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Philo 46 Philosophe contre homme de lettres
Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.
On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.
Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.
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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».
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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.
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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).
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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.
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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.
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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.
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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.
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(i)
Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?
Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.
Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)
(ii)
Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.
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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.
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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.
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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.
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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.
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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?
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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».
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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)
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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.
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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.
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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.
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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.
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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.
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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.
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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.
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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.
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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).
Qu’auraient été tes thés ? Tépides.
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La propagande pédophile de l’antifascisme
Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.
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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »
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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.
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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.
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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.
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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.
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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.
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Lycée Sex Pistols-No Future.
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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».
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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.
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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?
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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.
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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.
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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)
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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).
(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)
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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ
Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.
Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.
À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.
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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)
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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.
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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.
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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.
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Philosophe contre homme de lettres
Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.
Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.
Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.
Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.
L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.
Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.
Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.
Philo 45 Nature et Liberté selon l’idéalisme transcendantal
(i)
Intuition et Aperception (Anschauung und Apperzeption),
Nature et Liberté (Natürlichkeit und Freiheit),
Intuition de la nature et Aperception de la liberté
(Anschauung der Natürlichkeit und Apperzeption der Freiheit)
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Ce n’est pas l’esprit qui est dans la nature mais la nature qui est dans l’esprit. Le fait que nous ne connaissions point de limites à la nature et ne puissions en connaître a quelque chose de choquant, parce que les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais que la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie, tandis que l’idée selon laquelle l’esprit pourrait ne pas avoir de limites ne choque pas. L’absence de limites de la nature est choquante car la nature est dans les formes de l’espace et du temps, mais ces formes ne sont pas attachées en soi à l’esprit, qui se conçoit sans elles, non dans une intuition mais dans une aperception. Ce que nous percevons, intuitionnons doit avoir des limites mais ce n’est pas possible pour la totalité, le monde lui-même de ces choses ; et c’est parce que l’esprit n’est pas dans la nature. Ce que nous appréhendons en revanche par aperception précède l’espace et le temps, et la question des limites de cette chose-là est indifférente. La question ne se pose pas ici car elle n’a de sens que dans l’espace et le temps ; c’est l’existence dans l’espace et le temps qui est paradoxale, non celle de l’esprit.
Cette existence est paradoxale car elle est secondaire à l’aperception, est une représentation dégradée, imparfaite. L’existence paradoxale du monde des choses, de la nature résulte de ce que la nature est une représentation (c’est la nature qui est représentation, avant même de parler de notre connaissance de la nature comme d’une représentation de la nature) ; une représentation n’étant pas la chose elle-même, la chose en soi, elle est une imperfection. Si l’esprit était dans la nature, la connaissance de la nature ne serait point paradoxale, antinomique ; ce serait l’aperception qui présenterait des antinomies, or tel n’est pas le cas : mon existence en tant qu’esprit est évidente, incontestable et parfaite : « Je pense, donc je suis. » Elle est parfaite en tant que raison pratique guidée par l’idée de liberté. Je suis une liberté dans la nature, c’est-à-dire que la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. En me posant en liberté par la loi morale, je ne dis pas autre chose et ne peux dire autre chose que cela.
La liberté n’est pas une représentation mais une aperception. Rien dans la nature ne permet de se représenter une liberté.
L’idée que c’est parce que l’esprit est dans la nature qu’il ne peut connaître celle-ci sans antinomies, parce que la partie est dépassée par le tout dont elle fait partie, est incorrecte. Si l’esprit était dans la nature, il serait une forme de connaissance conforme à la nature et il pourrait du moins envisager sans antinomie une connaissance parfaite de la nature. Or l’idée même d’une connaissance parfaite de la nature est antinomique. C’est parce que la nature n’est pas l’objet premier de la connaissance, et cela résulte du fait que la nature n’est pas la chose en soi. La connaissance première n’est pas dans l’intuition (Anschauung) mais dans l’aperception : l’aperception de la liberté.
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« Les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie » : on ne peut penser la nature en tant que tout, à savoir en tant que monde, cosmos, de la même manière que l’on pense n’importe lequel des objets de ce monde. Nous ne pouvons avoir une intuition du monde en tant que totalité, alors même que chacun de ses objets ne peut être connu que par une intuition. Le monde en tant que totalité n’existe pas positivement et ne le peut : si le monde est spatialement fini ce n’est pas une totalité, s’il est spatialement infini ce n’est pas un objet de la nature. La nature est une représentation.
La question de la création du monde est celle de la création d’une représentation. Les sceptiques demandant : « Si Dieu a créé le monde, qu’est-ce qui a créé Dieu ? » ne saisissent pas bien le problème. On est conduit à la question d’un créateur du monde par le fait que le monde n’est pas cohérent en soi et par soi, en raison des antinomies dont Kant a dressé la liste. La question de la création du monde découle de l’imperfection du monde, de son essence paradoxale. L’imparfait est une création. Ce qui est cohérent en soi et par soi n’appelle pas cette question. L’imperfection du monde tient aux formes de l’espace et du temps dans lesquelles il se représente : ce qui est dans ces formes n’est pas la chose en soi. La nature est une autoreprésentation de l’esprit.
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(ii)
Délimitation de la Nature
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Je ne peux douter qu’il existe quelque chose, parce que « je pense ». Le doute ne peut aller jusqu’à penser que rien n’existe. L’aperception pose une limite nécessaire au doute radical. Le domaine de la connaissance intuitive, c’est-à-dire la nature, ne possède pas cette évidence aperceptive et reste soumis au doute et à la négation dans le solipsisme. Ce domaine est non seulement douteux car n’ayant de relation à nous que par l’intuition mais aussi problématique en ce que sa connaissance en tant que totalité est impossible par l’intuition. Le monde est donc une Idée. Quand on cherche à examiner cette idée à partir des catégories a priori de l’intuition et de l’entendement, on est conduit à des antinomies. Par exemple, l’antinomie de l’espace : si le monde est fini, il n’est pas totalité (le « vide » qui entoure le monde est quelque chose), or le monde est la totalité des choses de la nature ; si le monde est infini, ce n’est pas un objet de la nature, or le monde est la totalité des objets de la nature.
Comme je ne peux douter que quelque chose existe, c’est ce qui est problématique et douteux qui nécessite une explication ou justification en termes de création. Comme je ne peux douter que quelque chose existe, le concept de perfection m’assure qu’il existe quelque chose de parfait parce que cet être parfait ne dépend de rien d’autre que de soi pour exister. C’est la preuve de Descartes : un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence. Cette preuve est moins légère qu’on ne l’a dit, prise en compte la fonction de l’aperception. Dans le domaine de l’intuition, cette preuve ne vaut rien. Mais quand quelque chose existe dont je ne puis douter, c’est l’aperception qui m’interdit de douter de cette existence, et dans le domaine de l’aperception je ne considère rien de problématique au sens où nous l’avons dit de la nature. « Je pense » est une connaissance évidente, incontestable et parfaite ; « je suis » en tant qu’être pensant est également une connaissance parfaite. Mais je suis aussi dans la nature, domaine de l’intuition soumis aux antinomies, et je n’ai de mon être naturel qu’une connaissance imparfaite dans une synthèse intuitive continue. Puisque je ne peux douter que quelque chose existe et que ce quelque chose n’est pas la nature (de l’existence de laquelle je peux toujours douter), ce quelque chose qui existe n’est pas la nature ; or la nature est le domaine de l’intuition, de la connaissance imparfaite, des antinomies, et si ce qui existe n’est pas la nature imparfaite, c’est soit quelque chose de parfait soit une autre chose imparfaite. Mais la nature est l’unité de ce qui existe pour l’intuition, tandis que ce qui existe en soi m’est donné, contre le doute radical, par l’aperception dans une connaissance parfaite. De même que la nature imparfaite ne permet qu’une connaissance imparfaite, la connaissance parfaite de l’aperception est permise par une chose parfaite. Ce qui existe en perfection n’a pas été créé. L’esprit n’est pas créé. « Un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence » signifie qu’une connaissance parfaite dans l’aperception implique un être parfait, non créé. Comme la nature imparfaite dépend d’autre chose que d’elle-même, elle dépend soit d’un être parfait qui l’a créée, soit d’un autre être imparfait qui l’a créée. Mais si la nature avait été créée par un autre être imparfait, cet autre être imparfait serait lui-même à l’intérieur du domaine de l’intuition, c’est-à-dire : il est contradictoire que la nature imparfaite soit créée par un être imparfait dans la mesure où la nature est la totalité selon la loi de notre intuition. Que notre intuition ne puisse, via les sens et même par leurs prolongements technologiques possibles, espérer percevoir la totalité des objets et des qualités du monde naturel n’est pas en cause : c’est là le résultat de la connaissance intuitive, inductive. Mais la loi de cette connaissance est précisément que tout ce qui me reste inconnu est dans l’unité de la nature elle-même ; et puisque l’antinomique de la nature suppose une création, cette création est l’acte d’un être parfait, de l’existence duquel je ne puis douter, et non d’un autre être imparfait, il n’y a d’autre être imparfait que la nature.
Or cette création n’est pas dans le temps car cela signifierait que le monde a commencé, mais c’est là une proposition antinomique. La création du monde est une autoreprésentation de la chose en soi dans les formes de la nature, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace. La nature n’est pas, au sens où le reflet d’une personne dans un miroir n’est pas cette personne mais seulement sa représentation. On dit qu’elle est créée.
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(iii)
L’idéalisme transcendantal contre le matérialisme
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Pourquoi y a-t-il toujours un moment où le matérialisme « reprend ses droits » ? Est-ce parce que nous sommes une civilisation théorique (fondée sur la raison théorique, et la nature n’existe que pour la raison théorique) ? Une civilisation théorique n’est une civilisation qu’en théorie. La science ne peut pas fonder une civilisation, seulement des théories. Plus la science progresse, plus la civilisation recule.
Les postulats de la science sont toujours en contradiction avec ceux de la religion, comme le matérialisme philosophique est en contradiction avec l’idéalisme philosophique, mais ses résultats sont toujours indifférents au regard des vérités de la religion, parce que les résultats de la science ne peuvent déterminer nécessairement une forme de législation. Quels que soient ces résultats, la législation ne s’appuie pas sur eux mais sur une délibération de la raison morale pratique, et ce même quand un, plusieurs, voire tous les partis justifient leur position au nom de résultats scientifiques.
C’est pourquoi la civilisation recule avec les progrès de la science, car une civilisation repose sur la loi morale sous forme de législation correcte, or la science rend les esprits moins familiers avec ces considérations par la mécanicité de son heuristique. Une activité indifférente quant aux fins morales n’a pas les moyens de maintenir un niveau suffisant de moralité dans le corps social. Les progrès de la science se payent d’une mobilisation toujours plus grande de l’intellect sur les questions mécaniques, car le Gestell (Heidegger) s’effondrerait sans cette mobilisation dans l’infrastructure technique.
La science n’a produit et ne peut produire aucun résultat de législation. La méthode expérimentale a réduit la pensée dialectique alors qu’elle ne peut la remplacer comme support de l’activité législatrice.
