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XXVI Le Prix Nobel d’économie qui n’avait rien compris à la pub

Le Prix Nobel d’économie qui n’avait rien compris à la pub. De nombreux détracteurs de J.K. Galbraith semblent n’avoir rien compris à la publicité, mais c’est d’autant plus remarquable quand cette méconnaissance d’une réalité économique si fondamentale est celle d’un Prix Nobel d’économie, comme dans le cas de M. Robert Solow, même si je ne vois pas bien, après tout, en quoi le jury du Prix Nobel serait plus légitime que d’autres pour distribuer des bons points (en même temps que pas mal d’argent). Je cite le point de vue de M. Solow tel qu’il est présenté par James Galbraith, le fils de John K. Galbraith, dans sa préface à l’édition 2007 de The New Industrial State : « Professor Solow also rallied to the defense of consumer sovereignty, a decisive point for the accepted view (…) He held that modern advertising – Hertz versus Avis – cancels itself out, and, accordingly, it does not affect basic consumer choice or the larger independent sovereignty of the consumer. » Prétendre qu’un tel argument met à mal la séquence inversée de Galbraith, c’est-à-dire le management de la demande par la technostructure dans le nouvel État industriel, serait assez dérisoire, mais il n’est peut-être pas inutile d’entrer dans quelques précisions concrètes sur le monde de la publicité pour montrer que l’argument ne peut atteindre son but.

La publicité telle que la décrit Solow, si j’en juge d’après l’expression Hertz versus Avis – deux entreprises de location de voitures, dont les dépenses publicitaires respectives seraient ainsi destinées à capter la clientèle de leur concurrente – n’est qu’un segment du monde publicitaire, connu dans le jargon anglo-saxon sous le nom de « pirating ». C’est le type de publicité qui vise à induire le consommateur à adopter une marque de préférence à une autre. Or, cette stratégie n’est généralement pas considérée comme rentable par les milieux industriels. Si notre législation autorisait la publicité comparative, une forme de pirating, peu d’entreprises, en fait, y recourraient, hormis quelques nouveaux venus sur le marché. Le pirating n’est pas rentable car, au sein de la clientèle fluctuante (une proportion, relativement minime, connue pour chaque marché, la liquidité de ces fluctuations étant également connue), les entreprises savent que ce qu’une marque perd et ce qu’une marque gagne en clients s’égalisent. Non, les stratégies publicitaires rentables sont 1/ celles qui créent de nouveaux consommateurs pour un produit et 2/ celles qui accroissent les quantités consommées ; des stratégies qui ne s’annulent pas les unes les autres dans la concurrence des entreprises entre elles, et qui contribuent au contraire à la massification de la consommation, étant l’un des ressorts les plus puissants de la séquence inversée de Galbraith. (Pour que la répartition des consommateurs fluctuants soit régulièrement égale, l’effort publicitaire ne peut, c’est clair, être réduit d’un côté ou de l’autre : la concurrence joue comme une course à la publicité selon une logique semblable à la course aux armements.)

Les professeurs d’économie d’inspiration étroitement néoclassique nient volontiers, à l’instar de M. Solow, l’importance de la publicité, parfois (comme dans le cas d’une réponse qui m’a été faite quand j’étais étudiant) en affirmant que « les gens croient que… mais » les sommes investies dans la publicité ne seraient pas significatives. Les dépenses publicitaires aux États-Unis s’élevaient à 215 milliards de dollars en 1999 (elles étaient de 125 milliards dans les années quatre-vingt). Le coût du marketing d’un produit dans ce pays représente entre 40 et 60 % de son prix de vente, il est supérieur au coût de production ! (Cf. Manuel de marketing de Kurtz & Brone, cité par W.B. Key, 1989) Enfin, et surtout, jamais l’homme n’a vécu dans un milieu aussi saturé de publicité commerciale, et la dynamique est vertigineuse. Que l’on compare seulement les deux chiffres suivants, que je rapporte dans leur citation originale :

« According to the industry house organ Advertising Age, the average North American perceives some 1,000 ads daily » (W.B. Key, 1989) ;

« People are inundated daily by an average of 10,000 sales messages » (Renvoisé & Morin, 2007).

Dix fois plus : une augmentation de 900 % en quelque vingt années. Et les méthodes — hypnotiques et autres – n’ont pas cessé non plus de se perfectionner. L’ampleur de la publicité commerciale est un trait distinctif de notre économie et de notre civilisation.

* * *

Le psy se fait payer par les publicitaires pour qu’il leur explique comment rendre les gens cinglés (c’est « l’analyse motivationnelle »), et il se fait payer par les cinglés pour prétendument les guérir. Le plus intéressant peut-être est que le psy ne parvient pas vraiment à se faire prendre au sérieux par la société.

Les gens qui travaillent n’ont pas besoin de culture et d’ailleurs ils n’en ont aucune. Mais les artistes subventionnés, professionnels sans public, acteurs jouant devant des salles vides, leur coûtent cher.

Vous êtes des blaireaux et je vais vous expliquer comment vous le savez : c’est la pub qui vous le dit.

Rien de tel qu’un livre de marketing pour vous conforter dans le mépris de l’humanité.

Des zillions d’euros sont dépensés en publicité pour associer, dans l’esprit du consommateur masculin, le succès auprès des femmes à tel ou tel produit de supermarché, alors que tout le monde sait que, pour avoir du succès avec les femmes, il vaut mieux gagner plus d’argent que ce qui permet d’acheter ces produits bas de gamme.

Ce que le consommateur achète sous l’influence de la publicité de masse, c’est ce par quoi il évite de se distinguer des autres, alors que son rêve est justement de se distinguer. N.B. I’d say it pays the poor to distinguish himself from the poor surrounding him, in the poor women’s eyes, but it impairs the rich to distinguish himself, because then he’s just an eccentric in women’s eyes.

Le rêve du consommateur est de se distinguer mais sa tendance est au conformisme. C’est la clé de la manipulation commerciale.

Le noir se porte bien. La clé, pour vendre, c’est d’inventer des nuances de noir. – Plus les publicitaires délirent sur la libération des goûts et des couleurs, et plus tout le monde s’habille en noir. Haro sur l’original en gris !

La publicité promet au pauvre le même bonheur matériel que le riche, avec des produits bon marché, des produits cheap (le sens de ce mot est souvent péjoratif en français). Le problème, c’est que ça reste toujours mieux d’être plus riche que son voisin. Le produit bon marché apporte peut-être le même bonheur matériel, mais ce n’est pas suffisant pour être content de son sort, sans envier plus riche que soi. S’il était possible que les gens soient contents de leur sort, la publicité n’existerait pas. Pourquoi être riche quand on peut être pauvre ? Une société qui permettrait cette forme de sagesse créerait-elle encore des richesses ?

Invidia democratica. Platon explique qu’en démocratie même les mulets sont ombrageux (République, livre VIII, 562e, 563c). En comparaison, les vaches de l’Inde théocratique semblent très débonnaires. – Quand Indira Gandhi, qui fut plus tard assassinée par ses gardes du corps sikhs, proposa de chasser des villes indiennes les vaches sacrées, les sadhus, les ascètes hindouistes, sortirent des mitraillettes d’on ne sait où, apparemment prêts à en découdre. Le projet fut abandonné. Jusqu’à quand ? Chassez les vaches des rues et vous aurez, comme chez nous, des villes faites pour les voitures. Quelle place y auraient les ascètes ? – McLuhan analyse la violence du cinéma et de la télévision comme une conséquence du trafic routier dans les villes, une conséquence de la violence pour les sens d’un environnement urbain monopolisé par le moteur à explosion. Les gens qui aiment se promener dans Paris me font rire. Si j’en croisais un, dans la rue, je lui ferais volontiers la remarque, mais ma voix serait couverte par le bruit de la circulation.

Les jeunes sont très intéressants… à manipuler mentalement, disent (entre eux) les marketeurs. Ils sont si grégaires que ceux qui n’achètent pas les mêmes produits que les autres sont harcelés et se suicident. Ce grégarisme est la forme de leur émancipation vis-à-vis de l’autorité parentale. Les parents ne peuvent plus savoir ce qu’il convient d’acheter à leurs enfants ; ceux qui insistent pour exercer un contrôle font courir un risque grave – je le dis sans plaisanter – à leurs enfants, le risque d’être bannis du troupeau et persécutés. Ce grégarisme est d’ailleurs l’école du salariat et du fonctionnariat : pourquoi les parents s’y opposeraient-ils ?

Mars 2015

XVI Le retour de l’homme-bureau

Les enfants sont les instruments de la vanité de leurs parents : leurs victimes.

Les enfants sont les victimes de la vanité de leurs parents, quand ils ne le sont pas de leur négligence, de leur bêtise ou de leur brutalité.

Les artistes subventionnés qui conçoivent leur art selon le goût de leurs mécènes bureaucratiques (de leurs bureaux mécènes !) sont ceux dont la vulgarité est appelée subversion par les exaltés critiques des journaux subventionnés.

Les goûts artistiques et littéraires de l’homme-travail… Non, mieux vaut ne pas en parler. Disons seulement que la note dominante en est, par force, la lascivité ; et comme l’homme-travail est le pilier de cette civilisation, la lascivité est devenue la marque de l’honorabilité. Au contraire, la culture de la jeunesse, notamment sa culture musicale, si elle présente parfois des exemples singulièrement malsains, est dans l’ensemble capable d’exprimer des émotions et des sentiments profonds, élevés, qui ont disparu chez l’homme-travail.

Quelle vie sociale pouvez-vous attendre de gens qui travaillent dans des bureaux du matin au soir ? Quelle vie sociale, quelle culture, quels goûts ? Quels sentiments humains, sinon les formes les plus basses de l’amour-propre et de la vanité, que l’on comble avec des rosettes offertes à l’ancienneté dans un brouillard de mesquines intrigues ? Et ce sont ces gens-là, dans le cas des bureaux administratifs français, qui, pour recruter leurs pairs et collègues, notent des copies de « culture générale ». Or j’affirme que cette épreuve de culture générale est en effet absolument nécessaire pour éviter à un homme d’entrer par erreur dans ces cavernes maudites, où sa présence ne peut être qu’une « erreur de casting ». Un homme peut ne pas être reconnu comme tel s’il a pris sur lui d’absorber une masse considérable de vulgaires connaissances pratiques, car cette folie est peut-être passagère et elle ne l’empêche pas, si elle prend fin suffisamment tôt, d’être un homme, tandis que jamais aucun homme ne passera pour autre chose que ce qu’il est en rendant une copie de « culture générale » aux troglodytes qui gardent les portes de ces abîmes puants. Qu’il ait existé (ce n’est plus le cas, et il faut s’en réjouir) des concours d’où cette épreuve indispensable fût absente, c’était une monstruosité. Qu’untel soit entré dans le gouffre, pour satisfaire la vanité d’un tyran domestique, c’est le châtiment par lequel il expie sa bassesse : celle d’avoir accepté les ordres d’un tyran, qui va jusqu’à remplir pour lui les dossiers de motivation et de personnalité accompagnant tout acte de candidature. La personnalité de ce furieux, oui, aurait fait l’affaire ! Untel ayant accepté cela, il expie sa bassesse : il manquait l’épreuve de « culture générale » pour déjouer les plans d’un forcené. Ô monstre froid dont le nom est administration, que n’as-tu su plus tôt faire preuve d’une irréprochable cohérence de monstre froid ! – Une histoire tristement banale : comptez les alcooliques.

C’est la crise. Les organisations ne ménagent plus leurs employés. La souffrance et la peur remplacent l’ennui.

Les classiques de la littérature se vendent salis par des quatrièmes de couverture insanes et de niaises introductions d’universitaires sans talent (qui feraient bien, pour leur réputation, de se contenter de traduire les citations latines et d’établir des chronologies). Pour avoir le texte sans cette crasse, il faut se tourner vers des éditions cinq à dix fois plus chères. Le prix de la culture ?

L’architecture contemporaine, volontiers bancale et déséquilibrée, est certainement très originale, en ce qu’elle veut que vous éprouviez du plaisir à contempler des bâtiments dont vous ne pouvez vous défaire de l’impression qu’ils vont vous tomber dessus.

« Ces murs nus appartenaient à la cellule claustrale du moyen âge où l’ascétisme de l’image et le vide du milieu poussaient l’imagination affamée à se dévorer elle-même, à évoquer des visions sombres ou lumineuses, uniquement pour sortir du néant qui l’emprisonnait. » (Strindberg) Le goût aseptisé de l’homme-organisation, pas plus que celui des pêcheurs arriérés décrits par l’écrivain suédois, n’est un raffinement. Le salon de l’homme-organisation est hospitalier en ce sens qu’on dirait une salle d’hôpital, incolore, vide, cadavéreuse. Son intérieur domestique est un lieu où, quoi qu’il s’y passe, on est sûr de s’ennuyer.

Le problème fondamental du design contemporain, c’est de savoir comment vendre du vide. Car il faut à l’homme-bureau un vide domestique qui ne jure pas avec son néant intérieur.

J’ai voulu faire poser du papier peint chez moi. Un papier peint décoratif, avec des motifs floraux. Il couvre seulement deux murs perpendiculaires, le troisième mur de la pièce étant occupé par une bibliothèque encastrée, le quatrième par les fenêtres. Sur deux murs, l’artisan n’a pas été capable de poser le papier de façon continue : les motifs subissent un affreux hiatus à l’angle des deux murs. – Un ratage rien moins que banal. L’école (comme je l’ai montré ici) a siphonné la classe des artisans de ses éléments de valeur. Demandez quelque chose d’un peu, de juste un tout petit peu délicat, et ce sera le fiasco. Contentez-vous plutôt de faire badigeonner vos murs à la chaux et considérez-vous heureux si, dans l’opération, on ne vous bousille pas vos cellules de moines. La vacuité, la stérilité des intérieurs contemporains vous choque ? C’est que vous ne comprenez pas qu’il faut faire de nécessité vertu.

La précédente réflexion n’est pas exactement une charge contre l’école. Je n’ai rien contre le fait que des enfants d’artisans deviennent fonctionnaires et passent leur vie dans des bureaux, pour satisfaire la vanité de leurs parents. D’ailleurs, même au temps où l’artisan pouvait être encore un maître de l’art, il n’y a pas lieu de supposer que l’inégalité des conditions, et l’infériorité de la sienne, lui fût des plus agréables. « Une des misères des gens riches est d’être trompés en tout. (…) Tout est mal fait chez eux, excepté ce qu’ils y font eux-mêmes ; et ils n’y font presque jamais rien. » (Rousseau) L’artisan socialement aigri est un bousilleur naturel, il applique à sa façon le très économiquement sain principe du moindre effort.

J’admire ces héros et héroïnes des romans d’antan, exerçant, pour l’édification des lecteurs, une charité sublime envers de parfaits étrangers, aux yeux de leurs serviteurs, lesquels, obéissant au doigt et à l’œil, sont attachés à leur fonction servile à tout moment du jour et de la nuit, et n’ont pas plus de liberté que le chien de la maison. Trop heureux, sans doute, de servir des maîtres si magnanimes.

Dans l’ensemble, on appelle morales les actions altruistes, celles dont l’objet n’est apparemment pas une gratification personnelle, mais un bienfait pour autrui ou la collectivité. Le fait qu’un tel objet puisse être recherché par l’homme, que celui-ci soit capable d’agir à rebours de ce que lui dicteraient les impératifs de sa nature égoïste, passe pour la marque indubitable d’un libre arbitre (La Profession de foi du vicaire savoyard, dans l’Émile de Rousseau). Or le règne animal présente une quantité de comportements altruistes de cette sorte, que les scientifiques recensent et étudient. Les comportements d’alerte face à un prédateur, si utiles pour le groupe menacé, mettent en danger la vie de l’individu qui joue ainsi le rôle de vigile, pour ne citer qu’un seul exemple. Est-ce à dire que les animaux possèdent un libre arbitre ? Et si le libre arbitre est l’apanage des êtres doués de raison, celle-ci étant la faculté qui leur permet de librement contrecarrer les mouvements de la nature, est-ce à dire que les animaux sont des êtres raisonnables au même titre que l’homme ?

Dans une société atomisée le communautarisme est une force. Une force d’inertie.

Le principe de moindre effort (je pense que je vais en surprendre beaucoup) est au fondement de l’économie. Car il conditionne la productivité. Or l’homme-organisation a une mentalité hiérarchique (voire féodale), et son principe à lui c’est de se faire bien voir. D’où une débauche d’efforts aussi spectaculaires qu’improductifs.

Ceux qui ont quelque culture littéraire savent que la « fortune » est un mot qui sert de contrepoint à l’expression « société élégante » (et que par cette dernière on n’entend pas seulement décrire des habitudes vestimentaires) : pour la société élégante, les bourgeois sont méprisables par leur défaut de goût, ce défaut étant inhérent à l’existence rapace de ceux qui doivent gagner de l’argent. C’est pourquoi il est permis de sourire de nos contemporains arbitres des élégances, besogneux gagneurs de sous.

Les vêtements de nos paysans d’antan, et notamment leurs atours des grandes occasions, œuvres de mains paysannes, témoignent d’un goût que notre présente société est loin d’égaler. La minutie, le sens du détail, l’imagination et l’application dont ils font montre nous rappellent que les activités agricoles conduites au rythme des saisons laissaient aux gens de la campagne, sur l’année, le temps libre qui leur permettait d’exprimer cette qualité humaine qu’est le goût, en dépit du défaut d’instruction et de la pénibilité du travail en lui-même.

Le stress est la mauvaise conscience d’une vie de travail. Comme le débauché que poursuit une petite voix intérieure, l’homme-travail souffre de l’indignité de son état. Les Jaïns de l’Inde considèrent le karma comme une matière qui entartre le corps subtil de l’homme ; ainsi, de même que le fumeur invétéré encrasse ses voies respiratoires de substances bitumineuses, et souffre, l’homme-travail englue son âme dans du mauvais karma et, par le stress et la dépression, il souffre. (Les femmes souffrent tout particulièrement : ce sont les principales responsables de l’explosion de la consommation de neuroleptiques et autres produits semi-stupéfiants.)

Le vice, s’il s’accompagne d’une mauvaise conscience, comme la vertu, en aucun cas, ne peuvent vivre en paix avec le monde. Seule la vanité satisfaite apporte la paix. C’est à tort qu’un jeune homme se fait la réflexion que la vertu lui permettra de se résigner à sa situation dans le monde. La vertu ne se résigne pas au monde : elle y renonce.

« Let us live to ourselves and our consciences, and leave the vain prejudices of the world to those who can be paid by them for the loss of all besides. » (Frances Burney)

Octobre 2014