phénoménologie, passablement encombrée de méthodologie, reste du fait de cet encombrement une théorisation, une construction aussi arbitraire que toutes les constructions savantes qu’elle critique, faute de laisser à la disposition (Anlage), au génie, le soin d’éclairer librement la pensée. La philosophie universitaire n’entend pas faire appel à ce qui est pour elle un facteur explicatif exogène, le génie. Elle ne veut pas non plus s’engager dans la moindre caractérologie, comme celle de Julius Bahnsen, par exemple, pour qui il existe, dans un monde tragique, néanmoins une disposition particulière au tragique, à défaut de laquelle la connaissance du tragique ne peut être pour l’individu qu’extérieure, adoptée, non vécue. Philosopher, pour cette philosophie universitaire, c’est simplement appliquer une méthode préétablie. Mais la philosophie n’est pas une histoire, c’est un dialogue, le dialogue des esprits philosophiques ; sa seule méthode est dialectique, c’est-à-dire non préétablie une fois pour toutes.
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Ce qu’un pape infaillible fait, un autre pape infaillible peut le défaire.
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Si Zénon voyait comment Cantor a résolu son paradoxe, il se retournerait de rire dans sa tombe.
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La fortune privée est un danger pour les libertés civiles : c’est en une phrase toute la sagesse politique de l’Antiquité. Et j’ajoute : c’est toute la sagesse.
Le marxisme est en rupture avec l’opprobre antique contre la fortune privée, opprobre qui s’est perpétué dans le christianisme médiéval. Pour le marxisme, la fortune privée est bonne, la grande bourgeoisie est une classe révolutionnaire, un vénérable modèle pour le prolétariat : les affirmations de Marx visant à dissiper à ce sujet tout malentendu, et souvent insultantes pour les socialistes moins prévenus que lui en faveur de la fortune privée, pullulent dans ses pages. C’est pourquoi nous n’avons jamais été marxiste. Si quelqu’un n’a rien compris au capitalisme, c’est bien Marx. Sa grande bourgeoisie industrielle et financière n’est autre que la fortune privée de la pensée antique, qui ne peut, ni consciemment ni inconsciemment, conduire aucun mouvement historique puisque sa seule action possible est de débiliter les libertés dans le corps social. Et comme le disait Hegel, qui marche très bien sur ses pieds tout seul, c’est un peu dénigrer le sans-culottisme que d’imputer à la seule convoitise son programme de redistribution. Une bonne redistribution de temps en temps est un parfait programme révolutionnaire.
C’est un fait établi par les économistes que la raison d’être de la croissance économique n’est nullement la satisfaction des besoins, puisque cette satisfaction conduirait au contraire à l’état stationnaire, mais bien plutôt la création artificielle des besoins. Même en admettant que cette création ne soit pas complètement artificielle mais au contraire fondée sur les réalités psychologiques de l’émulation, on peut concevoir que ces besoins « statutaires » soient contraints par la loi de se satisfaire en dehors des mécanismes de croissance économique. Un intérêt majeur de la décroissance ou de la non-croissance est de contrecarrer les mécanismes liberticides de la fortune privée.
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Le progrès du droit peut se concevoir quand le droit est conçu comme de la morale appliquée, car la morale est un savoir non empirique, complet, absolu, nullement un processus infini comme la science, et l’on peut concevoir progresser vers l’absolu mais non point à l’infini. Cependant, un tel progrès n’est pas possible dans l’État car l’État est la négation de la morale. (Pas d’État sans raison d’État, et plus les intérêts de l’État s’étendent avec son activité, plus la raison d’État trouve à s’employer.)
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Kierkegaard : le christianisme n’est pas pour les enfants.
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Le sommet de la bêtise est la science de la bêtise.
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Le subjectivisme est impossible car la subjectivité transcendantale est universelle. La subjectivité concrète du moi pensant est toujours relativisée par l’universalité transcendantale de sa forme, de sorte que cette subjectivité ne peut être conçue comme le fondement d’un relativisme absolu. Ce relativisme relativisé comporte la possibilité d’expérience de l’erreur subjective et non la possibilité théorique du subjectivisme total.
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La synthèse empirique continue signifie que même dans un monde fini les choses à savoir sont en nombre infini. Car la synthèse ne s’étend pas seulement sur les choses, elle étend aussi les qualités des choses. La connaissance d’une seule et même chose est elle-même infinie.
Je parle par exemple de ces qualités qui se mesurent avec des appareils dont la précision est plus ou moins grande et s’affine à l’infini. Comme l’a fait remarquer Pierre Duhem, une théorie physique est vraie quand on sait mesurer les choses avec tel degré de précision et fausse au-delà. Il faudrait inventer pour les matérialistes le concept d’asymptote stationnaire : plus la précision de nos mesures progresse et plus nos constructions théoriques doivent s’écrouler comme des châteaux de sable.
Que cette affirmation de Duhem soit, selon les explications mêmes de ce dernier, vraie seulement pour une portion du domaine de la mesure, et le fait qu’une théorie se maintiendra donc toujours dans l’autre portion, où la plus grande précision des mesures n’a pas d’influence sur l’adéquation de la théorie aux faits, ne sont pas une objection car ces explications de Duhem sont insuffisamment développées. Quand la précision de la mesure s’accroît, il est certain que cela n’altère pas l’adéquation de la théorie aux faits sur l’ensemble du domaine mesuré, mais les nouvelles constructions théoriques requises pour établir l’adéquation aux faits dans le domaine où la précision a mis au jour des écarts peuvent ne pas être compatibles avec les constructions théoriques existantes, et la précision entraîne le plus souvent la suppression de l’unité théorique explicative, ce qui est encore une façon de voir un château de sable s’écrouler.
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Quand on représente graphiquement une fonction asymptotique approchant d’une certaine valeur « à l’infini », on porte le trait tout près de cette valeur, et cette représentation dans l’intuition comporte avec elle un sentiment d’aboutissement car je crois voir les deux lignes se toucher, je l’imagine, contre la fonction elle-même. Mon imagination closes the gap. Telle est ici mon intuition. Mais si cette fonction est l’activité d’un homme et la valeur en question le but de cette activité, cette représentation, c’est formellement lui dire : « Tu n’y arriveras jamais. » Tel est le progrès. Notre imagination le voit comme un accomplissement alors que la raison sait qu’il n’en est rien, comme quand je vois, dans l’illusion de Müller-Lyer, inégaux les deux segments en sachant pourtant qu’ils sont égaux. (Dire cela, ce n’est pas s’opposer à une politique nationale du progrès car nous savons aussi que cette illusion joue un rôle vital dans l’économie de la lutte internationale pour le pouvoir.)
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– Ce monde, tu l’aimes ou tu le quittes. – Je n’ai aucun devoir envers le monde qui soit supérieur à la loi morale en moi.
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Si l’art progressait, le monde s’absorberait de plus en plus dans la contemplation de la beauté, deviendrait de moins en moins affairé. N’est-il pas évident que l’art ne fait que dégénérer ?
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J’imagine des extraterrestres nous visitant depuis une lointaine planète. Leur civilisation est tellement plus avancée que la nôtre qu’ils ont atteint des sommets de l’art insoupçonnés de nous. Ils arrivent dans le ciel et diffusent depuis leurs vaisseaux géants une musique si sublime que le monde est forcé de s’arrêter pour l’écouter. Le monde s’arrête ! Nous ne voulons plus rien faire d’autre qu’écouter cette musique supérieurement belle, qui nous charme au-delà de toute résistance possible. Nous nous laisserions mourir de faim s’ils continuaient indéfiniment. Quand la musique prend fin, notre vie sur terre n’a plus aucun sens. Le monde est à genoux devant la beauté.
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Un certain sens commun sur le génie artistique ou littéraire en fait l’antithèse du sage ou du philosophe. Cioran en a tiré des vues profondes ; à notre tour d’essayer. Le génie est l’antithèse du sage car son art le consume et le rend impropre à la phronésis, à la prudence capable de conduire la barque de la vie dans le juste milieu. Le génie artistique est un sacrifice de la vie humaine à la beauté. Le sage devient toujours plus sage, le génie toujours moins propre à la vie, et son chef-d’œuvre met fin à son sacrifice en le consommant. Le génie ayant son chef-d’œuvre derrière lui est mort vivant, s’il continue de vivre. C’est pourquoi il est encore plus sublime de n’avoir réalisé qu’une seule œuvre dans la vie, quand c’est un chef-d’œuvre, car le sacrifice a dans ce cas été conduit avec la plus héroïque détermination, les dieux ont élu leur favori en lui donnant sans attendre l’inspiration la plus violente, le feu sacré qui devait l’engloutir aussitôt. Le monde ne s’est toujours pas remis de Patrick Hernandez.
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Le bureau des luttes.
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