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XVI Le retour de l’homme-bureau

Les enfants sont les instruments de la vanité de leurs parents : leurs victimes.

Les enfants sont les victimes de la vanité de leurs parents, quand ils ne le sont pas de leur négligence, de leur bêtise ou de leur brutalité.

Les artistes subventionnés qui conçoivent leur art selon le goût de leurs mécènes bureaucratiques (de leurs bureaux mécènes !) sont ceux dont la vulgarité est appelée subversion par les exaltés critiques des journaux subventionnés.

Les goûts artistiques et littéraires de l’homme-travail… Non, mieux vaut ne pas en parler. Disons seulement que la note dominante en est, par force, la lascivité ; et comme l’homme-travail est le pilier de cette civilisation, la lascivité est devenue la marque de l’honorabilité. Au contraire, la culture de la jeunesse, notamment sa culture musicale, si elle présente parfois des exemples singulièrement malsains, est dans l’ensemble capable d’exprimer des émotions et des sentiments profonds, élevés, qui ont disparu chez l’homme-travail.

Quelle vie sociale pouvez-vous attendre de gens qui travaillent dans des bureaux du matin au soir ? Quelle vie sociale, quelle culture, quels goûts ? Quels sentiments humains, sinon les formes les plus basses de l’amour-propre et de la vanité, que l’on comble avec des rosettes offertes à l’ancienneté dans un brouillard de mesquines intrigues ? Et ce sont ces gens-là, dans le cas des bureaux administratifs français, qui, pour recruter leurs pairs et collègues, notent des copies de « culture générale ». Or j’affirme que cette épreuve de culture générale est en effet absolument nécessaire pour éviter à un homme d’entrer par erreur dans ces cavernes maudites, où sa présence ne peut être qu’une « erreur de casting ». Un homme peut ne pas être reconnu comme tel s’il a pris sur lui d’absorber une masse considérable de vulgaires connaissances pratiques, car cette folie est peut-être passagère et elle ne l’empêche pas, si elle prend fin suffisamment tôt, d’être un homme, tandis que jamais aucun homme ne passera pour autre chose que ce qu’il est en rendant une copie de « culture générale » aux troglodytes qui gardent les portes de ces abîmes puants. Qu’il ait existé (ce n’est plus le cas, et il faut s’en réjouir) des concours d’où cette épreuve indispensable fût absente, c’était une monstruosité. Qu’untel soit entré dans le gouffre, pour satisfaire la vanité d’un tyran domestique, c’est le châtiment par lequel il expie sa bassesse : celle d’avoir accepté les ordres d’un tyran, qui va jusqu’à remplir pour lui les dossiers de motivation et de personnalité accompagnant tout acte de candidature. La personnalité de ce furieux, oui, aurait fait l’affaire ! Untel ayant accepté cela, il expie sa bassesse : il manquait l’épreuve de « culture générale » pour déjouer les plans d’un forcené. Ô monstre froid dont le nom est administration, que n’as-tu su plus tôt faire preuve d’une irréprochable cohérence de monstre froid ! – Une histoire tristement banale : comptez les alcooliques.

C’est la crise. Les organisations ne ménagent plus leurs employés. La souffrance et la peur remplacent l’ennui.

Les classiques de la littérature se vendent salis par des quatrièmes de couverture insanes et de niaises introductions d’universitaires sans talent (qui feraient bien, pour leur réputation, de se contenter de traduire les citations latines et d’établir des chronologies). Pour avoir le texte sans cette crasse, il faut se tourner vers des éditions cinq à dix fois plus chères. Le prix de la culture ?

L’architecture contemporaine, volontiers bancale et déséquilibrée, est certainement très originale, en ce qu’elle veut que vous éprouviez du plaisir à contempler des bâtiments dont vous ne pouvez vous défaire de l’impression qu’ils vont vous tomber dessus.

« Ces murs nus appartenaient à la cellule claustrale du moyen âge où l’ascétisme de l’image et le vide du milieu poussaient l’imagination affamée à se dévorer elle-même, à évoquer des visions sombres ou lumineuses, uniquement pour sortir du néant qui l’emprisonnait. » (Strindberg) Le goût aseptisé de l’homme-organisation, pas plus que celui des pêcheurs arriérés décrits par l’écrivain suédois, n’est un raffinement. Le salon de l’homme-organisation est hospitalier en ce sens qu’on dirait une salle d’hôpital, incolore, vide, cadavéreuse. Son intérieur domestique est un lieu où, quoi qu’il s’y passe, on est sûr de s’ennuyer.

Le problème fondamental du design contemporain, c’est de savoir comment vendre du vide. Car il faut à l’homme-bureau un vide domestique qui ne jure pas avec son néant intérieur.

J’ai voulu faire poser du papier peint chez moi. Un papier peint décoratif, avec des motifs floraux. Il couvre seulement deux murs perpendiculaires, le troisième mur de la pièce étant occupé par une bibliothèque encastrée, le quatrième par les fenêtres. Sur deux murs, l’artisan n’a pas été capable de poser le papier de façon continue : les motifs subissent un affreux hiatus à l’angle des deux murs. – Un ratage rien moins que banal. L’école (comme je l’ai montré ici) a siphonné la classe des artisans de ses éléments de valeur. Demandez quelque chose d’un peu, de juste un tout petit peu délicat, et ce sera le fiasco. Contentez-vous plutôt de faire badigeonner vos murs à la chaux et considérez-vous heureux si, dans l’opération, on ne vous bousille pas vos cellules de moines. La vacuité, la stérilité des intérieurs contemporains vous choque ? C’est que vous ne comprenez pas qu’il faut faire de nécessité vertu.

La précédente réflexion n’est pas exactement une charge contre l’école. Je n’ai rien contre le fait que des enfants d’artisans deviennent fonctionnaires et passent leur vie dans des bureaux, pour satisfaire la vanité de leurs parents. D’ailleurs, même au temps où l’artisan pouvait être encore un maître de l’art, il n’y a pas lieu de supposer que l’inégalité des conditions, et l’infériorité de la sienne, lui fût des plus agréables. « Une des misères des gens riches est d’être trompés en tout. (…) Tout est mal fait chez eux, excepté ce qu’ils y font eux-mêmes ; et ils n’y font presque jamais rien. » (Rousseau) L’artisan socialement aigri est un bousilleur naturel, il applique à sa façon le très économiquement sain principe du moindre effort.

J’admire ces héros et héroïnes des romans d’antan, exerçant, pour l’édification des lecteurs, une charité sublime envers de parfaits étrangers, aux yeux de leurs serviteurs, lesquels, obéissant au doigt et à l’œil, sont attachés à leur fonction servile à tout moment du jour et de la nuit, et n’ont pas plus de liberté que le chien de la maison. Trop heureux, sans doute, de servir des maîtres si magnanimes.

Dans l’ensemble, on appelle morales les actions altruistes, celles dont l’objet n’est apparemment pas une gratification personnelle, mais un bienfait pour autrui ou la collectivité. Le fait qu’un tel objet puisse être recherché par l’homme, que celui-ci soit capable d’agir à rebours de ce que lui dicteraient les impératifs de sa nature égoïste, passe pour la marque indubitable d’un libre arbitre (La Profession de foi du vicaire savoyard, dans l’Émile de Rousseau). Or le règne animal présente une quantité de comportements altruistes de cette sorte, que les scientifiques recensent et étudient. Les comportements d’alerte face à un prédateur, si utiles pour le groupe menacé, mettent en danger la vie de l’individu qui joue ainsi le rôle de vigile, pour ne citer qu’un seul exemple. Est-ce à dire que les animaux possèdent un libre arbitre ? Et si le libre arbitre est l’apanage des êtres doués de raison, celle-ci étant la faculté qui leur permet de librement contrecarrer les mouvements de la nature, est-ce à dire que les animaux sont des êtres raisonnables au même titre que l’homme ?

Dans une société atomisée le communautarisme est une force. Une force d’inertie.

Le principe de moindre effort (je pense que je vais en surprendre beaucoup) est au fondement de l’économie. Car il conditionne la productivité. Or l’homme-organisation a une mentalité hiérarchique (voire féodale), et son principe à lui c’est de se faire bien voir. D’où une débauche d’efforts aussi spectaculaires qu’improductifs.

Ceux qui ont quelque culture littéraire savent que la « fortune » est un mot qui sert de contrepoint à l’expression « société élégante » (et que par cette dernière on n’entend pas seulement décrire des habitudes vestimentaires) : pour la société élégante, les bourgeois sont méprisables par leur défaut de goût, ce défaut étant inhérent à l’existence rapace de ceux qui doivent gagner de l’argent. C’est pourquoi il est permis de sourire de nos contemporains arbitres des élégances, besogneux gagneurs de sous.

Les vêtements de nos paysans d’antan, et notamment leurs atours des grandes occasions, œuvres de mains paysannes, témoignent d’un goût que notre présente société est loin d’égaler. La minutie, le sens du détail, l’imagination et l’application dont ils font montre nous rappellent que les activités agricoles conduites au rythme des saisons laissaient aux gens de la campagne, sur l’année, le temps libre qui leur permettait d’exprimer cette qualité humaine qu’est le goût, en dépit du défaut d’instruction et de la pénibilité du travail en lui-même.

Le stress est la mauvaise conscience d’une vie de travail. Comme le débauché que poursuit une petite voix intérieure, l’homme-travail souffre de l’indignité de son état. Les Jaïns de l’Inde considèrent le karma comme une matière qui entartre le corps subtil de l’homme ; ainsi, de même que le fumeur invétéré encrasse ses voies respiratoires de substances bitumineuses, et souffre, l’homme-travail englue son âme dans du mauvais karma et, par le stress et la dépression, il souffre. (Les femmes souffrent tout particulièrement : ce sont les principales responsables de l’explosion de la consommation de neuroleptiques et autres produits semi-stupéfiants.)

Le vice, s’il s’accompagne d’une mauvaise conscience, comme la vertu, en aucun cas, ne peuvent vivre en paix avec le monde. Seule la vanité satisfaite apporte la paix. C’est à tort qu’un jeune homme se fait la réflexion que la vertu lui permettra de se résigner à sa situation dans le monde. La vertu ne se résigne pas au monde : elle y renonce.

« Let us live to ourselves and our consciences, and leave the vain prejudices of the world to those who can be paid by them for the loss of all besides. » (Frances Burney)

Octobre 2014

Pensées VIII : Intelligence et Société

Prenons les statistiques des accidents de la route, le nombre d’accidents par véhicule et par an, dans différents pays. Pour des pays ayant un nombre de véhicules par habitant comparable, des différences, s’il en existe – car j’écris cela sans connaître précisément aucunes statistiques – sont de nature à avoir des implications substantielles. Être un bon conducteur exige un certain nombre de qualités, telles que l’attention, les réflexes, les capacités visuo-spatiales…, fortement corrélées, selon les spécialistes, avec l’intelligence. Être un bon conducteur, bien doté au regard de ces capacités, est un moyen d’éviter les accidents de la route, mais cela ne suffit pas, si les autres conducteurs sont dangereux. Une personne qui irait vivre dans un pays avec trois fois plus d’accidents de la route mortels par véhicule et par an, aurait, s’il prend sa voiture avec la même régularité que dans son pays d’origine, trois fois plus de chances de mourir sur la route. C’est quelque chose qui ne dépend pas d’elle. Cette personne ne change pas, mais son environnement a changé : c’est un environnement plus dangereux. Il y a comme cela beaucoup de choses qui ne dépendent pas de nous, et qui ne sont pas non plus seulement la « faute à pas de chance », mais qui dépendent beaucoup de la collectivité humaine qui nous entoure. (Bien sûr, il convient d’ajuster ce qui vient d’être dit, concernant la conduite, en fonction des autres facteurs pouvant entrer en ligne de compte, tels que les différences climatiques qui rendraient la conduite plus difficile dans tel pays que dans tel autre.)

Si nous envisageons un agent rationnel souhaitant optimiser son espérance de vie, nous devrions le voir examiner les statistiques des accidents de la route pour aller vivre là où elles sont les moins dramatiques, et non seulement les statistiques des accidents de la route, mais aussi celles des accidents du travail, des accidents industriels, des accidents domestiques, de la criminalité, etc, etc. Par ailleurs, un individu ne se mêlera pas sans inquiétude à des gens dont il perçoit que certaines défaillances pouvant leur être imputées lui font personnellement courir un risque. Partager sa vie avec une personne négligente et irresponsable est tout simplement dangereux ; avoir des enfants avec une telle personne est dangereux pour les enfants.

Ce paradigme vaut dans toutes les situations humaines. Il n’y a pratiquement rien, dans ce qui regarde le déroulement de ma vie, qui ne dépende que de moi seul ; pratiquement tout dépend, dans nos sociétés avancées, d’un état moyen de la collectivité. Dans le monde du travail, une bonne organisation des tâches dépend de l’intelligence consacrée à cette organisation. La société française, bien qu’elle n’ait jamais procédé aux tests d’intelligence à l’échelle qu’ont pu connaître un pays comme les États-Unis, ne méconnaît pas ce principe. Prenons l’exemple de la bureaucratie. Le personnel de cette bureaucratie est recruté par concours. Un des concours les plus prestigieux est celui de l’École nationale d’administration (ENA), qui prépare aux plus hautes carrières de la fonction publique. L’expérience professionnelle ne joue pratiquement aucun rôle : celui qui entre à tel niveau hiérarchique, à la suite de tel concours, évolue dans certaines limites bien définies, qu’il ne peut franchir que par concours interne, c’est-à-dire en passant au cours de sa carrière le concours supérieur qui lui ouvrira un nouveau champ de postes et de responsabilités, lui aussi limité en fonction du concours. L’idée sous-jacente à un tel système correspond parfaitement aux conclusions des travaux spécialisées en tests mentaux, à savoir que l’expérience professionnelle ne compense pas l’intelligence. Les concours sont une sorte de tests d’intelligence dont le résultat a quelque chose de définitif. Les connaissances acquises dans le cadre de la préparation à ces concours, très juridiques et théoriques, sont assez souvent dépourvues de lien avec les fonctions qui seront occupées par le fonctionnaire, surtout lorsque ces fonctions sont des fonctions de gestion. Les énarques partagent d’ailleurs souvent les responsabilités avec des fonctionnaires issus des grandes écoles d’ingénieurs, dont la formation scientifique, même ultra-théorique, est à juste titre considérée comme plus adaptée aux tâches managériales ; les cursus scientifiques comme les tâches managériales sollicitent surtout la partie dite visuo-spatiale de l’intelligence, tandis que le travail de juriste sollicite surtout la partie dite verbale. (Si une administration recrutait des juristes pour occuper à la fois des postes de juristes et des postes de gestionnaires, sa gestion serait calamiteuse.)

Il se trouve que la Cour suprême américaine a interdit aux entreprises et administrations de recourir à des tests d’intelligence généraux pour leur recrutement. Je n’entre pas ici dans les considérants d’un tel jugement, me contentant de donner ce conseil aux entreprises françaises qui souhaitent améliorer leurs rendements : faites passer des tests de QI. Aucun jugement, à ma connaissance, ne l’interdit en France, et le résultat est garanti. Selon les spécialistes américains de ces questions, ni les diplômes, ni l’entretien, ni l’expérience ne sont aussi fortement corrélés à la productivité que les résultats d’un test de QI.

Le jugement de la Cour suprême américaine est d’ailleurs largement sans effet, puisque de nombreuses écoles et universités américaines demandent aux postulants de passer des tests standardisés, par exemple, pour les écoles de commerce, le GMAT, dont les deux parties, Verbal et Quantitative, renvoient aux capacités dont j’ai parlé plus haut, verbale et visuo-spatiale. Il est vrai qu’il est possible de recevoir une préparation à ce test GMAT, dans des centres spécialisés, avec des manuels ad hoc, mais, chose singulière, une préparation aux tests d’intelligence peut également avoir de l’effet sur leurs résultats – ce qui d’ailleurs laisse planer un certain doute quant à la façon dont sont produits et administrés ces tests d’intelligence, ou certains d’entre eux. Quoi qu’il en soit, les tests autorisés tels que le GMAT sont un moyen parfaitement simple et peu coûteux pour ceux qui les commandent d’évaluer des candidatures de pays divers, au-delà des diplômes, difficilement comparables entre eux.

Les Français ont eux-mêmes passé des tests d’intelligence sans le savoir. Ceux qui ont fait leurs « trois jours » de préparation militaire dans les années quatre-vingt-dix ont dû, comme moi, jouer à de petits jeux électroniques en cabine. La mesure des réflexes et autres ainsi collectée est très fortement corrélée à l’intelligence, si bien que l’armée connaît (ou pourrait connaître) le niveau d’intelligence des Français bien mieux que n’importe quel centre universitaire d’anthropologie ou de sciences sociales. Ce sont ces réflexes qui jouent un grand rôle dans la productivité. Recrutez sur QI et vous aurez des équipes de travailleurs à la vitesse d’exécution homogène, ce qui vous permettra de gérer vos activités de la manière la plus fine ; en continuant de recruter sur le diplôme et la bonne mine, vous continuerez d’avoir des équipes hétérogènes, l’organisation du travail restera un véritable casse-tête et ne satisfera jamais personne.

Laissez les autres se faire peur avec Brave New World et recrutez sur QI, ou plutôt, joignez-vous au chœur, dénoncez la pseudoscience avec les journalistes et écrivains sans formation scientifique, mais recrutez tranquillement sur QI, tant que c’est encore légal en France. Le jour où cela ne le sera plus, vous aurez fait ce que vous aurez pu pour maintenir l’emploi, et vous passerez tranquillement à l’automation complète de votre production. Car il est évident que tout ce que je propose là n’est que par défaut : il n’y a pas de productivité comparable à celle des machines.