Category: Pensées
L’objet de la philosophie naturelle, par Eduard May, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par F. Boucharel de l’essai Der Gegenstand der Naturphilosophie par Eduard May, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 146-175.
Eduard May (1905-1956) est un scientifique et philosophe allemand. Il était proche du philosophe Hugo Dingler (dont il discute quelques idées et notions dans le texte ici traduit). En tant que scientifique, sa spécialité était la biologie. Il fonda en 1948 la revue Philosophia naturalis, qui dura jusqu’en 1988.
Sa réflexion philosophique porte principalement sur la philosophie naturelle (Naturphilosophie), comme dans l’essai ici traduit. Cette expression est un autre nom de la philosophie des sciences, ou épistémologie au sens étroit. En français, l’épistémologie peut en effet désigner soit la philosophie des sciences, soit, dans un sens plus large, la gnoséologie ou philosophie de la connaissance, sens qu’a le terme « épistémologie » dans la présente traduction.
Nous avons par ailleurs traduit l’expression Naturwissenschaft par « science naturelle ». Cette dernière expression peut à son tour désigner deux choses en français : ou bien la biologie et les autres disciplines du vivant mais aussi les sciences de la nature inanimée à l’exclusion de la physique pure, ou bien, plus largement, l’ensemble des sciences exactes, y compris la science physique, signification qu’a ce terme dans la présente traduction. L’essai de May porte d’ailleurs surtout sur la physique (la biologie n’est discutée en tant que telle qu’en quatrième et dernière partie).
Notre Apologie de l’épistémologie kantienne (x) comme notre réflexion en général partage les conclusions de l’essai de May sur le diagnostic et l’état des lieux de la pensée scientifique. Quelques préconisations de May sont en revanche assez vagues et relèvent de l’esquisse programmatique. En lisant cet essai, on ne voit pas bien, par exemple, ce que pourrait être le « concept fondamentalement différent de la nature » que May croit voir pointer à l’horizon.
La justification philosophique des « apriorités classiques » dans la science (logique « aristotélicienne », géométrie « euclidienne », mécanique « newtonienne »), empruntée à Dingler, ne semble pas aussi pertinente que celle que l’on peut tirer, comme nous l’avons fait, de la philosophie de Kant, qui reste actuelle. Toutefois, si Dingler a lui-même mobilisé Kant pour parvenir à ses conclusions, nous n’avons fait que suivre plus ou moins sa route, sans le savoir. C’est ce qui pourrait ressortir d’un passage du III ci-dessous, avec cette phrase : « De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique). » Le fait que les épistémologies en question, « de marque kantienne », aient selon Dingler une prétention contraire au développement de logiques non aristotéliciennes ou de géométries non euclidiennes dans le traitement des résultats scientifiques qui n’est en réalité – cette prétention – qu’« extérieurement » kantienne indique que Dingler ne tire pas la même conclusion du kantisme. Il tire donc la même conclusion que celle qui se trouve dans notre Apologie, à savoir que le recours à des logiques, géométries et mécaniques nouvelles dans la science n’a pas de conséquences épistémologiques contraires à la philosophie kantienne. Pour Dingler, comme pour nous, ces nouveautés n’entament pas le statut des « apriorités classiques ».
L’intérêt du texte de May tient surtout, selon nous, à l’analyse épistémologique des discussions autour de la théorie de la relativité et du « mathématisme » de la science physique depuis Maxwell. De telles réflexions semblent assez neuves en France, où la philosophie naturelle continue de véhiculer les préconceptions décrites par l’auteur.
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L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE
par Eduard May, Munich
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I
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Par le concept de philosophie naturelle on entend en général la présentation d’un système et d’une interprétation philosophique des résultats de la recherche en science naturelle, en vue, ultimement, de la construction d’une image scientifique du monde. L’arrière-plan épistémologique de cette idée est la conception sensualiste élargie en réalisme critique, selon lequel la réalité mondaine directement perçue représente une image, modifiée par des apports subjectifs, de la réalité absolue, en conséquence de quoi l’étude de la nature doit viser à connaître de plus en plus cette réalité absolue dans son ipséité (Sosein). L’image scientifique du monde ainsi obtenue serait la représentation du réel tel qu’il est « en soi ». Selon cette conception, qui dans les temps présents est exprimée avec particulièrement de vigueur par Bernhard Bavink et Max Planck, il n’existe ainsi pas de différence fondamentale entre la science de la nature et la philosophie de la nature, ce que l’on peut exprimer aussi en disant que l’objet de la philosophie naturelle coïncide fondamentalement avec celui de la science naturelle.
Nous pouvons d’autant moins nous satisfaire d’une telle définition de l’objet de la philosophie naturelle que non seulement son point de départ épistémologique, ancré dans le sensualisme, fait l’objet de sérieuses réserves, mais aussi qu’il existe d’autres raisons importantes en faveur de la nécessité d’une philosophie naturelle pour laquelle le fait scientifique lui-même soit posé en problème. D’un côté, des forces considérables sont aujourd’hui déployées pour mettre en doute l’assise et la méthode de la science traditionnelle de la nature, attachée aux noms de Galilée, Newton et Kant, et préconisent énergiquement une nouvelle assise et une orientation de pensée et de recherche fondamentalement différente. De l’autre, la science naturelle traditionnelle est devenue hautement problématique en soi, et ce problème est encore aggravé par le fait que la nécessaire réflexion philosophique laisse souvent à désirer dans les milieux scientifiques et qu’en lieu et place d’une fondation adéquate nécessaire sont introduits toutes sortes d’arguments étrangers à leur objet.
Dans la controverse, par exemple, au sujet de la théorie dite de la relativité (TR), on tient systématiquement pour valide que rien de pertinent ne peut être avancé contre cette théorie dans la mesure où elle serait acceptée par la « grande majorité » des physiciens. Il est superflu de souligner que cette « acceptation par la majorité » ne dit absolument rien de la vérité de la thèse adoptée ; mais il est significatif, pour la situation de la philosophie dans les cercles scientifiques, que de telles évidences logiques doivent être rappelées et qu’il faille attirer l’attention des scientifiques de la nature sur le fait que c’est justement leur science qui montre de la manière la plus claire à quel point il est absurde d’invoquer « l’acceptation par le plus grand nombre ».
Je renvoie également à cette singularité que la « beauté » et l’« élégance mathématique » des formules de la TR sont souvent avancées comme arguments, plutôt que la fondation exacte de la théorie dans son domaine. « Les théoriciens einsteiniens, ainsi que le remarque Theodor Vahlen, mettent toujours en avant, comme Einstein lui-même, la beauté de cette construction théorique et y voient une confirmation de sa justesse. » Et Vahlen d’ajouter à juste titre : « Il est certes permis d’y voir une confirmation de sa justesse mathématique interne, mais nullement celle de son adéquation à la réalité… »1 Qu’une théorie mathématico-physique doive posséder une « justesse mathématique interne », c’est-à-dire qu’elle doive être en soi formellement non contradictoire, est bien le moins qu’on puisse demander d’une théorie qui souhaite être considérée. Mais de l’absence de contradiction formelle interne à la validité réelle il y a encore beaucoup de chemin, et cela n’est certes pas accompli par la beauté et l’élégance de la structure mathématique formelle. Conclure de la satisfaction esthétique qu’est susceptible de produire une présentation mathématique à sa validité dans la réalité est aussi absurde que de considérer qu’un conte de fées devrait être tenu pour vrai parce qu’il est écrit dans un style brillant et satisfait à toutes les règles de la logique, de la grammaire et de l’orthographe.
Pour donner un autre exemple de cette méthode consistant à recourir à des arguments exogènes à la discussion pour convaincre le lecteur sans en même temps présenter le moindre début de preuve, observons la position prise par B. Bavink dans une certaine question contre les opposants de la TR. Après avoir énoncé l’excellente capacité de certains résultats de la théorie de la relativité à traiter des problèmes de physique atomique, Bavink conclut sa remarque en disant : « Il ne doit pas être passé sous silence qu’un petit nombre de physiciens, qui, dans le domaine en question, sont parvenus à des résultats significatifs au premier chef en tant qu’expérimentateurs, se sont prononcés contre la TR, mais ils représentent, contre le plus grand nombre de ceux qui dans ces questions sont d’abord des physiciens théoriques, une minorité de plus en plus restreinte. »2
Ici ce sont deux arguments étrangers à la discussion qui se complètent et se renforcent l’un l’autre. En plus de la tactique déjà mentionnée consistant à accabler la « minorité de plus en plus restreinte » sous « le plus grand nombre », entre en scène le procédé connu depuis longtemps, et parfaitement non scientifique, visant à discréditer d’emblée l’adversaire du seul fait que le problème n’appartient pas directement à sa spécialité. Sans même parler du fait que de nombreux problèmes de science naturelle appartiennent en même temps à l’épistémologie et dépassent de ce fait le domaine de compétence de chaque spécialiste, il est naturel, au sens d’une recherche critique exacte, de soumettre l’argument contraire en tant que tel à un contrôle objectif, et c’est seulement en fonction de ce contrôle et non en considération du domaine de spécialisation auquel l’adversaire appartient « officiellement » qu’il est possible d’émettre un jugement de validité.
Ce n’est pas par hasard que l’on trouve justement dans la défense de la théorie de la relativité le plus souvent ce genre d’arguments hors de propos, car la faiblesse du travail de preuve y est couplée à la méconnaissance de la pensée philosophique. Jusqu’où peut aller à cette occasion la distorsion et la falsification des faits, les jugements de Moritz Schlick sur les tentatives d’explication par la physique classique de l’expérience dite de Michelson (EM) le montrent amplement.
L’expérience de Michelson, qui fut conduite pour mesurer la vitesse de la Terre dans l’éther du cosmos et servit plus tard à Albert Einstein de « fondation » expérimentale à la première TR (« théorie restreinte »), est, comme le remarque justement Bruno Thüring, « l’une des expériences optiques les plus subtiles, délicates et complexes, et la vitesse de la Terre … pouvait en être connue seulement de manière indirecte (par l’interférence de la lumière) au moyen de multiples conditions simplificatrices, elles-mêmes incertaines. Le résultat de l’expérience surprit, car aucun signe de vitesse terrestre … ne se manifesta, ce que l’on peut exprimer également en disant que la vitesse de la lumière semble être aussi grande dans toutes les directions. Ce résultat donna bien des maux de tête aux chercheurs et, en février 1927 encore, la conférence de Pasadena organisée pour expliquer l’expérience conclut que les conditions extrêmement complexes de l’expérience de Michelson sont encore si peu éclaircies que son résultat n’est susceptible d’aucune formulation indubitable. »3
Ces circonstances sont suffisamment prégnantes pour que le chercheur responsable fasse preuve de la plus grande prudence, et il serait conforme à la méthode de la science exacte de se consacrer surtout à la clarification de l’expérience elle-même plutôt que de procéder à l’explication de l’effet négatif, à savoir l’absence de vitesse de la Terre dans le résultat. Mais supposons un instant que l’EM soit complètement éclaircie et son effet négatif garanti sans ambiguïté. Il s’agit alors d’expliquer cet effet négatif. Il peut être la conséquence de plusieurs causes. L’une des voies possibles d’explication a été suivie par Einstein lui-même, s’il est permis de parler ici d’explication ; car Einstein procède de telle manière qu’il fait de ce qui doit être expliqué le fondement d’une « nouvelle » physique, en érigeant la constance de la vitesse de la lumière en postulat et en liant ce postulat à celui de la relativité générale. Il va de soi que l’effet négatif de l’EM est ainsi « escamoté » ; il n’empêche que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, on ne peut rien objecter à cette voie. On peut dans tous les cas procéder ainsi.
Mais on peut aussi procéder autrement. Car la surprise que suscita l’effet négatif de l’EM, nécessitant une explication, trouve sa cause logique en ceci que la préparation et l’exécution de l’EM reposait sur l’hypothèse d’un éther parfaitement homogène remplissant l’espace. Il n’y a dès lors assurément aucun obstacle a priori à tenter d’expliquer le résultat négatif de l’expérience par des modifications correspondantes de l’ancienne représentation de l’éther. De telles tentatives ont été entreprises par Philipp Lenard, Ludwig Zehnder, J. Schultz, etc., et c’est une tâche de la physique (mais non de la philosophie naturelle) de déterminer, par des examens rigoureux, la capacité performative de ces théories alternatives. Du point de vue de la philosophie naturelle, en tant que discipline rigoureuse, on ne peut et ne doit rien dire d’autre que, sans clarification préalable des fondements logiques et épistémologiques de la science naturelle, ces théories de l’éther sont des explications possibles au moins aussi justifiées que la théorie de la relativité. Voici la situation telle qu’elle se présente quand on aborde les choses sans a priori épistémologiques.
Comment Schlick présente-t-il quant à lui cette situation claire et parfaitement dépourvue d’ambiguïté ? Après avoir posé la constance de la vitesse de la lumière comme un fait naturel incontestable, Schlick introduit les principes centraux de la théorie de la relativité et affirme que ce sont des conséquences contraignantes « quand on ne cherche pas à réinterpréter les faits au moyen d’hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées »4. Les « hypothèses entièrement arbitraires et injustifiées » sont évidemment les nouvelles théories de l’éther. Nous ne pouvons ici que demander : où est « l’arbitraire » quand un physicien avec les connaissances et la circonspection requises esquisse une théorie de l’éther cherchant à expliquer l’effet négatif de l’EM ? Au nom de quoi cette tentative serait-elle « injustifiée » ? D’où Schlick tire-t-il le droit de décrire ces légitimes efforts d’explication physique comme autant de « réinterprétations » (!) des « faits » (!) ? Le seul « fait » dont il soit ici question est l’effet négatif de l’EM. C’est ce qu’il faut expliquer. Savoir si le plus grand arbitraire se trouve du côté de la méthode relativiste d’explication ou du côté de celle de la physique classique ne se laisse nullement décider à partir des faits connus. Dénigrer l’explication non relativiste en affirmant qu’elle réinterprète les faits est une pure et simple duperie des lecteurs non familiers avec cette matière.
La controverse autour de la TR n’est pas la seule exposée à l’irruption d’arguments exogènes dans la réflexion scientifique. En raison de son avancement, la science moderne a toujours à faire directement avec des problèmes spéciaux ou généraux purement techniques, qui doivent d’abord et jusqu’à un certain point être traités dans le cadre restreint de leur domaine particulier et selon une routine propre. Quand, à présent, les problèmes s’étendent jusqu’à la dimension épistémologique – et cela se produit nécessairement assez souvent –, la routine technique ne suffit plus et il faut alors recourir à la réflexion critico-philosophique, laquelle tourne principalement autour de la justification rigoureuse, irréprochable et strictement objective des affirmations. Or le scientifique moderne, étranger à la pensée philosophique, est souvent défaillant sur ce plan. Ce qui lui importe le plus souvent, c’est seulement de « conduire à la victoire » la conception qui a « fait ses preuves » et qu’il sent être juste, et ce faisant, souvent sans s’en rendre compte, il introduit des arguments étrangers à la question en lieu et place d’une justification objective.
Ici, la tâche de la philosophie naturelle est seulement de signaler le problème, de dévoiler les défauts logiques. « L’objet de la philosophie naturelle » correspond ainsi d’abord à un examen critique des déclarations de la science (ce qui ne signifie pas que la philosophie naturelle soit tout entière dans cette activité critique).
Que l’on ne nous objecte pas que ceci serait un empiètement injustifié sur le domaine de la science. La philosophie naturelle n’intervient ni dans le travail de l’expérimentateur ni dans celui du théoricien. Elle ne cherche pas à produire des « ordonnances » que le scientifique devrait suivre dans son travail quotidien ; c’est seulement en ce qui concerne les conséquences plus larges de ce travail, et son contenu de vérité, qu’elle doit exercer son jugement critique, et ce de manière systématique et inébranlable. Quand, par exemple, le physicien théorique conçoit un formalisme non intuitif, « non classique », pour maîtriser théoriquement des effets expérimentaux, cela ne regarde personne hormis ses collègues, et pas non plus le philosophe. Mais quand il est dit que ce serait la seule voie possible et qu’il en découlerait nécessairement telle et telle « connaissance de la nature », telle et telle « conséquence épistémologique », l’examen critique de la philosophie naturelle doit intervenir pour tester ce qui, parmi les affirmations qui excèdent le domaine spécialisé de la science de la nature, est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce travail de contrôle est, au sens strict du terme, philosophique ; et parce que les affirmations requérant vérification proviennent des sciences de la nature (même quand elles ne sont pas toutes de nature scientifique et ne portent pas toutes sur la « nature »), l’expression « philosophie naturelle » est certes indiquée pour cette sorte d’analyse et de contrôle critique.
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II
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Il faut toutefois reconnaître que la science naturelle ne permet pas facilement de parvenir à des choix univoques et parfaitement étayés, car, comme nous l’avons dit au début, elle est en elle-même problématique. Le problème tient surtout au fait que l’accumulation de données d’observation, qui en soi ne constitue pas encore une « science », contraint à une présentation et explication systématique, laquelle n’est conditionnée ni nécessairement ni exclusivement par les données empiriques. Or c’est justement aux places les plus importantes, aux points nodaux de la recherche pour ainsi dire, que se présentent différentes voies possibles de systématisation théorique et d’explication.
C’est à ce niveau que les dispositions héritées, les schématismes de pensée enseignés ou devenus habituels ainsi que les facteurs découlant d’attitudes idéologiques et de courants philosophiques exercent une influence sur le cours de la science et conduisent des groupes et des générations entiers de chercheurs dans une direction déterminée. Le chercheur lui-même n’en prend le plus souvent jamais conscience, car il est immergé dans ce processus et a malheureusement souvent perdu au cours de sa routine de spécialiste la capacité de penser sans certaines œillères. Mais si l’on demande pourquoi telle ou telle voie de systématisation et d’explication théorique a été suivie, si l’on pointe, par conséquent, la latitude qui permettait d’emprunter cette voie mais aurait pu permettre aussi d’emprunter d’autres voies, cela crée le plus souvent de grandes difficultés au chercheur pour donner au chemin suivi par la « grande majorité » de ses collègues un fondement exact. Qu’une « attitude » déterminée des théoriciens influents en soit responsable, en règle générale cela ne lui vient pas à l’esprit.
Or les « attitudes » ou dispositions et les « tendances » jouent un rôle décisif, et c’est une autre tâche de la philosophie naturelle que de chercher, dans le processus scientifique, les points où le matériel empirique ne permet pas de solution univoque, pour alors faire connaître les « attitudes » des scientifiques dominants responsables des solutions adoptées concrètement et ayant déterminé la direction et les modalités du développement scientifique sur de plus ou moins longues périodes.
Nous voulons illustrer ce point par un exemple d’autant plus significatif que, historiquement parlant, il a conduit à la modification majeure la plus récente de la façon de voir des cercles dominants de la recherche scientifique dans les sciences exactes.
Ce qui caractérisait la disposition des chercheurs plus âgés, c’est qu’ils considéraient comme l’une de leurs tâches principales d’offrir, à l’aide de représentations corpusculaires-mécaniques et ondulatoires-optiques, une explication intuitivement (anschaulich) compréhensible des processus de la nature. Dans la science physique aujourd’hui, il est devenu de mode d’identifier cette explication mécaniciste de la nature à la philosophie matérialiste qui était alors en vigueur, à quoi l’on ajoute en général que l’abandon de l’explication mécaniciste de la nature serait en même temps un acte nécessaire et salutaire de dépassement du matérialisme philosophique. Si l’on veut bien, cependant, considérer que Kant voyait « le principe du mécanisme » comme le seul principe « constitutif » pour l’explication de la nature, et que des penseurs du calibre de Rudolf Hermann Lotze et Gustav Fechner se rattachaient à une science strictement « mécaniciste » sans pour autant être le moins du monde des « mécanicistes » ou des « matérialistes » au sens philosophique ou idéologique, « l’explication mécaniciste de la nature » apparaît alors dans une tout autre lumière. Sur le plan psychologique, la tentative de nous rendre familier un processus incompréhensible en soi au moyen d’une image intuitive découle d’une tendance tout à fait originaire, qui peut, certes, être en relation avec le matérialisme mais qui ne doit pas nécessairement conduire à des philosophèmes matérialistes. Cela apparaît de la manière la plus claire avec la dénommée action à distance, car il se passe là quelque chose sans que nous ayons de la chaîne des événements une vue dépourvue de lacunes. Nous ne pouvons nous représenter intuitivement une chaîne d’événements et nous la rendre ainsi tant soit peu compréhensible que si nous présupposons une liaison entièrement matérielle (où il est d’ailleurs, au regard de l’intuition, tout à fait indifférent de savoir si cette liaison matérielle est produite par des milieux continus ou des corpuscules discrets ou les deux).
C’est forts de cette disposition (et pas du tout parce qu’ils auraient été des matérialistes athées) que les anciens scientifiques cherchèrent à concevoir des théories intuitives ou intuitionnables, ce qui allait nécessairement de pair, y compris dans la partie mathématique, avec la tendance à la résolution des phénomènes naturels en mécanique, et reçut une puissante impulsion du souhait moniste originaire d’explication unique et simple de tout le donné. Que nombre de difficultés significatives se soient rencontrées dans cet effort n’est pas étonnant et se conçoit au contraire parfaitement. Car il s’agit de maîtriser les processus les plus différents par les mêmes moyens, ce qui représente naturellement une extraordinaire exigence en termes de perspicacité, d’imagination, de facultés combinatoires et de connaissances mathématiques. D’un autre côté, on comprend, au moins partout où il s’agit exclusivement de processus mesurables, qu’aucun obstacle ne puisse être posé à l’établissement d’une théorie mécanique intuitive.
Ainsi, dans l’effort de ces anciens physiciens pour développer une théorie mécanique intuitive des phénomènes électriques et électromagnétiques, des difficultés se présentèrent, ce qui, comme cela vient d’être dit, n’est guère étonnant et était même attendu. En outre, les effets toujours plus évidents de la polarisation du diélectrique conduisirent à « penser la propagation des effets électriques comme dépendante du milieu et par là même aussi du temps, et de considérer la diffusion de ces mêmes effets comme entièrement transmise ». Cela n’était bien sûr pas une raison pour nier la possibilité d’une théorie mécanique de l’électricité, même si c’était une invitation à « accepter ce mode de diffusion des forces électriques au moins comme fondement du traitement mathématique » et de renoncer dans un premier temps à la question « du mode de formation des effets et de leur dépendance du statut de la matière ». « Sur ce fondement … James Clerk Maxwell édifia ses théories mathématiques de l’électricité et du magnétisme. »5 Il parvint, ce faisant, aux équations auxquelles fut donné son nom par la suite, qui couvraient de façon surprenante toutes les relations de grandeurs dans le domaine de l’électricité et de l’électromagnétisme. Il s’avéra en outre que les équations de la théorie classique de la lumière pouvaient, au moyen d’opérations mathématiques simples, être converties en celles de la théorie électromagnétique de Maxwell, ce que l’on exprima en disant que la lumière est aussi un phénomène électromagnétique, un processus de propagation dans un champ magnétique.
Il aurait été entièrement conforme à l’attitude alors en vigueur de continuer à s’efforcer de produire, à côté de cette saisie purement mathématique, une théorie mécanique de l’électricité – que ce soit en étayant pour ainsi dire mécaniquement les équations de Maxwell ou bien, indépendamment de la théorie de Maxwell (dont la validité absolue n’est nullement démontrée par la simple conformité avec les résultats de mesure), en retravaillant les bases des théories plus anciennes, c’est-à-dire en présentant de nouvelles bases. Ce ne fut toutefois pas le cas. Il se produisit au contraire une modification de la tendance des théoriciens, en ce que non seulement on se reposa sur les équations de Maxwell en les considérant comme quelque chose de final, de donné par la nature, mais que l’on s’arrêta en outre à la notion que de larges « systèmes d’équations » de ce genre sont le cœur même de la théorisation physique, et que par conséquent celle-ci n’avait pas à développer de théories mécaniques intuitives, que l’on devait s’efforcer au contraire de présenter les résultats de mesure dans des formules mathématiques complètes, que ces dernières aient ou non un étayage intuitif, qu’elles soient ou non susceptibles d’un rattachement à la mécanique. Hugo Dingler a très justement appelé cette orientation un « mathématisme ».
Maxwell doit être considéré comme le père ou du moins le précurseur du mathématisme. Car s’il prit pour point de départ les représentations intuitives de Faraday et ressentit comme une lacune le manque d’interprétation mécaniciste, des pans entiers et essentiels de sa construction n’en sont pas moins d’une nature purement mathématique, à savoir que le succès physique de ces opérations saute aux yeux a posteriori tandis que leur sens physique est impossible à discerner directement, c’est-à-dire pendant la conduite des opérations. En particulier, la célèbre fusion de l’électromagnétique avec l’optique est une affaire purement mathématique qui ne possède que quelques correspondances extérieures, numériques pour corrélat physique.
C’est à juste titre que Wilhelm Müller a parlé de « l’influence en partie fascinante, en partie sclérosante » des équations de Maxwell6. La construction maxwellienne est, de fait, fascinante au plus haut point, parce qu’au moyen de pures opérations mathématiques dont l’arrière-plan physique reste inaperçu il est possible de parvenir à une présentation mathématique correcte et en outre étonnamment simple de nombreuses relations physiques. C’est ce qui a conquis de nombreux physiciens, comme un véritable charme magique. Or cette « magie », d’un autre côté, s’avéra sclérosante quand on se mit à regarder la théorie de Maxwell comme le plus haut degré de la connaissance dans le domaine des impondérables physiques et qu’on renonça à l’ancien idéal de recherche d’une explication intuitive des processus.
On peut au moyen des grandes expériences électromagnétiques – l’expérience d’Ørsted sur la déviation d’une aiguille de boussole aimantée dans le champ d’un conducteur parcouru par un courant et l’expérience de Faraday sur la formation d’un courant électrique dans un conducteur mû dans un champ magnétique (et inversement) – gagner via une application mathématique simple, de manière directe, les équations fondamentales de Maxwell7. Ce procédé est, en tant que procédé, certes « intuitif », et le physicien moderne, éloigné du vieil idéal de recherche, se satisfait pleinement de ce que la liaison des équations électromagnétiques fondamentales soit assurée de manière si directe avec la réalité. N’en saute pas moins aux yeux, précisément ici, le caractère irremplaçable de l’explication intuitive – elle ne peut être remplacée par un système d’équations, aussi capable soit-il d’une telle liaison – ainsi que la différence entre l’ancienne et la nouvelle disposition. N’est-ce pas aussi captivant qu’une apparition de fantôme, quand l’aiguille aimantée, du simple fait qu’elle se trouve dans la proximité d’un « conducteur parcouru par un courant », s’écarte de la direction nord-sud ? – ; quand, du simple fait qu’une inoffensive baguette magnétisée est introduite dans l’espace vide d’une bobine non moins bénigne, un « courant électrique » apparaisse dans la bobine ? Ces phénomènes inouïs ne se laissent-ils comprendre en aucune manière, ne se laissent-ils pas approcher par la raison ? Telle est la question principale qui anime le physicien « de la vieille école ». Or une théorie mathématique qui n’est pas en même temps « mécanique » n’apporte aucune réponse à cette question. Elle n’explique rien, ne contribue en rien à la compréhension intuitive de ces phénomènes mystérieux. Aussi le physicien « de la vieille école » ne peut-il discerner en elle aucune connaissance physique, comme l’a exprimé, par exemple, à de multiples reprises, le physicien suisse Zehnder. D’un autre côté, le scientifique moderne, avec sa disposition mathématique, se trouve satisfait au plus haut degré par une description mathématique ramassée et, de fait, excellente telle qu’elle est représentée par la théorie de Maxwell, ainsi que par la remarquable capacité de celle-ci à traiter de problèmes théoriques et pratiques. Tout cela lui paraît, à lui, le sommet de la connaissance physique, et il ne parvient plus à comprendre la « vieille » disposition.
Inutile de dire que nous ne cherchons nullement à diminuer la valeur des équations de Maxwell. La performance créatrice impliquée dans leur structure, la simplification extraordinaire qui s’exprime en elles, leur importance majeure pour l’électrotechnique – tout cela est et reste incontestable. Je suis même de l’opinion, eu égard aux difficultés qui empêchaient l’édification rapide d’une théorie mécanique globale de l’électricité, qu’il était d’abord nécessaire de fournir, en tant que solution provisoire pour ainsi dire, un système mathématique de l’ensemble de cette matière. Il ne s’agit donc pas de se servir de l’exigence d’explication mécanique contre la théorie maxwellienne, mais seulement de laisser les deux « dispositions », la « vieille » et la mathématique, agir, et de faire remarquer que, du point de vue de la « vieille » disposition la théorie de Maxwell doit être considérée comme une solution provisoire ou solution d’urgence mais non comme connaissance physique, tandis que le physicien à tendance mathématique voit au contraire dans une théorie du type de celle de Maxwell la plus haute et la plus satisfaisante connaissance physique.
Le concept de « mathématisme » ne doit pas non plus être mal interprété. Les mathématiques sont dans tous les cas un instrument indispensable de la recherche physique. Même le physicien « de la vieille école » doit s’en servir pour former une théorie propre de ses images mécaniques et modélisations et faire que celles-ci soient conformes aux données de mesure. Mais, dans cette disposition, l’explication intuitive est et reste le seul véritable but, tandis que le traitement mathématique est seulement un procédé indispensable au service de ce but, procédé dont l’emploi, aussi génial soit-il, ne conjure aucune découverte physique qui ne serait pas déjà contenue dans les découvertes expérimentales et les relations fondamentales des données. Philipp Lenard a montré cela sans ambiguïté, et l’a formulé clairement. Pour les mathématiciens, au contraire, la présentation mathématique achevée d’un ensemble de données de mesure est le seul véritable but. Ce formalisme lui paraît en soi et en tant que tel le sommet de la connaissance physique ; il y voit le reflet de la réalité physique et en tire de nouvelles conséquences qui correspondent selon lui à la « nature ».
Dans la mesure où les physiciens dominants non seulement « acceptèrent » la théorie de Maxwell mais aussi virent en elle une solution pleinement satisfaisante des problèmes de fond de l’électromagnétisme, les tentatives de constitution d’une théorie mécanique de l’électricité furent mises en sommeil, l’orientation mathématique l’emporta et devint rapidement dominante. Avec Albert Einstein, Max Planck, Arnold Sommerfeld et son école, le mathématisme est parvenu à sa maturité, qui se caractérise par le fait que le théoricien est prêt à tout sacrifier pour atteindre dans la forme la plus achevée ce qui lui paraît être l’ultime et le plus haut but de la physique, à savoir la présentation mathématique complète et sa liaison la plus directe possible avec les résultats de mesure. Lorsque Planck écarte l’objection portant sur la non-intuitivité de la physique théorique moderne en disant que notre intuition doit se diriger d’après les formules et non les formules d’après notre intuition8, il jette une lumière particulièrement crue sur l’essence et la tendance de la physique mathématique : sa tâche principale est la présentation mathématique complète, la plus élégante possible des résultats de mesure ; toute autre exigence doit rester en retrait.
Si, à présent, l’on demande aux physiciens quelle a été la cause la plus profonde de ce changement de cap, on reçoit en général la réponse que les faits expérimentaux y ont eux-mêmes conduit. La tentative de développer une théorie mécanique de l’électricité s’est avérée impossible. Ainsi la difficulté est-elle convertie en impossibilité. Il est pourtant de la plus haute importance, du point de vue philosophique, c’est-à-dire eu égard aux questions dernières, décisives pour le statut de la connaissance de la nature, de savoir si quelque chose est seulement difficile, fût-ce extrêmement difficile, ou si c’est impossible. Le philosophe ne saurait être assez tatillon sur ce point. Dans la mesure où ne connaissons d’emblée pas la moindre chose de l’essence de la nature, nul ne peut dire quelle théorie de la nature est la plus « appropriée », de celle qui a de grandes difficultés à surmonter ou de celle qui se laisse construire plus facilement.
Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que le changement de « disposition » parmi les physiciens dominants n’a pas sa raison ultime dans les faits expérimentaux, que ce revirement n’a pas été, comme on se plaît à le dire aujourd’hui, « produit par la nature elle-même ». Quand bien même les difficultés auxquelles il a été fait allusion ont contribué à la naissance du mathématisme, agissant pour ainsi dire comme une sage-femme, il n’en reste pas moins que la véritable force d’enfantement se trouve dans une certaine disposition ou, pour être plus précis, dans le fait que ceux qui tenaient la queue de la poêle étaient des physiciens ayant cette « autre disposition ». Qu’il en soit allé ainsi se laisse montrer par le fait historique que la lutte entre l’« ancienne » et la « nouvelle » disposition commença juste après les travaux de Maxwell et qu’elle s’est poursuivie depuis lors de manière ininterrompue jusqu’à nos jours. Cela n’apparaît pas toujours à un examen superficiel, car les cercles dominants en cette matière aussi font l’opinion publique, et l’existence d’une opposition n’apparaît qu’à l’étude approfondie. En outre, nous ne possédons une connaissance intime que des temps les plus proches de nous, alors que les particularités importantes de cette contestation dans un passé plus lointain dorment dans les vieilles archives, publiées ou non.
C’est une tâche particulièrement importante de la philosophie naturelle, actuellement, après que les faits ont été présentés et le regard orienté vers l’essentiel, d’exposer, par une étude attentive des sources, l’histoire des développements du mathématisme dans toutes ses particularités et d’éclairer philosophiquement les voies en grande partie occultes de la contestation entre l’ancienne et la nouvelle disposition. Des recherches de ce genre et d’autres semblables sont d’autant plus urgentes qu’elles doivent offrir le fondement pour la saisie de problèmes plus profonds. Car savoir qu’il existe différentes « dispositions » et qu’elles jouent un rôle majeur contribue à débusquer des problèmes en relation directe avec les questions philosophiques et idéologiques les plus importantes. En particulier, doit être discutée la question de savoir dans quelle mesure la constitution raciale et psychologique individuelle d’un chercheur exerce une influence sur sa façon de penser et la direction de ses recherches.
Il n’est guère besoin de souligner que s’ouvre ici un vaste domaine, où il ne change rien à l’affaire, bien sûr, que l’on classe ou non les recherches sur le conditionnement racial et ethnique des grandes lignes de développement scientifique parmi la philosophie naturelle ou, avant cela, l’anthropologie raciale. Dans tous les cas, la philosophie naturelle doit revendiquer comme sienne la tâche de dégager les bases pour de telles études raciales. Car ces bases sont d’autant plus importantes qu’elles montrent le chemin correct à l’étude raciale dans le domaine des sciences de la nature et en même temps offrent le fondement sur lequel l’opinion aujourd’hui encore très répandue de la neutralité et de l’indépendance de la science naturelle peut être soumise à critique.
L’opinion, représentée par exemple par Pascual Jordan et Bernhard Bavink, selon laquelle, dans le domaine de la science naturelle, l’élément ethnique et racial ne joue pas le moindre rôle ou bien un rôle tout à fait secondaire et insignifiant, a naturellement comme arrière-plan épistémologique l’empirisme. Elle est une conséquence logique de la philosophie anglaise des Lumières, qui voit dans les sens la seule source de connaissance et fait dépendre la direction du progrès scientifique exclusivement et de manière contraignante des données de l’empirie. Cela se trouve clairement exprimé dans la caractérisation lockienne de l’âme comme « tabula rasa ». Dans ces conditions, il doit être en effet tout à fait indifférent de savoir qui est un chercheur et quelles personnalités dirigent plus ou moins longtemps ces travaux. Car si les données de l’empirie représentent la seule source de connaissance et exercent une contrainte univoque irrésistible, tout un chacun, dès lors qu’il dispose des connaissances spéciales nécessaires et a appris les règles de son travail, parvient, au terme d’un effort correspondant, au même résultat, quel que soit le peuple auquel il appartient et sa constitution raciale-psychologique.
Or l’analyse historique approfondie des grandes lignes de développement de la science naturelle montre à chaque étape que, justement aux places décisives, aux points nodaux de la recherche, comme nous l’avons dit, la matière de l’empirie n’exerce aucune contrainte déterminée. Il existe là une certaine latitude (Spielraum) qui garantit au chercheur une liberté parfois très grande. Le donné de l’empirie est certes, à l’intérieur d’une construction théorique, dans la mesure où celle-ci passe pour inattaquable dans ses fondamentaux, l’instance de décision contraignante, et d’ailleurs les questions spéciales et les problèmes partiels de la science physique sont le plus souvent (pas toujours) de pures questions empiriques. Mais ces questions et problèmes sont, au sens strict et le seul véritable, des questions scientifiques qui n’ont aucun rapport direct avec les problèmes épistémologiques et philosophiques – que l’on songe par exemple au problème de la structure moléculaire des chromosomes et des gènes – et ne se posent que dans le cadre de systèmes théoriques déterminés, où elles prennent leur sens. Ainsi, pour rester sur notre exemple, la question purement scientifique, et non philosophique, de la constitution moléculaire de quelque corps naturel que ce soit dépend du concept de molécule, lequel requiert pour son existence logique des représentations théoriques concernant la matière. Sans le cadre d’une théorie de la matière, la question citée est totalement incompréhensible et n’a même aucun sens. Si l’on s’interroge, à présent, sur l’origine et la fondation de ce cadre, on trouve alors des éléments qui ne sont pas toujours purement empiriques dans le sens de l’empirisme sensualiste. Et si nous allons même au-delà, jusqu’au cadre plus vaste qui comprend les différentes représentations théoriques de la matière et confère à chacune son sens et sa signification, les parties aprioriques se multiplient encore. En un mot, l’empirisme est faux dès que l’on sort des questions purement scientifiques, au sens étroit du terme, pour s’élever aux systèmes théoriques dans lesquels ces questions sont insérées. Ces systèmes sont en relation directe avec les problèmes de fond, qui ne sont plus purement de science naturelle et qui sont à ce point indépendants de l’empirie qu’ils offrent une latitude désavouant cette fausseté qu’est l’inconditionnalité de la science de la nature. C’est là où sont les « trous », pour ainsi dire, où se glissent les conditionnalités idéelles, « aprioriques » (le sens d’a priori ne signifie ici rien d’autre que : « qui n’est pas justifié exclusivement par les données de l’empirie »). C’est là, donc, que s’arrête la « contrainte des faits », là, mais aussi là seulement, qu’intervient de manière décisive la personnalité du chercheur et sa manière déterminée de poser les questions.
Il est très important de se rendre claire cette situation et en particulier de bien distinguer ces « trous » des vides habituels qui, à l’intérieur de théories ou de systèmes de représentation fermement établis (ou considérés comme tels), existent de manière massive et sont progressivement comblés par la recherche empirique. Quiconque nie l’influence de la personnalité, avec ses propriétés raciales, sur le cours de la science naturelle peut facilement étayer sa thèse de nombreux exemples ; il lui suffit en effet de montrer les nombreuses découvertes concomitantes, indépendantes les unes des autres, et les contestations en paternité qui en résultent. De fait, la personnalité du chercheur recule d’autant plus à l’arrière-plan que le domaine de recherche est étroit et le problème étudié, spécialisé. Le chimiste qui s’appuie sur la structure chimique moderne doit suivre une direction bien déterminée pour élucider la structure d’un corps organique. Certes, il n’est pas si étroitement lié que ses capacités intellectuelles et techniques, son habileté, sa perspicacité ne puissent connaître de grandes possibilités de déploiement. Mais c’est là aussi tout ce qui intervient de la personnalité de ce chercheur dans son travail, et il serait fort présomptueux de sa part d’affirmer que d’autres chimistes suffisamment familiers avec la matière n’auraient pu parvenir au même résultat. Le travail scientifique spécialisé, sur les rails fixes de la recherche en progression, est de fait indépendant de la personnalité. Mais la situation est différente quand l’origine et la structure des « rails » est mise en question, à savoir quand les vieux rails sont abandonnés ; aussitôt nous nous trouvons de nouveau face à la « latitude » à l’intérieur de laquelle la personnalité du chercheur joue un rôle déterminant.
C’est pourquoi il appartient à l’objet de la philosophie naturelle de chercher dans les différentes phases et grandes lignes de développement de la science naturelle les endroits où entrent en jeu les conditions aprioriques qui, plus tard, dans la circulation sur les « rails », ne sont plus perçues ni connues. La philosophie naturelle et l’anthropologie raciale doivent ici travailler ensemble, la première extrayant du flux de la science naturelle les pans sujets à caution, afin que la seconde ne porte pas à faux.
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III
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Mais le fait qu’il y ait des domaines où le donné de l’empirie se tait et où s’introduisent nécessairement des éléments aprioriques est d’une importance fondamentale à un autre égard encore. Car partout où aucune contrainte ne s’exerce de « l’extérieur » et où la pensée a la plus grande latitude, aussitôt est posée la question de savoir laquelle des nombreuses possibilités de penser est correcte et vraie. Nous sommes là devant le problème philosophique du critère de la vérité, une question qui, en ce qui concerne la science de la nature, sans le moindre doute constitue l’objet principal de la philosophie naturelle.
À cet égard, j’ai souvent appelé l’attention sur le problème de la géométrie physique, et, au risque de devenir fastidieux pour le lecteur de mes écrits antérieurs, je ne peux faire autrement que d’en dire à nouveau ici quelques mots. Car c’est justement par le biais de ce problème que le cœur épistémologique du problème de la vérité peut être le mieux mis en lumière et devenir parfaitement transparent. Il s’agit du fait, avant tous « ismes » philosophiques et idéologiques, que jamais ne peut être obtenu sur la base d’une quelconque mesure un jugement infaillible sur la structure géométrique de l’espace – que soient en question les parties de l’espace les plus proches de nous ou les parties les plus éloignées du cosmos. Le problème de la géométrie physique est l’un de ces « trous » qui ne se laissent combler par aucune donnée de l’empirie et doivent l’être nécessairement par des éléments aprioriques. Mais de quelles apriorités doit-il s’agir ? Quel choix devons-nous faire entre les différentes possibilités se présentant à nous ? Nous pouvons certes choisir librement, car nous avons dans tous les cas la liberté du choix, indépendamment de la question de la liberté de la volonté ; mais nous voulons choisir de façon à pouvoir saisir la vérité, ou du moins suivre le chemin qui y conduit.
On comprend que le problème de la géométrie représente une partie réduite mais essentielle du problème de la vérité, de la question de la garantie et de l’établissement ultime des fondements de la connaissance. Ce n’est pas seulement le problème de la géométrie physique qui requiert une précondition (Voraussetzung), une « condition préalable » (Setzung im voraus) ; au plan du tout de la connaissance aussi, le discours d’une science inconditionnée est un verbiage creux. Il doit y avoir des préconditions pour que la science soit possible. Et la question de la nature et de la formation de ces préconditions s’élève d’autant plus menaçante. D’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui les justifie en tant que conditions préalables ? « Elles sont peut-être, lisons-nous dans les écrits subtils et profonds de R. H. Lotze, [1] apparues avec l’esprit connaissant : elles devaient alors, en tant qu’hypothèses nécessaires sur la nature et les relations des êtres et des événements, guider le jugement sur le moindre fait se présentant à l’observation ; elles pouvaient également [2] consister en exigences issues des besoins, souhaits et expectations de l’homme pensant : elles demandaient alors à la réalité extérieure leur confirmation de façon non moins pressante, dès que l’attention se portait sur celle-ci ; elles pouvaient, enfin, [3] être tirées non pas de soi-même et nécessairement mais du contenu objectif de l’empirie comme habitudes figées de l’intellection, contenu que dans toute perception ultérieure on supposait retrouver tel que les précédentes perceptions l’avaient présenté. L’histoire de la pensée humaine nous convainc de l’égale vigueur et force de persuasion avec laquelle ces différentes conceptions s’imposèrent ; la tendance du temps présent, cependant, consiste à nier la possession d’une connaissance innée, à ôter toute justification à la contribution des exigences de l’homme pensant à la vérité, à chercher dans la seule empirie la source des connaissances certaines que nous sommes susceptibles d’acquérir de l’ensemble des choses. »9
Lotze présente ici de manière concise trois possibilités de fondation épistémologique, à savoir les modes [1] apriorique-rationnel, [2] apriorique-irrationnel (ou apriorique-émotionnel) et [3] empirique. Que l’empirique soit exclu, cela ne fait aucun doute compte tenu de ce qui a été dit plus haut ; car les « latitudes » dont nous avons parlé proviennent justement du fait que le donné de l’empirie à soi seul et de soi-même ne prescrit aucune direction déterminée unique. Lotze remarque à juste titre, en lien avec la citation précédente : « La façon dont se paye la négligence de l’empirie, la philosophie l’a douloureusement appris au cours de son histoire, sans qu’il soit besoin de nouvelles preuves de la nécessité de cette empirie ; mais par soi seule et sans préconditions qui ne relèvent pas d’elle, l’empirie est incapable de produire la connaissance que nous visons. »
Il convient de remarquer que Lotze entend le concept d’empirie dans le même sens où nous l’avons utilisé ici et comme il est entendu généralement dans les sciences de la nature. « Empirie » signifie ici ce que Hans Driesch a désigné sous le nom d’« expérience habituelle » (Gewohnheitserfahrung) et qui est communément appelé « connaissance empirico-inductive » sur la base de « l’induction généralisatrice ». Il s’agit toujours de propositions générales renvoyant à des données d’observation et qui peuvent être restreintes, voire contredites par des données empiriques ultérieures. Quand, à présent, cette « expérience » doit être rejetée en tant qu’impropre à garantir la fondation de la connaissance et quand les préconditions fondamentales d’un système de la science ne peuvent être qu’idéelles, « aprioriques », cela n’exclut pas que ces « pré-conditions » idéelles puissent être empruntées à un acte, l’acte de « faire l’épreuve » (Erfahren) de la réalité transcendante à la conscience – « où il ne s’agit pas cependant d’induction et d’abstraction au sens de Locke et de toute l’épistémologie sensualiste-empirique-positiviste, mais de ce que l’on entend par les concepts d’abstraction et de réduction dans la philosophie aristotélicienne et aristotélico-thomienne. Cela ne contredit pas le concept d’apriorisme. Car l’apriorisignifie : ‘une fois vu, alors vu pour ‘toujours’ de façon contraignante.’ Ou encore : ‘certes indépendant de ‘l’expérience’, si par expérience on entend un avoir conscient, mais indépendant du quantum de l’expérience. »10 Cette définition de l’apriori par Driesch peut servir de commentaire au fameux principe kantien selon lequel toute notre connaissance commence avec l’expérience mais qu’elle ne peut pour cette raison être tirée entièrement de notre expérience. L’expérience signifie ici d’abord seulement le conscient avoir de quelque chose, tout bonnement un « faire l’épreuve » (Erfahren) de quelque chose. Et il n’est nul besoin de souligner que, sans ce « faire l’épreuve de », aucune connaissance ne peut venir au jour. Cependant, l’expérience ne naît pas tout entière de « l’expérience habituelle », c’est-à-dire que toute connaissance n’est pas un produit de « l’induction généralisatrice ». Il y a des connaissances a priori, dont la validité n’a besoin d’aucune confirmation par des expériences répétées, et qui par conséquent ne peuvent non plus être contredites par aucun donné de l’empirie. Si nous nous limitons à cette définition épistémologique formelle de l’apriori, la question reste ouverte de savoir s’il s’agit d’« idées innées », de schémas de pensée, règles de recherche, modalités de liaison exclusivement tirés du Je, c’est-à-dire s’il s’agit de « lois » au sens de pures normativités, ou bien si n’est pas plutôt tirée au moyen d’un acte de l’intuition et de l’Erfahren la réalité, transcendante à la conscience, qui sous-tend la normativité apriorique.
La difficulté principale d’une fondation de la science de la nature consiste avant tout en ce qu’il existe de nombreuses possibilités aprioriques-idéelles, et la question de la fondation correcte culmine dans la question du choix juste. Lorsque Kant, dans ses Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, tenta de réaliser la fondation apriorique de la science de la nature, en se donnant pour tâche d’isoler la partie « pure » (c’est-à-dire apriorique-idéelle) de la science mathématique de la nature et de l’ancrer dans un fondement ferme et inattaquable, le problème était posé de manière essentiellement plus simple qu’aujourd’hui (ce qui ne porte bien sûr aucune atteinte à la grandeur de Kant et à la génialité de sa tentative de fondation). Car à l’époque il n’y avait qu’une seule logique, qu’une seule géométrie et qu’une seule mécanique – trois domaines « classiques » associés aux noms d’Aristote, d’Euclide et de Newton –, si bien que Kant pouvait se cantonner à l’isolement et à la fondation ultime de la partie « pure », c’est-à-dire apriorique, de la science de la nature. Nous avons quant à nous, aujourd’hui, à côté de cette matière classique, une quantité d’autres possibilités. Les logiques non aristotéliciennes, les géométries non euclidiennes et les mécaniques non newtoniennes à notre disposition sont des systèmes formellement irréprochables susceptibles de produire des connaissances. À cette richesse s’ajoute la tendance croissante à ne plus considérer la science mathématique de la nature, qu’elle soit indifféremment traitée de manière « classique » ou « non classique », comme le modèle et l’idéal de la science générale de la nature – une tendance qui culmine dans l’exigence d’une base fondamentalement nouvelle de la science naturelle. Ceci reste encore en partie occulté par le dilemme auquel il a déjà été fait allusion en discutant la formulation de Lotze, à savoir, si la fondation de la connaissance est purement apriorique-rationnelle ou bien si des éléments irrationnels et émotionnels n’ont pas aussi leur mot à dire dans ce travail.
Quelques physiciens, à la tête desquels Werner Heisenberg et Pascual Jordan, ont trouvé un expédient simple et, sur le plan pratique, suffisant pour sortir de ces difficultés. Ils partent du point de vue positiviste selon lequel il s’agit seulement de présenter sous forme mathématique un ensemble de données d’observation le plus simplement possible, la définition du concept de simplicité étant fournie par la stipulation de réaliser la liaison des relations des données connues expérimentalement avec leurs systèmes mathématico-physiques respectifs le plus directement possible, c’est-à-dire avec l’élimination la plus large de chaînons inobservables. Il en découle sans problème une division de la science naturelle mathématisable en deux domaines : un domaine physique classique et un domaine non classique. Le domaine classique s’étend partout où il parvient à lier les données de l’empirie, conformément au concept de simplicité indiqué, au système physique classique. Là où ce n’est plus possible sans heurter l’exigence de simplicité en question, le domaine non classique commence. Il s’agit alors de s’éloigner du système classique et de développer un nouveau système qui fournisse la liaison la plus directe possible (au sens du concept de simplicité tel que défini) avec les résultats des mesures.
Ce procédé, où il est permis de voir un étayage méthodologique du mathématisme, est, comme nous l’avons dit, pleinement suffisant et satisfaisant pour la pratique quotidienne habituelle de la recherche et de la théorisation, ce qui doit être encore une fois souligné. Il faut cependant montrer avec tout autant d’insistance qu’il ne s’agit que d’un expédient qui élude le problème central de la philosophie naturelle et ne peut pas du tout être considéré comme une tentative de solution à ce problème. Car, tout d’abord, il manque au point de départ positiviste une fondation plus profonde, et, ensuite, la thèse de la défaillance partielle ou totale des fondamentaux physiques classiques est seulement affirmée et en aucun cas démontrée. Le système physique classique est certes « défaillant » dans de nombreux domaines du champ infiniment étendu de la recherche physique dès lors que l’on présuppose « dogmatiquement » une exigence de relation le plus directe possible des résultats de mesure avec le système. Mais il faut bien voir que cette exigence manque justement d’une fondation propre. Si on l’abandonne, rien n’empêche de chercher à l’aide d’autant de chaînons que l’on veut la liaison de tous les résultats de mesure au système classique. Et il n’a jamais été rigoureusement prouvé que cette tentative se heurte à des obstacles « principiellement » insurmontables. On rejoint ici ce que nous avons dit au sujet de la théorie maxwellienne de l’électricité. L’échappatoire positiviste doit donc être laissée de côté dans le traitement du problème central de la philosophie naturelle.
Ainsi, il est inutile d’entrer en détail dans les nombreuses discussions épistémologiques les plus récentes, se rattachant principalement à la mécanique quantique. Tous ces débats (par exemple la question de la relation de la théorie quantique à l’épistémologie kantienne) partent du présupposé qu’il existe à l’encontre des moyens et des méthodes de la physique classique un obstacle principiellement insurmontable – le « principiel » restant indémontré. Dans cette situation, on ne voit nullement, en tant que philosophe, quel sens peut bien avoir par exemple la discussion de la possibilité d’une réconciliation de l’indéterminisme de la théorie quantique avec la théorie kantienne des catégories, dès lors que le formalisme de la mécanique quantique représente seulement une possibilité mathématique descriptive et que l’impossibilité d’un traitement physique classique des résultats expérimentaux en physique atomique n’est pas démontrée principiellement. Cela se ramène à ce qui est fondamentalement possible et impossible, et le philosophe ne saurait être sur ce point, comme nous l’avons dit, trop tatillon. L’existence factuelle de théories non classiques et leur employabilité pour maîtriser théorétiquement les problèmes n’est pas pour le philosophe une raison suffisante pour intervenir dans ces discussions « épistémologiques », à moins qu’il ne se sente autorisé, comme récemment Theodor Haering, à rejeter les prétentions philosophiques de physiciens philosophant sur des bases dépourvues de fondement (in : Die Tatwelt, Jg. 18, H. 1, p. 43 ss. : « Quantenmechanik und Philosophie »).
Une possibilité d’aborder le problème de la fondation apriorique de la science par des moyens légitimes se présente si l’on envisage le progrès de la maîtrise de la nature et qu’on le soumet à une analyse historico-épistémologique. Car, aussi douteux et problématique que soit le concept de progrès au regard du théorique et de ce qui est réellement « connaissable », on ne peut douter que le développement de la science expérimentale se manifeste dans une domination croissante de la réalité, et l’on peut donc incontestablement parler en ce sens d’un progrès continu. « Chercher au moyen d’une analyse du processus de développement de la physique expérimentale les forces motrices et formatrices qui s’avèrent décisives pour ce développement ou y participent de façon essentielle, fait donc sens. Une telle analyse ne devrait pas seulement permettre de comprendre la cohésion interne du progrès authentique et incontestable mais aussi être d’une importance capitale pour le versant théorique de la science naturelle. Car il va de soi que les facteurs qui contribuent de manière essentielle à la production de résultats expérimentaux, non seulement ne doivent pas, au niveau théorique, être négligés, voire convertis en leur contraire, mais en outre ils doivent offrir le fondement inaliénable du travail de théorisation scientifique et de toutes les considérations attenantes. » C’est en ces termes qu’en d’autres lieux j’exprimai cette possibilité et esquissai le statut de l’analyse épistémologique historico-critique11.
Ernst Mach eut déjà l’idée d’emprunter cette voie, bien qu’il ne lui fût point possible de la suivre de manière cohérente en raison de ses présupposés empiristes. « Sans être le moins du monde philosophe ni vouloir recevoir ce titre, lisons-nous dans ses écrits, le chercheur scientifique a le plus grand besoin d’élucider les processus par lesquels il acquiert et élargit ses connaissances. La route la plus évidente pour ce faire est de porter son attention sur l’accroissement des connaissances dans son propre domaine et ceux qui lui sont voisins, et surtout d’examiner un à un les motifs directeurs des chercheurs. »12 Mais tandis que Mach, pris dans l’ivresse du progrès propre à sa génération, avait en vue « l’accroissement des connaissances » et par ailleurs, comme nous l’avons dit, travaillait avec un parti pris empiriste, nous écartons quant à nous le progrès, devenu problématique à nos yeux, des « connaissances » et nous nous en tenons au développement technico-expérimental permettant l’accroissement de la maîtrise de la nature.
Si nous analysons une section du développement de la physique expérimentale de façon à pouvoir examiner non pas seulement « un à un les motifs directeurs des chercheurs » mais tous les préparatifs intellectuels et techniques qui contribuèrent de manière essentielle à la réalisation des appareils expérimentaux, des protocoles de recherche et des résultats d’expérimentation, nous trouvons alors, sans exception, que ce sont les principes de la logique classique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne qui déterminent en tant que facteurs formateurs de nature mentale et physique le cours du développement expérimental et sont ainsi responsables de l’authentique « développement de la physique ». Cela se manifeste de la manière la plus claire dans les séquences de l’histoire de la physique où s’est accompli le passage de la recherche purement qualitative aux premières déterminations de mesure, là où, par conséquent, les anciens chercheurs firent face à la tâche de déterminer les relations qualitatives de dépendance aussi par leur côté quantitatif, par les causes et les effets de leurs grandeurs, quantités et intensités – en un mot : quand l’on voulait mesurer mais que l’on n’avait pas encore d’instruments de mesure. Il devient ici parfaitement clair que la recherche expérimentale de la nature commence avec les premières réflexions à l’origine des instruments d’expérimentation et de mesure, et que les concepts de base et les relations fondamentales de la logique et de l’arithmétique, de la géométrie euclidienne et de la mécanique newtonienne portent et pénètrent l’ensemble du développement de la physique.
C’est le mérite de Dingler d’avoir le premier reconnu et dégagé ce rôle fondateur des « apriorités classiques » (pour le dire de manière courte). Pour apprécier pleinement l’importance de l’accomplissement de Dingler, il faut garder à l’esprit que la découverte de la base activiste-idéaliste du développement de la physique découle, sur des aspects essentiels, de la fondation épistémologique désignée traditionnellement par le nom d’idéalisme. Car, dans l’origine et le cours du développement de la physique, les apriorités classiques interviennent sous la forme d’instructions pour l’agir et de règles de production qui à leur tour ont leur fondement ultime, selon Dingler, dans la « volonté d’évidence » (Willen zur Eindeutigkeit). De cette situation il résulte qu’est totalement secondaire l’exigence, correspondant seulement de manière extérieure, pour ainsi dire, aux épistémologies idéalistes de marque kantienne, de placer les apriorités classiques au fondement aussi du traitement théorique des résultats expérimentaux (car, nées de la volonté d’évidence, les apriorités classiques sont ce qui rend possible le développement lui-même de la physique).
Il est clair que cette exigence ne peut être directement remplie que de manière restreinte. Dingler l’a lui-même dit et redit, et il a tout aussi souvent affirmé que, dans la plupart des cas, pour une maîtrise théorique des résultats de mesure, des « concepts-couvertures » (Deckbegriffe) devaient être introduits, qui selon les circonstances pouvaient aussi bien ne pas être « classiques ». Le concept de Dingler de « concept-couverture » correspond à ce qu’en discutant du mathématisme nous avons appelé « solution provisoire », et l’on comprend facilement que la compétition entre physique classique et non classique, à ce point de vue, doit se traduire par une différence de « mentalité ». Ce qui d’un côté est regardé comme donné par la nature et définitif et sert de base à des conclusions de grande portée conformes à la « nature » et à la « connaissance », de l’autre côté (classique) est considéré comme un simple « concept-couverture » (qui comporte en soi la tâche d’étayer pas à pas de tels concepts par des schémas conceptuels classiques et, à terme, de les remplacer par ces derniers). La réconciliation continument recherchée et à ce jour non réalisée entre la physique classique et moderne sera faite quand les physiciens modernes accorderont que les théories non classiques, tout comme les théories classiques qui ne sont pas encore rattachées à la mécanique, doivent être considérées comme des concepts-couvertures et tireront les conséquences qui en résultent.
Il ne peut être notre tâche ici de traiter en détail du système dinglérien – que Dingler nomme le « système de l’évidence méthodique » (eindeutig-methodische System). Disons seulement encore que la fondation dinglérienne de la science naturelle mathématique est d’une importance philosophique d’autant plus grande qu’elle situe le cœur inaliénable de l’idéalisme et de la fondation a priori de la connaissance dans sa juste lumière et ouvre de surcroît des perspectives significatives. L’idéalisme philosophique est, on le sait, largement tombé en discrédit du fait qu’on a vu dans les « idées » des normes supraterrestres, détachées de la réalité du monde, et que l’on se croyait ainsi autorisé à rejeter tout « idéalisme » en raison de son supposé caractère hors de réalité. Hans Heyse, dans son œuvre fondatrice Idee und Existenz, a pris position à très juste titre contre cette conception, et démontré que le véritable cœur de la doctrine platonicienne des idées (le fondement de toutes les philosophies et gnoséologies idéalistes) était l’indissoluble lien de l’idée avec la réalité politico-historique. Il faut sans doute mettre cette conception en parallèle avec le fait de base qui constitue, en référence à la science naturelle mathématique, le cœur du système de l’évidence méthodique. Ici, « l’idée » n’a pas, comme chez Kant, la fonction de rendre possible la construction systématique de la théorie scientifique ; elle est engrenée dans l’existence du tout de la science naturelle mathématique – du tout qui s’étend de la planification avant la construction des instruments d’expérimentation et de mesure jusqu’à l’interprétation et connexion des résultats expérimentaux. Mais dans la construction des outils de recherche et dans la conduite des expériences entre en jeu l’apriorique-idéel sous la forme de « l’apriori poïétique » (Herstellungsapriori) comme une force active qui, de la manière la plus « réelle » qui soit, intervient dans la réalité de manière formatrice et créatrice.
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IV
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Nous ne sommes pas encore parvenus à la couche la plus profonde. Derrière les apriorités classiques qui en tant qu’idées formatrices dominent et imprègnent le tout de la science naturelle mathématique, apparaissent en tant qu’idées porteuses ultimes la volonté de maîtrise univoque de la réalité naturelle et le concept d’une nature fluctuante, plus ou moins instructurée. Ainsi, la « mécanistique » tout entière de « l’image du monde » physique classique devient un instrument de maîtrise mentale et technique du donné. Il ne s’agit pas, dans cette approche, d’une investigation de la structure du donné : le donné est structuré et par là même propre à être pensé et manipulé.
À l’opposé, on trouve la conception de la structure existante du donné (qui doit être « étudiée »), à laquelle, tant pour la physique classique que non classique, l’idée de la « machine du monde » confère son fondement ultime. Ce qui dans le cadre du système de l’évidence méthodique sert de moyen pour l’appréhension intellectuelle et la maîtrise technique du réel, apparaît là comme édifice et fonction de la machine du monde. Il est tout à fait indifférent que la machine du monde soit pensée comme composée de corpuscules intuitionnables ou de relations mathématiques non intuitionnables, indifférent qu’on l’intègre dans un espace euclidien à trois dimensions ou dans un continuum espace-temps non euclidien à quatre dimensions ou dans n’importe quelle autre configuration spatiale avec autant de dimensions que l’on veut, indifférent encore qu’elle fonctionne dans sa microstructure d’après des lois causales-mécaniques ou d’après des lois « seulement statistiques ». Dans l’idée fondamentale d’une machine du monde cachée « derrière » le « monde des sens », et qui vrombit à côté de son créateur divin selon la volonté de celui-ci, la physique classique et la physique mathématique s’accordent, et c’est bien à tort que cette dernière prétend avoir surmonté le mécanisme. La mécanicité métaphysique, c’est-à-dire l’idée de la machine du monde, ne sera surmontée que par un nouveau principe de base, par une autre idée fondamentale – que ce soit en convertissant, au sens de Dingler, la question de la structure du monde en la tâche d’agir pour structurer le monde en vue de le rendre pensable et manipulable (où la mécanique physique classique est nécessairement le seul instrument possible de réalisation) – ou que ce soit en prenant pour point de départ un concept de nature entièrement différent.
Que faut-il entendre, cependant, par concept de nature entièrement différent ?
Nous serons plus à même de répondre à cette question quand nous l’aurons examinée sous l’angle d’une problématique connue et souvent discutée, qui se rapporte aux limites de l’efficacité de la méthode physique ou plutôt aux limites du système de l’évidence méthodique.
Ici, c’est bien connu, c’est le biologique qui occupe la place centrale, où se remarque surtout la circonstance que l’organisme vivant nous impose la question du but et de la prestation de ses organes, tandis que dans un système physique, de quelque degré de complexité que ce soit, pour peu qu’il ne s’agisse pas d’un « organisme », une telle nécessité n’apparaît pas.
On peut certes appréhender les organes des plantes et des animaux de manière purement morphologique, c’est-à-dire sans tenir aucun compte de la dimension physiologico-téléologique, ce qui, en grand style et avec l’intention de fonder théoriquement la morphologie comparative, fut réalisé de manière conséquente pour la première fois par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui est encore courant, dans une optique pratique de classification, dans la systématisation zoologique et botanique. De même, on peut tout aussi bien interpréter les processus au sein de systèmes et agrégats inanimés de manière téléologique. Mais, dans le premier cas, se limiter à l’examen purement morphologique n’abolit pas la nécessité de la question de la finalité, pas plus que l’explication physico-chimique complète d’une réaction enzymatique ne répond à la question du rôle de cette réaction dans le métabolisme de l’organisme, laquelle est justement la question biologique spécifique. Mais, dans le second cas, c’est un élément d’une importance capitale que les faits considérés n’imposent aucunement le questionnement téléologique. Toutes les spéculations téléologiques que l’on peut avoir au sujet par exemple de la formation du système planétaire, de la position de l’axe terrestre, etc., et qu’un Herder a développées de manière si convaincante, sont précisément des spéculations au sens le plus exact du terme, c’est-à-dire que l’on peut certes y recourir mais il n’y a rien là-dedans qui pourrait être gagné au sujet de la question qui leur sert de fondement. La formation du système planétaire, la position de l’axe terrestre, les constantes physiques de l’eau et de l’air – tout cela peut être complètement compris sans questionnement téléologique, du moment que les causes efficientes respectives sont complètement connues. L’organisme, au contraire – indépendamment de l’état des connaissances physico-chimiques –, n’est jamais compris qu’autant que l’on peut savoir quel sens assigner aux particularités morphologiques et physiologiques pour le tout de l’organisme.
Le grand Kant, dans la Critique de la faculté de juger, a reconnu et cherché à fonder le droit de la question relative aux finalités des propriétés et prestations des organismes. Mais la meilleure formulation des faits est fournie par Schopenhauer, quand il écrit que « les causae finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique ». « De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. » Et plus loin Schopenhauer souligne le sens et la valeur de la réflexion téléologique en ces termes : « Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation [sanguine] que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. »13
Comme on le sait, l’appréhension téléologique de l’organisme renferme en elle le problème majeur de l’organique, le problème du vitalisme ou de l’autonomie, un problème qui appartient à la philosophie naturelle car elle culmine dans la question de savoir s’il est permis d’introduire la « cause finale » – qu’on veuille l’appeler « force vitale », « entéléchie », « plasticité » (nisus formativus) ou encore « le tout » – non seulement en tant que principe régulateur du jugement mais aussi en tant que principe constitutionnel d’explication. C’est ainsi que le problème du vitalisme apparaît souvent comme l’objet majeur de la philosophie naturelle ; mais il convient aussitôt de faire remarquer que, même si cette permission devait être refusée avec de bonnes raisons, cela ne suffirait pas à réprimer le sentiment de doute toujours renaissant, auquel seul un autre concept de la nature pourrait ôter sa justification logique.
En outre, il faut appeler l’attention sur les questions autour de l’historicité dans le cadre de la nature. Le point central de tous les problèmes attachés à ces questions se trouve dans la circonstance, déjà énoncée par de nombreux penseurs, que le véritable flux temporel lié à tout devenir n’entre pas dans les équations de la science naturelle mathématique. Dans la physique mathématique, à la place de la succession causale dans le cours du temps orienté univoquement du passé vers le futur, on se sert d’une dépendance purement « fonctionnelle » et indépendante du temps, ce qui conduisit Mach, c’est bien connu, à se débarrasser entièrement du concept de causalité et à le remplacer par celui de dépendance fonctionnelle. Or, de même que la physique ne peut se passer, dans sa construction, ni du temps ni de l’authentique causalité inscrite dans le temps – car elle ne serait alors pas du tout capable de produire des équations –, de même les sciences historiques, dans leur totalité, ne peuvent se passer de la pensée temporelle et causale.
Les sciences historiques doivent même aller au-delà de la pensée causale-temporelle impliquée dans les équations de la physique mathématique, parce que dans leur domaine les événements uniques jouent un rôle fondamental, de sorte qu’un plus haut degré de liaison et de dépendance au temps entre en jeu, que l’on peut, en l’opposant à la liaison et dépendance relative des processus causaux physiques, répétés et répétables, appeler une liaison et dépendance absolue. Car, si la succession temporelle se voit dissoute dans la physique mathématique « achevée », cela tient ultimement à ce que celle-ci ne peut intégrer dans son système que des effets reproductibles. L’activité la plus essentielle de la physique expérimentale ne consiste pas, comme on le croit souvent, à « observer » la « nature » ; elle conduit bien plutôt à extraire de la diversité du réel des effets isolés, et ce de façon que chaque effet isolé puisse être reproduit à volonté de la même manière exactement. Quand il se produit quelque chose d’inattendu, de jamais vu, la physique ne considère pas ce phénomène comme quelque chose d’unique, mais au contraire le travaille aussi longtemps qu’il faut pour ou bien qu’il s’inscrive dans le domaine des effets reproductibles déjà connus ou bien qu’il cristallise en tant que nouvel effet reproductible. Il ressort de ceci que le « temps » tel que le voient l’historien et l’historien de la nature, pour la physique en quelque sorte n’existe pas. C’est l’effet en tant que tel qui est essentiel, ainsi que sa reproductibilité ; quand il apparaît ou est produit, est complètement indifférent. Au contraire, les objets des sciences naturelles historiques sont liés au temps de manière absolue. L’apparition des premiers mammifères terrestres, l’atrophie du bassin des siréniens, la chaîne hercynienne, même, déjà, la formation d’une roche sédimentaire déterminée – tout cela, ce sont des événements uniques, authentiquement historiques.
Qu’il en découle pour la recherche en histoire naturelle des méthodes et des lois spéciales, n’a besoin d’aucune démonstration ou fondation, et ce serait une tâche importante de la philosophie naturelle, en suivant l’histoire de la recherche naturelle historique de Leibniz, d’isoler de l’abondante matière scientifique, de Buffon jusqu’aux temps présents, les idées, les méthodes et les lois des disciplines naturelles-historiques afin d’éclairer leur structure logique et épistémologique. Mais la question centrale de la philosophie naturelle, qui se pose au contact de ces faits et contient en soi toutes les autres questions connexes, est de savoir si cette méthode et ces lois spéciales peuvent revendiquer pour elles, en termes philosophiques, un droit spécial ou bien si elles ont un statut provisoire, c’est-à-dire s’il est possible d’appréhender les événements historiques uniques comme des conséquences nécessaires de l’interaction des facteurs qui dans le domaine de la physique constituent les éléments des effets reproductibles. Mais ici, encore une fois, s’immiscera toujours le sentiment de n’avoir pas saisi l’essentiel, même quand la liaison avec la physique aura été démontrée logiquement nécessaire et principiellement possible. La tentative de justifier logiquement ce sentiment lui-même ne serait possible que sur la base d’un « concept de nature fondamentalement différent » (et forcément apriorique).
Pour finir, abordons ces modes de recherche et d’analyse qui ne sont pas, ou pas directement, en relation avec la recherche causale dans le sens scientifique commun, en particulier physique.
Au premier plan se trouve ici la morphologie idéaliste, avec ses réflexions de fond sur le concept d’homologie. Un puissant courant de recherche et de pensée, historiquement attaché aux noms de Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, de Candolle – pour ne citer que les plus importants –, et qui avec Carl Gegenbaur et Ernst Haeckel a pratiquement disparu de la scène pendant des décennies, a refleuri au siècle présent. Le problème central de la morphologie idéaliste tourne aujourd’hui autour de la question de savoir si la morphologie comparative en tant que science des relations de forme et de ressemblance des organismes devrait être fondée et orientée typologiquement ou phylogénétiquement. Cela semble être de prime abord une question restreinte à la discipline, et ça l’est jusqu’à un certain point et selon une certaine approche ; cela devient toutefois une question de philosophie naturelle, et touche même au principal objet de celle-ci, dès lors que la critique de la fondation phylogénétique de la morphologie comparative tourne au rejet de la théorie de la descendance et de la recherche causale-historique elle-même.
En étroite relation avec ceci se posent les questions typiques de la pensée de la morphologie idéaliste, savoir s’il est permis et justifié de considérer des propriétés structurelles globales des animaux et des plantes au point de vue de l’utilité. Car, si chaque organe et chaque processus organique nous pousse à la question de la finalité, c’est-à-dire de l’utilité pour l’animal, les éléments des plans structurels des grandes familles ne sont pas concernés par les questions de finalité et d’utilité. De fait, on ne demande la finalité et l’utilité que des organes particuliers et spécialement de leurs arrangements particuliers, non la finalité et l’utilité du plan originel. De ce dernier on peut seulement dire qu’il est ce qu’il est, et la question de sa finalité et utilité pour l’individu est dépourvue de sens parce qu’il ne représente rien de plus que le plan général de la classe tout entière. Mais justement en ceci il y a conflit avec la théorie darwinienne, « mécaniste », de la descendance, qui requiert une prise en compte continue de l’utilité, si l’on n’entend pas le « plan structurel » comme un concept général au sens nominaliste.
Ainsi, le problème central de la morphologie idéaliste et celui aussi de la théorie de la descendance débouche sur le problème des universaux de la philosophie, ce qui devrait suffire à démontrer l’importance pour la philosophie naturelle de la morphologie idéaliste et sa relation avec la problématique de fond de la science de la nature.
Le renoncement à la relation causale, nécessaire et essentiel dans toute recherche de morphologie idéaliste, en soi ne contredit bien sûr pas la recherche causale et l’exigence d’explication causale. Les difficultés se présentent seulement quand des relations « idéelles » de nature non causale sont avancées pour expliquer des phénomènes qui selon la conception scientifique courante réclament une explication causale. Pour éclairer ce problème, je renvoie à l’excellente étude de Hans André sur la polarité de « l’individualité » et de la « reproduction » parmi les plantes14. André montre comment la loi non causale de la « polarité individualité-reproduction » est présente dans l’ensemble de la flore, et voit en elle la clé pour la solution du problème de la métagenèse ou alternance de générations, qui normalement, c’est-à-dire au point de vue de la science naturelle courante, exige une solution causale dans le cadre de la théorie de la descendance. Nous retrouvons ainsi la problématique des fondements. Car se pose maintenant la question : quelle fondation peut être apportée au « nouveau » point de vue (historiquement parlant, il est ancien !) et dans quelle relation se trouve-t-il avec l’« ancien » point de vue (historiquement parlant, il est « nouveau » !) ?
La notion de « concept fondamentalement différent de la nature », qui apparaissait déjà dans les problèmes traités plus haut, se manifeste ici plus clairement, même si ses contours ne peuvent encore être tracés (ce qui n’est pas non plus notre objet ici). Ce qui est clair, c’est que la question de la fondation du « nouveau point de vue » ne peut avoir sa justification que dans un concept de nature qui n’ait rien à voir avec celui de machine du monde ni avec celui d’une nature fluctuante, pour ainsi dire informe et devant d’abord être structurée par nous-mêmes, et qui en revanche représente en soi – ce concept – une idée, une « supposition préalable ». Quiconque part du concept de machine du monde doit nécessairement ignorer les problèmes soulevés ici, comme on le voit dans toutes les images physiques du monde (qui se fondent toutes sur le concept de machine, qu’elles soient « mécaniques », « électrodynamiques », « énergétiques », « relativistes », « quantiques », ou comme on voudra les nommer). Quiconque, partant du concept d’une réalité fluctuante et de la volonté d’évidence, développe l’instrument de la maîtrise mentale et technique de la réalité, appliquera cet instrument partout et ne laissera subsister d’autres modalités de recherche et d’examen, sans considération d’un « nouveau point de vue », que dans la mesure où ce seront des mesures nécessaires à l’analyse et à la mise en ordre du donné.
Supposons que ce travail d’analyse et d’édification tel que le préconise le système de l’évidence méthodique s’applique sans restriction dans les domaines biologique et historique également, supposons en outre que tout ce qui, de reste, semble se baser sur un « nouveau point de vue » se laisse interpréter complètement comme travail préparatoire méthodique pour l’analyse et l’arrangement du donné : la question d’un concept fondamentalement différent de la nature ne deviendrait pas pour autant sans objet. Car toujours se manifestera, tantôt ici et tantôt là, tantôt fortement et tantôt faiblement, le besoin de voir dans la nature davantage et autre chose qu’une masse, quand bien même originaire, vivante et parcourue de forces, mais au fond informe et anarchique, qui recevrait grâce à nous seulement une structure et un ordre nomothétique. Ici se manifeste clairement l’émotionnel, l’irrationnel, et nous comprenons à présent l’importance de la question, posée quand nous avons discuté de la pensée de Lotze, de la justification de tels éléments dans les affaires de fondation épistémologique.
Ainsi l’objet principal de la philosophie naturelle débouche-t-il finalement sur la métaphysique et l’ontologie, c’est-à-dire là où, dans un sens difficilement saisissable avec des mots et en tout cas pas dans le sens scientifique, il est question des concepts de « nature » et de « monde » dans leur signification première et ultime, la plus profonde, ainsi que de la finalité la plus haute, enracinée dans l’éthique, de la science. Il n’y a absolument rien que la « recherche » – au sens scientifique – puisse faire ici. Car toute recherche dans et de la nature présuppose toujours un concept déterminé de la nature, même s’il est souvent flou dans la conscience du chercheur et lié à l’opinion erronée que ce concept serait tiré de « l’empirie » par « induction généralisatrice ». Même Goethe, qui, comme on le sait, se flattait d’avoir été, au contraire de la science de l’école, un observateur de la nature sans contraintes, sans préjugés, fidèle et soumis aux phénomènes, portait en réalité avec lui un concept de la nature et du monde essentiellement achevé. Ce concept était toutefois différent de celui des « mathématico-opticiens », ce qui signifie que la nature parlait à Goethe dans une autre langue et se dévoilait à lui par une autre image (celle dont il portait les contours en lui). Nous savons aujourd’hui que cette image n’est pas « fausse », comme les physiciens de l’école le dirent, mais aussi que Goethe se trompait lui-même quand il crut avoir porté à l’optique newtonienne un coup mortel. Cette singularité ne peut étonner que ceux qui n’ont pas encore compris que la nature, toujours bienveillante, « confirme » ce que l’on veut voir confirmer car elle le peut dans son infinie et inépuisable richesse. C’est justement pourquoi la question du concept vrai de la nature est un problème de la métaphysique et de l’ontologie – là où la philosophie naturelle, avec confiance, remet son objet à la dernière et à la plus haute instance et cesse d’être une « philosophie naturelle » au sens étroit.
Notes
1 Th. Vahlen, « Die Paradoxien der relativen Mechanik ». Deutsche Mathematik, 3e supplément, Leipzig 1942, p. 27.
2 B. Bavink, Ergebnisse und Probleme der Naturwissenschaften, 7e éd., Leipzig 1941, p. 128.
3 B. Thüring, Albert Einsteins Umsturzversuch der Physik, 1e éd., Berlin 1941, pp. 33 ss.
4 M. Schlick, « Naturphilosophie ». In : M. Dessoir, Die Philosophie in ihren Einzelgebieten, Berlin 1925, p. 440.
5 F. Rosenberger, Die Geschichte der Physik, Braunschweig 1887-1890, 3 vol., p. 771.
6 W. Müller, « Die Lage der theoretischen Physik an den Universitäten ». Zs. f. d. ges. Natwiss. Heft 11/12, 1940, pp. 281-298.
7 Le professeur W. Fucks d’Aix-la-Chapelle a eu la gentillesse de me montrer ces possibilités, ce pour quoi je tiens à lui exprimer ici mes remerciements les plus amicaux.
8 M. Planck, Wege zur physikalischen Erkenntnis, Leipzig 1933, p. 169.
9 H. Lotze, Metaphysik, 2e éd., Leipzig 1884, p. 4.
10 H. Driesch, Wissen und Denken, Leipzig 1919, p. 72 ss.
11 E. May, « Über die Anfänge der Elektrik ». Zs. f. d. ges. Natwiss., Heft 9/10, 1940, 217-242, p. 217.
12 E. Mach, Erkenntnis und Irrtum, 3e éd., Leipzig 1917, préface.
13 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément au Livre II, Ch. 26. [Traduction française d’A. Burdeau]
14 H. André, Die Polarität der Pflanze als Schlüssel zur Lösung des Generationswechselproblems, Jena 1938.
Documents. « Panameñismo » : Arnulfo Arias et le panaméisme dans les années 30-40
La principale force politique panaméenne à avoir été éclaboussée par le scandale des Panama Papers en 2016 fut le Parti panaméiste (Partido panameñista), vieux parti panaméen qui, soutenant le pouvoir d’Arnulfo Arias Madrid, fut la formation politique qui dota le Panama de sa première Constitution d’État souverain, en 1941, le Panama ayant été jusqu’alors un protectorat des États-Unis.
La doctrine panaméiste est (ou était, car le scandale des Panama Papers trahit une corruption de ses hommes et de ses principes) un nationalisme anti-impérialiste réclamant une véritable souveraineté pour ce pays détaché de la Colombie en 1903 par des manœuvres états-uniennes visant au contrôle sur le canal de Panama : il était en effet plus simple pour les États-Unis de contrôler le canal quand l’entité politique avec laquelle ils devaient compter pour cela était non plus la Colombie mais un démembrement, une fraction de celle-ci.
Arnulfo Arias Madrid (1901-1988) entra en politique au sein d’une organisation connue sous le nom d’Action communale (Acción Comunal), fondée en 1923 et que le premier texte que nous avons traduit ci-dessous présente à grands traits. Il s’agissait d’une organisation inspirée du fascisme européen, comme son imagerie le démontre assez (cf. photo ci-dessous). Le coup d’État conduit par cette organisation en 1931 conduisit Harmodio Arias Madrid, le frère d’Arnulfo, au pouvoir. Arnulfo fut quant à lui trois fois Président du Panama, à la suite d’élections : (1) d’octobre 1940 à octobre 1941, date où il fut renversé par un coup d’État militaire téléguidé par les États-Unis, (2) de novembre 1949 à mai 1951, à nouveau chassé du pouvoir, cette fois par des émeutes déclenchant un vote du Parlement, et (3) du 1er octobre au 11 octobre 1968, renversé à peine élu par un coup d’État militaire conduit par le général Omar Torrijos. Il participa de nouveau à l’élection présidentielle en 1984 mais l’armée faussa les résultats de cette élection pour faire élire son opposant. On a rarement vu, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, un homme politique aussi plébiscité par les urnes et aussi empêché de gouverner qu’Arnulfo Arias.
Pour introduire le public français et francophone à l’idéologie du panaméisme, nous avons traduit de l’espagnol trois textes. Le premier (I) est celui qui insiste le plus sur le fascisme d’Arnulfo Arias, avec des approximations que nous soulignerons. Le texte est tiré de la littérature du mouvement nord-américain de Lyndon LaRouche, représenté en France par le haut-fonctionnaire Jacques Cheminade. Le texte que nous avons traduit ressemble, s’agissant du cadre interprétatif, à une resucée des thèses de Ludendorff en leur temps sur les puissances supra-étatiques, dont les sociétés secrètes, le mouvement d’Action communale panaméen, embryon du Parti panaméiste, étant décrit comme un appendice de l’Ordre de la Rose-Croix, lequel semble être pour le mouvement auquel appartient Cheminade une sorte de fil rouge dans l’histoire du national-socialisme hitlérien. Par ailleurs, l’auteur de ce texte prend pour argent comptant des rapports des services de renseignement états-uniens, ce qui signifie qu’il ne s’agit nullement d’un travail d’historien : en s’appuyant sur ce seul genre de sources, dont au prétexte qu’elles sont déclassifiées on peut facilement penser qu’elles font enfin la lumière sur des faits méconnus, en réalité c’est la même chose que si l’on prenait pour fin mot d’une affaire judiciaire des rapports de police en ignorant tout jugement par une cour. Encore une fois, les historiens sérieux ne commettent pas cette erreur, mais des militants politiques ne sont pas toujours aussi regardants. Même dans les régimes démocratiques, et même en temps de paix, il arrive que ces services jouent un rôle malsain de police politique au service des gouvernements en place. Nous soulignerons les points contestables dans ce texte.
Le second texte (II) est quant à lui tiré de la littérature panaméiste elle-même. Elle confirme de manière euphémistique la présentation générale du I quant aux influences du fascisme européen sur la doctrine panaméiste, tout en apportant d’autres éléments sur la constitution d’un parti de masse dans le cadre des institutions démocratiques du pays.
Enfin, nous donnons en Complément des extraits de la Constitution panaméiste de 1941.
Pour conclure cette introduction, un mot du terme panaméisme. Le mot espagnol est panameñismo, forgé à partir de l’adjectif panameño. Une traduction correcte consiste donc à prendre l’adjectif français « panaméen » pour appliquer le même traitement, ce qui donne « panaméisme ». Le terme « panamisme » que certains emploient, par exemple le Wikipédia français, est pauvre : si Arnulfo Arias l’avait voulu, il aurait appelé son parti « Partido panamista » mais il l’a appelé « Partido panameñista ».
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Photo : L’emblème d’Action communale figurait sur la page de titre de l’organe de presse du mouvement, comme on le voit sur cette photo. Ce symbole complexe comporte un faisceau lictorial comme dans le fascisme, et même deux, un grand et un petit, le petit ayant les lettres A au-dessus et C en-dessous (ce qui ne se laisse pas déchiffrer par le profane que nous sommes), une croix gammée, un livre ouvert surmonté d’une dague, qui évoque sans aucun doute les rites initiatiques décrits ci-dessous en I, et d’autres choses encore, dont une devise, « Veritas imperabit orbi panamensi », « la vérité dirigera le monde panaméen ». (Source photo : El Digital Panamá)
Les notes entre crochets [ ] dans le texte sont de nous. Des commentaires numérotés font également suite aux traductions.
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Plan
I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias
II/ Un fascisme démocratique ?
III/ Complément : La Constitution panaméenne de 1941 : Constitution panaméiste, la première véritable Constitution du Panama en tant qu’État souverain
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I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias
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Traduction :
En 1931, le Dr. Arnulfo Arias Madrid prit la tête d’un coup d’État contre le Président Florencio Arosemena, au cours duquel furent assassinés plusieurs membres de la Garde présidentielle du Palacio de las Garzas [siège de la Présidence de la République], et qui imposa comme Président Harmodio Arias Madrid, le propre frère d’Arnulfo Arias Madrid. L’organisation à la tête du coup d’État était le Mouvement d’action communale, une organisation secrète et clandestine de tendance nationaliste, fondée en 1923. De nombreux membres de l’organisation entrèrent dans les équipes du nouveau gouvernement.
Le Mouvement d’action communale était une organisation secrète dotée de rites d’initiation, comme l’a expliqué en 1964 l’un de ses membres, Víctor Florencio Goytía : « Après le serment de rigueur et la signature avec le sang, scellée dans un livre noir, au terme d’une cérémonie mystique, les membres étaient organisés en escadrons de combat ; les membres initiés d’Action communale utilisaient des capuches blanches, et les chefs des capuches noires1, qui permettaient seulement de voir les yeux ; ils avaient en outre un salut spécial, avec les mains croisées, pour reconnaître plus facilement un membre de la communauté. »
Le Mouvement d’action communale était organisé en escadrons paramilitaires en uniforme, adoptant la symbologie fasciste, avec un emblème qui incluait le svastika2, les faisceaux, une dague et un livre ouvert [voyez photo ci-dessus]. Une telle affirmation n’a pas de quoi étonner, car le Dr. Arnulfo Arias Madrid avait découvert et pratiqué l’occultisme durant son séjour de spécialisation médicale en Europe en 1925. Il entra en contact avec la société des Polaires qui avait des liens avec la société Thulé [Thule-Gesellschaft] en Allemagne, dont étaient membres le professeur Karl Haushofer, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler lui-même. Peu après l’arrivée au pouvoir d’Harmodio Arias Madrid, son frère Arnulfo Arias Madrid fut nommé ambassadeur du Panama en Italie, pendant le gouvernement fasciste de Benito Mussolini3, puis en France, de 1936 à 1939, où le Dr. Arnulfo Arias Madrid fut initié personnellement dans la société rosicrucienne, à laquelle il resta lié toute sa vie, de même qu’un grand nombre de ses partisans au Panama, comme nombre d’autres hommes de gouvernement liés au Troisième Reich allemand.
Le Mouvement d’action communale finit par se dissoudre, ses membres en venant à constituer diverses forces politiques, mais à la fin de la décennie 1930 la majorité d’entre eux se réunirent dans le parti fondé par Arnulfo Arias Madrid et qui allait le porter au pouvoir en 1940, le Parti national révolutionnaire (Partido Nacional Revolucionario), renommé par la suite adopterait Parti panaméiste (de tendance droitière et nationale-populiste), copiant le modèle de structure politique du NSDAP allemand.
En 1937, comme ambassadeur du Panama dans l’Italie de Mussolini [voyez note 3], Arnulfo Arias rencontra Adolf Hitler, Herman Goering, Adolf Himmler, Joseph Goebbels et d’autres dirigeants nazis, selon des rapports déclassifiés des Archives nationales du FBI nord-américain : « … il devint un nazi convaincu, corps et âme, et à son retour au Panama créa un parti politique nazi, le Parti national révolutionnaire ; en 1940, en tant que Président, Arias ordonna la création d’un escadron militaire de haut niveau dont l’entraînement fut confié au nazi guatémaltèque Fernando Gómez Ayau, qui travaillait sous l’autorité directe de l’ambassadeur d’Hitler au Panama, Hans von Winter, lequel les conseillait dans la formation d’une police secrète appelée la GUSIPA, la Garde silencieuse panaméenne (Guardia Silenciosa Panameña). »
Arnulfo Arias s’entoura de sympathisants nazis parmi ses amis intimes, ses partisans politiques et ses ministres, parmi lesquels Manuel María Valdéz (proche collaborateur politique d’Arias), José Ehrman (secrétaire d’Arias quand celui-ci était ambassadeur à Paris), Cristóbal Rodríguez (secrétaire général de la Présidence d’Arias), Antonio Isaza Aguilera (secrétaire privé d’Arias), le colonel Olmedo Fabrega (doyen et chef des escortes d’Arias durant sa présidence), le lieutenant-colonel Luis Carlos Díaz Duque (chef de la Garde présidentielle durant sa présidence), Julio Heurtematte (qui s’associa à Arias pour créer la société d’importation de voitures allemandes et japonaises Heurtematte & Arias), le capitaine Nicolás Ardito Barletta (chef de la Gusipa, coreligionnaire d’Arias dans la société rosicrucienne et ex-maire de la ville de Panama pour le parti d’Arias ; c’était en outre le père du Dr. Nicolás Ardito Barletta, un adversaire politique d’Arias qui lui disputa la Présidence en 1984, se faisant élire à une marge étroite – sous l’accusation de fraude électorale soulevée par Arias – en tant que représentant du Parti révolutionnaire démocratique, fondé par le général et révolutionnaire charismatique Omar Torrijos, qui avait renversé Arias en 1968).
Au cours de sa carrière politique initiale, Arnulfo Arias Madrid entendit « purifier » le Panama des « races inférieures ». En tant que ministre de la santé en 1933, dans le gouvernement de son frère Harmodio, il proposa une législation sanitaire pour la stérilisation des Noirs d’ascendance antillaise4, ainsi que l’application de l’euthanasie aux personnes âgées. Cette législation fut à l’époque rejetée par l’Assemblée nationale mais fut appliquée pendant le gouvernement d’Arnulfo Arias en 1940, à l’hôpital Santo Tomás de la ville de Panama.
De même, dans la nouvelle Constitution qu’imposa Arnulfo Arias Madrid en 1940, se trouvaient un article définissant comme « races interdites d’immigration les Afro-antillais, Chinois, Japonais, Hindoustanis et Juifs », ainsi qu’un article disposant que « les commerces de détail ne peuvent être gérés que par des Panaméens de naissance ». Un mémorandum du Département d’État nord-américain, produit juste avant le renversement d’Arias en 1941 – renversement promu par les États-Unis en raison des sympathies d’Arias pour l’Axe – rapporte la chose suivante : « … que le gouvernement d’Arias prévoit de prendre un décret-loi pour exclure des activités commerciales les Juifs, Hindoustanis, Chinois et Espagnols »5 (29 septembre 1941, N.A. 819.55J/4). (…)
De tels faits ressortent aussi du rapport confidentiel cité plus haut et envoyé en 1943 au Département d’État par l’ambassadeur nord-américain au Chili, Claude Bowers, dans une section intitulée « Activités subversives et déclarations d’Arnulfo Arias », qui décrit une entrevue d’Arias avec un informateur de l’ambassade nord-américaine : « … quand l’informateur entra dans la chambre de l’hôtel à Santiago du Chili où logeait l’ex-Président du Panama, le Dr. Arnulfo Arias, l’informateur leva la main en un salut nazi avec les mots ‘Heil Hitler’, à quoi le Panaméen Arnulfo Arias répondit de la même manière ; Arias dénonça la politique impérialiste des États-Unis et, interrogé sur son opinion quant au résultat de la guerre, il répondit qu’il avait cru une victoire des Alliés possible mais qu’avec les récents triomphes d’Hitler en Russie et en Afrique du Nord il pensait que la situation avait changé, que la Russie serait ‘liquidée’ au cours de l’hiver et qu’avec la victoire prochaine de l’Axe arriverait ‘le jour où nous serons libres’ ; enfin, quand il lui fut demandé s’il était partisan du nazisme, Arias dit qu’il était panaméen avant tout mais que si les nazis contribuaient à ‘notre émancipation latino-américaine’ il en serait un fervent admirateur. » (12 septembre 1942, N.A. 819.001/311, Arias, Arnulfo).
Rapport spécial de 1986 de l’Executive Intelligence Review, Lyndon LaRouche Foundation, Washington D.C. (décembre 2009)
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1 Il se pourrait que ces capuches ressemblassent à celles du Klu Klux Klan, c’est-à-dire avoir été coniques avec un sommet pointu. Un mot sur ce point. Il est évident que le KKK, qui se développa d’abord et surtout dans les États du Sud des États-Unis, a emprunté ce costume aux cofradías espagnoles de la Semaine Sainte, qui s’étaient répandues dans toutes les possessions américaines de l’Espagne, y compris aux États-Unis, dont la Louisiane espagnole de 1762, après le traité de Fontainebleau signé avec la France, jusqu’à 1800. Cette Louisiane espagnole couvrait plusieurs États où le KKK se développa par la suite. – Il est permis de supposer que le nom même du Klu Klux Klan est une allusion à ce costume emprunté : l’un des noms de cette capuche conique en espagnol est en effet cucurucho, et klu-klux peut être le son cu-curuch par déformation. Le nom du KKK reste un mystère à ce jour, et notre hypothèse semble moins fantaisiste que celle qui consiste à y voir le bruit d’un fusil que l’on réamorce. Le sens en est selon nous : le clan du (de ceux qui portent le) cucurucho.
2 En supposant qu’Action communale se fût doté de cet emblème avec svastika dès sa création, en août 1923, il convient de souligner que le NSDAP allemand dont le svastika était le symbole depuis 1920, n’avait guère encore fait parler de lui à cette date. Le putsch de Munich, par exemple, n’eut lieu qu’en novembre 1923, tandis que les fascistes italiens étaient au pouvoir depuis la Marche sur Rome d’octobre 1922. Il ne paraît donc pas absolument certain que le svastika d’Action communale fût un « emprunt » au national-socialisme allemand. Une autre possibilité est qu’il se fût agi d’un symbole indigène, la croix gammée étant, comme on le sait, un symbole ubiquitaire des civilisations amérindiennes. C’est le cas au Panama, parmi les Indiens Gunas (ou Cunas) de l’archipel de San Blas, qui obtinrent leur autonomie à la suite de la « Révolution de 1925 » et adoptèrent un drapeau orné d’un svastika, drapeau toujours en vigueur de nos jours. C’est une simple hypothèse de notre part. Du reste, la Constitution panaméiste de 1941 ne fait aucune mention des accords d’autonomie de mars 1925 concernant l’archipel de San Blas et l’autogestion accordée aux Gunas, si bien qu’on peut penser qu’Arnulfo Arias n’était pas un farouche défenseur de cet accord. Le titre XIV de la Constitution sur les « Provinces et le Régime municipal », est absolument muet quant à une quelconque spécificité de l’archipel.
3 Toutes les sources ne concordent pas sur le séjour d’Arias en Italie en tant qu’ambassadeur. La chose figure certes dans les les pages Wikipédia en anglais, par exemple, mais non dans celles en français ou en espagnol, ni par le texte ci-dessous en II. Selon ces dernières sources, le champ d’action d’Arnulfo Arias comme ambassadeur couvrait différents pays européens parmi lesquels l’Italie n’est pas nommée, et avait son siège à Paris. Il est fréquent que les petits pays nomment un seul ambassadeur pour plusieurs pays.
4 L’affirmation paraît sans fondement et mériterait à tout le moins d’être précisée. Les Noirs dont la langue maternelle n’est pas le castillan sont une catégorie parmi d’autres de « migrants interdits » dans la Constitution de 1941. Mais les autres catégories sont définies de manière plus extensive : par exemple, les personnes de race jaune sont toutes interdites d’immigration au Panama par cette Constitution sans que celle-ci fasse une différence selon la langue maternelle dans ce cas. D’un côté, par conséquent, la race noire est davantage acceptée que la race jaune dès lors que le texte constitutionnel fait jouer pour la première et pour celle-ci seulement un critère de langue. Les Noirs dont le castillan est la langue maternelle pouvaient immigrer au Panama. D’un autre côté, le fait qu’une personne née au Panama d’une personne appartenant à la catégorie des migrants interdits a tout de même la nationalité panaméenne si l’autre parent est Panaméen, connaît une exception quand le père appartenant à la catégorie de migrant interdit est un Noir dont la langue maternelle n’est pas le castillan (art. 12), c’est-à-dire que la Constitution semble en effet réserver le traitement le plus strict envers les personnes qui réunissent dans leur personne deux traits : (a) être de race noire et (b) ne pas avoir le castillan pour langue maternelle. De toute évidence ce sont les Noirs anglophones et francophones qui sont visés. Voyez la note 5 et notre choix d’articles de la Constitution de 1941 ci-dessous. Par conséquent, l’expression de « race inférieure » à éliminer par stérilisation est une grossière erreur ou une diffamation : pourquoi ce régime aurait-il cherché à éliminer les Noirs en tant que race inférieure alors qu’il n’interdisait pas d’immigrer aux Noirs de langue espagnole ? Cela n’a aucun sens. Soit l’auteur a mal compris le rapport des services secrets états-uniens dont il rend compte, soit c’est ce rapport qui est un tissu de faussetés. Sur la base de faits vrais, à savoir l’existence constitutionnelle d’une catégorie de « migrants interdits », l’un ou l’autre élucubre. S’il y a eu un programme de stérilisation envers les Noirs, il ne peut avoir visé ceux qui étaient libres d’immigrer dans le pays, mais seulement ceux, au maximum, à qui faisait défaut un certain trait culturel, à savoir la langue espagnole. Et même concéder ce point semble absurde ; l’un ou l’autre semble avoir allègrement mêlé deux dispositions de nature différente, à savoir une législation migratoire et une législation de nature eugéniste, appliquant sans fondement les moyens de la seconde aux objectifs de la première. S’il s’agissait d’une politique de nettoyage ethnique, comme l’un et/ou l’autre le laisse entendre, la stérilisation est bien moins propre à ce résultat que l’expulsion ou la pure et simple élimination physique directe. Bref, tout cela n’a aucun sens.
5 C’est l’article 23, alinéa 3, de la Constitution qui définit la catégorie des personnes interdites d’immigration. Il est rédigé comme suit : « Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord. » Il y a dans l’article, au paragraphe en question, deux citations qui ne se recoupent que partiellement. L’une omet les Japonais, l’autre omet les Espagnols. Chinois, Japonais et Hindoustanis relèvent des sous-catégories « races jaunes » pour les deux premiers et « races originaires de l’Inde » pour les troisièmes. En revanche, les Espagnols ne paraissent relever d’aucune des sous-catégories établies par la Constitution et le décret-loi évoqué en ces termes par les services secrets nord-américains était donc forcément inconstitutionnel : le plus probable est que ce rapport des services secrets n’est pas fiable. Quant aux juifs, nommés dans les deux citations, la constitutionnalité de leur interdiction serait également problématique mais cette interdiction pourrait à la rigueur signifier que le gouvernement entendait la catégorie « races originaires d’Asie mineure et d’Afrique du Nord » comme incluant, outre les Arabes et les Berbères, les Juifs dans toutes leurs composantes.
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II/ Un fascisme démocratique ?
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Arnulfo Arias Madrid
Traduction de « L’Ordre Arnulfo Arias : Sa mémoire est bien vivante », par Enrique de Obaldía, avocat.
En 1925 le Dr. Arias fut témoin de l’intervention militaire des États-Unis qui étouffa la grève des loyers6 en causant morts et blessés, cet événement influa sur le sentiment nationaliste du Dr. Arias, le poussant à rejoindre le Mouvement d’action communale.
En ce temps-là, le pays souffrait d’un état grave de décomposition politique, économique et sociale, produit de la structure semi-coloniale imposée par le traité antinational Hay-Buneau Varilla de 1903, et cette situation empêchait la croissance et le progrès de la Nation.
C’est comme conséquence de cette réalité que, le 2 janvier 1931, malgré les risques d’une intervention nord-américaine prévue par la Constitution et le traité du Canal, Action communale mène un coup d’État contre le Président Florencio Harmodio Arosemena, le renversant. La participation du Dr. Arnulfo Arias fut prépondérante et fondamentale pour l’exécution de la « Révolution libertaire » (Revolución Libertaria) du 2 janvier 1931, car il fut l’un des chefs les plus habiles et déterminants pour l’action armée de ce coup d’État. C’est en effet le Dr. Arias qui dirigea les opérations, en particulier la prise du palais présidentiel.
Après cette geste héroïque d’Action communale, le Dr. Arnulfo Arias occupa sous l’administration du Dr. Ricardo J. Alfaro (1931-1932) et de son frère le Dr. Harmodio Arias Madrid (1932-1936) des fonctions publiques importantes, en tant que ministre des travaux publics et ministre de la santé.
En reconnaissance de ses contributions à la campagne électorale de 1936, le Président Juan Demóstenes Arosemena nomma le Dr. Arnulfo Arias envoyé extraordinaire devant les gouvernements de France, d’Angleterre, de Suisse et du Danemark, établissant à Paris le siège de sa mission diplomatique. Durant son séjour en Europe, de 1936 à 1939, il fut en outre délégué du Panama devant la Société des Nations, à Genève en Suisse, et envoyé spécial au couronnement du monarque britannique George VI.
En Europe, Arias entra en contact avec les idéologies alors en vogue et qui comportaient une forte charge nationaliste. Ces manifestations patriotiques fascinèrent Arias. Il fut également impressionné par la législation sociale avancée qu’adoptaient presque toutes les nations du vieux continent. Il profita de cette expérience pour étudier différentes formes démocratiques de gouvernement, promotrices d’un nouvel ordre social et de l’intervention ordonnatrice de l’État.
Fin 1939, le Dr. Arias Madrid accepta depuis son séjour parisien la candidature à la Présidence de la République pour son parti, le Parti national révolutionnaire (PNR), auquel s’associèrent les partis conservateur, libéral national, démocrate, et libéral uni. Devant ce défi, le Dr. Arias était décidé à engager de nouvelles politiques pour le pays, fondées sur les principes nationalistes d’Action communale et les nouvelles idéologies naissantes en Europe7.
De retour au Panama pour conduire sa campagne électorale, devant un rassemblement de masse sans précédent dans l’histoire politique du pays, le 22 décembre 1939, devant la gare ferroviaire de la ville de Panama (l’ancien Musée panaméen de l’Homme « Reya Torres de Araúz », aujourd’hui l’École des beaux-arts de la Place du 5 Mai), le Dr. Arias présenta une nouvelle doctrine politique qu’il nomma « Panaméisme » (Panameñismo).
Cette doctrine était inspirée par un nationalisme culturel, démocratique et économique, basé sur l’exaltation de nos racines historiques et sur notre droit à bénéficier de notre position géographique8. Elle avait pour idées directrices l’intervention ordonnatrice de l’État, en remplacement du caduc laisser-faire, et l’adoption de droits sociaux.
Le Dr. Arias définit la doctrine panaméiste dans les termes suivants : « Panaméisme sain, serein, basé sur l’étude de notre géographie, de notre flore, de notre faune, de notre histoire et de nos composantes ethniques. C’est seulement de cette manière que nous pourrons parvenir à l’excellence d’institutions équilibrées et au gouvernement parfait qui produira la plus grande somme de bonheur possible, la plus grande sécurité et stabilité sociale et politique. » Cette déclaration peut se structurer en trois principes de base :
- Le nationalisme d’Action communale, tendant à défendre, à développer et à dignifier la nationalité panaméenne ;
- La pleine démocratie, la participation effective du peuple au pouvoir public pour forger son destin et son développement socioéconomique ; et
- La souveraineté nationale sous la devise « Le Panama aux Panaméens », dans le but de fortifier et grandir notre image de nation souveraine et indépendante.
Le Dr. Arias remporta une victoire éclatante aux élections de 1940 face au candidat du Front populaire, une alliance de socialistes, libéraux et communistes dont le candidat, Ricardo J. Alfaro, pour éviter l’intensification du climat de violence politique, s’était, curieusement, retiré de la campagne électorale de manière anticipée.
Une fois au pouvoir, le 1er octobre 1940, le Dr. Arias appliqua un plan de développement national fondé sur la doctrine panaméiste et commença l’application d’un programme de gouvernement qui poursuivait l’œuvre nationaliste et innovante des administrations des Présidents Harmodio Arias Madrid (1932-1936), Juan Demóstenes Arosemena (1936-1939) et Augusto Samuel Boyd (1939-1940), approfondissant au maximum un authentique processus révolutionnaire.
La première et principale décision du gouvernement révolutionnaire du Dr. Arias fut l’abrogation de la Constitution conservatrice et antinationale de 1904, qui fut remplacée par la Constitution du 2 janvier 1941 modernisant les structures de l’État panaméen et complétant l’abrogation du droit d’intervention des États-Unis.
Le travail gouvernemental, s’agissant de la législation, fut complété par 103 lois et six décrets-lois qui développèrent les nouveaux principes constitutionnels et introduisirent des changements importants tels que : l’inscription des femmes sur les listes électorales et le vote féminin, la création de la Banque centrale d’émission de la République chargée d’émettre le papier monnaie panaméen, la protection de la faune et de la flore, la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, la promotion de la sécurité publique et de la sécurité sociale, le développement de la santé publique, le patrimoine familial (patrimonio familiar) inaliénable des classes pauvres ouvrières et agricoles, la promotion de l’éducation populaire, des arts, du sport, de la culture vernaculaire et du folklore national, la protection du patrimoine historique, la nationalisation du commerce de détail, la première loi organique d’éducation, la création de la Banque agricole, la création du tribunal de tutelle des mineurs, la défense de la langue, la régulation des contrats de travail et le droit des travailleurs à des congés annuels payés, l’indemnisation des accidents, le droit de grève, l’égalité salariale entre hommes et femmes, la maternité ouvrière, l’établissement de la journée unique de travail dans les administrations publiques, la promotion de logements populaires et la planification urbaine, l’habeas corpus, le recours en protection des garanties constitutionnelles, le tribunal des contentieux administratifs, la fonction sociale de la propriété privée, la réorganisation de la police nationale, déclarant le Président de la République chef suprême de cette institution, et son œuvre majeure : la Caisse de sécurité sociale.
De même que le 10 mai 1951 et le 11 octobre 1968, le 9 octobre 1941 des secteurs oligarchiques, rétrogrades et antinationaux conduisirent un coup d’État contre le Dr. Arias, le renversant et freinant ainsi le prodigieux développement économique, politique et social dont jouissait alors le pays.
Il convient de souligner que l’opposition du Dr. Arias à l’établissement de bases militaires des États-Unis sur le territoire national en dehors de la Zone du canal pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que son refus d’employer militairement les navires sous pavillon panaméen, furent les principaux éléments qui occasionnèrent ledit coup d’État9.
Par une mesure du Président Enrique Adolfo Jiménez, le Dr. Arnulfo Arias Madrid put retourner dans son pays en 1945, après avoir subi l’exil. À son retour, le Dr. Arias s’engagea de nouveau dans la vie politique nationale.
tupolitica.com, 4 août 2008 (organe de presse panaméiste).
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6 « Huelgas inquilinarias » : Ces grèves des loyers par les travailleurs panaméens n’étaient pas une petite affaire puisqu’il arriva au gouvernement de demander à l’armée nord-américaine présente dans la Zone du canal de les réprimer par la force, dans les années 1920, ce dont il est dit ici qu’Arnulfo Arias fut témoin. Voyez le poème Chant au quartier du Marañón d’Álvaro Menéndez Franco que nous avons traduit en français dans notre billet de « Poésie anti-impérialiste du Panama » ici.
7 C’est une façon euphémistique de décrire l’influence des régimes totalitaires européens. Toutefois, comme il s’agit essentiellement d’interventionnisme étatique, et que pour le reste Arias resta partisan de l’élection, on pourrait tout autant rattacher son action à celle du Front populaire en France ou le situer dans une même classe qu’un de Gaulle en 1958.
8 C’est-à-dire le droit des Panaméens d’être souverains chez eux, ce qui devait inclure à terme la souveraineté sur le canal.
9 L’auteur nord-américain de I apporte des éléments des services secrets états-uniens pour dénoncer ces mesures de pure et simple neutralité comme étant motivées par une sympathie envers les pays de l’Axe. Comme si l’on ne vouloir être neutre sans avoir d’intentions hostiles. Quoi qu’il en soit des motivations d’Arnulfo Arias, il est impossible de voir dans les deux refus mentionnés autre chose qu’une politique de neutralité. Or il fut renversé en raison de cette politique, I et II s’accordent à le dire bien qu’ils ne portent pas la même analyse. La maxime « Qui n’est pas avec moi est contre moi » est souvent associée à Staline : on voit que les États-Unis la pratiquaient pendant la Seconde Guerre mondiale.
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Complément :
La Constitution panaméenne de 1941
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La Constitution panaméenne, et panaméiste, de 1941 fut en vigueur jusqu’en 1946. Tirant les conséquences de l’accord Hull-Alfaro de 1939, elle mit fin au régime de la première Constitution panaméenne de 1904 qui faisait du Panama un protectorat des États-Unis. L’accord Hull-Alfaro et la Constitution de 1941 maintenaient cependant l’existence d’une Zone du canal sous souveraineté nord-américaine, qui ne fut supprimée qu’avec les traités Carter-Torrijos de 1977.
La Constitution de 1946 fut à son tour abrogée et remplacée en 1972, après le coup d’État de 1968 qui renversa de nouveau Arnulfo Arias. Cette dernière Constitution de 1972 est encore en vigueur aujourd’hui ; c’est la quatrième plus ancienne d’Amérique latine, après celles du Mexique (1917), du Costa Rica (1939) et de l’Uruguay (1967). Ce classement appelle quelques remarques. La Constitution du Mexique est purement et simplement l’imitation – on n’ose même dire une adaptation – de la Constitution fédérale des États-Unis. Elle fut le cadre d’une hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) issu de la Révolution mexicaine longue de plus de soixante-dix ans. Quant au Costa Rica, la longévité de sa Constitution traduit la stabilité politique de ce pays au vingtième siècle, d’autant plus remarquée qu’elle en fait une exception parmi les petites républiques d’Amérique centrale. Cette stabilité fut imputée par le célèbre intellectuel mexicain José Vasconcelos à l’homogénéité raciale du pays : « Tout le monde sait que le Costa Rica est un pays civilisé et civiliste, démocratique et cultivé, peuplé par une race pure d’origine galicienne, sans presque aucun Indien et seulement quelques Noirs sur la côte qui ne créent pas de problèmes. Le Costa Rica échappe ainsi aux maux du métissage et du prétorianisme et ne connaît ni dictateurs ni caudillos. » (in José Vasconcelos, El Proconsulado, 1939, notre traduction)
Parmi les articles intéressants de la Constitution panaméenne de 1941, on relèvera (notre traduction) :
Art. 10 : Le castillan est la langue officielle de la République. Il relève des missions de l’État de veiller à sa pureté, sa conservation et son enseignement dans tout le pays.
Art. 11 : La qualité de Panaméen s’acquiert par la naissance ou par un acte de naturalisation. Art. 12 : Sont Panaméens de naissance : a) ceux qui sont nés sous la juridiction de la République, quelle que soit la nationalité des parents, à condition que ceux-ci n’appartiennent pas à la catégorie des migrants interdits (siempre que ninguno de éstos sea de inmigración prohibida) ; b) ceux qui sons nés sous la juridiction de la République, même si l’un des parents appartient à la catégorie des migrants interdits, à condition que l’autre soit Panaméen de naissance. Cette disposition ne s’appliquera pas quand le père appartenant à la catégorie des migrants interdits est de race noire et que sa langue maternelle n’est pas le castillan.
Art. 23, alinéas 2 et 3 : L’État veillera à ce qu’immigrent des éléments sains, travailleurs, adaptables aux conditions de la vie nationale et capables de contribuer à l’amélioration ethnique, économique et démographique du pays. // Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord.
Art. 27, alinéa 2 : Personne ne pourra être détenu plus de vingt-quatre heures sans être déféré aux ordres de l’autorité compétente pour être jugé.
Art. 31 : Il n’y aura pas de peine de mort au Panama. Il ne se pourra pas non plus prononcer de peine de bannissement contre les Panaméens.
Art. 38 : La profession de toutes les religions est libre ainsi que l’exercice de tous les cultes, sans autre limitation que le respect de la morale chrétienne. Il est reconnu que la religion catholique est celle de la majorité des habitants de la République. Elle sera enseignée dans les écoles publiques, mais son apprentissage ne sera pas obligatoire pour les élèves dont les parents ou tuteurs en feront la demande. La loi disposera de l’assistance qui doit être prêtée à ladite religion et pourra confier des missions (encomendar misiones) à ses ministres parmi les tribus indigènes.
Art. 47 Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. // Quand du fait de l’application d’une loi justifiée par des motifs d’utilité publique ou d’intérêt social les droits des particuliers entreront en conflit avec la nécessité reconnue par la loi, l’intérêt privé devra céder à l’intérêt public ou social. // La propriété privée implique des obligations en raison de la fonction sociale qu’elle doit remplir.
Art. 53 Le travail est une obligation sociale et sera sous la protection spéciale de l’État. // L’État pourra intervenir par la loi pour réglementer les relations entre le capital et le travail en vue de réaliser une meilleure justice sociale de manière que, sans causer de préjudice injustifié à aucune partie, il assure au travailleur les conditions nécessaires à l’existence, et les garanties et rétributions congruentes aux raisons d’intérêt public et social, et au capital la juste rémunération de ses investissements. // L’État veillera à ce que le petit producteur indépendant puisse obtenir de son travail et de son industrie un fruit suffisant pour ses nécessités et spécialement pour le bien-être et le progrès des classes agricoles et ouvrières.
Art. 103 : Les loi n’auront pas d’effet rétroactif.
Nous avons discuté une disposition constitutionnelle identique au présent art. 103 dans la Constitution paraguayenne de 1940 (ici). Ici comme là nous ignorons quelle étendue était donnée à cette disposition, sachant que la même disposition figure aussi dans la Constitution des États-Unis (Article I, Section 9, clause 3) et que la Cour suprême nord-américaine a très tôt jugé que cela ne s’appliquait qu’aux lois pénales et non aux lois civiles (Calder v. Bull, 1798). Dans la Constitution panaméenne, nous avons cependant cité un autre article, l’art. 47, dont le premier alinéa pourrait apporter une réponse à la question : « Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. » Cela semble indiquer la non-rétroactivité des lois civiles.
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Annexe :
Création de l’ordre Arnulfo Arias Madrid
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Loi du 8 janvier 2003. Est créé l’ordre Arnulfo Arias Madrid avec sa décoration. Sa finalité est de rendre l’hommage du peuple panaméen à l’un de ses plus distingués hommes d’État, qui fut élu à trois reprises Président de la République par le vote populaire, et, en commémoration du centenaire de la République, de promouvoir les vertus démocratiques et civiques qui sont au fondement de l’État panaméen, ainsi que les contributions les plus notables au développement durable dans les domaines scientifique, littéraire, artistique, intellectuel et humanitaire.


