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Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.

Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.

Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.

Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».

L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.

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CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT

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par Gerhard Lehmann, Berlin

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Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.

Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).

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Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.

Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).

S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.

Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).

Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).

Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.

Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.

Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).

Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.

Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.

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Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.

Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).

La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.

La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.

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a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.

Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibilecogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.

Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).

L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.

Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).

Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.

b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.

Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».

À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).

Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).

La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.

Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?

Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).

Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.

Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).

Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.

La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).

Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.

c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.

Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.

Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».

Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?

En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.

Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.

À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundusuniversum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).

Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].

Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.

Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ;  il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).

Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).

Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».

Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).

Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».

Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).

Notes

1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.

2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.

3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).

4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.

5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.

6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.

7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).

8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.

9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).

10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).

11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).

12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.

13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)

14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.

15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.

16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.

17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »

18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.

19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.

Le développement philosophique d’Aristote, par Paul Gohlke, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Die philosophische Entwicklung des Aristoteles de Paul Gohlke publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 393-410.

Paul Gohlke (1892-1982) est un philologue et philosophe allemand, spécialiste d’Aristote. Hommage lui a été rendu en 2001 par Jean-François Monteil, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, dans un article « Une exception allemande : La traduction du De Interpretatione par le professeur Gohlke », dont le résumé indique : « Le Professeur Paul Gohlke est le seul à traduire les propositions indéterminées d’Aristote conformément aux vues du maître. Il fut le premier à percevoir le problème posé par l’indéterminée négative. Tous les autres traducteurs du De Interpretatione rendent les indéterminées d’Aristote, qui sont des particuliers, par des universelles. La faute est imputable à l’une des deux traductions arabes. »

L’essai ici traduit survole différentes notions majeures de la philosophie d’Aristote par le biais d’une reconstitution du développement de la pensée du philosophe. Cela passe par un travail philologique. Les conclusions de ce travail, l’auteur le dit lui-même, ne font pas consensus. La plupart des spécialistes se montrent cependant prudents plutôt que catégoriques, quand il s’agit d’imputer tel ou tel texte au philosophe. En l’occurrence, Gohlke est aujourd’hui dans la minorité quand il attribue au Stagirite le cours de rhétorique à Alexandre et la lettre à Alexandre sur le monde, la majorité suivant en cela Werner Jaeger qui contesta leur authenticité après que ces deux textes firent longtemps partie du corpus aristotélicien, notamment pendant tout le moyen âge. On notera que Jaeger (cf. note 6 du présent essai) contestait également l’authenticité des Catégories, ce pour quoi il est aujourd’hui, sur ce point, dans l’infime minorité.

L’idée qu’Aristote n’ait jamais envisagé une « Théologie » semble étonnante, compte tenu de sa polymathie. Nous sommes enclin à suivre Gohlke, qui considère que la Physique et la Métaphysique annoncent une telle théologie, et qui en voit une esquisse dans la lettre sur le monde, dont la paternité est aujourd’hui contestée à Aristote, ainsi que cela vient d’être dit. L’idée que le parangon occidental du polymathe n’ait pu vouloir être l’auteur d’une théologie, pourrait bien résulter, selon nous, d’une disposition psychologique propre au positivisme moderne.

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LE DÉVELOPPEMENT PHILOSOPHIQUE D’ARISTOTE

par Paul Gohlke, Berlin

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La présentation du développement philosophique d’Aristote dépend dans une large mesure d’un travail philologique préliminaire par lequel il est d’abord possible d’acquérir une image correcte du sens de ses textes didactiques. Je tiens pour démontré que la présentation du destin de ces écrits, présentation que Strabon nous a laissée de manière tout à fait fortuite en mentionnant la petite ville de Scepsis en Asie Mineure1, est entièrement correcte et doit servir de point de départ à tous les efforts, car l’ensemble de nos manuscrits aristotéliciens remontent aux éditions qui furent faites à partir de la redécouverte de ces textes. Du fait que son disciple Nélée emporta les manuscrits d’Aristote à Scepsis, ils furent si longtemps soustraits au Péripatos qu’ils en acquirent une dimension mythique : personne n’a osé, après leur redécouverte, y changer la moindre virgule, et s’il en avait été autrement il n’eût guère été possible de conserver ces documents de la naissance du travail scientifique dans l’humanité occidentale tels qu’ils sortirent de la main de leur auteur. Celui-ci ne les destinait pas à la publication, il ne les a jamais finis et au contraire y portait sans cesse de nouveaux changements, soit par d’occasionnelles ratures soit, bien plus souvent, par de nombreux ajouts, rédigés entre les colonnes de la rédaction originale ou bien insérés au moyen de fragments de parchemins intercalaires ou même de rouleaux entiers. C’est seulement quand il s’était par trop écarté de son premier point de vue, dans tel ou tel domaine de ses recherches, qu’il rédigeait un manuscrit entièrement nouveau, ce fut le cas par exemple en matière d’éthique. Je ne m’étendrai pas ici sur les preuves philologiques des convictions qui vont suivre, acquises et confirmées au cours de longs travaux minutieux : ma présente intention est d’en communiquer les résultats.

L’activité du philosophe dans son ensemble est pour nous encadrée en quelque sorte par deux écrits qui furent adressés à Alexandre le Grand et qui, conformément à la volonté expresse d’Aristote, ne furent pas publiés eux non plus, ce en quoi ils partagèrent la destinée des textes de cours. Le plus ancien des deux est le texte connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre, rédigée pour le jeune roi au cours de sa formation intellectuelle en étroite liaison avec la Rhétorique à Théodecte [Theodectia]. Dans le cadre de l’Académie platonicienne, à laquelle il appartint pendant vingt ans, Aristote eut à apprendre la rhétorique. Quand il quitta l’école de son maître, à la mort de ce dernier, il laissa à l’Académicien Théodecte son manuscrit sur la rhétorique, pour qu’il en fît librement usage. Il en laissa également une copie pour Alexandre ; elle ne nous est point parvenue mais la Rhétorique à Alexandre nous en donne un bon aperçu, ainsi que de la méthode d’enseignement du philosophe à l’époque. Le second écrit est adressé au roi Alexandre alors que celui-ci avait entretemps conquis un empire mondial. C’est le texte Du monde, qui fut rédigé aux alentours de 327 avant J.-C. Il est très important de reconnaître, à l’encontre de l’opinion courante, répandue y compris par Wilamowitz dans son manuel de grec, que ce texte n’est pas une falsification de l’époque impériale julio-claudienne. J’en ai démontré l’authenticité2, et montré en même temps qu’il doit dater des dernières années d’Aristote. Pour le stade ultime du développement de la pensée du philosophe dans le domaine de la métaphysique, il est d’une importance capitale3.

Le fait qu’après son départ d’Athènes Aristote se consacra d’abord à développer sa pensée éthico-politique est lié à la charge qu’il assuma aussitôt de l’éducation d’Alexandre le Grand. Cette pensée est exposée dans la Grande Morale4, dont un écrit précurseur est le traité de l’époque platonicienne sur les vertus et les vices5. La rédaction plus ancienne de la Grande Morale nous permet de reconnaître clairement qu’elle fut rédigée dans une aire linguistique différente qu’un grand nombre des autres écrits aristotéliciens. Le plus ancien texte politique, De l’éducation, doit lui-même dater de cette époque. Il ne nous est point parvenu mais a beaucoup servi, peut-être dans le manuscrit même, pour les septième et huitième livres du cours de politique qui nous est conservé.

Les plus anciens textes logiques et métaphysiques datent eux aussi de cette époque. Ce sont les Catégories6 et les plus anciens livres des Topiques, à l’époque appelés « Dialectique », au sens platonicien. Ils se consacraient à l’étude des définitions et sont conservés dans nos Topiques aux livres trois à six. Leur complément, les Classifications (Einteilungen), ne nous est connu que par extraits. Dans son activité d’enseignement, Aristote devait donnait une importance particulière à la maîtrise de cette matière. Dans ces écrits, il se place encore sur le terrain de la théorie des idées, s’il en vient souvent à discuter les arguments articulés contre celle-ci. Il comprend encore le concept d’espèce comme οὐσία. Tout particulièrement après son retour à Athènes, les critiques devinrent, dans les cercles de personnes partageant ses conceptions, une opposition ouverte. Les différents traités sur la théorie des idées rédigés à cette époque n’ont pas été conservés mais ils furent à peu près complètement repris dans la Métaphysique. Dans les premier et deuxième livres se trouvent maints passages dans lesquels Aristote montre qu’il appartient encore au cercle des Académiciens ; il combat une doctrine « que nous représentons ».

Après avoir fondé sa propre école, il devait naturellement accentuer sa différence avec l’Académie platonicienne, qui continuait de prospérer. D’abord virent le jour la deuxième version de la Grande Morale ainsi qu’un cours d’éthique à nouveau modifié qu’il confia à Théophraste. Ce cours ne nous a pas été conservé mais est bien connu par l’abrégé qu’en a fait Arius Didyme. Dans ce domaine suivirent l’Éthique à Eudème, à partir de laquelle Eudème devait vraisemblablement enseigner, et enfin l’Éthique à Nicomaque, à son fils. Dans cette dernière, il utilisa les livres du milieu de l’Éthique à Eudème, auxquels il trouva peu de choses à changer. Plusieurs versions de son cours politique nous sont également connues ; il confia l’une d’elles à Théophraste, qui est pour l’essentiel conservée dans la Politique, laquelle laisse voir le développement dans son ensemble.

Les plus anciennes parties de la grande série d’écrits sur la physique forment les premier, cinquième, sixième et septième livres de la Physique (la dernière dans la plus ancienne des deux versions qui nous sont conservées)7. Les plus anciennes parties de la Métaphysique et de la Logique [Organon] ont elles aussi été produites à la même époque. On voit que le développement propre du philosophe commence véritablement après son retour à Athènes. Jusqu’alors il était resté fidèle à son maître, non seulement extérieurement mais aussi dans son enseignement. Ainsi, Platon le maintint sous sa coupe jusqu’à sa quarantième année, à partir de ce moment Aristote développa rapidement une pensée qui avait certes été préparée mais ne s’était pas encore exprimée, car elle avait été plus ou moins refrénée.

Aristote, le grand maître des définitions et classifications, avait un sens profond de l’autonomie des différentes disciplines philosophiques. Nous pouvons donc à présent suivre le développement de sa doctrine dans les différents domaines. Dans le cadre de ce court essai, nous ferons ressortir les étapes du développement dans ces domaines, au détriment d’une présentation systématique de la doctrine.

Commençons par l’éthique. Aristote est parti de la doctrine platonicienne de la tripartition de l’âme. La vertu est seulement possible quand domine le νοῦς [noos], ainsi que l’illustre la parabole du char de l’âme dans le Phédon. Les vertus se répartissent rigoureusement entre les différentes parties de l’âme, et la liste des vertus de la dernière période aristotélicienne laisse encore transparaître cette origine. La Grande Morale introduit un changement sur deux points essentiels : le rejet du rationalisme de Socrate et la division de la raison en résultant en raison théorique et pratique. Les vertus sont alors définies d’après un principe entièrement nouveau, en tant que juste milieu entre deux extrêmes erronés. À cet égard, le philosophe accorde une importance particulière au fait que la vertu n’a pas seulement sa racine dans la raison mais aussi dans une prédisposition favorable. Le but de la vie est le bonheur. Au départ, Aristote ne semble pas avoir considéré la satisfaction des désirs comme nécessaire. Mais il intégra par la suite dans son cours d’éthique un traité sur les différentes sortes de désir. Il convient de noter par ailleurs que, dans la version la plus ancienne, la divinité ne joue quasiment aucun rôle : Aristote place son influence dans un monde dont il ne sait que faire et que, en tout cas, il ne souhaite pas discuter ici. On remarque cependant qu’il a changé d’avis à cet égard dès la deuxième version. Il a de très belles expressions sur ceux qui, favorisés du bonheur, en trouvent le chemin sûrement, sans avoir à bander leur raison. – Le plus grand progrès de l’Éthique à Eudème est la séparation nette entre les vertus éthiques et dianoétiques. Par ailleurs, Aristote éprouva le besoin de rendre l’ensemble de cette matière plus cohérent, alors que les nombreux ajouts et modifications avaient créé de la confusion, par exemple dans l’essai sur le libre arbitre. De même, la valorisation de la prédisposition naturelle devint plus saillante encore. – Le concept de vertu bien dotée est caractéristique de l’Éthique à Nicomaque ; la contribution des biens extérieurs au bonheur est ainsi soulignée avec plus de force. L’essai sur le désir, qu’il avait tiré de l’Éthique à Eudème, fut ultérieurement remplacé par une autre version. Partout se remarque un rejet croissant de la doctrine de l’Académie, qui entretemps s’était érigée sur le fondement général d’une métaphysique propre. Aussi, l’Éthique à Nicomaque paraît bien plus rationaliste que l’Éthique à Eudème : tandis que celle-ci s’appuie de manière répétée sur l’expérience comme source de connaissance, dans celle-là cela n’a lieu pas même une fois. Le νοῦς redevient particulièrement saillant, nous verrons à quoi c’est dû ; ce n’est plus le νοῦς platonicien mais le νοῦς aristotélicien.

La pensée politique aussi s’éloigne de Platon, par exemple au sujet du parallélisme entre le style de vie des individus et les différentes formes de constitutions politiques. Aristote partage avec Platon une même appréciation de la Constitution de Sparte. Mais c’est justement là que se fait jour un changement particulièrement notable après la défaite des Lacédémoniens dans la guerre contre Antipater, en 3318. À cette époque, Aristote changea plusieurs passages de son cours. La valorisation de la monarchie subit un refroidissement considérable. L’idéal politique est au départ le même que pour Platon : il consiste en la vie vertueuse et nécessite la pleine reconnaissance des philosophes, à savoir le gouvernement par les philosophes, qui doivent être spécialement éduqués à cette fin avec le plus grand soin. Les philosophes coexistent avec l’état militaire et l’état nourricier. Ainsi, Aristote voit son idéal réalisé au mieux par une aristocratie ou une monarchie. Mais là encore intervient un changement manifeste. L’idéal de la vertu recule et à sa place apparaît dans la politique également le principe du juste mélange, ce qui a pour conséquence une sorte d’élargissement démocratique de la Constitution de l’État idéal. Celui-ci est obtenu en ne reconnaissant plus l’état nourricier comme partie de l’État : les travaux nécessaires sont confiés à des esclaves, et la paysannerie est réduite à cette condition. En outre, les citoyens doivent tous participer au gouvernement, même dans l’âge le plus avancé. Il sera plus tard souligné que les citoyens doivent apprendre à la fois à obéir et à gouverner. Dans l’État idéal de la dernière version, il n’est plus question d’aristocratie. Pourtant, la condition originelle transparaît partout. Enfin, le concept de vertu bien dotée est lui aussi repris de l’éthique. Ni l’abondance de l’oligarchie ni la pauvreté de la démocratie n’est favorable à la formation de la vie idéale. L’attention portée à la satisfaction modérée des besoins de la vie est apparente dans la permission ultérieure de la musique ionienne et la célèbre théorie de la catharsis. Il convient de noter aussi la modification du schéma des constitutions politiques. À l’origine, Aristote n’en connaissait que quatre formes : monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie. On pouvait compter la tyrannie comme cinquième forme. Mais la « politeia » qui fut par la suite fortement préférée par Aristote est le résultat du développement ici décrit. Le célèbre schéma des six constitutions, trois saines et trois dégénérées, est une conception tardive de ses leçons. De même, le principe de jugement, à savoir la réalisation du « bien commun », qui fut introduit à cette occasion, ne joue plus aucun rôle dans les cours plus tardifs. La naissance de la version que nous connaissons peut être correctement retracée. Aristote avait au départ placé son texte De l’éducation après le troisième livre, mais plus tard il utilisa ce rouleau pour y retravailler l’État idéal et le plaça à la fin. Ce changement de point de vue est partout discernable dans les livres les plus anciens, dans quelques ajouts au troisième livre, dans les doublons considérables du quatrième, un peu moins dans les cinquième et sixième, qui durent toutefois échanger leur place.

Avant de considérer le développement de la rhétorique, il est préférable d’examiner celui de la logique. Aristote découvrit le syllogisme après son retour à Athènes. Dans la Rhétorique à Alexandre, il ne se trouve aucune trace des enthymèmes, qui sont le pendant rhétorique du syllogisme, et dans les Catégories apparaît deux fois le principe du syllogisme alors que le nom n’en était pas encore trouvé. Que le syllogisme ne soit pas mentionné une seule fois dans l’Herméneutique [De l’interprétation], on peut y voir la preuve que la base de cet écrit est encore plus ancienne. Auparavant, Aristote avait recherché la force probante dans certains « points de vue » généralement admis, ou τόποι [topoï], bien sûr aussi dans les définitions et classifications, qui appartiennent certes à cette matière et dans lesquelles les τόποι jouent un rôle. Comme tous les prédicats de l’espèce s’appliquent aussi à ses sous-espèces, il en résulte le syllogisme. Mais dans un premier temps la logique construite sur ce fondement n’était nullement « formelle ». Il manquait encore pour cela les nécessaires jugements « particuliers », tous les jugements étaient au contraire, dans la forme, généraux ; ainsi, dans le domaine du nécessaire, à savoir du monde immuable des concepts, venait au jour une conclusion nécessairement valide, et dans le monde du seulement en partie valide, au contraire, une conclusion elle-même seulement en partie valide. Quand Aristote, à cette époque, disait que quelque chose était contenu « dans le tout » et ailleurs seulement « dans la partie », il entendait encore par là une proposition au sujet de l’espèce en opposition à une proposition au sujet de l’une de ses sous-espèces. Un très bel exemple en est donné par un ajout à la Grande Morale 1201 b 24-40. De même, la distinction plus tard si fréquente chez le philosophe entre, d’un côté, l’opposition contradictoire par exemple du jugement universel affirmatif et du jugement particulier négatif et, de l’autre côté, l’opposition « seulement » contraire du jugement universel affirmatif et du jugement universel négatif, date de cette époque. Il existe seulement opposition entre une affirmation et une négation correspondante, et ceci se répète à tous les stades, dans le domaine du nécessaire et du seulement en partie valide. C’est seulement avec l’introduction du jugement particulier, indépendamment de la signification métaphysique des concepts employés, que pouvait être édifiée la célèbre structure syllogistique des quatre figures. Mais la logique n’en devint pas encore « formelle ». Car les niveaux de validité demeuraient, ici le monde éternel, là le domaine terrestre. Par sa théorie de la détermination modale des conclusions, Aristote chercha en effet à saisir cette différence logiquement, en définissant le concept de pure possibilité de façon que, d’un côté, il ne pût jamais nommer ce qui vaut nécessairement et, de l’autre, qu’il laissât toujours ouverte la proposition contraire : ce qui est possiblement, peut aussi possiblement ne pas être. Cela fait partie des plus brillantes prestations de son extraordinaire capacité intellectuelle que d’avoir édifié sur cette base une théorie des conclusions sur le possible conduite sans presque aucune contradiction et qui se gardait en même temps de tous excès formalistes. Cette théorie des conclusions déterminées modalement appartient cependant aux parties les plus tardives des Analytiques, sur lesquelles aucune autre partie ne s’appuie. Ses disciples Théophraste et Eudème ont les premiers saisi le concept de possibilité de manière purement formelle, comme c’est devenu courant dans l’enseignement de la logique : est possible ce qui de manière non nécessaire n’est pas (möglich ist, was nicht notwendig nicht ist), est donc possible aussi le nécessaire. Aristote n’aurait jamais accepté cela, car par « nécessaire » il entendit toujours le monde éternel et par « possible » le monde terrestre. Les vingt années d’activité dans l’école de Platon laissèrent des traces.

La découverte du syllogisme fut pour le monde philosophique un événement important.  Naturellement, l’école concurrente, l’Académie, chercha à démontrer que le syllogisme était depuis longtemps employé dans la dialectique platonicienne. Mais Aristote rejette subtilement cette prétention au chapitre I, 31 des Premiers Analytiques. Et il arriva très vite, en particulier sous l’influence d’Eudoxe, à l’idée que les définitions ne se laissent pas démontrer. En conséquence de quoi, tout ce qui se trouvait à ce sujet dans les Topiques ne pouvait être intégré dans la théorie de la démonstration. Par là, la théorie cognitive dominante jusqu’alors, la dialectique, fut reléguée à un niveau inférieur. Mais une question cuisante restait sans réponse. Dans la mesure où il ne peut y avoir dans la syllogistique aucun regressus ad infinitum, pas plus que dans aucun autre domaine, il doit donc exister des principes premiers indémontrables. Comme, ensuite, les connaissances qui en découlent ne peuvent en aucun cas être plus certaines que ces principes qui en sont la condition, la question se pose : d’où tiré-je ces principes indémontrables ? Aristote répondit d’abord inconsidérément : « De l’expérience. » À la fin de la deuxième syllogistique, il en parle un peu plus en détail ; il décrit comment des connaissances se forment à partir d’expériences. Le fait que furent ajoutées ultérieurement au sein de cet exposé des précisions sur le νοῦς est de la plus grande valeur. Cet ajout ne s’y trouvait manifestement pas encore quand la pensée du premier chapitre de la métaphysique fut à nouveau employé. Et l’on ne peut douter qu’il s’agisse d’un ajout car les deux premières lignes dans le texte connu de nous apparaissent trop tôt (100 a 14-15) ; elles coupent à contretemps l’exemple ou, plus exactement, l’analogie avec la troupe de soldats en fuite, et sont en réalité l’introduction à l’ajout 100 b 5-17.

Diogène Laërce affirme dans sa liste des écrits d’Aristote9 que les Premiers Analytiques consistaient en neuf rouleaux. Il y a dans les Premiers Analytiques que nous avons suffisamment d’indices pour faire apparaître chacun d’eux ; ils n’ont pas du tout rédigés dans l’ordre que le philosophe leur a donnés à la fin. En outre, les Seconds Analytiques sont plus anciens que certaines parties des Premiers.

À l’origine, Aristote traita les erreurs qu’il est possible de commettre au cours du raisonnement ainsi que les procédés sophistiques qui conduisent au but là où la vérité seule ne suffit pas, dans les Analytiques même. Quand, par la suite, la dialectique fut abaissée à un niveau inférieur, il lui attribua le domaine considérablement élargi des conclusions apparentes et des raisonnements sophistiques. Les huitième et neuvième livres des Topiques furent donc rédigés après la plus grande partie des Analytiques, tandis que les premiers livres, en dehors d’un petit nombre de parties du premier livre, furent écrits avant les Analytiques.

Que la rhétorique touche à la fois à la politique et à la logique, Aristote le répète à plusieurs reprises. Quand le dernier rouleau des Premiers Analytiques fut rédigé, la Rhétorique n’avait pas encore sa forme actuelle ; l’enthymème, qui dans ces Analytiques domine tous les exposés, au moins théoriquement, n’était pas encore « découvert ». Mais l’irruption de l’enthymème peut être très bien retracée dans la Rhétorique que nous avons ; il est manifeste que le plus gros de cette idée est né de manière indépendante et que cette matière s’est seulement revêtue d’un nouvel habit, de sorte que seule la tendance à porter un regard constant sur l’enthymème est nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous possédons dans la Rhétorique une véritable mine pour connaître le stade le plus ancien de la théorie éthique et politique. Son éthique ne connaît pas encore le principe de juste milieu, sa politique ne connaît pas encore les six constitutions politiques ni, par conséquent, la politeia. Là où Aristote souligne souvent que l’orateur n’a pas besoin d’être savant, il n’était pas non plus nécessaire d’adapter constamment le contenu de la rhétorique au progrès des connaissances dans les différents domaines des sciences. Il était facile de comprendre que la pensée rhétorique différait de la dialectique au sens de Platon et du premier Aristote ; la façon dont elle doit se distinguer du raisonnement dialectique et donc seulement apparent dans le sens aristotélicien plus tardif est une question difficile, et même insoluble, qui peut tout au plus recevoir une réponse quand l’orateur ne dialogue pas avec un public.

De fragment que nous avons de la Poétique, on ne peut rien dire pour le moment si ce n’est que sa théorie de la catharsis en est sûrement une des parties les plus anciennes.

Venons-en à présent à l’admirable série d’écrits dans tous les domaines des sciences de la nature. Les plus anciennes parties, déjà nommées, de la Physique, les premier, cinquième, sixième et septième livres, s’enracinent encore, comme les Catégories, dans le sol de la théorie du substrat (ὑποκείμενον) [hypokeimenon] : la substance est ce qui se trouve inchangé au fondement de l’alternance des contraires. Les contraires sont nommés forme (εἶδος) [eidos] et privation de forme (στέρεσις) [steresis]. La Physique est, dans son cœur, la théorie des transformations ; elle inclut la génération (quand le substrat lui-même naît), la corruption (quand le substrat disparaît) et le mouvement (quand le substrat demeure), et il existe un mouvement dans les trois catégories de lieu (déplacement positionnel), de grandeur (croissance et déclin) et de structure (modification). La forme essentielle de tout mouvement est le mouvement circulaire, car lui seul peut être éternel. Le problème de fond de tout mouvement est l’uniformité. Aristote le résout par la découverte géniale qu’une ligne droite a certes une infinité de points mais qu’il est impossible, quand on prend un point au hasard, d’indiquer le point voisin. Il répond au moyen de cette découverte aux paradoxes soulevés par Zénon contre la possibilité du mouvement. Il résout le problème de l’infini avec des moyens semblables. L’infiniment grand est impossible, Aristote pose ici un principe qui a conservé jusqu’à nos jours une importance fondamentale : quand je conjoins deux grandeurs données, je peux toujours dépasser chacune de ces grandeurs. A contrario existe la divisibilité à l’infini, dont le modèle original est la réduction de moitié toujours répétée d’une distance.

Ce travail reçut une première grande modification sous l’influence de la théorie de la puissance nouvellement découverte. C’est alors que virent le jour les troisième et quatrième livres (le deuxième livre avait déjà été ajouté avant et fut simplement retravaillé en tenant compte de la théorie de la puissance), ainsi que la seconde version du septième livre. Il n’est guère évident de se faire une image claire de la naissance de la théorie de la puissance. Aristote a toujours distingué entre le simple fait d’avoir (ἕξις) [hexis] une faculté et son exercice réel (ἐνέργεια) [energeia]. Cette théorie plus ancienne est à présent rendue par la paire conceptuelle δύναμις-ἐνέργεια [dynamis-energeia], possibilité-réalité. Mais ce n’est pas décisif. D’un autre côté, Aristote (comme Platon) connaissait aussi depuis longtemps le concept de force (δύναμις) qui réalise un travail. Platon explique dans Le Sophiste que tout ce qui existe s’atteste réel au moyen d’une telle δύναμις. Cela non plus n’est pas décisif. La théorie de la puissance affirme que quelque chose de réel doit d’abord être selon la possibilité. Il ne s’agit donc plus seulement, à présent, de facultés dormantes, ni de forces de substances réelles, mais d’un nouveau plan métaphysique de l’être. La théorie du substrat n’avait pas résolu le vieux problème des Grecs qui cherchaient à savoir comment quelque chose pouvait être à partir de rien, ou plutôt comment on pouvait éviter cette hypothèse fatale. Quand, dans le substrat, la στέρεσις est remplacée par l’εἶδος, il n’y a certes pas de risque que quelque chose naisse de rien. Mais comment le substrat lui-même naît-il ? Il est à présent répondu à cette question à l’aide de la théorie de la puissance : la chose qui naît « est » déjà auparavant en puissance, elle ne naît donc pas de rien, de manière absolue, mais seulement d’un « étant » en puissance. Il n’est pas vrai, par conséquent, que la théorie de la puissance aurait été déjà préparée d’une manière ou d’une autre par Platon. Ma démonstration de la naissance tardive de cette théorie chez Aristote s’appuie sur deux faits, d’une part, l’emploi de la paire conceptuelle ἕξις-ἐνέργεια dans les écrits plus anciens quand il est question de facultés mentales, et, d’autre part, le concept plus ancien de force. Dans le livre de la Métaphysique sur les concepts (Δ, 12), le concept de δύναμις est encore mentionné sans la moindre évocation de sa contrepartie, l’ἐνέργεια, et Aristote lui-même le dénonce au livre Θ. Particulièrement précieux est aussi le passage 1237 a 34-37 de l’Éthique à Eudème, qui va avec Métaph. Δ, 12. Un passage du septième livre de la Physique, où le concept de δύναμις est employé dans son ancienne acception, a été changé par la suite sous l’influence de la théorie de la puissance. Comprendre ce processus est la preuve par neuf (247 a 28 – b 23 ancienne version, 247 b 1-9 version plus récente). C’est en raison de la grande portée de ces faits qu’exceptionnellement j’ai apporté quelques indications de démonstration philologique. J’ajoute que les philologues de l’école de Werner Jaeger n’admettent pas ce point de vue10.

Il va sans dire que cette théorie de la puissance devait révolutionner également la métaphysique aristotélicienne. C’est aussi le cas pour l’autre théorie dont la physique reçut une modification substantielle, celle du moteur immobile. Platon avait placé à l’origine de tout mouvement le mû par soi-même, l’âme. Aristote le suivit dans un premier temps, ainsi que le montre le septième livre de la Physique dans ses deux versions. Mais pour lui ce ne sont plus seulement les êtres vivants qui se meuvent selon leur nature, il y ajoute les éléments, la terre et l’eau qui vont vers le bas, l’air et le feu qui vont vers le haut, et l’éther qui se meut en cercle. Et Aristote souligne à plusieurs reprises que même la plus petite particule de terre tend selon sa nature vers le centre du monde, même la plus petite étincelle tend vers l’extérieur. Ainsi, les éléments ne sont pas concernés par les objections soulevées au premier chapitre du septième livre contre un mû par soi-même et l’avertissement adressé contre de telles hypothèses. Si l’éther, dont les étoiles sont faites, accomplit de sa propre nature un mouvement circulaire, il n’est bien sûr plus besoin d’expliquer la carrière des corps célestes par un quelconque moteur. Le philosophe expliqua le fait que les planètes participent de plusieurs mouvements circulaires en même temps en déclarant que les étoiles sont d’autant moins capables d’atteindre leur modèle, le « premier ciel », qu’elles sont plus près du point central. Elles font ce qu’elles peuvent. Cette théorie fut complètement changée par l’hypothèse d’un principe moteur immobile introduit au huitième livre de la Physique. Deux principes, explique à présent Aristote, sont nécessaires pour garantir l’éternité du monde, c’est-à-dire l’éternité du changement : (a) un moteur immobile et (b) un mobile se mouvant éternellement de façon uniforme, mis en branle par le premier. Ce second principe n’est pas, comme on l’a supposé de manière erronée, le ciel des étoiles fixes, mais l’éther. Dans la mesure où celui-ci accomplit, comme avant, un mouvement circulaire, il n’a besoin que d’une seule amorce ; un effort continu du moteur immobile n’est pas nécessaire. Le Dieu suprême ne meut que le ciel des étoiles fixes. Il se distingue des autres divinités en ce qu’il ne se meut point, pas même par accident ou « adventicement ». Quelqu’un se déplace « adventicement » quand il est immobile sur un bateau en marche ; une telle personne ne peut pas être dite essentiellement immobile. Cela vaut pour les autres moteurs immobiles, qui (tout comme le Dieu suprême) ne meuvent chacun qu’une sphère, qui est faite naturellement elle aussi d’éther. Chacun de ces moteurs se tient cependant lui-même dans une sphère mue par un autre moteur. Pour que tous ne déplacent chacun qu’une seule sphère, mais que tous aussi soient dépendants du mouvement du ciel des étoiles fixes, Aristote inventa les sphères tournant à rebours. Quand, par exemple, l’hypothèse de quatre sphères imbriquées l’une dans l’autre était nécessaire pour expliquer le mouvement d’une planète, alors étaient introduites trois moteurs tournant à rebours pour obtenir à nouveau une carrière conforme au mouvement du ciel des étoiles fixes, et dans la dernière sphère, qui se déplaçait ainsi à l’unisson avec le ciel des étoiles fixes, se trouvait à présent le premier moteur des moteurs permettant le mouvement des planètes voisines. Il est connu qu’Aristote avait besoin, en utilisant la théorie des sphères de Calippe – Calippe lui servit d’expert car Aristote n’était pas lui-même suffisamment versé dans ces matières –, de cinquante-cinq moteurs de sphère. Il se fit ainsi une image extrêmement plastique du mécanisme des mouvements célestes. Il ne peut donc y avoir aucune époque où il aurait cru pouvoir s’en tirer avec seulement unmoteur immobile [sans moteurs mobiles], car l’explication des phénomènes observés lui était plus importante que le maintien d’un principe. Il est toutefois remarquable qu’il ne dise pas expressément que le principe se déplaçant de manière uniforme est l’éther, c’est-à-dire qu’il fournisse l’aliment à l’erreur selon laquelle ce principe était selon lui le ciel des étoiles fixes. Je suppose qu’il souhaitait voiler son changement de point de vue ; car c’est à quoi il tend aussi en d’autres endroits. Mais dans l’écrit sur le monde cette incertitude est écartée : là l’éther est nommé à côté du moteur immobile et la liaison des deux principes est assurée au moyen de comparaisons. Il convient également d’apporter dans la discussion un des derniers écrits de science naturelle, celui sur le mouvement des animaux, pour comprendre comment Aristote conçoit les choses. Il compare le monde à un théâtre mécanique de marionnettes. Les mouvements que les figurines peuvent accomplir sont prescrits par le mécanisme, seul l’opérateur peut les impulser11.

Naturellement, les écrits se rattachant à la Physique sont eux aussi impactés par cette nouvelle théorie. Seul le quatrième livre de l’écrit sur le ciel a été produit après le huitième livre de la Physique. Dans les Météorologiques, dont le cœur est de même plus ancien, il se trouve une troisième, et très significative, modification, mais qui sur la formation des autres écrits physiques n’a plus joué aucun rôle, à savoir la théorie du πνεῦμα [pneuma]. Il s’avéra que cette représentation n’était pas capable d’expliquer les phénomènes météorologiques des quatre éléments terrestres. L’air occupe dans l’ensemble un espace si vaste qu’il menaçait de prendre le pas sur les autres éléments ; il fallait donc segmenter l’espace occupé par l’air. En particulier, on ne pouvait comprendre, l’air passant pour l’élément humide et chaud, d’où venaient la neige et la grêle. Le problème de la conversion des éléments l’un dans l’autre passa au premier plan. De l’eau naît d’abord la vapeur, laquelle est toutefois une chose intermédiaire entre l’air et l’eau. Par combustion se forme la fumée, laquelle, toutefois, à la différence de la vapeur n’a pas d’effet humidifiant. Cette différence entre l’effluve sec et l’effluve humide est encore complètement étrangère à l’écrit sur les éléments (De la génération et de la corruption), ainsi qu’au quatrième livre, manifestement bien plus ancien, de la météorologie. Le πνεῦμα est à présent l’effluve sec, il ne peut plus par conséquent être distingué du feu, l’élément sec et chaud. La vapeur (ἀτμίς) [atmis] conserve cependant sa tendance à se convertir en eau. D’elle naissent la pluie et la neige, tandis que le πνεῦμα est la substance du vent. Dans les Météorologiques aussi nous pouvons observer la tendance du philosophe à expliquer les phénomènes dans l’espace du feu par le πνεῦμα. En outre est suggérée une affinité entre le πνεῦμα et l’éther. Il devient par là un véhicule commode du νοῦς : ce dernier utilise le πνεῦμα pour entrer dans les corps des hommes, et le πνεῦμα l’utilise pour agir en lui comme moteur immobile (« adventicement » mû, bien sûr). Nous trouvons ces idées seulement dans les écrits sur la génération des animaux, le mouvement des animaux et le πνεῦμα ; elles ne sont pas prises en compte dans la métaphysique elle-même, et le sont seulement après modification dans la théorie de l’âme.

Dans les écrits de science naturelle se trouvent enfin une série de modifications d’une portée moindre. Par exemple, l’importance du cerveau n’est reconnue que tardivement, l’explication des vents passe d’une rose des vents de huit à douze directions, l’importance de la φαντασία [phantasia] pour la pensée n’est reconnue et intégrée qu’a posteriori. Mais ce sont des points de détail qui n’ont pas eu d’influence significative sur la formation de la représentation métaphysique de base. Et comme cette dernière est mon sujet principal, je laisse ces questions de côté et me tourne à présent vers la métaphysique.

Au début de la métaphysique aristotélicienne se trouve sans le moindre doute la discussion de la théorie platonicienne des idées. Que cette discussion commença du vivant du maître, c’est ce que montre non seulement l’emploi du pronom « nous » dans quelques passages de la Métaphysique (en particulier A, 8 et 9) mais aussi l’apparition du nom d’Aristote dans le Parménide de Platon. Dans le commerce familier des longues années de leur travail commun, il n’a pas été possible à Platon de dissiper les doutes de son élève. Pour ce dernier, la position exprimée dans la plus récente version de la Grande Morale devait prévaloir : les idées et leur monde peuvent bien exister, mais ce n’est pas notre monde. L’idée du Bien vaut pour les dieux ; pour nous c’est le plus haut bien terrestre qui doit entrer en considération. Même les Catégories reflètent ce point de vue. La substance première est le substrat et, avec lui, la chose individuelle, mais en outre espèce et genre sont des substances secondes. Dans les Catégories, un passage ajouté établit même une différence entre les concepts d’espèce et de genre au profit du concept de genre (2 b 7-28). Plus, donc, un concept est général, moins il est susceptible d’être élevé au rang de substance. On ne peut donc pas dire que l’εἶδος aristotélicien soit venu remplacer d’emblée l’idée platonicienne, il convient bien plutôt de supposer une période transitoire, qui se laisse clairement voir dans la Grande Morale, dans les livres les plus anciens des Topiques, et dans les Catégories. Au cours de cette période, Aristote se comptait encore parmi les adeptes de la théorie des idées, mais il ajournait volontairement ses doutes, n’ayant sûrement pas encore trouvé une alternative complète. Car restait toujours la notion que l’objet de la connaissance scientifique n’est pas la chose individuelle mais le concept général. Comment, donc, le concept aristotélicien d’εἶδος est-il apparu ?

Dans la Métaphysique, l’εἶδος figure partout et sans exception, dès la première occurrence, parmi les οὐσία. Mais la métaphysique, la philosophie première, a été commencée relativement tard, ce dont on peut se rendre compte à deux points de vue généraux. Tout d’abord, la question des principes est longuement discutée dans les écrits physiques ; ensuite, la théorie de la faculté cognitive est notablement restée une partie de l’éthique, parce que Platon en traitait lui aussi dans son cours sur le bien. Deux considérations authentiquement aristotéliciennes devaient mettre le concept de genre toujours plus en avant. La première tenait à la philosophie du substrat. Le substrat ne pouvait en aucun cas être la matière, car celle-ci nous reste inconnaissable en soi, elle est toujours formée telle que nous la trouvons. La seconde considération naît de réflexions sur l’histoire naturelle : l’homme engendre des hommes, mais jamais la créature n’engendre une créature. Un cheval ne peut engendrer qu’un cheval, le bardot est une créature contre-nature et infirme. L’εἶδος manifeste là encore sa force plasmatrice. Et cet εἶδος est véritablement éternel, comme l’οὐσία platonicienne pouvait l’être. L’εἶδος, qui est si fertile dans la nature et prouve pareillement sa force procréatrice dans l’âme de l’artiste, est quelque chose de tout à fait différent de l’idée platonicienne, qui est gagnée par la dialectique, c’est-à-dire par la définition, et (du moins dans la conception d’Aristote) ne fait qu’englober ce qu’il y a de commun à certains objets, par exemple dans l’idée d’égalité. Le principal argument contre la théorie des idées est le principe « rien de général ne peut être substrat », ne peut être « séparable ». Cet argument ne peut absolument rien contre l’εἶδος. Celui-ci n’est pas général, l’εἶδος « homme » n’est pas dit des hommes pris individuellement comme l’espèce « créature » est dite des hommes (Mét. 1058 b 6 ss.). L’εἶδος partage donc avec les choses individuelles la propriété qu’il est un « ceci », ainsi que le dit Aristote, à savoir quelque chose de complet et entièrement déterminé, et partage avec l’idée, en revanche, la connaissabilité. Cela n’a été possible qu’au moyen d’un isolement total de la matière, et Aristote appelle souvent la compréhension du concept de matière son bien. Les hommes pris individuellement se différencient certainement en ce qu’ils ont chacun leur propre squelette, des squelettes différents, mais selon l’espèce ils ne sont pas différents. La matière ne peut être un attribut formateur d’espèces. On peut donc dire, curieusement, que l’εἶδος aristotélicien se distingue de l’idée platonicienne par son immatérialité absolue. Car l’idée platonicienne pouvait toujours utiliser définitionnellement les attributs matériels, simplement elle ne possédait pas de « matière compacte ». Le concept d’espèce lui-même est, contrairement au pur concept de genre, une sorte de matière ; il adhère encore à la détermination qui en fait un « ceci » et sans laquelle il resterait « un quelque chose comme ça » („ein solches“). On ne peut donc nullement dire que l’εἶδος est né de l’idée platonicienne. Et il serait tout à fait superficiel d’affirmer qu’on doit rechercher à la loupe les différences entre les deux parce qu’Aristote n’aurait au fond cherché qu’à justifier l’existence de sa propre école.

Telle est la première étape de la métaphysique, qui met la philosophie de l’εἶδος à la place de la philosophie du substrat mais jette un pont avec la doctrine plus ancienne en enseignant qu’il y a trois substrats : l’être individuel, l’εἶδος et la matière, où le premier est le composé des deux autres, l’εἶδος est la véritable οὐσία et la matière reste inconnaissable. Mais l’εἶδος devait être considérablement renforcé dans sa fonction par l’entrée en scène de la théorie de la puissance. Tant que la δύναμις ne signifie que « force », elle vaut en tant que cause matérielle-mécanique, c’est-à-dire : ce qui arrive est déterminé par ce qui est arrivé avant. Mais quand δύναμις signifie « puissance », il s’y trouve une préfiguration de l’être à venir. Ce qui arrive est donc déterminé par ce qui doit arriver. Cet être à venir, à l’inverse, est seulement une réalisation (ἐντελέχεια) [entelecheia] de ce qui existe déjà à l’état d’ébauche. Par là sont enfin saisis le processus de procréation naturelle comme celui de création artistique et technique dans ce qui les distingue de tout ce qui est seulement mécanique. Mais Aristote a là un nouveau souci : il lui importe beaucoup que l’être potentiel ne prenne pas le premier rang sur l’être réel, pas même dans le temps. Au commencement de tout développement doit se trouver un être actuel. L’homme se développe à partir de la semence mais celle-ci vient du père qui incarne le même εἶδος en actualité. De même, la forme d’une œuvre d’art doit être dans l’âme d’un artiste vivant, en chair et en os, avant de pouvoir, depuis cette ébauche, paraître à la lumière.

Il est à présent facile de connaître comment le dernier pas, la théorie du moteur immobile, devait agir sur ce concept de genre. Toute cause mécanique est motrice et mue, toute cause téléologique est motrice et immobile. Tout est dit dans cette simple formule. Aristote ne considère donc pas seulement le Dieu du ciel mais tout bien désirable (ὀρεκτόν) [orekton] comme un moteur immobile. Les affirmations à ce sujet sont en relation directe avec le chapitre astronomique du livre Δ. Le νοῦς pur, c’est-à-dire entièrement libre de la matière, et qui ne repose pas non plus sur la mémoire et l’imagination, ni, d’abord, sur les perceptions des sens, saisit les espèces pures, c’est-à-dire immatérielles, il les voit pour ainsi dire avec l’œil spirituel. Ainsi le genre pur correspond-il toujours, du moins pour l’ultime étape connue de nous du développement philosophique d’Aristote, à la cause finale. Une maison n’est pas un ensemble de briques agencées de telle ou telle façon, mais un abri contre les intempéries, un homme n’est pas une créature à deux jambes mais un être pensant (il doit penser). Ainsi, la métaphysique devient théologie. Cela ne se trouve qu’à l’état de vague esquisse dans les livres ΚΔ, et un début de modification des livres plus anciens en ce sens est perceptible ; à ce sujet doit être particulièrement pointé le livre Η, dans lequel nous trouvons le dernier mot qu’Aristote ait écrit sur son εἶδος.

La Métaphysique a été commencée relativement tard et relativement tôt laissée en l’état. Car il n’est plus rien entré dedans du πνεῦμα ni du rôle de l’imagination dans la pensée. Il est profondément regrettable qu’Aristote n’ait pas laissé le plan d’une théologie. Une notion de son intention à cet égard ne nous est fournie que par l’écrit sur le monde. Il ne fait aucun doute que le Dieu suprême est identique au νοῦς ; toutefois, ce n’est pas simplement le νοῦς platonicien mais un concept acquis par Aristote lui-même par les plus grands efforts, j’espère l’avoir montré. On comprend alors que l’ajout sur le νοῦς à la fin des Seconds Analytiques a un autre sens que celui de l’explication encore entendue au sens platonicien de la Grande Morale, selon laquelle le νοῦς est la capacité de connaître les fondements du savoir.

Un renouvellement important que nous ne trouvons que dans la Métaphysique consiste dans la théorie, ajoutée en Ζ, de la « matière spirituelle » (ὕλη νοητή) [hylé nooté]. L’εἶδος peut se lier à de la matière réelle, il en résulte alors une chose individuelle perceptible par les sens. Il peut aussi y avoir de la matière simplement spirituelle, c’est alors une généralité abstraite. Les mathématiques elles-mêmes ne peuvent rien inférer de simples concepts, elles doivent lier ces concepts à des grandeurs ; c’est seulement alors que les mathématiques peuvent gagner par eux des vues plus larges. Le pur concept de cercle ne comporte pas de segments ni de sections, ces derniers ne se trouvent que dans le cercle représenté. Il est permis de mettre cette théorie en relation avec l’enseignement des Seconds Analytiques selon lequel les définitions ne se laissent pas démontrer, il faut d’abord ajouter l’être à un concept, quand on veut l’utiliser dans une démonstration.

Mais la modification la plus remarquable et la plus profonde est sans aucun doute que la science de « l’étant » ou de la substance devait devenir une théologie. Nous avons décrit le chemin vers cette pensée. Nous ne pouvons saisir la façon dont Aristote l’envisageait qu’au moyen de quelques suggestions. Et en premier lieu se présente l’esquisse plusieurs fois mentionnée aux livres Mét. ΚΔ. Elle est conduite très hâtivement. Aristote en ébauche la pensée préparatoire en étroite relation avec les exposés déjà conduits aux livres Β, Γ, Ε, Ζ, Ν de la Métaphysique et Β, Γ, Ε de la Physique. On reconnaît là encore à quel point les deux écrits, la philosophie première et la philosophie seconde, sont proches. De fait, pour que l’exposé pût culminer dans la description de l’essence du Dieu suprême, donc du moteur immobile, il devait y avoir des conditions non seulement métaphysiques mais aussi physiques. En d’autres termes, le livre Θ devait lui aussi avoir été préparé, car c’est le livre qui comporte les idées les plus essentielles qui conduisirent Aristote à l’hypothèse d’un moteur immobile. Les extraits de la Physique dans Mét. Κ sont tout à fait à leur place, quand on se rend compte que ce livre fut pensé comme une introduction au Δ. Ces extraits sont en outre à leur place parce que la Métaphysique, selon A, 2, devait être la théorie des quatre causes, à laquelle appartient aussi l’origine du mouvement. Mais le νοῦς humain est de même essence que le Conducteur des mondes, et n’est pas différent, par ailleurs, des objets qu’il pense, à savoir du pur εἶδος, de l’οὐσία authentique. L’εἶδος aussi est, en tant qu’ἐντελέχεια, un principe moteur immobile, exactement comme le Seigneur de l’univers. Aristote ne pouvait mieux souligner l’importance unique de son εἶδος qu’en nommant par amour pour lui la « philosophie première » tout entière théologie. Il considéra toujours comme un grand prodige qu’un Dieu suprême immobile gouvernât l’univers tout entier jusque dans les moindres détails, que « notre salut dépendît de lui », sans que jamais il ne s’épuise ni ne se détraque. Les choses doivent être disposées de façon qu’elles se laissent gouverner par lui, non seulement l’éther, avec son mouvement circulaire naturel, mais toutes les autres choses, même si c’est de façon toujours plus réduite à mesure que l’on s’approche du centre de l’univers. Que faut-il penser d’une philologie qui dénie à Aristote le travail où il exprima ses pensées les plus profondes, son écrit sur le monde12 ? Je conclurai par une citation de ce texte (399 a 30).

[Trad. fr. Batteux, revue et corrigée par M. Hoeffer] « Quand donc le Chef suprême, le Générateur, qu’on ne voit que par l’esprit, a donné le signal aux natures qui se meuvent entre le ciel et la terre, toutes, sans s’arrêter jamais, s’avancent dans leurs cercles, selon les bornes qui leur sont prescrites, disparaissant et reparaissant tour à tour, sous mille formes qui s’élèvent et qui s’abaissent, toujours par l’impression du même principe. On peut comparer ce qui s’exécute dans le monde aux mouvements d’une armée. Quand le signal de la trompette s’est fait entendre dans le camp, l’un saisit son bouclier, l’autre revêt sa cuirasse, celui-ci prend son casque ou ses bottes d’acier, celui-ci ceint son baudrier. Le cavalier met le mors à son cheval ; celui-ci monte sur son char ; cet autre donne le mot d’ordre : le capitaine se place à la tête de sa compagnie, le taxiarque à la tête de son bataillon ; le cavalier à l’aile de l’armée ; le soldat léger court à son poste : tout marche à un signal donné, qui émane du commandant en chef. Voilà comment il faut se représenter l’univers. Par l’impulsion unique d’un être qui règle tout selon ses propres lois, et qui, pour être invisible et caché, n’en est ni moins actif ni moins démontré à notre raison. Notre âme, par laquelle nous vivons, et par laquelle nous construisons des villes et des maisons, est également invisible ; elle ne se manifeste que par ses œuvres. C’est elle qui a dressé le plan régulier de la vie humaine, qui le suit, qui le remplit : c’est elle qui a montré à cultiver les terres, à les ensemencer : c’est elle qui a inventé les arts, établi les lois, institué l’ordre des gouvernements, distribué les fonctions de la vie civile : enfin c’est elle qui a montré à faire la guerre et la paix. Il en est de même de Dieu. »

Notes

1 Strabonis Geographica éd. Meineke (Teubner), Livre XIII, 54

2 « Aristoteles an Alexander über das Weltall », Neue Jahrbücher, 1936, p. 323 ss.

3 Werner Jaeger tient les deux textes à Alexandre pour inauthentiques. Dans son livre Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin 1923, il ne les mentionne pas du tout.

4 Hans von Arnim a démontré l’authenticité du texte (édition Susemihl de la Bibliotheca Teubneriana) dans trois essais à l’Académie des sciences de Vienne : « Die drei aristotelischen Rhetoriken », 1924, « Arius Didymus’ Abriß der peripatetischen Ethik », 1926, « Das Ethische in Aristoteles’ Topik », 1927. Cependant, Jaeger, dans « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals » (Comptes rendus de l’Académie prussienne des sciences, 1928, XXV), croit fermement à leur inauthenticité. Von Arnim réfuta ses raisons dans son essai à l’Académie « Nochmals die aristotelischen Ethiken », Vienne 1929. Je pense avoir apporté de nouvelles lumières sur la question dans mon essai « Die früharistotelische Ethik, Politik, Rhetorik », qui fut accepté par l’Académie de Vienne et reçut une publicité considérable dans les notices de cette année.

5 Paru comme supplément dans l’édition Susemihl de la Rhétorique à Eudème, Bibliotheca Teubneriana. Von Arnim n’a pas encore reconnu cet écrit authentique d’Aristote. Dans la note 4 de mon traité précédemment cité, j’ai présenté la preuve de son authenticité.

6 Cet écrit aussi est considéré inauthentique par Jaeger, dans « Aristoteles », p. 45. J’ai défendu son authenticité dans « Untersuchungen zur Topik des Aristoteles », Hermes 1928, p. 471 ; voir aussi mon livre Die Entstehung der aristotelischen Logik, Berlin : Junker und Dünnhaupt 1936, p. 26.

7 La naissance de la Physique et de la Métaphysique est le sujet de mon livre Die Entstehung der aristotelischen Prinzipienlehre, qui doit paraître dans le cadre des « Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte ».

8 C’est une découverte particulièrement belle et éclairante de von Arnim : « Zur Entstehungsgeschichte der aristotelischen Politik », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1924, pp. 113/4.

9 Cf. Rose, Aristotelis fragmenta (Teubner 1886) p. 5 n° 49.

10 Cf. la discussion de l’un de mes travaux préparatoires par Werner Jaeger dans Gnomon, 1928, pp. 630-634. Qu’à l’époque déjà je voyais les choses de manière plus juste que lui ne peut cependant être montré qu’à l’aide de l’écrit déjà cité sur la naissance de la théorie aristotélicienne des principes [note 7 supra].

11 Cf. de mundo 398 b 16 ss et de animalium motu 701 b 1 ss.

12 Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, p. 3631 ss., utilise ce texte dans sa présentation de la philosophie du premier siècle avant le christianisme. Wilamowitz les tient pour une falsification de l’époque impériale julio-claudienne (Griech. Leseb., 2e moitié du vol., p. 186) ; quant à Werner Jaeger, il ne daigne même pas expliquer à ses lecteurs pourquoi il ne s’en sert pas comme source de la philosophie aristotélicienne.