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Le développement philosophique d’Aristote, par Paul Gohlke, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Die philosophische Entwicklung des Aristoteles de Paul Gohlke publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 393-410.

Paul Gohlke (1892-1982) est un philologue et philosophe allemand, spécialiste d’Aristote. Hommage lui a été rendu en 2001 par Jean-François Monteil, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, dans un article « Une exception allemande : La traduction du De Interpretatione par le professeur Gohlke », dont le résumé indique : « Le Professeur Paul Gohlke est le seul à traduire les propositions indéterminées d’Aristote conformément aux vues du maître. Il fut le premier à percevoir le problème posé par l’indéterminée négative. Tous les autres traducteurs du De Interpretatione rendent les indéterminées d’Aristote, qui sont des particuliers, par des universelles. La faute est imputable à l’une des deux traductions arabes. »

L’essai ici traduit survole différentes notions majeures de la philosophie d’Aristote par le biais d’une reconstitution du développement de la pensée du philosophe. Cela passe par un travail philologique. Les conclusions de ce travail, l’auteur le dit lui-même, ne font pas consensus. La plupart des spécialistes se montrent cependant prudents plutôt que catégoriques, quand il s’agit d’imputer tel ou tel texte au philosophe. En l’occurrence, Gohlke est aujourd’hui dans la minorité quand il attribue au Stagirite le cours de rhétorique à Alexandre et la lettre à Alexandre sur le monde, la majorité suivant en cela Werner Jaeger qui contesta leur authenticité après que ces deux textes firent longtemps partie du corpus aristotélicien, notamment pendant tout le moyen âge. On notera que Jaeger (cf. note 6 du présent essai) contestait également l’authenticité des Catégories, ce pour quoi il est aujourd’hui, sur ce point, dans l’infime minorité.

L’idée qu’Aristote n’ait jamais envisagé une « Théologie » semble étonnante, compte tenu de sa polymathie. Nous sommes enclin à suivre Gohlke, qui considère que la Physique et la Métaphysique annoncent une telle théologie, et qui en voit une esquisse dans la lettre sur le monde, dont la paternité est aujourd’hui contestée à Aristote, ainsi que cela vient d’être dit. L’idée que le parangon occidental du polymathe n’ait pu vouloir être l’auteur d’une théologie, pourrait bien résulter, selon nous, d’une disposition psychologique propre au positivisme moderne.

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LE DÉVELOPPEMENT PHILOSOPHIQUE D’ARISTOTE

par Paul Gohlke, Berlin

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La présentation du développement philosophique d’Aristote dépend dans une large mesure d’un travail philologique préliminaire par lequel il est d’abord possible d’acquérir une image correcte du sens de ses textes didactiques. Je tiens pour démontré que la présentation du destin de ces écrits, présentation que Strabon nous a laissée de manière tout à fait fortuite en mentionnant la petite ville de Scepsis en Asie Mineure1, est entièrement correcte et doit servir de point de départ à tous les efforts, car l’ensemble de nos manuscrits aristotéliciens remontent aux éditions qui furent faites à partir de la redécouverte de ces textes. Du fait que son disciple Nélée emporta les manuscrits d’Aristote à Scepsis, ils furent si longtemps soustraits au Péripatos qu’ils en acquirent une dimension mythique : personne n’a osé, après leur redécouverte, y changer la moindre virgule, et s’il en avait été autrement il n’eût guère été possible de conserver ces documents de la naissance du travail scientifique dans l’humanité occidentale tels qu’ils sortirent de la main de leur auteur. Celui-ci ne les destinait pas à la publication, il ne les a jamais finis et au contraire y portait sans cesse de nouveaux changements, soit par d’occasionnelles ratures soit, bien plus souvent, par de nombreux ajouts, rédigés entre les colonnes de la rédaction originale ou bien insérés au moyen de fragments de parchemins intercalaires ou même de rouleaux entiers. C’est seulement quand il s’était par trop écarté de son premier point de vue, dans tel ou tel domaine de ses recherches, qu’il rédigeait un manuscrit entièrement nouveau, ce fut le cas par exemple en matière d’éthique. Je ne m’étendrai pas ici sur les preuves philologiques des convictions qui vont suivre, acquises et confirmées au cours de longs travaux minutieux : ma présente intention est d’en communiquer les résultats.

L’activité du philosophe dans son ensemble est pour nous encadrée en quelque sorte par deux écrits qui furent adressés à Alexandre le Grand et qui, conformément à la volonté expresse d’Aristote, ne furent pas publiés eux non plus, ce en quoi ils partagèrent la destinée des textes de cours. Le plus ancien des deux est le texte connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre, rédigée pour le jeune roi au cours de sa formation intellectuelle en étroite liaison avec la Rhétorique à Théodecte [Theodectia]. Dans le cadre de l’Académie platonicienne, à laquelle il appartint pendant vingt ans, Aristote eut à apprendre la rhétorique. Quand il quitta l’école de son maître, à la mort de ce dernier, il laissa à l’Académicien Théodecte son manuscrit sur la rhétorique, pour qu’il en fît librement usage. Il en laissa également une copie pour Alexandre ; elle ne nous est point parvenue mais la Rhétorique à Alexandre nous en donne un bon aperçu, ainsi que de la méthode d’enseignement du philosophe à l’époque. Le second écrit est adressé au roi Alexandre alors que celui-ci avait entretemps conquis un empire mondial. C’est le texte Du monde, qui fut rédigé aux alentours de 327 avant J.-C. Il est très important de reconnaître, à l’encontre de l’opinion courante, répandue y compris par Wilamowitz dans son manuel de grec, que ce texte n’est pas une falsification de l’époque impériale julio-claudienne. J’en ai démontré l’authenticité2, et montré en même temps qu’il doit dater des dernières années d’Aristote. Pour le stade ultime du développement de la pensée du philosophe dans le domaine de la métaphysique, il est d’une importance capitale3.

Le fait qu’après son départ d’Athènes Aristote se consacra d’abord à développer sa pensée éthico-politique est lié à la charge qu’il assuma aussitôt de l’éducation d’Alexandre le Grand. Cette pensée est exposée dans la Grande Morale4, dont un écrit précurseur est le traité de l’époque platonicienne sur les vertus et les vices5. La rédaction plus ancienne de la Grande Morale nous permet de reconnaître clairement qu’elle fut rédigée dans une aire linguistique différente qu’un grand nombre des autres écrits aristotéliciens. Le plus ancien texte politique, De l’éducation, doit lui-même dater de cette époque. Il ne nous est point parvenu mais a beaucoup servi, peut-être dans le manuscrit même, pour les septième et huitième livres du cours de politique qui nous est conservé.

Les plus anciens textes logiques et métaphysiques datent eux aussi de cette époque. Ce sont les Catégories6 et les plus anciens livres des Topiques, à l’époque appelés « Dialectique », au sens platonicien. Ils se consacraient à l’étude des définitions et sont conservés dans nos Topiques aux livres trois à six. Leur complément, les Classifications (Einteilungen), ne nous est connu que par extraits. Dans son activité d’enseignement, Aristote devait donnait une importance particulière à la maîtrise de cette matière. Dans ces écrits, il se place encore sur le terrain de la théorie des idées, s’il en vient souvent à discuter les arguments articulés contre celle-ci. Il comprend encore le concept d’espèce comme οὐσία. Tout particulièrement après son retour à Athènes, les critiques devinrent, dans les cercles de personnes partageant ses conceptions, une opposition ouverte. Les différents traités sur la théorie des idées rédigés à cette époque n’ont pas été conservés mais ils furent à peu près complètement repris dans la Métaphysique. Dans les premier et deuxième livres se trouvent maints passages dans lesquels Aristote montre qu’il appartient encore au cercle des Académiciens ; il combat une doctrine « que nous représentons ».

Après avoir fondé sa propre école, il devait naturellement accentuer sa différence avec l’Académie platonicienne, qui continuait de prospérer. D’abord virent le jour la deuxième version de la Grande Morale ainsi qu’un cours d’éthique à nouveau modifié qu’il confia à Théophraste. Ce cours ne nous a pas été conservé mais est bien connu par l’abrégé qu’en a fait Arius Didyme. Dans ce domaine suivirent l’Éthique à Eudème, à partir de laquelle Eudème devait vraisemblablement enseigner, et enfin l’Éthique à Nicomaque, à son fils. Dans cette dernière, il utilisa les livres du milieu de l’Éthique à Eudème, auxquels il trouva peu de choses à changer. Plusieurs versions de son cours politique nous sont également connues ; il confia l’une d’elles à Théophraste, qui est pour l’essentiel conservée dans la Politique, laquelle laisse voir le développement dans son ensemble.

Les plus anciennes parties de la grande série d’écrits sur la physique forment les premier, cinquième, sixième et septième livres de la Physique (la dernière dans la plus ancienne des deux versions qui nous sont conservées)7. Les plus anciennes parties de la Métaphysique et de la Logique [Organon] ont elles aussi été produites à la même époque. On voit que le développement propre du philosophe commence véritablement après son retour à Athènes. Jusqu’alors il était resté fidèle à son maître, non seulement extérieurement mais aussi dans son enseignement. Ainsi, Platon le maintint sous sa coupe jusqu’à sa quarantième année, à partir de ce moment Aristote développa rapidement une pensée qui avait certes été préparée mais ne s’était pas encore exprimée, car elle avait été plus ou moins refrénée.

Aristote, le grand maître des définitions et classifications, avait un sens profond de l’autonomie des différentes disciplines philosophiques. Nous pouvons donc à présent suivre le développement de sa doctrine dans les différents domaines. Dans le cadre de ce court essai, nous ferons ressortir les étapes du développement dans ces domaines, au détriment d’une présentation systématique de la doctrine.

Commençons par l’éthique. Aristote est parti de la doctrine platonicienne de la tripartition de l’âme. La vertu est seulement possible quand domine le νοῦς [noos], ainsi que l’illustre la parabole du char de l’âme dans le Phédon. Les vertus se répartissent rigoureusement entre les différentes parties de l’âme, et la liste des vertus de la dernière période aristotélicienne laisse encore transparaître cette origine. La Grande Morale introduit un changement sur deux points essentiels : le rejet du rationalisme de Socrate et la division de la raison en résultant en raison théorique et pratique. Les vertus sont alors définies d’après un principe entièrement nouveau, en tant que juste milieu entre deux extrêmes erronés. À cet égard, le philosophe accorde une importance particulière au fait que la vertu n’a pas seulement sa racine dans la raison mais aussi dans une prédisposition favorable. Le but de la vie est le bonheur. Au départ, Aristote ne semble pas avoir considéré la satisfaction des désirs comme nécessaire. Mais il intégra par la suite dans son cours d’éthique un traité sur les différentes sortes de désir. Il convient de noter par ailleurs que, dans la version la plus ancienne, la divinité ne joue quasiment aucun rôle : Aristote place son influence dans un monde dont il ne sait que faire et que, en tout cas, il ne souhaite pas discuter ici. On remarque cependant qu’il a changé d’avis à cet égard dès la deuxième version. Il a de très belles expressions sur ceux qui, favorisés du bonheur, en trouvent le chemin sûrement, sans avoir à bander leur raison. – Le plus grand progrès de l’Éthique à Eudème est la séparation nette entre les vertus éthiques et dianoétiques. Par ailleurs, Aristote éprouva le besoin de rendre l’ensemble de cette matière plus cohérent, alors que les nombreux ajouts et modifications avaient créé de la confusion, par exemple dans l’essai sur le libre arbitre. De même, la valorisation de la prédisposition naturelle devint plus saillante encore. – Le concept de vertu bien dotée est caractéristique de l’Éthique à Nicomaque ; la contribution des biens extérieurs au bonheur est ainsi soulignée avec plus de force. L’essai sur le désir, qu’il avait tiré de l’Éthique à Eudème, fut ultérieurement remplacé par une autre version. Partout se remarque un rejet croissant de la doctrine de l’Académie, qui entretemps s’était érigée sur le fondement général d’une métaphysique propre. Aussi, l’Éthique à Nicomaque paraît bien plus rationaliste que l’Éthique à Eudème : tandis que celle-ci s’appuie de manière répétée sur l’expérience comme source de connaissance, dans celle-là cela n’a lieu pas même une fois. Le νοῦς redevient particulièrement saillant, nous verrons à quoi c’est dû ; ce n’est plus le νοῦς platonicien mais le νοῦς aristotélicien.

La pensée politique aussi s’éloigne de Platon, par exemple au sujet du parallélisme entre le style de vie des individus et les différentes formes de constitutions politiques. Aristote partage avec Platon une même appréciation de la Constitution de Sparte. Mais c’est justement là que se fait jour un changement particulièrement notable après la défaite des Lacédémoniens dans la guerre contre Antipater, en 3318. À cette époque, Aristote changea plusieurs passages de son cours. La valorisation de la monarchie subit un refroidissement considérable. L’idéal politique est au départ le même que pour Platon : il consiste en la vie vertueuse et nécessite la pleine reconnaissance des philosophes, à savoir le gouvernement par les philosophes, qui doivent être spécialement éduqués à cette fin avec le plus grand soin. Les philosophes coexistent avec l’état militaire et l’état nourricier. Ainsi, Aristote voit son idéal réalisé au mieux par une aristocratie ou une monarchie. Mais là encore intervient un changement manifeste. L’idéal de la vertu recule et à sa place apparaît dans la politique également le principe du juste mélange, ce qui a pour conséquence une sorte d’élargissement démocratique de la Constitution de l’État idéal. Celui-ci est obtenu en ne reconnaissant plus l’état nourricier comme partie de l’État : les travaux nécessaires sont confiés à des esclaves, et la paysannerie est réduite à cette condition. En outre, les citoyens doivent tous participer au gouvernement, même dans l’âge le plus avancé. Il sera plus tard souligné que les citoyens doivent apprendre à la fois à obéir et à gouverner. Dans l’État idéal de la dernière version, il n’est plus question d’aristocratie. Pourtant, la condition originelle transparaît partout. Enfin, le concept de vertu bien dotée est lui aussi repris de l’éthique. Ni l’abondance de l’oligarchie ni la pauvreté de la démocratie n’est favorable à la formation de la vie idéale. L’attention portée à la satisfaction modérée des besoins de la vie est apparente dans la permission ultérieure de la musique ionienne et la célèbre théorie de la catharsis. Il convient de noter aussi la modification du schéma des constitutions politiques. À l’origine, Aristote n’en connaissait que quatre formes : monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie. On pouvait compter la tyrannie comme cinquième forme. Mais la « politeia » qui fut par la suite fortement préférée par Aristote est le résultat du développement ici décrit. Le célèbre schéma des six constitutions, trois saines et trois dégénérées, est une conception tardive de ses leçons. De même, le principe de jugement, à savoir la réalisation du « bien commun », qui fut introduit à cette occasion, ne joue plus aucun rôle dans les cours plus tardifs. La naissance de la version que nous connaissons peut être correctement retracée. Aristote avait au départ placé son texte De l’éducation après le troisième livre, mais plus tard il utilisa ce rouleau pour y retravailler l’État idéal et le plaça à la fin. Ce changement de point de vue est partout discernable dans les livres les plus anciens, dans quelques ajouts au troisième livre, dans les doublons considérables du quatrième, un peu moins dans les cinquième et sixième, qui durent toutefois échanger leur place.

Avant de considérer le développement de la rhétorique, il est préférable d’examiner celui de la logique. Aristote découvrit le syllogisme après son retour à Athènes. Dans la Rhétorique à Alexandre, il ne se trouve aucune trace des enthymèmes, qui sont le pendant rhétorique du syllogisme, et dans les Catégories apparaît deux fois le principe du syllogisme alors que le nom n’en était pas encore trouvé. Que le syllogisme ne soit pas mentionné une seule fois dans l’Herméneutique [De l’interprétation], on peut y voir la preuve que la base de cet écrit est encore plus ancienne. Auparavant, Aristote avait recherché la force probante dans certains « points de vue » généralement admis, ou τόποι [topoï], bien sûr aussi dans les définitions et classifications, qui appartiennent certes à cette matière et dans lesquelles les τόποι jouent un rôle. Comme tous les prédicats de l’espèce s’appliquent aussi à ses sous-espèces, il en résulte le syllogisme. Mais dans un premier temps la logique construite sur ce fondement n’était nullement « formelle ». Il manquait encore pour cela les nécessaires jugements « particuliers », tous les jugements étaient au contraire, dans la forme, généraux ; ainsi, dans le domaine du nécessaire, à savoir du monde immuable des concepts, venait au jour une conclusion nécessairement valide, et dans le monde du seulement en partie valide, au contraire, une conclusion elle-même seulement en partie valide. Quand Aristote, à cette époque, disait que quelque chose était contenu « dans le tout » et ailleurs seulement « dans la partie », il entendait encore par là une proposition au sujet de l’espèce en opposition à une proposition au sujet de l’une de ses sous-espèces. Un très bel exemple en est donné par un ajout à la Grande Morale 1201 b 24-40. De même, la distinction plus tard si fréquente chez le philosophe entre, d’un côté, l’opposition contradictoire par exemple du jugement universel affirmatif et du jugement particulier négatif et, de l’autre côté, l’opposition « seulement » contraire du jugement universel affirmatif et du jugement universel négatif, date de cette époque. Il existe seulement opposition entre une affirmation et une négation correspondante, et ceci se répète à tous les stades, dans le domaine du nécessaire et du seulement en partie valide. C’est seulement avec l’introduction du jugement particulier, indépendamment de la signification métaphysique des concepts employés, que pouvait être édifiée la célèbre structure syllogistique des quatre figures. Mais la logique n’en devint pas encore « formelle ». Car les niveaux de validité demeuraient, ici le monde éternel, là le domaine terrestre. Par sa théorie de la détermination modale des conclusions, Aristote chercha en effet à saisir cette différence logiquement, en définissant le concept de pure possibilité de façon que, d’un côté, il ne pût jamais nommer ce qui vaut nécessairement et, de l’autre, qu’il laissât toujours ouverte la proposition contraire : ce qui est possiblement, peut aussi possiblement ne pas être. Cela fait partie des plus brillantes prestations de son extraordinaire capacité intellectuelle que d’avoir édifié sur cette base une théorie des conclusions sur le possible conduite sans presque aucune contradiction et qui se gardait en même temps de tous excès formalistes. Cette théorie des conclusions déterminées modalement appartient cependant aux parties les plus tardives des Analytiques, sur lesquelles aucune autre partie ne s’appuie. Ses disciples Théophraste et Eudème ont les premiers saisi le concept de possibilité de manière purement formelle, comme c’est devenu courant dans l’enseignement de la logique : est possible ce qui de manière non nécessaire n’est pas (möglich ist, was nicht notwendig nicht ist), est donc possible aussi le nécessaire. Aristote n’aurait jamais accepté cela, car par « nécessaire » il entendit toujours le monde éternel et par « possible » le monde terrestre. Les vingt années d’activité dans l’école de Platon laissèrent des traces.

La découverte du syllogisme fut pour le monde philosophique un événement important.  Naturellement, l’école concurrente, l’Académie, chercha à démontrer que le syllogisme était depuis longtemps employé dans la dialectique platonicienne. Mais Aristote rejette subtilement cette prétention au chapitre I, 31 des Premiers Analytiques. Et il arriva très vite, en particulier sous l’influence d’Eudoxe, à l’idée que les définitions ne se laissent pas démontrer. En conséquence de quoi, tout ce qui se trouvait à ce sujet dans les Topiques ne pouvait être intégré dans la théorie de la démonstration. Par là, la théorie cognitive dominante jusqu’alors, la dialectique, fut reléguée à un niveau inférieur. Mais une question cuisante restait sans réponse. Dans la mesure où il ne peut y avoir dans la syllogistique aucun regressus ad infinitum, pas plus que dans aucun autre domaine, il doit donc exister des principes premiers indémontrables. Comme, ensuite, les connaissances qui en découlent ne peuvent en aucun cas être plus certaines que ces principes qui en sont la condition, la question se pose : d’où tiré-je ces principes indémontrables ? Aristote répondit d’abord inconsidérément : « De l’expérience. » À la fin de la deuxième syllogistique, il en parle un peu plus en détail ; il décrit comment des connaissances se forment à partir d’expériences. Le fait que furent ajoutées ultérieurement au sein de cet exposé des précisions sur le νοῦς est de la plus grande valeur. Cet ajout ne s’y trouvait manifestement pas encore quand la pensée du premier chapitre de la métaphysique fut à nouveau employé. Et l’on ne peut douter qu’il s’agisse d’un ajout car les deux premières lignes dans le texte connu de nous apparaissent trop tôt (100 a 14-15) ; elles coupent à contretemps l’exemple ou, plus exactement, l’analogie avec la troupe de soldats en fuite, et sont en réalité l’introduction à l’ajout 100 b 5-17.

Diogène Laërce affirme dans sa liste des écrits d’Aristote9 que les Premiers Analytiques consistaient en neuf rouleaux. Il y a dans les Premiers Analytiques que nous avons suffisamment d’indices pour faire apparaître chacun d’eux ; ils n’ont pas du tout rédigés dans l’ordre que le philosophe leur a donnés à la fin. En outre, les Seconds Analytiques sont plus anciens que certaines parties des Premiers.

À l’origine, Aristote traita les erreurs qu’il est possible de commettre au cours du raisonnement ainsi que les procédés sophistiques qui conduisent au but là où la vérité seule ne suffit pas, dans les Analytiques même. Quand, par la suite, la dialectique fut abaissée à un niveau inférieur, il lui attribua le domaine considérablement élargi des conclusions apparentes et des raisonnements sophistiques. Les huitième et neuvième livres des Topiques furent donc rédigés après la plus grande partie des Analytiques, tandis que les premiers livres, en dehors d’un petit nombre de parties du premier livre, furent écrits avant les Analytiques.

Que la rhétorique touche à la fois à la politique et à la logique, Aristote le répète à plusieurs reprises. Quand le dernier rouleau des Premiers Analytiques fut rédigé, la Rhétorique n’avait pas encore sa forme actuelle ; l’enthymème, qui dans ces Analytiques domine tous les exposés, au moins théoriquement, n’était pas encore « découvert ». Mais l’irruption de l’enthymème peut être très bien retracée dans la Rhétorique que nous avons ; il est manifeste que le plus gros de cette idée est né de manière indépendante et que cette matière s’est seulement revêtue d’un nouvel habit, de sorte que seule la tendance à porter un regard constant sur l’enthymème est nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous possédons dans la Rhétorique une véritable mine pour connaître le stade le plus ancien de la théorie éthique et politique. Son éthique ne connaît pas encore le principe de juste milieu, sa politique ne connaît pas encore les six constitutions politiques ni, par conséquent, la politeia. Là où Aristote souligne souvent que l’orateur n’a pas besoin d’être savant, il n’était pas non plus nécessaire d’adapter constamment le contenu de la rhétorique au progrès des connaissances dans les différents domaines des sciences. Il était facile de comprendre que la pensée rhétorique différait de la dialectique au sens de Platon et du premier Aristote ; la façon dont elle doit se distinguer du raisonnement dialectique et donc seulement apparent dans le sens aristotélicien plus tardif est une question difficile, et même insoluble, qui peut tout au plus recevoir une réponse quand l’orateur ne dialogue pas avec un public.

De fragment que nous avons de la Poétique, on ne peut rien dire pour le moment si ce n’est que sa théorie de la catharsis en est sûrement une des parties les plus anciennes.

Venons-en à présent à l’admirable série d’écrits dans tous les domaines des sciences de la nature. Les plus anciennes parties, déjà nommées, de la Physique, les premier, cinquième, sixième et septième livres, s’enracinent encore, comme les Catégories, dans le sol de la théorie du substrat (ὑποκείμενον) [hypokeimenon] : la substance est ce qui se trouve inchangé au fondement de l’alternance des contraires. Les contraires sont nommés forme (εἶδος) [eidos] et privation de forme (στέρεσις) [steresis]. La Physique est, dans son cœur, la théorie des transformations ; elle inclut la génération (quand le substrat lui-même naît), la corruption (quand le substrat disparaît) et le mouvement (quand le substrat demeure), et il existe un mouvement dans les trois catégories de lieu (déplacement positionnel), de grandeur (croissance et déclin) et de structure (modification). La forme essentielle de tout mouvement est le mouvement circulaire, car lui seul peut être éternel. Le problème de fond de tout mouvement est l’uniformité. Aristote le résout par la découverte géniale qu’une ligne droite a certes une infinité de points mais qu’il est impossible, quand on prend un point au hasard, d’indiquer le point voisin. Il répond au moyen de cette découverte aux paradoxes soulevés par Zénon contre la possibilité du mouvement. Il résout le problème de l’infini avec des moyens semblables. L’infiniment grand est impossible, Aristote pose ici un principe qui a conservé jusqu’à nos jours une importance fondamentale : quand je conjoins deux grandeurs données, je peux toujours dépasser chacune de ces grandeurs. A contrario existe la divisibilité à l’infini, dont le modèle original est la réduction de moitié toujours répétée d’une distance.

Ce travail reçut une première grande modification sous l’influence de la théorie de la puissance nouvellement découverte. C’est alors que virent le jour les troisième et quatrième livres (le deuxième livre avait déjà été ajouté avant et fut simplement retravaillé en tenant compte de la théorie de la puissance), ainsi que la seconde version du septième livre. Il n’est guère évident de se faire une image claire de la naissance de la théorie de la puissance. Aristote a toujours distingué entre le simple fait d’avoir (ἕξις) [hexis] une faculté et son exercice réel (ἐνέργεια) [energeia]. Cette théorie plus ancienne est à présent rendue par la paire conceptuelle δύναμις-ἐνέργεια [dynamis-energeia], possibilité-réalité. Mais ce n’est pas décisif. D’un autre côté, Aristote (comme Platon) connaissait aussi depuis longtemps le concept de force (δύναμις) qui réalise un travail. Platon explique dans Le Sophiste que tout ce qui existe s’atteste réel au moyen d’une telle δύναμις. Cela non plus n’est pas décisif. La théorie de la puissance affirme que quelque chose de réel doit d’abord être selon la possibilité. Il ne s’agit donc plus seulement, à présent, de facultés dormantes, ni de forces de substances réelles, mais d’un nouveau plan métaphysique de l’être. La théorie du substrat n’avait pas résolu le vieux problème des Grecs qui cherchaient à savoir comment quelque chose pouvait être à partir de rien, ou plutôt comment on pouvait éviter cette hypothèse fatale. Quand, dans le substrat, la στέρεσις est remplacée par l’εἶδος, il n’y a certes pas de risque que quelque chose naisse de rien. Mais comment le substrat lui-même naît-il ? Il est à présent répondu à cette question à l’aide de la théorie de la puissance : la chose qui naît « est » déjà auparavant en puissance, elle ne naît donc pas de rien, de manière absolue, mais seulement d’un « étant » en puissance. Il n’est pas vrai, par conséquent, que la théorie de la puissance aurait été déjà préparée d’une manière ou d’une autre par Platon. Ma démonstration de la naissance tardive de cette théorie chez Aristote s’appuie sur deux faits, d’une part, l’emploi de la paire conceptuelle ἕξις-ἐνέργεια dans les écrits plus anciens quand il est question de facultés mentales, et, d’autre part, le concept plus ancien de force. Dans le livre de la Métaphysique sur les concepts (Δ, 12), le concept de δύναμις est encore mentionné sans la moindre évocation de sa contrepartie, l’ἐνέργεια, et Aristote lui-même le dénonce au livre Θ. Particulièrement précieux est aussi le passage 1237 a 34-37 de l’Éthique à Eudème, qui va avec Métaph. Δ, 12. Un passage du septième livre de la Physique, où le concept de δύναμις est employé dans son ancienne acception, a été changé par la suite sous l’influence de la théorie de la puissance. Comprendre ce processus est la preuve par neuf (247 a 28 – b 23 ancienne version, 247 b 1-9 version plus récente). C’est en raison de la grande portée de ces faits qu’exceptionnellement j’ai apporté quelques indications de démonstration philologique. J’ajoute que les philologues de l’école de Werner Jaeger n’admettent pas ce point de vue10.

Il va sans dire que cette théorie de la puissance devait révolutionner également la métaphysique aristotélicienne. C’est aussi le cas pour l’autre théorie dont la physique reçut une modification substantielle, celle du moteur immobile. Platon avait placé à l’origine de tout mouvement le mû par soi-même, l’âme. Aristote le suivit dans un premier temps, ainsi que le montre le septième livre de la Physique dans ses deux versions. Mais pour lui ce ne sont plus seulement les êtres vivants qui se meuvent selon leur nature, il y ajoute les éléments, la terre et l’eau qui vont vers le bas, l’air et le feu qui vont vers le haut, et l’éther qui se meut en cercle. Et Aristote souligne à plusieurs reprises que même la plus petite particule de terre tend selon sa nature vers le centre du monde, même la plus petite étincelle tend vers l’extérieur. Ainsi, les éléments ne sont pas concernés par les objections soulevées au premier chapitre du septième livre contre un mû par soi-même et l’avertissement adressé contre de telles hypothèses. Si l’éther, dont les étoiles sont faites, accomplit de sa propre nature un mouvement circulaire, il n’est bien sûr plus besoin d’expliquer la carrière des corps célestes par un quelconque moteur. Le philosophe expliqua le fait que les planètes participent de plusieurs mouvements circulaires en même temps en déclarant que les étoiles sont d’autant moins capables d’atteindre leur modèle, le « premier ciel », qu’elles sont plus près du point central. Elles font ce qu’elles peuvent. Cette théorie fut complètement changée par l’hypothèse d’un principe moteur immobile introduit au huitième livre de la Physique. Deux principes, explique à présent Aristote, sont nécessaires pour garantir l’éternité du monde, c’est-à-dire l’éternité du changement : (a) un moteur immobile et (b) un mobile se mouvant éternellement de façon uniforme, mis en branle par le premier. Ce second principe n’est pas, comme on l’a supposé de manière erronée, le ciel des étoiles fixes, mais l’éther. Dans la mesure où celui-ci accomplit, comme avant, un mouvement circulaire, il n’a besoin que d’une seule amorce ; un effort continu du moteur immobile n’est pas nécessaire. Le Dieu suprême ne meut que le ciel des étoiles fixes. Il se distingue des autres divinités en ce qu’il ne se meut point, pas même par accident ou « adventicement ». Quelqu’un se déplace « adventicement » quand il est immobile sur un bateau en marche ; une telle personne ne peut pas être dite essentiellement immobile. Cela vaut pour les autres moteurs immobiles, qui (tout comme le Dieu suprême) ne meuvent chacun qu’une sphère, qui est faite naturellement elle aussi d’éther. Chacun de ces moteurs se tient cependant lui-même dans une sphère mue par un autre moteur. Pour que tous ne déplacent chacun qu’une seule sphère, mais que tous aussi soient dépendants du mouvement du ciel des étoiles fixes, Aristote inventa les sphères tournant à rebours. Quand, par exemple, l’hypothèse de quatre sphères imbriquées l’une dans l’autre était nécessaire pour expliquer le mouvement d’une planète, alors étaient introduites trois moteurs tournant à rebours pour obtenir à nouveau une carrière conforme au mouvement du ciel des étoiles fixes, et dans la dernière sphère, qui se déplaçait ainsi à l’unisson avec le ciel des étoiles fixes, se trouvait à présent le premier moteur des moteurs permettant le mouvement des planètes voisines. Il est connu qu’Aristote avait besoin, en utilisant la théorie des sphères de Calippe – Calippe lui servit d’expert car Aristote n’était pas lui-même suffisamment versé dans ces matières –, de cinquante-cinq moteurs de sphère. Il se fit ainsi une image extrêmement plastique du mécanisme des mouvements célestes. Il ne peut donc y avoir aucune époque où il aurait cru pouvoir s’en tirer avec seulement unmoteur immobile [sans moteurs mobiles], car l’explication des phénomènes observés lui était plus importante que le maintien d’un principe. Il est toutefois remarquable qu’il ne dise pas expressément que le principe se déplaçant de manière uniforme est l’éther, c’est-à-dire qu’il fournisse l’aliment à l’erreur selon laquelle ce principe était selon lui le ciel des étoiles fixes. Je suppose qu’il souhaitait voiler son changement de point de vue ; car c’est à quoi il tend aussi en d’autres endroits. Mais dans l’écrit sur le monde cette incertitude est écartée : là l’éther est nommé à côté du moteur immobile et la liaison des deux principes est assurée au moyen de comparaisons. Il convient également d’apporter dans la discussion un des derniers écrits de science naturelle, celui sur le mouvement des animaux, pour comprendre comment Aristote conçoit les choses. Il compare le monde à un théâtre mécanique de marionnettes. Les mouvements que les figurines peuvent accomplir sont prescrits par le mécanisme, seul l’opérateur peut les impulser11.

Naturellement, les écrits se rattachant à la Physique sont eux aussi impactés par cette nouvelle théorie. Seul le quatrième livre de l’écrit sur le ciel a été produit après le huitième livre de la Physique. Dans les Météorologiques, dont le cœur est de même plus ancien, il se trouve une troisième, et très significative, modification, mais qui sur la formation des autres écrits physiques n’a plus joué aucun rôle, à savoir la théorie du πνεῦμα [pneuma]. Il s’avéra que cette représentation n’était pas capable d’expliquer les phénomènes météorologiques des quatre éléments terrestres. L’air occupe dans l’ensemble un espace si vaste qu’il menaçait de prendre le pas sur les autres éléments ; il fallait donc segmenter l’espace occupé par l’air. En particulier, on ne pouvait comprendre, l’air passant pour l’élément humide et chaud, d’où venaient la neige et la grêle. Le problème de la conversion des éléments l’un dans l’autre passa au premier plan. De l’eau naît d’abord la vapeur, laquelle est toutefois une chose intermédiaire entre l’air et l’eau. Par combustion se forme la fumée, laquelle, toutefois, à la différence de la vapeur n’a pas d’effet humidifiant. Cette différence entre l’effluve sec et l’effluve humide est encore complètement étrangère à l’écrit sur les éléments (De la génération et de la corruption), ainsi qu’au quatrième livre, manifestement bien plus ancien, de la météorologie. Le πνεῦμα est à présent l’effluve sec, il ne peut plus par conséquent être distingué du feu, l’élément sec et chaud. La vapeur (ἀτμίς) [atmis] conserve cependant sa tendance à se convertir en eau. D’elle naissent la pluie et la neige, tandis que le πνεῦμα est la substance du vent. Dans les Météorologiques aussi nous pouvons observer la tendance du philosophe à expliquer les phénomènes dans l’espace du feu par le πνεῦμα. En outre est suggérée une affinité entre le πνεῦμα et l’éther. Il devient par là un véhicule commode du νοῦς : ce dernier utilise le πνεῦμα pour entrer dans les corps des hommes, et le πνεῦμα l’utilise pour agir en lui comme moteur immobile (« adventicement » mû, bien sûr). Nous trouvons ces idées seulement dans les écrits sur la génération des animaux, le mouvement des animaux et le πνεῦμα ; elles ne sont pas prises en compte dans la métaphysique elle-même, et le sont seulement après modification dans la théorie de l’âme.

Dans les écrits de science naturelle se trouvent enfin une série de modifications d’une portée moindre. Par exemple, l’importance du cerveau n’est reconnue que tardivement, l’explication des vents passe d’une rose des vents de huit à douze directions, l’importance de la φαντασία [phantasia] pour la pensée n’est reconnue et intégrée qu’a posteriori. Mais ce sont des points de détail qui n’ont pas eu d’influence significative sur la formation de la représentation métaphysique de base. Et comme cette dernière est mon sujet principal, je laisse ces questions de côté et me tourne à présent vers la métaphysique.

Au début de la métaphysique aristotélicienne se trouve sans le moindre doute la discussion de la théorie platonicienne des idées. Que cette discussion commença du vivant du maître, c’est ce que montre non seulement l’emploi du pronom « nous » dans quelques passages de la Métaphysique (en particulier A, 8 et 9) mais aussi l’apparition du nom d’Aristote dans le Parménide de Platon. Dans le commerce familier des longues années de leur travail commun, il n’a pas été possible à Platon de dissiper les doutes de son élève. Pour ce dernier, la position exprimée dans la plus récente version de la Grande Morale devait prévaloir : les idées et leur monde peuvent bien exister, mais ce n’est pas notre monde. L’idée du Bien vaut pour les dieux ; pour nous c’est le plus haut bien terrestre qui doit entrer en considération. Même les Catégories reflètent ce point de vue. La substance première est le substrat et, avec lui, la chose individuelle, mais en outre espèce et genre sont des substances secondes. Dans les Catégories, un passage ajouté établit même une différence entre les concepts d’espèce et de genre au profit du concept de genre (2 b 7-28). Plus, donc, un concept est général, moins il est susceptible d’être élevé au rang de substance. On ne peut donc pas dire que l’εἶδος aristotélicien soit venu remplacer d’emblée l’idée platonicienne, il convient bien plutôt de supposer une période transitoire, qui se laisse clairement voir dans la Grande Morale, dans les livres les plus anciens des Topiques, et dans les Catégories. Au cours de cette période, Aristote se comptait encore parmi les adeptes de la théorie des idées, mais il ajournait volontairement ses doutes, n’ayant sûrement pas encore trouvé une alternative complète. Car restait toujours la notion que l’objet de la connaissance scientifique n’est pas la chose individuelle mais le concept général. Comment, donc, le concept aristotélicien d’εἶδος est-il apparu ?

Dans la Métaphysique, l’εἶδος figure partout et sans exception, dès la première occurrence, parmi les οὐσία. Mais la métaphysique, la philosophie première, a été commencée relativement tard, ce dont on peut se rendre compte à deux points de vue généraux. Tout d’abord, la question des principes est longuement discutée dans les écrits physiques ; ensuite, la théorie de la faculté cognitive est notablement restée une partie de l’éthique, parce que Platon en traitait lui aussi dans son cours sur le bien. Deux considérations authentiquement aristotéliciennes devaient mettre le concept de genre toujours plus en avant. La première tenait à la philosophie du substrat. Le substrat ne pouvait en aucun cas être la matière, car celle-ci nous reste inconnaissable en soi, elle est toujours formée telle que nous la trouvons. La seconde considération naît de réflexions sur l’histoire naturelle : l’homme engendre des hommes, mais jamais la créature n’engendre une créature. Un cheval ne peut engendrer qu’un cheval, le bardot est une créature contre-nature et infirme. L’εἶδος manifeste là encore sa force plasmatrice. Et cet εἶδος est véritablement éternel, comme l’οὐσία platonicienne pouvait l’être. L’εἶδος, qui est si fertile dans la nature et prouve pareillement sa force procréatrice dans l’âme de l’artiste, est quelque chose de tout à fait différent de l’idée platonicienne, qui est gagnée par la dialectique, c’est-à-dire par la définition, et (du moins dans la conception d’Aristote) ne fait qu’englober ce qu’il y a de commun à certains objets, par exemple dans l’idée d’égalité. Le principal argument contre la théorie des idées est le principe « rien de général ne peut être substrat », ne peut être « séparable ». Cet argument ne peut absolument rien contre l’εἶδος. Celui-ci n’est pas général, l’εἶδος « homme » n’est pas dit des hommes pris individuellement comme l’espèce « créature » est dite des hommes (Mét. 1058 b 6 ss.). L’εἶδος partage donc avec les choses individuelles la propriété qu’il est un « ceci », ainsi que le dit Aristote, à savoir quelque chose de complet et entièrement déterminé, et partage avec l’idée, en revanche, la connaissabilité. Cela n’a été possible qu’au moyen d’un isolement total de la matière, et Aristote appelle souvent la compréhension du concept de matière son bien. Les hommes pris individuellement se différencient certainement en ce qu’ils ont chacun leur propre squelette, des squelettes différents, mais selon l’espèce ils ne sont pas différents. La matière ne peut être un attribut formateur d’espèces. On peut donc dire, curieusement, que l’εἶδος aristotélicien se distingue de l’idée platonicienne par son immatérialité absolue. Car l’idée platonicienne pouvait toujours utiliser définitionnellement les attributs matériels, simplement elle ne possédait pas de « matière compacte ». Le concept d’espèce lui-même est, contrairement au pur concept de genre, une sorte de matière ; il adhère encore à la détermination qui en fait un « ceci » et sans laquelle il resterait « un quelque chose comme ça » („ein solches“). On ne peut donc nullement dire que l’εἶδος est né de l’idée platonicienne. Et il serait tout à fait superficiel d’affirmer qu’on doit rechercher à la loupe les différences entre les deux parce qu’Aristote n’aurait au fond cherché qu’à justifier l’existence de sa propre école.

Telle est la première étape de la métaphysique, qui met la philosophie de l’εἶδος à la place de la philosophie du substrat mais jette un pont avec la doctrine plus ancienne en enseignant qu’il y a trois substrats : l’être individuel, l’εἶδος et la matière, où le premier est le composé des deux autres, l’εἶδος est la véritable οὐσία et la matière reste inconnaissable. Mais l’εἶδος devait être considérablement renforcé dans sa fonction par l’entrée en scène de la théorie de la puissance. Tant que la δύναμις ne signifie que « force », elle vaut en tant que cause matérielle-mécanique, c’est-à-dire : ce qui arrive est déterminé par ce qui est arrivé avant. Mais quand δύναμις signifie « puissance », il s’y trouve une préfiguration de l’être à venir. Ce qui arrive est donc déterminé par ce qui doit arriver. Cet être à venir, à l’inverse, est seulement une réalisation (ἐντελέχεια) [entelecheia] de ce qui existe déjà à l’état d’ébauche. Par là sont enfin saisis le processus de procréation naturelle comme celui de création artistique et technique dans ce qui les distingue de tout ce qui est seulement mécanique. Mais Aristote a là un nouveau souci : il lui importe beaucoup que l’être potentiel ne prenne pas le premier rang sur l’être réel, pas même dans le temps. Au commencement de tout développement doit se trouver un être actuel. L’homme se développe à partir de la semence mais celle-ci vient du père qui incarne le même εἶδος en actualité. De même, la forme d’une œuvre d’art doit être dans l’âme d’un artiste vivant, en chair et en os, avant de pouvoir, depuis cette ébauche, paraître à la lumière.

Il est à présent facile de connaître comment le dernier pas, la théorie du moteur immobile, devait agir sur ce concept de genre. Toute cause mécanique est motrice et mue, toute cause téléologique est motrice et immobile. Tout est dit dans cette simple formule. Aristote ne considère donc pas seulement le Dieu du ciel mais tout bien désirable (ὀρεκτόν) [orekton] comme un moteur immobile. Les affirmations à ce sujet sont en relation directe avec le chapitre astronomique du livre Δ. Le νοῦς pur, c’est-à-dire entièrement libre de la matière, et qui ne repose pas non plus sur la mémoire et l’imagination, ni, d’abord, sur les perceptions des sens, saisit les espèces pures, c’est-à-dire immatérielles, il les voit pour ainsi dire avec l’œil spirituel. Ainsi le genre pur correspond-il toujours, du moins pour l’ultime étape connue de nous du développement philosophique d’Aristote, à la cause finale. Une maison n’est pas un ensemble de briques agencées de telle ou telle façon, mais un abri contre les intempéries, un homme n’est pas une créature à deux jambes mais un être pensant (il doit penser). Ainsi, la métaphysique devient théologie. Cela ne se trouve qu’à l’état de vague esquisse dans les livres ΚΔ, et un début de modification des livres plus anciens en ce sens est perceptible ; à ce sujet doit être particulièrement pointé le livre Η, dans lequel nous trouvons le dernier mot qu’Aristote ait écrit sur son εἶδος.

La Métaphysique a été commencée relativement tard et relativement tôt laissée en l’état. Car il n’est plus rien entré dedans du πνεῦμα ni du rôle de l’imagination dans la pensée. Il est profondément regrettable qu’Aristote n’ait pas laissé le plan d’une théologie. Une notion de son intention à cet égard ne nous est fournie que par l’écrit sur le monde. Il ne fait aucun doute que le Dieu suprême est identique au νοῦς ; toutefois, ce n’est pas simplement le νοῦς platonicien mais un concept acquis par Aristote lui-même par les plus grands efforts, j’espère l’avoir montré. On comprend alors que l’ajout sur le νοῦς à la fin des Seconds Analytiques a un autre sens que celui de l’explication encore entendue au sens platonicien de la Grande Morale, selon laquelle le νοῦς est la capacité de connaître les fondements du savoir.

Un renouvellement important que nous ne trouvons que dans la Métaphysique consiste dans la théorie, ajoutée en Ζ, de la « matière spirituelle » (ὕλη νοητή) [hylé nooté]. L’εἶδος peut se lier à de la matière réelle, il en résulte alors une chose individuelle perceptible par les sens. Il peut aussi y avoir de la matière simplement spirituelle, c’est alors une généralité abstraite. Les mathématiques elles-mêmes ne peuvent rien inférer de simples concepts, elles doivent lier ces concepts à des grandeurs ; c’est seulement alors que les mathématiques peuvent gagner par eux des vues plus larges. Le pur concept de cercle ne comporte pas de segments ni de sections, ces derniers ne se trouvent que dans le cercle représenté. Il est permis de mettre cette théorie en relation avec l’enseignement des Seconds Analytiques selon lequel les définitions ne se laissent pas démontrer, il faut d’abord ajouter l’être à un concept, quand on veut l’utiliser dans une démonstration.

Mais la modification la plus remarquable et la plus profonde est sans aucun doute que la science de « l’étant » ou de la substance devait devenir une théologie. Nous avons décrit le chemin vers cette pensée. Nous ne pouvons saisir la façon dont Aristote l’envisageait qu’au moyen de quelques suggestions. Et en premier lieu se présente l’esquisse plusieurs fois mentionnée aux livres Mét. ΚΔ. Elle est conduite très hâtivement. Aristote en ébauche la pensée préparatoire en étroite relation avec les exposés déjà conduits aux livres Β, Γ, Ε, Ζ, Ν de la Métaphysique et Β, Γ, Ε de la Physique. On reconnaît là encore à quel point les deux écrits, la philosophie première et la philosophie seconde, sont proches. De fait, pour que l’exposé pût culminer dans la description de l’essence du Dieu suprême, donc du moteur immobile, il devait y avoir des conditions non seulement métaphysiques mais aussi physiques. En d’autres termes, le livre Θ devait lui aussi avoir été préparé, car c’est le livre qui comporte les idées les plus essentielles qui conduisirent Aristote à l’hypothèse d’un moteur immobile. Les extraits de la Physique dans Mét. Κ sont tout à fait à leur place, quand on se rend compte que ce livre fut pensé comme une introduction au Δ. Ces extraits sont en outre à leur place parce que la Métaphysique, selon A, 2, devait être la théorie des quatre causes, à laquelle appartient aussi l’origine du mouvement. Mais le νοῦς humain est de même essence que le Conducteur des mondes, et n’est pas différent, par ailleurs, des objets qu’il pense, à savoir du pur εἶδος, de l’οὐσία authentique. L’εἶδος aussi est, en tant qu’ἐντελέχεια, un principe moteur immobile, exactement comme le Seigneur de l’univers. Aristote ne pouvait mieux souligner l’importance unique de son εἶδος qu’en nommant par amour pour lui la « philosophie première » tout entière théologie. Il considéra toujours comme un grand prodige qu’un Dieu suprême immobile gouvernât l’univers tout entier jusque dans les moindres détails, que « notre salut dépendît de lui », sans que jamais il ne s’épuise ni ne se détraque. Les choses doivent être disposées de façon qu’elles se laissent gouverner par lui, non seulement l’éther, avec son mouvement circulaire naturel, mais toutes les autres choses, même si c’est de façon toujours plus réduite à mesure que l’on s’approche du centre de l’univers. Que faut-il penser d’une philologie qui dénie à Aristote le travail où il exprima ses pensées les plus profondes, son écrit sur le monde12 ? Je conclurai par une citation de ce texte (399 a 30).

[Trad. fr. Batteux, revue et corrigée par M. Hoeffer] « Quand donc le Chef suprême, le Générateur, qu’on ne voit que par l’esprit, a donné le signal aux natures qui se meuvent entre le ciel et la terre, toutes, sans s’arrêter jamais, s’avancent dans leurs cercles, selon les bornes qui leur sont prescrites, disparaissant et reparaissant tour à tour, sous mille formes qui s’élèvent et qui s’abaissent, toujours par l’impression du même principe. On peut comparer ce qui s’exécute dans le monde aux mouvements d’une armée. Quand le signal de la trompette s’est fait entendre dans le camp, l’un saisit son bouclier, l’autre revêt sa cuirasse, celui-ci prend son casque ou ses bottes d’acier, celui-ci ceint son baudrier. Le cavalier met le mors à son cheval ; celui-ci monte sur son char ; cet autre donne le mot d’ordre : le capitaine se place à la tête de sa compagnie, le taxiarque à la tête de son bataillon ; le cavalier à l’aile de l’armée ; le soldat léger court à son poste : tout marche à un signal donné, qui émane du commandant en chef. Voilà comment il faut se représenter l’univers. Par l’impulsion unique d’un être qui règle tout selon ses propres lois, et qui, pour être invisible et caché, n’en est ni moins actif ni moins démontré à notre raison. Notre âme, par laquelle nous vivons, et par laquelle nous construisons des villes et des maisons, est également invisible ; elle ne se manifeste que par ses œuvres. C’est elle qui a dressé le plan régulier de la vie humaine, qui le suit, qui le remplit : c’est elle qui a montré à cultiver les terres, à les ensemencer : c’est elle qui a inventé les arts, établi les lois, institué l’ordre des gouvernements, distribué les fonctions de la vie civile : enfin c’est elle qui a montré à faire la guerre et la paix. Il en est de même de Dieu. »

Notes

1 Strabonis Geographica éd. Meineke (Teubner), Livre XIII, 54

2 « Aristoteles an Alexander über das Weltall », Neue Jahrbücher, 1936, p. 323 ss.

3 Werner Jaeger tient les deux textes à Alexandre pour inauthentiques. Dans son livre Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin 1923, il ne les mentionne pas du tout.

4 Hans von Arnim a démontré l’authenticité du texte (édition Susemihl de la Bibliotheca Teubneriana) dans trois essais à l’Académie des sciences de Vienne : « Die drei aristotelischen Rhetoriken », 1924, « Arius Didymus’ Abriß der peripatetischen Ethik », 1926, « Das Ethische in Aristoteles’ Topik », 1927. Cependant, Jaeger, dans « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals » (Comptes rendus de l’Académie prussienne des sciences, 1928, XXV), croit fermement à leur inauthenticité. Von Arnim réfuta ses raisons dans son essai à l’Académie « Nochmals die aristotelischen Ethiken », Vienne 1929. Je pense avoir apporté de nouvelles lumières sur la question dans mon essai « Die früharistotelische Ethik, Politik, Rhetorik », qui fut accepté par l’Académie de Vienne et reçut une publicité considérable dans les notices de cette année.

5 Paru comme supplément dans l’édition Susemihl de la Rhétorique à Eudème, Bibliotheca Teubneriana. Von Arnim n’a pas encore reconnu cet écrit authentique d’Aristote. Dans la note 4 de mon traité précédemment cité, j’ai présenté la preuve de son authenticité.

6 Cet écrit aussi est considéré inauthentique par Jaeger, dans « Aristoteles », p. 45. J’ai défendu son authenticité dans « Untersuchungen zur Topik des Aristoteles », Hermes 1928, p. 471 ; voir aussi mon livre Die Entstehung der aristotelischen Logik, Berlin : Junker und Dünnhaupt 1936, p. 26.

7 La naissance de la Physique et de la Métaphysique est le sujet de mon livre Die Entstehung der aristotelischen Prinzipienlehre, qui doit paraître dans le cadre des « Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte ».

8 C’est une découverte particulièrement belle et éclairante de von Arnim : « Zur Entstehungsgeschichte der aristotelischen Politik », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1924, pp. 113/4.

9 Cf. Rose, Aristotelis fragmenta (Teubner 1886) p. 5 n° 49.

10 Cf. la discussion de l’un de mes travaux préparatoires par Werner Jaeger dans Gnomon, 1928, pp. 630-634. Qu’à l’époque déjà je voyais les choses de manière plus juste que lui ne peut cependant être montré qu’à l’aide de l’écrit déjà cité sur la naissance de la théorie aristotélicienne des principes [note 7 supra].

11 Cf. de mundo 398 b 16 ss et de animalium motu 701 b 1 ss.

12 Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, p. 3631 ss., utilise ce texte dans sa présentation de la philosophie du premier siècle avant le christianisme. Wilamowitz les tient pour une falsification de l’époque impériale julio-claudienne (Griech. Leseb., 2e moitié du vol., p. 186) ; quant à Werner Jaeger, il ne daigne même pas expliquer à ses lecteurs pourquoi il ne s’en sert pas comme source de la philosophie aristotélicienne.

Kant et Nietzsche, par Hans Heyse, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und Nietzsche de Hans Heyse, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 3-28.

Le philosophe Hans Heyse (1891-1976) présida la Kant-Gesellschaft de 1935 à 1937 et fut un des éditeurs de la revue Kant-Studien à partir de 1942. Il appartenait, dans les années trente, au comité scientifique responsable de la publication des œuvres complètes de Nietzsche.

Le présent essai peut être considéré comme une introduction à son œuvre maîtresse, Idee und Existenz, parue en 1935.

Dans la présente traduction, les citations sont presque toutes tirées de traductions françaises existantes et accessibles en ligne : Jules Barni pour La critique de la raison pure, Paul Mouy pour la Dissertation de 1770, Joseph Tissot pour les Prolégomènes, Marnold et Morland pour L’origine de la tragédie… Avec les moyens dont nous disposions, une telle recherche s’est avérée cependant peu fructueuse concernant les citations tirées de La volonté de puissance ; il s’agit donc, dans la plupart des cas, pour ces citations-là, d’une traduction par nous-même, et nous présentons nos excuses au lecteur si notre version de ces courts passages (souvent des fragments de phrase) n’est pas aussi bonne qu’une traduction « canonique ».

Le terme Erscheinung, du verbe erscheinen, mérite une brève mention. Il est chez Kant souvent traduit par « phénomène » et s’oppose à la « chose en soi » : Kant parle d’opposition phaenomenonnoumenon ou Erscheinung (trad. phénomène)-Ding an sich. Dans les écrits de Nietzsche portant sur le mythe apollinien-dionysiaque, Erscheinung est traduit par « apparition » : les dieux « apparaissent » (erscheinen). Une pensée de Heyse dans le présent essai repose sur cette identité lexicale qu’il est difficile de rendre en français, a fortiori sans bouleverser la tradition lexicographique reçue des traductions.

Un mot, enfin, du terme Auslegung, dans l’expression récurrente Existenz- und Weltauslegung. Si l’on traduisait systématiquement ce terme ici par le mot qui doit venir le premier à la pensée dans un contexte de littérature conceptuelle, à savoir « interprétation », on prendrait le risque de donner à l’expression récurrente une coloration qu’il ne peut avoir été l’intention de l’auteur de lui donner puisque ce dernier oppose la « nouvelle situation métaphysique » produite par la pensée de Kant et de Nietzsche à une « métaphysique occidentale » (voire « pan-occidentale ») traditionnelle où le savoir est conçu comme simple « réception et restitution des objets extérieurs », ce qu’est précisément une « interprétation » ! Nous avons donc opté en règle générale pour « configuration du monde et de l’existence », sans être d’ailleurs capable de mesurer précisément quel degré de puissance et de libre arbitre l’auteur impute à l’agent de cette « configuration ». L’idée générale nous paraît tirée bien plus de Nietzsche que de Kant. Le terme Auslegung que sa polysémie rend ici ambigu car il peut désigner une interprétation passive dans le sens indiqué mais aussi un processus dynamique de construction et production, sert donc à Heyse de compromis entre la conception « réceptive », en quelque sorte passive du savoir dans la métaphysique traditionnelle et, aux antipodes, celle de Nietzsche, où le savoir est création de la vérité (Wahrheit schaffen) par le sujet connaissant. L’idée que la connaissance des phénomènes selon Kant puisse se subsumer sous la même catégorie que la connaissance au sens de Nietzsche, c’est-à-dire que le sujet connaissant « construirait » les phénomènes, est paradoxale ; en effet, dans le kantisme une telle construction – si l’on voulait employer ce terme – est entièrement déterminée par les conditions formelles universelles de la subjectivité et s’impose donc au sujet connaissant avec la même nécessité que le monde extérieur objectif dans la métaphysique traditionnelle, tandis que la conception nietzschéenne implique la « volonté de puissance », un vouloir. 

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KANT ET NIETZSCHE

par Hans Heyse, Göttingen

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Kant et Nietzsche ! Ces deux personnalités, et par suite leurs philosophies en tant qu’« états de service de leurs auteurs », ne représentent-elles pas les antipodes de la conscience philosophique moderne ?

De quelque façon que l’on cherche à fonder cette antithèse, dans la psychologie, la typologie, les humanités ou quoi que ce soit d’autre, elle manque l’essentiel, à savoir la véritable philosophie de Kant et de Nietzsche, dont la dimension profonde se manifeste seulement dans le dévoilement de leurs horizons métaphysiques communs. Car ce sont les principes kantiens qui fournissent leur fil directeur à la découverte et à l’interprétation nietzschéennes des phénomènes les plus originaires de l’existence et du monde1. Seul à partir de cette relation, qui est à la fois unité et opposition héraclitéenne, s’éclairent tant la profondeur vertigineuse des problématiques dégagées par Kant, dont s’effrayent ses successeurs, que la liaison interne, le sens unitaire de la « philosophie expérimentale » de Nietzsche.

Les traits communs de la philosophie de Kant et de Nietzsche deviennent apparents dans la relation des deux à l’hellénisme. La philosophie critique kantienne est en réalité réception et en même temps renouvellement fécond du platonisme. Et Nietzsche s’inscrit dans un effort de reconquête de la philosophie grecque – effort qu’il loue comme la seule dignité de la philosophie allemande (XV, 444)2 – en partant de la « philosophie de l’ère tragique des Grecs » vers les sources qui le portent finalement jusqu’au mythe.

Ce lien avec l’hellénisme ne signifie ni pour Kant ni pour Nietzsche une « dépendance » historique ou littéraire ; c’est bien plutôt l’expression du renouveau d’une authentique réflexion philosophique autonome. Il s’agit fondamentalement pour eux de s’approprier dans l’hellénisme en tant que principe historique l’exigence supra-historique incarnée en elle d’un devenir autonome et d’une expérience du monde toujours plus profonds. Ainsi se prépare une nouvelle liaison philosophique de l’esprit allemand à l’hellénisme3. Si, pour cet esprit, la grécité était jusqu’alors définie par sa réduction métaphysique, c’est-à-dire sa sujétion aux exigences hétéronomes de la foi, si bien qu’elle pouvait être observée, certes, de manière théorique mais non être existentiellement vécue, de leur côté Kant et Nietzsche, confirmant les affinités naturelles et électives entre l’esprit et la vie grecs et allemands, saisissent dans l’hellénisme la vérité la plus profonde qui fait éclater la tradition et dont les étincelles embrasent leur propre activité philosophique pour qu’alimentée de soi-même elle devienne une flamme dévorante et lumineuse. Nous entendons par là que la critique kantienne de la raison et la critique nietzschéenne des valeurs renferment cette dualité : rupture, séparation – au nom de quelque chose de plus originaire, de plus profond.

Mais qu’est-ce qui est ainsi frappé de dissolution ? C’est la métaphysique pan-occidentale (gesamtabendländisch), celle qui, depuis le tournant historique, s’est constituée selon une hiérarchie des normes plaçant au sommet la foi. Elle n’est pas un simple système de principes théoriques : elle représente au contraire la quintessence des idées et principes formant l’expression la plus compacte et la plus achevée de l’existence de l’homme occidental, définissant l’être même de ce dernier, ses rapports à la nature, à l’histoire et à la transcendance divine. Et qu’est-ce qui, plus profond et plus originaire, se libère dans cette crise ? C’est la formation autonome, suscitée par la réception de la philosophie grecque, d’une métaphysique européenne supra-occidentale par laquelle une nouvelle situation métaphysique se produit, où il est question dans tous les sens du terme d’un changement de conception du savoir, de l’être et de l’existence4.

Les premiers contours de notre problème étant ainsi esquissés, nous demanderons :

Premièrement, quels sont les fondements historiques et principiels à partir desquels Kant remet en question la métaphysique pan-occidentale et, ce faisant, produit une nouvelle situation métaphysique ?

Deuxièmement, que signifie que Nietzsche philosophe à partir de la situation métaphysique créée par Kant et radicalise et élargit les problématiques kantiennes ?

Troisièmement, quels aperçus la réflexion philosophique contemporaine parvenant à la clarté dans cet échange avec Kant et Nietzsche en tire-t-elle nécessairement ?

Tâchons d’éclairer ces thèmes et leur liaison étroite par l’examen de quelques problèmes paradigmatiques5.

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Dans la Critique de la raison pure, Kant explique : « Je n’entends point [par critique de la raison pure] une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général … par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Préface A XII).

Comment cette solution est-elle cherchée et fondée ? Kant part de cette forme de la « faculté de la raison » au moyen de laquelle sont posés dans l’histoire de l’Occident l’être et, en lui, l’existence, et qui se manifeste dans la métaphysique occidentale. Cette forme de la « faculté de la raison » est en dernière analyse définie par deux pôles opposés : le savoir et la foi – la philosophie et la révélation. Ce sont là les grands représentants des solutions métaphysiques et des forces historiques à l’origine de l’ère occidentale et dont la dialectique idéelle et existentielle détermine l’histoire de l’Occident depuis le tournant historique.

Essayons de présenter ces faits de manière courte et prégnante.

Pour les Grecs, le savoir est avant tout le principe au moyen duquel l’homme plongé dans la crise de « l’apparence » et de « l’être » découvre l’idée du cosmos, à partir de laquelle il élucide son propre sens existentiel. En face de ce savoir, unitaire dans la religion, la tragédie et la philosophie, et où l’existence est rapportée à son « bonheur », se pose un nouveau principe, celui de la foi. Le conflit de la foi et du savoir, où la foi l’emporte, est un thème fondamental de la métaphysique et de l’histoire occidentales. Or cela signifie que l’idée du savoir subit une révolution, une dévalorisation lourde de conséquences, une réduction existentielle en vertu de laquelle le savoir est resté jusqu’à nos jours, dans tous ses aspects, « pure théorie ». Face au savoir ainsi conçu, la foi se présente nécessairement comme le seul principe existentiel important, où il est question du seul dénouement véritable, salut ou damnation. Le savoir est renvoyé à la périphérie de l’être, et conçu selon la méthode de la réception et restitution des choses et objets « extérieurs ».

En outre, par ce choix fondamental, c’est, avec la nature du savoir, la configuration de l’être et de l’existence qui se trouve radicalement modifiée. Alors que, pour les Grecs, par le savoir qui perce les apparences et l’obscurité, l’être s’ouvre comme cosmos olympien dont la lumière rayonnante permet d’éclairer l’essence de l’existence, ce cosmos est à présent démoli. Dieu, le Créateur, se tient en face de l’âme créée à partir de rien, en conséquence étreinte par l’angoisse existentielle, et pour laquelle le monde, convoqué, lui aussi ex nihilo, dans la réalité, sert de cadre, de scène à ses luttes.

L’idée ici esquissée du savoir comme « théorie » et interprétation de l’être en tant que Dieu, âme, monde, définit jusqu’à Kant la structure de la métaphysique occidentale. Elle est en même temps le principe le plus profond de l’histoire de l’Occident, au moyen duquel leur rang est prescrit de manière irréfragable aux forces historiques, telles que l’Église et l’Empire.

Cette situation métaphysique de l’Occident n’a guère été modifiée, en dernière analyse, par l’irruption historique de nouvelles idées et de nouvelles forces, dont celles, importantes pour Kant, du « rationalisme » et de l’« empirisme ». Les deux adoptent les problèmes métaphysiques de l’Occident pour les séculariser. Sécularisation signifie la « mondanisation » de concepts (mais aussi de personnes, de choses) à l’origine religieux, plus précisément, la sollicitation et l’acquisition de la confiance et de la certitude garanties par la religion au moyen de la grâce, par des moyens fondés dans le monde, c’est-à-dire rationnellement ou empiriquement. Fatiguée des conflits de dogmes, horrifiée par leurs conséquences, dont l’Allemagne fut saignée, encouragée par les succès des nouvelles sciences de la nature, la modernité s’engagea alors dans un processus, qui dure jusqu’à nos jours, consistant à projeter les données de la conscience religieuse occidentale, l’histoire, le contenu métaphysique de l’Occident sur le plan, soustrait à tout arbitraire, d’une « rationalité » ou « empirie » universellement valable. Dans la mesure où le rationalisme cartésien est en ce sens fondé religieusement et métaphysiquement, il put, par exemple, exercer une domination sur les Pays-Bas profondément religieux. Et s’agissant de l’empirisme anglais, il est lui aussi, comme le rationalisme, défini par l’horizon de la métaphysique pan-occidentale. De même que le rationalisme cherche à éclairer et lier entre eux par la « raison » les problèmes Dieu, âme, monde, pour l’empirisme le concept d’« expérience » possible implique aussi cette structure. Le rationalisme et l’empirisme ne sont donc pas de simples « théories » : ils sont plutôt les principes spécifiquement modernes par lesquels les problèmes métaphysiques et les tâches politiques, issus de l’Église comme de l’Empire, occidentaux doivent être résolus d’une manière neuve et plus adéquate.

La métaphysique pan-occidentale, fondement ultime de l’histoire de l’Occident, comprend donc tout autant la tradition fondée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, modernisée par Suarez et la scolastique protestante, retravaillée par Wolff et Baumgarten, que le rationalisme et l’empirisme. La tradition, avec les disciplines de l’ontologie ainsi que de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelles, forme le champ de la critique de la raison pure, dans lequel sont inclus les problèmes du rationalisme et de l’empirisme. C’est cet ensemble, rassemblé par Kant, qui fait l’objet de la critique. C’est pourquoi il est tout aussi vain d’interpréter la philosophie kantienne comme un renouvellement de la métaphysique occidentale que comme une synthèse de rationalisme et d’empirisme. Il est en outre erroné d’appeler Kant un « penseur anhistorique ». Sa philosophie est si conforme à la tradition et si chargée historiquement qu’elle garde en elle toute la métaphysique occidentale en tant qu’expression de l’existence historique de l’Occident : non pas simplement, toutefois, en la « comprenant » dans ses « données historiques », mais en posant, par le droit régalien du génie, la question de sa possibilité, c’est-à-dire de sa vérité. Avec la philosophie kantienne, il ne s’agit donc pas tant d’une « critique » que, bien plutôt – c’est ainsi que nous résumons l’intention kantienne –, de la première véritable crise de la conception occidentale de la raison, de l’interprétation de l’être et de l’existence, mais en même temps, au plan positif, d’une poussée dans l’inconnu lointain autour du nouveau sens de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »

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Comment accéder à cette essence plus profonde de la philosophie kantienne ? Nous choisirons dans un premier temps la voie historique, en commençant par un court examen du premier travail critique de Kant, quand celui-ci quitte la route de la tradition et lance le « criticisme ». Il s’agit de la dissertation de 1770 : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis.

Cet écrit est la réception et l’appropriation féconde du platonisme, avant tout du platonisme défini par saint Augustin et transmis par la tradition occidentale. La réception du platonisme fut le grand événement de la vie de Kant – duquel il est sans doute question dans la remarque suivante de ses Réflexions : « L’année 1769 m’apporta une grande lumière » –, c’est l’événement qui domine sa philosophie dans les trois Critiques et jusqu’à l’Opus postumum.

Le titre de la dissertation en présente le thème central : il s’agit de la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible, à savoir, de l’essence de la forme et de la différence qui s’exprime en elle entre deux mondes.

Kant voit l’image originaire de la forme dans l’Idée platonicienne, plus précisément platonico-augustinienne. Celle-ci est pour Kant intuition (Anschauung) divine, purement intellectuelle (intuitum purum, intellectualem … qualis est divinus, quem Plato vocat ideam) (II, 413). L’Idée platonicienne est, en tant qu’intuition divine, l’image originaire des choses, car la volonté divine produit conformément à elle la totalité des choses. Aussi est-il écrit dans les Confessions de saint Augustin (13, 38) : Nos itaque ista quæ fecisti videmus quia sunt – tu autem quia vides ea sunt. « Nous voyons les choses car elles sont – elles sont car Dieu les voit. » Augustin distingue dans le même sens que Platon l’intuition divine de l’intuition humaine, ainsi que l’image originaire de son reflet, et Kant s’inscrit dans cette continuité. Il explique qu’à la différence de l’intuition divine, purement intellectuelle, qui produit la totalité des choses, l’intuition humaine n’est pas intellectuelle mais sensible, n’est pas créatrice mais passive, n’est pas objective mais subjective – elle n’est pas la forme globale adéquate de l’archétype du monde intelligible nouménal mais du monde sensible phénoménal.

En même temps qu’il distingue les formes du monde sensible et du monde intelligible, Kant distingue ces mondes eux-mêmes. Tout comme celle de la forme, cette conception est tirée de la philosophie grecque, et plus précisément du platonisme. C’est pourquoi Kant écrit dans sa dissertation de 1770 : Vereor autem, ne Ill. Wolffius per hoc inter sensitiva et intellectualia discrimen, quod ipsi non est nisi logicum, nobilissimum illud antiquitates de phaenomenorum et noumenorum indole disserendi institutum, magno philosophiæ detrimento, totum forsitam abolerevit, animosque ab ipsorum indagatione ad logicas saepe numero minutias averterit (II, 395) : « Je crains que Wolff [qui est pour Kant, dans ce contexte, le représentant moderne de la métaphysique occidentale] … n’ait sans doute entièrement aboli la tradition très illustre de l’antiquité sur la nature des phénomènes et des noumènes, au grand détriment de la philosophie, et qu’il n’ait détourné les esprits de leur recherche. » Dans la Critique de la raison pure, Kant adresse le même reproche au rationalisme et à l’empirisme modernes, à Leibniz et à Locke, qui, en manquant l’essence de la forme, détruisirent la distinction des phénomènes et des noumènes, de l’« apparence phénoménale » (Erscheinung) et de la « chose en soi » (A 270 f., B 326 f.).

Mais la métaphysique pan-occidentale, celle de la tradition comme celle de la modernité, n’a-t-elle pas elle aussi, précisément, distingué deux « mondes », l’« immanent » et le « transcendant », les royaumes de la « nature » et de la « grâce », de sorte que le passage, guidé par la foi et réalisé par la raison, du monde « physique » au monde « métaphysique » constitue sa thématique propre (cf. Prol. §1 entre autres) ? Sans doute ! Cependant, avec l’idée platonicienne-kantienne de la forme et la différence établie par là même entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », une idée radicalement nouvelle du savoir et de l’interprétation de l’être et de l’existence est ébauchée et fondée – une idée non occidentale, supra-occidentale de la métaphysique, qui doit être considérée comme la norme de toute interprétation de la pensée kantienne.

Telle est la fondation historique de notre thèse, selon laquelle Kant reçoit du platonisme le point de départ et le principe à partir duquel il remet en question la métaphysique pan-occidentale et ouvre à la réflexion philosophique un nouveau champ, jetant la lumière dans les profondeurs de la métaphysique.

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L’immanence historique du platonisme dans la philosophie critique ne recueille pas son sens fécond et systématique du fait que Kant, dans sa pratique du platonisme augustinien, ferait découler la connaissance humaine en sa subjectivité et finitude de la connaissance divine avec son objectivité et infinitude, et ce faisant affecterait la première au monde en tant que « phénomène » et la seconde au monde en tant que « chose en soi ». Une telle interprétation manquerait le sens de la connaissance ainsi que de la distinction entre « phénomène » et « chose en soi ». Car le platonisme augustinien est dépassé par la réflexion systématique de Kant, qui se rapproche d’un platonisme plus originaire. Là où, selon Platon, ce qui, changeant, illimité, indéterminé, devient est limité par les Idées et façonné sous la forme du cosmos, Kant donne à cet indéterminé la dimension profonde de « chose en soi » et conçoit les Idées comme les formes de la connaissance humaine par laquelle la « chose en soi » apparaît en tant que « phénomène ». Ce qui veut dire : la connaissance humaine finie ne découle pas, ni dans sa possibilité, ou construction mentale, ni dans sa réalité, de la connaissance divine infinie. Ce « mauvais concept » de la finitude est seulement le point de départ « occidental », transmis par la littérature, de la philosophie kantienne. La finitude est bien plutôt définie par le fait originaire, redécouvert par Kant, de « limite », de limitation par lequel l’illimité, l’« infini » reçoit d’abord son « être » – c’est-à-dire devient « phénomène ». Cela – s’il nous est permis d’aller au-delà de Kant pour bien saisir la différence avec l’interprétation occidentale – ne constitue aucune dévalorisation du divin, car les dieux grecs « apparaissent » (erscheinen) et sont « finis », c’est-à-dire sont mesure et limite, sont figure.

Par conséquent, le concept kantien d’« apparence phénoménale » consiste en ce que la « chose en soi » se manifeste en elle. Mais cette chose en soi n’est pas le monde déterminé « en soi », infini, divin, transcendant, qui vient au « donné » dans le milieu de la « finitude » du sujet : il est bien plutôt l’illimité, l’infini, l’indéterminé « en soi ». Plus exactement, la subjectivité et existentialité humaine, déterminée par le fait originaire de « limite », est le principe au moyen duquel la « chose en soi » en tant qu’illimité est conduite à l’« apparence phénoménale ». C’est ainsi que fonde Kant le nouveau sens métaphysique de la connaissance, de l’être et de l’existence. Ce concept s’exprime dans le principe au moyen duquel Kant initie et mène la « révolution de la pensée » contre l’ensemble de la métaphysique occidentale : à savoir, la « révolution copernicienne ».

Que signifie que Kant provoque, en se rattachant au moyen de ce principe aux mathématiques et à la science mathématique de la nature, la dissolution de la métaphysique occidentale ? Cette destruction n’a-t-elle pas pour conséquence nécessaire – d’autant que les tentatives de l’idéalisme allemand sont impuissantes face à elle – la réduction de la métaphysique au simple statut de théorie formelle de la connaissance, justifiant l’indépendance et en même temps la divergence manifeste des sciences spécialisées, si bien que l’on aboutit à la situation dans laquelle nous nous trouvons eu égard aux choses de la science ? C’est la conception toujours en vigueur aujourd’hui, bien qu’elle soit entièrement fausse. Kant lui-même prend position, de manière répétée, contre une telle conception. Ainsi écrit-il dans les Prolégomènes (§40) que le rattachement aux mathématiques et à la science mathématique de la nature n’a pas lieu au nom de ces sciences mais au nom de la métaphysique. Aussi la question décisive est-elle à formuler de la façon suivante : en quel sens Kant aspire-t-il, avec la dissolution de la métaphysique pan-occidentale, à la fondation du nouveau problème de la métaphysique dans la « révolution copernicienne » sur l’exemple des mathématiques et de la science mathématique de la nature ?

Les traits historiques de la question ici posée des relations entre métaphysique et science s’éclairent par l’hellénisme. Car la science grecque repose sur le savoir qui appartient tout à la fois à la religion grecque, à la tragédie grecque, à la philosophie grecque : c’est pourquoi le problème platonicien de l’astronomie scientifique7, transmis via Simplicius à la tradition et qui connut sa renaissance avec Copernic, est le véhicule paradigmatique du problème grec de la métaphysique8. Aussi est-ce un fait crucial que Kant comprenne l’idée du savoir incarnée dans la nouvelle science comme le mode spécifique d’une idée plus profonde et plus englobante du savoir et de la vérité, de la métaphysique à reconquérir par intégration. Par cette idée, la nouvelle science de la nature se voit arrachée à la structure de la métaphysique occidentale : la science de la nature est désormais comprise comme l’expression spécifique et adéquate de cette métaphysique dont elle tire en vérité son origine.

Cela s’opère dans la Critique de la raison pure, où la pensée copernicienne, en tant que paradigme scientifique de la métaphysique gréco-européenne, est formulée et développée via les grands principes de la Dissertation de 1770 – l’idée de la forme et la distinction des phénomènes et des noumènes, c’est-à-dire de l’« apparence phénoménale » et de la « chose en soi ».

Si Copernic explique les mouvements des planètes non plus par le recueil et la description de données isolées, éparses, mais par la « révolution » du système héliocentrique qui est le tout liant les données entre elles, Kant s’empare de ce problème de manière plus générale pour développer en tant que principe de la métaphysique recherchée la disposition cognitive et existentielle (Denk- und Daseinshaltung) gréco-européenne qui se trouve à son fondement. Il décrit cette disposition, en relation à l’Idée platonicienne en tant que forme, comme unité de la pensée et de l’intuition. L’intuition est l’authentique principe « idéel » façonneur de totalité. Car elle est la disposition humaine-subjective par laquelle l’horizon limitatif « définisseur », c’est-à-dire la forme de la totalité du monde phénoménal, est ébauché. Parce que, ensuite, l’intuition en tant que principe formel spécifique de la métaphysique tout entière se présente comme espace et temps, Kant rattache à leur véritable origine métaphysique les mathématiques et la science mathématique de la nature via les principes spatio-temporels définissant celles-ci – contrairement aux scientifiques, qui, sans préjudice de leurs prestations géniales et pionnières, restent philosophiquement à l’intérieur de la métaphysique occidentale.

La nouvelle métaphysique est ainsi le cadre de la critique de la raison pure, l’expression de la disposition cognitive et existentielle par laquelle l’isolé, l’épars, l’obscur en nous et en-dehors de nous, c’est-à-dire, ultimement, l’indéterminé et l’insaisissable, la « chose en soi », est conduit à l’Idée par l’acte de révolution copernicienne, est ordonné par l’ébauche du cosmos, est conduit à l’« apparence ». Est ainsi conçue l’idée d’une métaphysique où le savoir, le Logos en tant que disposition cognitive et existentielle, est aussi important pour l’existence que pour le monde, et où il reçoit son sens métaphysique. On gagne de cette manière le terrain pour la saisie et continuation adéquate de la métaphysique grecque, terrain où, dans la religion, l’art, la philosophie anciennes, il s’agit d’emblée d’éclairer et ordonner les forces originaires obscures – un problème auquel Nietzsche donnera une expression insoupçonnée jusqu’à lui.

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Il ne faut toutefois pas se cacher que l’immense entreprise de Kant ne parvient pas toujours à son but, que souvent les vues nouvelles sont masquées par des concepts traditionnels, et qu’il en résulte des ambiguïtés et des contradictions. Les plus grandes avancées, là où s’accomplit la crise finale entre l’ancien et le nouveau, où le nouveau est historiquement et essentiellement originaire, en sont d’autant plus importantes. Elles forment le véritable sens de la philosophie critique, formulée de manière toujours plus accusée tout au long de l’approfondissement et du développement progressifs du travail kantien9.

Sur le fondement obtenu dans la dissertation de 1770, la critique de la raison pure place dans la « révolution copernicienne » non seulement la nouvelle idée du savoir mais aussi la nouvelle conception de l’être et de l’existence, dont l’expression la plus générale se trouve dans la relation du « phénomène » à la « chose en soi ». Comment l’idée kantienne du savoir pourrait-elle jamais être comprise comme « étalon », ce à partir de quoi les objets « s’étalonnent » – si les objets lui étaient donnés dans le sens de la métaphysique occidentale et non constitués en tant qu’« apparence phénoménale » ? Le savoir, fondé, dans la critique de la raison pure, par l’unité de l’entendement et de l’intuition, comme disposition subjective, c’est-à-dire cognitive et existentielle, porte dans ce premier sens la chose en soi à l’apparence ou apparition phénoménale, où « apparition » signifie la même chose que l’ébauche du cosmos physique et de ses lois les plus générales (Prol. §36, sec. 1, 2 et la dernière phrase). Or cette ébauche est un acte existentiel, par lequel la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat invisible » « en nous comme en-dehors de nous » (Cr. d. l. fac., intro. IX, sec. 2), est fait, en tant que cosmos unitaire, « apparence » (cf. Cr. r. pu. B 158 e.a.). L’homme se manifeste à lui-même en ébauchant et dévoilant le cosmos du « monde phénoménal ».  Qu’est-ce donc, dans ces conditions, que la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat suprasensible » « aussi bien en nous qu’en dehors de nous » ? C’est l’« inconnu » (Cr. r. pu. B 59), le « corrélat » (Cr. r. pu. B 45) du « fond » inconnu et insondable (Prol. §57) de l’« apparence phénoménale », l’illimité qui, par limite et limitation, par l’horizon définiteur, devient saisissable en tant que problème. C’est « la profondeur sans fond » au-dessus de laquelle flotte toute connaissance.

Ceci devient plus clair quand nous faisons avec Kant le pas conduisant de la critique de la raison pure à la critique de la raison pratique. Dans l’idée de « passage » (Übergang) – laquelle n’apparaît pas pour la première fois dans l’Opus postumum mais est fondamentale pour la philosophie kantienne tout entière, idée que j’ai cherché ailleurs à saisir par le concept de différenciation et synthèse régionale – se trouve l’autre grande découverte de Kant, jamais bien comprise. Dans la mesure où l’essence de l’existence ne s’épuise pas dans le fait que le sujet théorique porte la « chose en soi » à l’« apparence » du cosmos physique, il faut une autre forme, une nouvelle dimension du savoir, au moyen de laquelle l’existence prend conscience d’elle-même dans le vivre, l’agir et le faire. C’est l’idée de la raison pratique, du savoir véritablement existentiel par lequel le sujet se saisit et s’éprouve comme existence – par lequel le « substrat suprasensible en nous » est porté à la « détermination » (Cr. r. pu. intro. IX, sec. 2), par lequel lui est « conféré la réalité » (Cr. r. pra. préf. sec. 5 e.a.), par lequel il est constitué en tant que noumène (Cr. r. pra. préf. sec. 6 e.a.). Si nous voulons éviter les erreurs tenant à ce que Kant a employé « chose en soi », « noumène » et d’autres concepts similaires tantôt dans le sens de la métaphysique occidentale tantôt dans le sens de la nouvelle métaphysique, nous devons dire, contre la lettre mais d’autant plus selon l’esprit de Kant, que le savoir existentiel selon la raison pratique porte la « chose en soi » en tant que « substrat suprasensible en nous » à l’« apparence » en ce nouveau sens où l’apparence se présente comme la constitution (Konstituierung) du noumène, du cosmos existentiel (cf. Cr. r. pra., conclusion). Car ce cosmos non plus n’est pas « donné » mais bien plutôt porté à l’« apparaître » par la « révolution copernicienne », dans la fondation de la personnalité et de la collectivité. Or Kant parvient ainsi, avec l’idée de raison pratique, à un sommet de sa philosophie. La réduction existentielle occidentale du savoir en « théorie » est principiellement abolie. Pour la première fois depuis les Grecs, dans cette idée de raison pratique est gagnée celle de savoir existentiel. Sur la base de la « révolution copernicienne », la raison pratique est capable de déterminer absolument le « substrat suprasensible en nous » – d’être législatrice dans un sens plus radical encore que la raison théorique. Sur cette base métaphysique repose le caractère actif et dynamique de la raison pratique comme le principe de configuration et formation de l’existence (et du monde) sous l’espèce de l’Idée.

Le savoir au sens de la critique de la faculté de juger, à présent, pose le problème suivant (Cr. fac. ju., intro. II, sec. 9 et IX, sec. 2) : comment, sur la base du « substrat suprasensible », l’« harmonie » (Übereinstimmung) du cosmos physique et du cosmos existentiel est-elle conduite à « apparaître » ? Cela passe par l’art. C’est là que se trouve l’essence métaphysique de ce dernier, son sens existentiel et son caractère mondain. Car Kant, en d’autres passages (Cr. fac. ju., §87, sec. 1 et sec. 8), fonde sur cette « harmonie » l’idée et la réalité de la divinité ; selon Kant, il ne faut pas seulement dire, dans un sens étroitement moral, que le beau est le symbole de la moralité, mais aussi que l’art révèle le divin…

Ces résultats nous permettent d’approcher cette configuration du monde et de l’existence (Existenz- und Weltauslegung) recherchée pendant des siècles, cette conception où les plus hautes manifestations de l’esprit humain reconquièrent leur essence métaphysique, où elles ne sont plus posées les unes en face des autres comme autant de sphères séparées mais sont au contraire liées intimement entre elles – grâce à laquelle, enfin, la philosophie, l’art et la science ne contredisent plus la religion mais sont les témoins authentiques de sa vérité et réalité.

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Le principe autonome et l’unité intime de l’activité philosophique nietzschéenne se réalisent dans la radicalisation et l’élargissement de la conscience métaphysique rendue possible par Kant. En ce sens, elle porte en elle-même – comme la réalisation ou l’échec de son propre Telos métaphysique – les critères de sa vérité12. Nous entendons analyser l’essence de la philosophie nietzschéenne dans le développement et la connexion de quelques-uns de ses concepts fondamentaux : les problèmes très hétérogènes en apparence du « mythe apollinien-dionysiaque », de la « volonté de puissance », de la « vérité » de la configuration du monde et de l’existence, de l’« éternel retour ».

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Dans L’origine de la tragédie, Nietzsche explique : « Le courage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et de Schopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plus difficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent à l’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur sa confiance imperturbable dans les eternæ veritates, avait cru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous les problèmes de la nature, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence … au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses… » « Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique » (I, 128). Dans ce passage où l’optimisme sédatif latent dans la logique, c’est-à-dire la foi dans les vérités éternelles, fait que l’« apparence » est confondue avec « l’essence des choses », que la dimension profonde du monde, « plus profond que ne pensait le jour » [Ainsi parlait Zarathoustra], est masquée, que par conséquent la culture moderne est dépourvue de véritable fondement, Nietzsche résume, de fait, la critique kantienne de la métaphysique occidentale, pour en même temps lui rendre, par-delà son rétrécissement schopenhauerien, son sens original et fécond. Or la mise en œuvre de telles conceptions introduit une culture que Nietzsche appelle tragique. Elle présuppose une « conception incomparablement plus profonde et sérieuse de l’art » (I, 139/140), rendue possible par la kantienne-schopenhauerienne « sagesse dionysiaque exprimée en idées » (I, 139/140).

Comment faut-il l’entendre ? Selon la critique kantienne de la faculté de juger, il appartient à l’essence de l’art de porter le « substrat suprasensible en nous et en-dehors de nous » à l’« apparence » de telle sorte qu’en elle l’« harmonie » du cosmos existentiel et du cosmos physique devienne visible. L’art signifie donc, en tant qu’« apparition » spécifique du « substrat invisible », de la « chose en soi », le « passage », l’acte consistant à jeter un pont entre ces deux mondes : il n’y a donc qu’un pas pour voir en l’art « conciliation » ou « libération ». Schopenhauer tourne ces conceptions, absolument contre leur sens kantien, en quelque chose de quiétiste. Nietzsche, par-delà la médiation schopenhauerienne, saisit leur nature primordiale, pour leur donner une nouvelle signification existentielle et métaphysique. Ce faisant, il conquiert cette « vision de l’hellénisme qu’il me fut ainsi donné de percevoir, si étrange, si particulière » (I, 111) qui lui fournit l’ultime et durable fondement de sa métaphysique. Comment cela se passa-t-il ? « À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un principe unique … je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos … Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses »  (I, 110). Apollon nous apparaît « comme l’image divinisée du principe d’individuation » (I, 35). Il est la loi de la mesure, des formes, de la connaissance et tout particulièrement de la connaissance de soi (I, 36). En face de lui, le dionysiaque se tient comme l’« abîme » sur lequel repose le monde apollinien (I, 36), l’« essence mystérieuse de notre nature, dont nous sommes l’apparence extérieure » (I, 34), « l’Un-primordial » (I, 34) – dont le monde apollinien des formes et de la lumière se présente comme l’« apparence » et dont il a besoin pour sa « perpétuelle libération » (I, 34). Dans ce rapport où sont fondés le monde d’Homère comme celui de la tragédie grecque et qui trouve son expression la plus originaire et la plus élevée dans le dressage des forces élémentaires titanesques par les Olympiens (I, 34-38), Nietzsche acquiert la nouvelle interprétation et justification non occidentale, « tragique » de l’existence (I, 32), de l’histoire (I, 37) et du monde (I, 30-32, 72). Parce que, pour lui, l’art est le principe métaphysique par excellence, Nietzsche en vient à dire : « C’est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l’existence et le monde » (I, 45).

On voit ainsi que les principes métaphysiques kantiens de la forme, de la distinction entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », etc., informent – bien que ce soit dans un premier temps à travers leur rétrécissement schopenhauerien en « représentation », « illusion », « volonté » – les conceptions nietzschéennes. Nietzsche s’appropria finalement, au moyen de catégories kantiennes, c’est-à-dire en philosophant, le mythe grec apollinien-dionysiaque, et s’y tint toute sa vie. Les autocritiques ultérieures (rassemblées dans l’édition Musarion, XXI : Écrits et notes autobiographiques) ne portent pas sur le cœur de cette réception ou plutôt de cette utilisation originale des principes métaphysiques kantiens. Elles visent bien plutôt le Kant modifié par Schopenhauer ainsi que les néo-kantiens, le caractère quiétiste de la philosophie schopenhauerienne de même que les ambiguïtés cachées dans le concept de « volonté », et surtout les « applications » de ses propres vues grandioses « aux choses les plus contemporaines » (« Essai d’autocritique », 1886, I, 12 ; Ecce homo, XV, 65), car il considère avec « effroi » les avoir ainsi « compromises » (XVI, 362).

Le sens originel de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque domine de manière d’autant plus déterminante la réflexion ultérieure de Nietzsche, et ce sous un double rapport : il est la norme tant de la dissolution de la métaphysique occidentale que de la fondation de la nouvelle conscience métaphysique. « Tout ce que nous nommons aujourd’hui culture, intelligence, civilisation, doit comparaître un jour au tribunal de Dionysos, l’infaillible justicier », est-il écrit dans L’origine de la tragédie (I, 39). De même, dans La volonté de puissance : « Dionysos est un juge » (XVI, 389). En quel sens déterminant cela est entendu, l’éclaire, toujours dans La volonté de puissance, la formule énigmatique : « Dionysos et le crucifié » (XVI, 391) ou encore « Dionysos contre le crucifié » (XVI, 391). Un tout nouveau problème ne devient-il pas ici visible, ainsi que sa solution ? Cette mystérieuse liaison et opposition ne repose-t-elle pas sur la pensée gréco-européenne rendant possible que le fondement primordial dionysiaque soit porté à l’« apparence » dans le monde de lumière apollinien, mais aussi que Dieu en tant que Deus absconditus se dévoile en tant que Deus revelatus, à savoir sous forme humaine, dans l’« épiphanie » ? Cela signifie : quand nous saisissons les conceptions kantiennes-nietzschéennes dans leurs derniers principes et jusqu’au bout, le fait primordial que le divin « apparaisse » devient une pensée vraie et véritablement réalisable, – de laquelle un Hölderlin, tout particulièrement, sans aucun doute à partir de la situation métaphysique kantienne, fut touché au plus profond. N’est-elle pas ainsi confirmée, la vérité principielle du principe nietzschéen selon lequel la religion des Grecs, en tant que religion de l’« apparition » des dieux, est plus profonde que la religion occidentale ? Et ne comprenons-nous pas alors la possibilité et la vérité métaphysiques des intuitions de W. F. Otto dans ses écrits sur les dieux anciens ? Peut-être un concept a-t-il même été ici trouvé pour non seulement dissoudre la religion européenne mais aussi sauver ce qu’il y a de gréco-européen en elle.

Outre la religion, ces conceptions dominent également l’interprétation nietzschéenne de l’art. Ce dernier demeure « la tâche authentique de la vie », son « activité métaphysique » (XVI, 273). Il est « le plus grand stimulant de la vie » (XVI, 272), car il anoblit, « sanctionne et sanctifie » (XVI, 386 ss.) dans la belle apparence de la forme apollinienne le fond dionysiaque de l’existence et du monde.

L’analogue est vrai, comme nous allons le voir, pour la philosophie, qui jusque dans la constitution de la logique est liée à l’opposition apollinienne-dionysiaque (XVI, 388) et qui rend possible la nouvelle « conception du monde » incluant en elle la « volonté de puissance » et le « retour éternel » (XVI, 399 ss.).

En ce que ces principes métaphysiques se présentent à la fois dans la religion, l’art et la philosophie – qui par là même retournent à « une relation d’affinité » (X, 222) –, ils constituent les forces les plus profondes de la vie et de l’histoire (XV, 62).

Ces quelques traits ont pour but de rendre claire la grande fécondité de la construction nietzschéenne et de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque à l’aide des principes métaphysiques kantiens, et le fait qu’elles déterminent le développement de la réflexion tout entière de Nietzsche.

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Il n’est pas possible d’analyser ici la « volonté de puissance » dans toutes ses dimensions – ses emprunts historiques, comme la monadologie leibnizienne ou la théorie schopenhauerienne de la volonté, ni sa problématique interne, par exemple le rapport de l’esprit ou plutôt des valeurs à la puissance, la « puissance des impuissants », etc. Nous concentrerons notre exposé sur la question suivante : comment Nietzsche constitue-t-il le principe de la nouvelle estimation axiologique qu’il place à l’origine de la transmutation de toutes les valeurs – et quel concept de puissance pose-t-il et défend-t-il à l’aide de ce principe, contre presque tout le développement de la culture jusqu’alors (ainsi qu’il le dit lui-même) ?

Dans La volonté de puissance, Nietzsche explique : « Après avoir longtemps essayé en vain de rattacher un concept déterminé au mot ‘philosophe’ … je reconnus au bout du compte qu’il existe deux sortes de philosophes : 1. ceux qui veulent dresser (logiquement ou moralement) un grand inventaire factuel des jugements de valeur ; 2. ceux qui sont législateurs de ces jugements de valeur » (XVI, 347 ss.). Dans le premier cas, un « en-soi » des valeurs, des jugements de valeur « existe », tout comme le monde est « en soi ». Mais cela veut dire que cette métaphysique est au-delà de l’horizon de la critique kantienne. Car une métaphysique où la conscience est normée par des valeurs et concepts éternels existant « en soi » fait de la conscience le principe de la médiation et de la dévaluation de la vie et du monde au service de la transcendance occidentale. Dans le second cas, il s’agit de la réalisation radicale et universelle de la « révolution copernicienne » par laquelle est posée la nouvelle idée de la forme en même temps que celle de l’être en tant que distinction de l’« apparence » et de la « chose en soi » : car elle seule rend possible cette « législation » par laquelle les jugements de valeur ainsi que les catégories de l’interprétation du monde sont « créées ». Dans la « révolution copernicienne », où le « donné » en nous et en-dehors de nous est transcendantisé pour le former à partir de l’horizon lui-même créé des jugements de valeur et catégories de l’interprétation du monde, l’existence et le monde sont par là même déterminés. Il est ainsi possible à Nietzsche de nommer ce processus actif qu’accomplit l’existence à l’aide de formes auto-constituées et qui se particularise par rapport à l’existence et au monde, par un seul et même principe : la « volonté de puissance ». Car celui-ci est le principe à la fois de la constitution de l’existence et de la configuration du monde ; oui, la manière de configurer le monde est elle-même un jugement de valeur. « Toute élévation de l’homme » apporte avec elle le dépassement de configurations (du monde) plus étroites… » « Cela ressort de mes écrits » (XVI, 100 s.). C’est l’essence métaphysique du caractère actif et dynamique de l’existence, éclairée par Kant et portée par Nietzsche à son plus haut développement. De sorte qu’il serait complètement erroné d’interpréter ce dernier dans le sens de l’irrationalisme ou du pragmatisme. Au contraire, l’effort de Kant comme celui de Nietzsche vise à produire la forme « vraie » de la configuration du monde et de l’existence, au moyen de laquelle l’existence devient consciente des ultimes et plus hautes possibilités de son devenir et de son agir dans le monde, dans une souveraine clarté, et par là même, en tant que le principe même définissant les finalités, réalise la plus haute « volonté de puissance ».

La « véritable » forme ? Que peut-elle signifier pour un penseur qui édifie les plus dangereux paradoxes au sujet de la « vérité » et du « mensonge » ? Les principales difficultés de ce problème tiennent à ce que, tant chez Nietzsche que dans les interprétations du sens occidental de la vérité, les termes correspondants se confondent constamment dans la lutte pour le sens nouveau. Où chercher un appui pour résoudre ce problème obscur et embrouillé ?

Quand, à la suite de Kant, nous décidons, « non sans douleur », de « sacrifier » « ces brillantes espérances » que promet la vieille métaphysique (Cr. fac. jug. §57 II, sec. 1), quand, de ce fait, les vérités que l’on avait crues éternelles deviennent douteuses, où peut bien résider encore l’idée de vérité ? La métaphysique proprement kantienne commence avec ces questions. Lorsque Kant, conformément à sa métaphysique, explique que la raison place elle-même dans la nature ce qu’elle doit en apprendre (Cr. r. pu. B, préf. XIV), que l’entendement ne reçoit pas ses lois de la nature mais au contraire prescrit à la nature ses lois (Prol. §37), ce dernier point est, selon Nietzsche, « pleinement vrai au regard du concept de nature que nous sommes obligés de lui attacher » (II, 37). De manière encore plus précise, il est écrit dans La volonté de puissance : « La volonté de vérité est un ‘rendre ferme’, un ‘rendre vrai et durable’ » « La vérité n’est donc pas quelque chose qui serait là et devrait être trouvé, découvert, mais quelque chose qui est à produire et qui porte le nom d’un processus … Introduire la vérité est un processus ad infinitum, une détermination active … C’est un mot pour dire la volonté de puissance » (XVI, 56). Or cette idée de la vérité a été, dans ce même sens et à la lettre, fondée par Kant.

La « révolution copernicienne », à présent, ne vaut pas seulement à l’intérieur de la seule critique de la raison pure, mais aussi, et bien plus encore, dans la critique de la raison pratique. La raison pratique, en tant que raison déterminante pour l’existence, pose les fondations par lesquelles nous savons et faisons l’expérience de ce qui est bien et mal. Ainsi la parole d’Hamlet « Rien n’est en soi bon ou mauvais, c’est la pensée qui le rend tel » (Acte 2, scène 2) prend un sens inattendu. Kant ôte toute acception relativiste à cette pensée de l’autonomie. C’est un principe absolu au moyen duquel l’homme « détermine » la vérité, l’essence et la valeur de l’existence et du divin en même temps (Cr. r. pu. §91, sec. 9). Cependant – et c’est là que l’on peut reconnaître un droit à la critique schopenhauerienne et nietzschéenne de la pensée de Kant –, la hardiesse de la pensée kantienne se heurte souvent à la force et au contenu de la tradition et du donné historique. Nietzsche le souligne d’autant plus, à la suite de de la « révolution copernicienne », qu’il ne pénètre pas la véritable profondeur de l’idée kantienne. Dans la mesure où la vérité est conçue par Nietzsche comme « introduire la vérité », « créer la vérité », et est donc, comme nous l’avons dit, expression de la « volonté de puissance », cette dernière, « par-delà le bien et le mal », c’est-à-dire par-delà les jugements de valeur et autres legs de la révélation ou de la tradition, détermine dans la « révolution copernicienne » ce qu’est l’authentique « vérité » de l’existence, elle façonne à partir d’un droit autonome l’ordre des valeurs et de l’existence, ainsi que leur hiérarchie, qui trouvent leur forme la plus achevée dans l’idée du « surhomme », de la « grande politique », de l’« éternel retour ».

Considérons à présent la relation entre « vérité », « volonté de puissance » et « éternel retour ».

« La vie est fondée sur la condition d’une foi à quelque chose de durable et dont le retour est régulier ; plus la vie est puissante et plus le monde à déchiffrer et qui est fait être (seiend gemacht) doit être vaste… » (XVI, 56). « Marquer du caractère de l’être le devenir – c’est la volonté de puissance la plus haute » (XVI, 101). En quoi consiste donc ce processus dans lequel la « volonté de puissance la plus haute » « introduit la vérité » comme « détermination active », qui, au nom de la vie, dépend de quelque chose de durable et dont le retour est régulier, qui fait « être » le monde, qui marque du « caractère de l’être » le « devenir » ? Nietzsche répond : ce processus consiste en la fondation des concepts, catégories, constructions qui rendent possible le « retour des cas identiques » (XVI, 26, 58). Or, si c’est la « volonté de puissance la plus haute » que de marquer du caractère de l’être, dans le retour des cas identiques, le devenir, alors cette volonté de puissance la plus haute doit nécessairement aboutir en tant qu’expression de la vie la plus haute et de l’existence « surhumaine » à une interprétation du monde où « tout revient ». « Que tout revienne est la plus extrême approximation du monde du devenir à celui de l’être : – sommet de la contemplation » (XVI, 101). Ainsi, dans l’« éternel retour », théorie du plus haut type d’homme, le retour des cas identiques est le maximum de la congruence des mondes.

La « volonté de puissance » en tant qu’essence de l’existence configure le monde sous la forme de la « vérité » de telle façon que la vérité soit un « introduire la vérité », un « créer la vérité ». C’est de cette façon que le devenir est marqué du caractère de l’être. Cela se représente dans la loi du retour des cas identiques, autrement dit des mêmes mondes. Ces principes intimement liés ont pour condition fondamentale la conception métaphysique rendue possible par la seule philosophie kantienne, avec laquelle commence et se termine la réflexion philosophique nietzschéenne : où la métaphysique est l’événement primordial dans lequel le fond dionysiaque est porté par la forme apollinienne à l’« apparence », à l’« être ».

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Nietzsche porte la remise en question kantienne de la métaphysique occidentale à son ultime conséquence. Dans ses manuscrits non publiés (de la période 1882-88), il écrit : « Les plus grands événements sont ceux qui parviennent le plus difficilement jusqu’aux sentiments de l’homme, par exemple, le fait que le Dieu chrétien soit mort … C’est une redoutable nouveauté qui a besoin de quelques siècles encore pour parvenir au sentiment des Européens, et, pendant un certain temps, il semblera que tout le poids des choses ait disparu » (XII, 316). C’est la situation du « nihilisme européen ». Si « Dieu est mort », il manque un poids aux choses ; si Dieu, qui a créé les hommes et le monde à partir du néant et les maintient, n’est plus cru actif, efficace, il ne reste que le néant, le nihilisme. La philosophie de Nietzsche vise à l’éclaircissement et au dépassement positif de cette situation, à la création d’une nouvelle conscience métaphysique dont le suprême développement est l’« éternel retour ». Dans l’éternel retour, l’affrontement avec la métaphysique occidentale et la tentative de son dépassement atteignent leur sommet. Il est « la religion des religions », « le sommet de la contemplation » – à partir duquel ce qui est problématique comme ce qui est fécond dans la philosophie de Nietzsche s’éclaire de la manière la plus nette.

Alors que, dans la métaphysique occidentale, Dieu est la puissance créatrice transcendante et spirituelle, sublimée et volatilisée dans la modernité en vrai, bon, beau, sacré, Nietzsche postule quant à lui que le divin n’est pas une essence particulière au-delà de l’homme et du monde : c’est le fond dionysiaque éternellement créateur et destructeur qui se manifeste dans l’homme et le monde sous la forme apollinienne, et au plus haut degré celle de l’« éternel retour ».

Il en va de manière analogue pour l’existence. Alors que l’existence au sens de la métaphysique occidentale reçoit son être définitif dans l’eschatologie, dans le jugement dernier, c’est-à-dire dans le retour du Christ, événement unique, ici l’existence a son être éternel dans l’« éternel retour » par le biais de sa « participation » au cosmos dionysiaque-apollinien. L’attitude existentielle humaine face à l’éternité de ce retour n’est pas la foi et l’espoir, mais l’amor fati.

De même, le monde n’est plus, comme dans la métaphysique occidentale, séparé de Dieu et de l’homme : il n’a pas de réalité en dehors de la divinité du tout. Oui, il est pour Nietzsche le tout lui-même, même s’il s’exprime dans la loi naturelle de la conservation de l’énergie, dont la mesure finie, qui se déploie dans le temps fini, présuppose le retour de toutes les combinaisons possibles, c’est-à-dire l’éternel retour de la totalité des constellations possibles, y compris existentielles.

La pensée de l’« éternel retour » doit conférer à l’existence le poids métaphysique recherché : l’existence doit être à tous moments consciente du fait que, par son essence, elle détermine elle-même son destin éternel. C’est pourquoi le véritable sens de l’existence est l’autonomie, et c’est là que réside l’affinité intime avec la doctrine de Kant, qui domine aussi fondamentalement son éthico-théologie. Si dans cette dernière les motifs de fond de la métaphysique occidentale et de la métaphysique gréco-européenne s’entrecroisent14, la signification de la pensée de Dieu s’y trouve seulement dans la représentation de la « condition de la possibilité » que le destin éternel de l’homme se détermine d’après le poids de son propre mode d’être manifesté dans ses actes et conduites autonomes15.

Avec la saisie des intentions dernières de la théorie nietzschéenne, nous comprenons aussi son insuffisance. Elle tient au fait que Nietzsche n’est pas devenu maître des questions de fond de la métaphysique occidentale et n’a pas su résorber les divisions que cette métaphysique implique. Ceci se trouve exprimé dans deux séries de réflexions : tout d’abord, la théorie de l’« éternel retour » est la nouvelle signification de l’existence, la pensée élévatrice, l’ultime dépassement de soi ; ensuite, elle est nécessitée mécaniquement, au sens de la conservation de l’énergie. « Mon enseignement dit de vivre de telle façon que tu doives désirer de revivre … car tu revivras dans tous les cas ! » (XII, 117). Ces deux réflexions, malgré leur rapport à un divin commun, se contredisent, séparent ainsi l’existence du monde et rompent d’emblée, par conséquent, la structure du tout recherchée. Kant, au fond, se débat avec le même problème. Il est évident que, dans la profonde idée kantienne du cosmos comme différenciation et synthèse régionale des mondes existentiel et physique, l’intention nietzschéenne fondamentale peut être comprise en tant que telle, mais aussi son insuffisance dès le départ et tout du long.

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Pour finir, examinons la cause de cette insuffisance, à savoir une dépendance non surmontée vis-à-vis de la métaphysique occidentale, et ce à la lumière du paradigme dans lequel le point critique de la réflexion philosophique de Nietzsche devient particulièrement clair : la relation de Nietzsche au platonisme.

Dans la philosophie kantienne, la double signification du platonisme devient apparente. D’une part, le platonisme est, indépendamment des moyens littéraires de sa transmission, la norme pour juger de la métaphysique pan-occidentale, dont la métaphysique moderne, et de la problématique historique qui se pose en même temps que celle-ci. D’autre part, le platonisme est le principe immanent de la réflexion philosophique kantienne, qui se transforme et s’élargit de manière féconde – comme le Logos qui s’accroît soi-même (cf. Héraclite, fragm. 115). Nietzsche se débat précisément avec ces problèmes. Il voit tout d’abord en Socrate l’homme « théorique » qui se fait le champion du principe d’égalité entre « savoir » et « vertu ». Cela signifie que Nietzsche se place sous le joug de la réduction existentielle occidentale du « savoir » en théorie, qu’il voit Socrate à travers le prisme occidental16. Et c’est en même temps l’expression du fait que Nietzsche n’est pas parvenu à conquérir une plus profonde relation au savoir, au Logos, pas plus que son antipode Kierkegaard et ses successeurs. Quelque chose d’analogue se passe avec sa compréhension de Platon : celle-ci aussi est définie via la tradition et la littérature qui en découle. Nietzsche s’approche néanmoins à plusieurs reprises d’un Platon plus originaire. « L’homme projette son instinct pour la vérité, son ‘but’ en un certain sens en-dehors de lui comme monde fait être (seiend gemachte Welt), comme monde métaphysique, ‘chose en soi’, un monde déjà existant. Son appétence de créateur invente le monde sur lequel il travaille, l’anticipe ; cette anticipation (cette ‘croyance’) est son soutien » (XVI, 56/57). Or Platon n’a-t-il pas constitué ce monde en monde des Idées, pour, conformément à ce monde-là, « travailler » le monde du devenir et surtout le monde du devenir historique dans la politeia, au nom du salut et de la puissance de la vie grecque ? Platon, en créant le monde des Idées, a « au fond, en artiste qu’il était, privilégié l’apparence à l’être ! donc le mensonge et l’invention à la vérité ! l’irréel à l’existant !… » « Comprend-on cela ? Ce fut la plus grande apostasie : et parce qu’elle a été continuée par le christianisme, nous ne voyons plus ce fait étonnant » (XVI, 70). L’imprécision et l’équivoque de la terminologie, dans ces phrases, ne peuvent manquer d’appeler l’attention sur l’inconcluant bras de fer de Nietzsche avec Platon. Mais Nietzsche n’approche-t-il pas aussi d’une interprétation de Platon par laquelle les idées de cet « introduire la vérité », « créer la vérité » sont ce par quoi le « devenir » est marqué du caractère de l’être ? Dans la mesure où ceci se produit au plus haut degré dans la théorie de l’« éternel retour », Nietzsche équipolle cette dernière au platonisme (XVI, 396). Car – c’est ainsi que nous l’interprétons – l’éternité de l’existence au sens de la théorie du retour repose sur sa « participation » à l’« être » du cosmos dionysiaque-apollinien.

Que signifie ce platonisme – même s’il n’est pas conduit jusqu’à la plus grande clarté d’exposition – de la philosophie nietzschéenne ? Les Idées platoniciennes sont le Logos dans lequel et par lequel Platon sauve la substance du mythe. Nietzsche ne se trouve-t-il donc pas lui-même, vis-à-vis du mythe, auquel il croit17, dont il s’empare philosophiquement, dans la même situation que Platon ? Que veut, alors, le « platonicien » Nietzsche ? La même chose que Platon dans sa situation historique et que visèrent tous les authentiques essais de renouveau du platonisme : la sauvegarde (σωτηρία) des origines sacrées et divines par la philosophie, pour la vie. Parce que, chez Kant et Nietzsche, il s’agit ultimement d’une telle vérité, c’est là que se trouve la germanité commune de leurs philosophies – là que se trouve aussi le fait qu’il s’agit d’un événement pan-occidental et pan-européen.

Cependant, la médiation schopenhauerienne de ces principes, mais aussi l’influence de certaines théories scientifiques du dix-neuvième siècle qui sont en réalité des dérivations de la métaphysique occidentale, font que Nietzsche ne comprend que partiellement ce sens ultime profond de la philosophie platonicienne-kantienne, ou, pire, qu’il le déforme dans un sens positiviste et pragmatiste. C’est particulièrement clair avec son concept de « savoir », qu’il ne connaît au fond que sous la forme existentiellement diminuée reçue de l’Occident. Si Nietzsche avait voulu aller au-delà, il lui aurait fallu poser le problème du savoir existentiel. Au lieu de quoi, il rétrécit le savoir, qui est chez Kant aussi une faculté « subjective », à un « perspectivisme » – en faisant abstraction d’autres traits historiques – qui se veut la forme et le principe des expériences utiles ou nuisibles, accroissant ou diminuant la puissance. C’est le tribut payé par Nietzsche au dix-neuvième siècle, qui le conduit sur les rails du pragmatisme. Ce tribut ne constitue pas l’essence de la réflexion philosophique nietzschéenne mais un danger pour elle, menaçant d’en recouvrir les conceptions fondamentales. Que peut signifier une philosophie de l’« utilité » pour un penseur dont la réflexion est un perpétuel « dépassement de soi » – et une philosophie de la conformité pour un législateur, par les interprétations duquel les plus hautes valeurs doivent voir le jour ? S’il est question de « perspectivisme », c’est celui de Platon par lequel devient saisissable et résoluble la préoccupation, le problème de fond de l’Europe : établir la forme de la configuration du monde et de l’existence où seront renouvelées et comprises conformément à leur fondement métaphysique les plus hautes manifestations de l’esprit et de la vie européens dans leur unité.

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En conclusion, tâchons de résumer brièvement le sens de la philosophie de Kant et de Nietzsche au point de vue de ce travail18, par l’exposé de trois problèmes de fond.

Premièrement : que signifie la relation à l’hellénisme de l’une et l’autre de ces philosophies, relation qui, nonobstant toutes les différences entre les deux, se définit par le fait qu’elle est une appropriation mais en même temps une transformation féconde et une justification de l’hellénisme ?

Il s’agit de la grandiose tentative de présenter les conditions par lesquelles la vérité métaphysique de l’hellénisme peut s’éclairer pour nous. C’est-à-dire que seront ébauchés les principes au moyen desquels nous pourrons non seulement saisir l’hellénisme de manière théorétique mais aussi en faire existentiellement l’épreuve via ses plus hautes manifestations (cf. supra, p. 4 [de la publication]). Ce qui produira un double effet : seront posés non seulement le fait historique de l’hellénisme comme problème scientifique mais aussi le présent et la présence de l’hellénisme comme problème existentiel.

La découverte de la véritable historicité de l’hellénisme – de son passé comme de son actualité – présuppose le dépassement des horizons métaphysiques occidentaux : c’est pourquoi elle est un problème que ni la philologie ni la science historique ni aucune théorie des humanités ne peut résoudre à soi seule, et qui au contraire dépend de la mise à nu et de la justification des ultimes catégories métaphysiques et existentielles.

Second problème : en quoi consistent les principes systématiques au moyen desquels Kant et Nietzsche produisent la nouvelle situation métaphysique ?

Ces principes apparaissent d’abord dans la pensée fondamentale de la « révolution copernicienne » et ses moments du savoir tels que la distinction entre le « phénomène » et la « chose en soi ». Mais il s’agit de saisir ces principes dans leur essence métaphysique de manière bien plus radicale que ce n’est le cas chez Kant et Nietzsche. Il s’agit de la question : que signifie que l’action philosophique de constitution de l’existence et de configuration du monde ait pour condition le phénomène primordial de « limite » – que l’« illimité » « apparaisse » sous la forme de « limite », c’est-à-dire en tant que cosmos, et que ceci soit « l’être » – qu’« apparaître » soit l’« être » du divin ?

Dans ces problèmes, qui ne peuvent être développés dans le présent essai, sont contenus les principes systématiques d’une métaphysique « gréco-européenne » qui, sur la base de la philosophie kantienne-nietzschéenne, se trouve devant nous en tant que tâche.

Troisième problème, enfin : que signifient ces questions et ces vues pour l’existence humaine concrète ?

Elles représentent l’horizon où, dans un sens vertigineux et bouleversant, s’éclaire le sens de l’identité de la philosophie et de la vie, de la métaphysique et de l’histoire, comme le problème du destin purement et simplement, dont le modèle original se trouve dans la tragédie eschyléenne et la philosophie platonicienne – et qui doit être repensé et reformulé à partir de la situation métaphysique créée par Kant et Nietzsche19.

En ce sens profond et dernier, il s’agit de l’idée de l’existence européenne. Puissions-nous nous rendre cette idée toujours plus intime et puisse-t-elle manifester toute sa force dans le conflit spirituel pour le

« sens de la terre » !

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Notes

1 Les relations extérieures consistent en ceci que la philosophie kantienne a influencé Nietzsche sous sa forme rétrécie par Schopenhauer. Elles ne peuvent être examinées plus amplement dans le cadre du présent essai. Une vue d’ensemble de la question se trouve dans O. Ackermann, Kant im Urteil Nietzsches [Kant dans le jugement de Nietzsche], 1939.

2 Je cite Kant, toutes les fois qu’une autre source n’est pas indiquée, dans l’édition de l’Académie prussienne ; Nietzsche, dans l’édition Kröner grand in-octavo. Les chiffres romains indiquent le volume, les chiffres arabes, la page.

3 Ces problèmes sont développés dans un traité de l’auteur : « Unser Verhältnis zum Griechentum » [Notre relation à l’hellénisme] qui sera publié non dans le prochain cahier mais le suivant des Kant-Studien.

4 Nous ne comprenons donc pas sous les termes « occidental » et « européen » des concepts historiques, sociologiques ou politiques mais des principes métaphysiques. La métaphysique grecque est devenue presque exclusivement « occidentale », c’est-à-dire interprétée selon les normes en vigueur dans la métaphysique s’étant constituée depuis le tournant historique.

5 Un examen historique et systématique détaillé de ces problèmes, examen dont j’établis le programme dès 1935 (in : Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 117 ss.), est le thème d’un livre de l’auteur qui doit paraître au cours de cette année sous le titre Die metaphysische Situation Europas in der Philosophie Kants und Nietzsches [La situation métaphysique de l’Europe dans la philosophie de Kant et de Nietzsche].

6 Kant se forgea sa connaissance du platonisme, de la philosophie grecque et de l’histoire de la philosophie – comme tous les esprits de son temps, Goethe inclus – dans J. Brucker, Historia critica philosophiæ, Leipzig 1742 ss.

7 On trouve de plus amples développements à ce sujet dans le livre de l’auteur Idee und Existenz [Idée et existence], Hambourg 1935, 308 ss.

8 C’est la cause la plus profonde de la collision – notamment dans la destinée de Galilée – entre la nouvelle science et les pouvoirs historiques enracinés dans la métaphysique occidentale. La tradition fut le vainqueur dans ce conflit. Elle parvint à ce que la nouvelle science – dont les principes reposent sur la métaphysique grecque et contredisent ceux de la métaphysique occidentale – restât liée à cette dernière, jusqu’à nos jours. La modernité reproduit par conséquent la réduction métaphysique de l’hellénisme, qui condamne ce dernier à l’insignifiance existentielle.

9 Cela signifie que Kant définit les principes fondamentaux de sa philosophie aux différents stades de son œuvre en fonction du développement des moyens conceptuels correspondants. Ainsi, le problème de la « chose en soi » est défini dans le cadre de l’esthétique transcendantale de façon que celle-ci puisse le déterminer à l’intérieur de son horizon. De nouveaux horizons sont tracés par la critique de la raison pratique et la critique de la faculté de juger. C’est pourquoi la règle de méthode pour l’examen de la pensée kantienne doit être – ce contre quoi les interprètes se sont souvent heurtés – de placer le tout à la base, pour saisir l’unité intime du développement de la pensée kantienne et de ses moments à ses différents stades.

10 Dans Prol. §13 Sec. 3, les « choses en soi » sont justement désignées par le fait qu’elles sont déterminées en tant que telles et non par l’idée du tout, c’est-à-dire non « cosmologiquement ».

11 Cf. W. Heisenberg, Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaft [Transformations dans les principes de la science naturelle], Leipzig 1942, p. 95.

12 C’est de ces relations seulement que nous pouvons tirer les critères d’une interprétation adéquate de Nietzsche, laquelle ne permet plus d’expliquer son activité philosophique tantôt de manière psychologique tantôt de manière esthétique ou symbolique, de la réduire à tel ou tel problème ou de souligner l’incohérence des différents motifs.

13 « Contre l’idée qu’un ‘en-soi des choses’ doive être nécessairement bon, saint, vrai, être l’Un, l’interprétation de Schopenhauer de ‘l’en-soi’ comme volonté était un pas essentiel : cependant, il ne sait pas comment diviniser cette volonté… » (XVI, 362).

14 Cf., de l’auteur, « Idee und Existenz in Kants Ethico-Theologie » [Idée et existence dans l’éthico-théologie de Kant], Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 101-107.

15 Mais ceci est également l’opinion de Platon, pour qui le destin de l’âme s’accomplit selon le poids qu’elle se procure par formation, éducation, c’est-à-dire par sa « participation » à l’être vrai (cf. Phédon 107). Il ne fait aucun doute que c’est là une pensée du Bouddha Gautama également. C’est un principe pan-aryen, auquel Nietzsche s’efforce de donner un cachet spécifiquement européen.

16 Cf. la présentation plus détaillée dans Idee und Existenz, 1935, pp. 41-57.

17 « Nous croyons à l’Olympe » (XVI, 379).

18 La discussion détaillée d’une problématisation plus large se trouve dans la Rem. 5 de l’ouvrage indiqué. [?]

19 Le livre de l’auteur, Idee und Existenz, 1935, a pour thème central la première élaboration de ce problème.