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Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist), publié dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahiers 1-3, 1935, pp. 81-95.

Le philosophe suédois Per Efraim Liljequist (1865-1941) est le dernier représentant d’une philosophie inconnue en France mais qui fut, dit-on, pendant quelque cent ans une sorte de « philosophie nationale » de la Suède, le boströmianisme, du nom de son fondateur Christopher Jacob Boström (1797-1866).

L’essai qui suit a été rédigé en allemand. Dans le volume des Kant-Studien dont nous nous sommes servi, ne se trouve malheureusement que la première partie, la suite étant renvoyée au prochain numéro, que nous n’avons pu jusqu’à présent consulter. Quand ce sera le cas, nous ne manquerons pas de traduire et de publier sur ce site la suite et fin de l’essai. Il nous semble important d’introduire notre lecteur à cette philosophie sans attendre de trouver un exemplaire de la revue, recherche dont le résultat est au demeurant incertain.

Avant de présenter l’essai lui-même, voici ce qu’une rare étude française sur la philosophie dans les pays scandinaves dit au sujet du « boströmianisme ». Il s’agit du « Que sais-je ? » sur Les philosophies scandinaves, par Olivier Cauly (1998). Liljequist est cité deux fois dans l’ouvrage (pour dire chaque fois qu’il est le dernier représentant du boströmianisme), sans que sa propre pensée, toutefois, ne soit présentée.

« La pensée suédoise (et dans une large mesure d’expression suédoise pour la Finlande) a encore plus souffert de cette situation [son isolement international]. Certes, il y a les figures de la reine Christine, de Linné et de Swedenborg. Mais toutes trois possèdent pour des raisons différentes un rapport oblique à la philosophie et l’on sait par exemple le sort qu’a réservé Kant à Swedenborg, devenu pour longtemps la figure emblématique de la divagation, mais dont le passé scientifique et philosophique se trouvait par là même radicalement occulté. Le paradoxe est que l’on est venu à ne plus rien savoir de philosophes de la stature d’un Höijer à l’époque de l’idéalisme ou plus récemment de celle de Hagerström. Mais il faudrait encore évoquer la figure de Boström dont l’influence sur la philosophie suédoise fut décisive au XIXe siècle, au point d’avoir engendré ce que certains historiens appellent une véritable philosophie nationale (le Boströmianisme) qui persistera jusqu’à la mort de son dernier représentant E. Liljequist en 1941. » (op. cit. p. 5)

L’isolement de la pensée suédoise doit être relativisé. Selon Cauly, cet isolement prendrait fin après la Seconde Guerre mondiale, par l’insertion sur la scène académique internationale via l’usage de l’anglais (et, de fait, l’adoption des tendances de la philosophie anglo-saxonne) ; or, avant la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare, il était même courant que les philosophes et d’autres intellectuels scandinaves écrivissent en allemand et fussent donc connus dans la sphère culturelle germanophone, une tendance qui a entièrement disparu après la guerre (et, selon nous, du fait de la guerre, c’est-à-dire du fait des armes). L’essai de Liljequist ici traduit fournit un bon exemple de ces contacts : avec un texte en allemand publié dans la prestigieuse revue Kant-Studien (sur deux numéros), il est impossible de dire que ce philosophe était inconnu dans les pays et les communautés de langue allemande. L’unique note de bas de page dans l’essai de Liljequist montre d’ailleurs qu’il faisait aussi des conférences en langue allemande, à l’intérieur (Berlin, 1934) comme en dehors du Reich (Vienne, 1933). Avant cela, les auteurs scandinaves, comme ceux du reste de l’Europe, écrivaient en latin, d’abord entièrement dans cette langue, puis dans l’une ou l’autre langue, le latin et la langue nationale : leurs œuvres en latin étaient par conséquent sur un pied d’égalité avec celles des auteurs d’autres pays européens, en termes d’accessibilité linguistique. L’œuvre de Boström, par exemple, est encore en partie écrite en latin, jusque dans les années 1840. (Le fait qu’elle soit restée inconnue en France ne tient donc peut-être pas tant à un isolement de la Suède qu’à un isolement de la France !) Poursuivons les citations.

« Si l’idéalisme est devenu après Höijer la conscience philosophique de la Suède, c’est aussi au prix d’une évolution qui le détermina davantage comme une philosophie de la religion, sans doute plus conforme aux aspirations d’une monarchie conservatrice. Ce sera le cas notamment de la pensée de C. J. Boström dans les années 1830, qui définira lui-même sa philosophie comme un « idéalisme rationnel », mais qui unit plus étroitement la rigueur de la construction systématique (l’héritage de Höijer) à la profondeur de l’aspiration religieuse. » (op. cit. p. 80)

« Après Höijer, mais d’une tout autre manière que lui, Boström est la figure la plus marquante de l’idéalisme suédois. Il appelait lui-même sa philosophie, en conservant l’orientation de ses prédécesseurs, un idéalisme rationnel, en réalité un système (l’héritage de Höijer) comprenant la théologie, l’anthropologie et l’ethnologie (entendue toutefois comme science des fins de l’humanité). La philosophie théorique se subordonne à la philosophie pratique dans le sens où Boström l’entend, c’est-à-dire à la religion pensée comme source de l’éthique et du droit. La philosophie possède par conséquent le caractère d’un système achevé qui trouve son fondement en Dieu considéré moins comme la raison impersonnelle de tout ce qui est que comme personnalité morale absolue. Comme telle, elle est la fin à laquelle tout homme aspire à travers la reconnaissance de la loi suprême de sa personnalité.

« La philosophie de Boström prend sa source au voisinage de Berkeley et de Leibniz pour y trouver le fondement d’un idéalisme pour lequel tout ce qui est et vit est fondamentalement sujet, c’est-à-dire perception. La réalité est en soi spirituelle dans la mesure même où toute vie est conscience, c’est-à-dire une perception qui se perçoit elle-même plus ou moins confusément (Leibniz) dans sa représentation du monde. Esse et percipi sont alors des concepts identiques (De mente ac perceptione aphorismi, 1839). À l’instar de Biberg et de Grubbe, Boström va voir dans la perception la racine d’une raison qui enveloppe le sens de l’infini et élève tout homme au-delà de sa représentation seulement finie du monde pour lui donner de surcroît une perception de l’absolu ou de Dieu lui-même en tant qu’il comprend la totalité des idées (perceptions) de tous les êtres. La rationalité de l’être même de l’homme se déduit de sa capacité à réfléchir sa perception (conscience).

« L’idéalisme de Boström se dévoile en réalité comme une éthique religieuse formulant l’exigence à tout homme [sic] de s’élever de son être perçu en Dieu à la perception de cette idée pour exprimer dans sa vie cette conscience de soi en Dieu. L’idéal d’une vie rationnelle (sagesse) impose le devoir de s’approprier cette idée pour la réaliser dans sa personnalité, à l’image de la personnalité de Dieu. La fin de l’éthique ne peut comme telle se restreindre à la seule autonomie de la personnalité, ce que Boström a exprimé en disant que la sagesse doit comprendre la béatitude qui est pour l’humanité l’établissement du royaume de Dieu sur la terre. Boström qualifie au demeurant de rationalisme positif une telle éthique, pour mieux la distinguer de celle, négative selon lui, de Kant, qui en reste à l’abstraction du Sollen et à la pensée seulement formelle de l’autonomie.

« Dans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières pour exposer le concept d’un organisme supérieur et d’une personnalité morale distincts de la société civile. La meilleure législation est par conséquent celle qui réalise l’idée de l’État incarnée par un monarque réunissant le législatif et l’exécutif. L’État lui-même se fonde en dernière instance sur la personnalité absolue de Dieu dont le monarque est le représentant en tant qu’incarnation de l’idée pratique (Satser om lag och lagstiftning, 1845, Propositions sur la loi et la législation). L’influence de Hegel est au demeurant manifeste sur tous ces points. » (op. cit. pp. 101-102)

Christopher Jacob Boström par C. J. Hallström

Cet exposé, certes sommaire, est important pour au moins deux raisons avant la lecture de l’essai qui suit. Tout d’abord, l’expression « idéalisme personnaliste », par laquelle nous traduisons le terme Persönlichkeitsidealismus, peut être à présent comprise, au vu de ce qui figure dans cet exposé sur la notion de « personnalité ». Nous avons emprunté l’expression commode d’« idéalisme personnaliste » à la traduction espagnole « idealismo personalista » du dictionnaire philosophique Ferrater Mora. Il n’y a pas de lien avec le courant de pensée connu en France sous le nom de « personnalisme » (Mounier).

Ensuite, le présent essai de Liljequist traite de la théorie du contrat social, pour s’y opposer, ce qui confirme l’exposé de Cauly quand celui-ci écrit que « [d]ans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières ». Liljequist discute la fameuse idée du contrat social non pas en remontant seulement jusqu’à Rousseau, comme on le fait en France, ni jusqu’à Hobbes, comme on le fait en Angleterre, mais jusqu’à l’Antiquité grecque, puisque c’était une théorie de sophistes fameux en leur temps, combattue tant par Platon que par Aristote.

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CONSIDÉRATIONS DE PRINCIPE SUR L’INDIVIDU ET LA COLLECTIVITÉ
SELON L’IDÉALISME PERSONNALISTE SUÉDOIS

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par P. E. Liljeqvist, Lund (Suède)

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La question ici traitée est l’une des plus importantes de la philosophie du droit et de la philosophie politique, peut-être même la plus importante, mais n’a pas encore trouvé de solution unanime : il s’agit de la question de la personnalité de la collectivité et en particulier de l’État. Cette question a pu paraître dans le passé d’une plus grande actualité que ce n’est le cas aujourd’hui, alors qu’elle est bien souvent écartée comme une question métaphysique ; en Suède, ce fut même une question brûlante en raison de la défense zélée par Christopher Jacob Boström de la représentation politique des quatre états et la forme plutôt agressive de cette défense. Tant que ce sujet de discorde faisait passer les autres au second plan dans la politique intérieure de la Suède, Boström fut le porte-parole et le théoricien philosophique du conservatisme de l’époque, à la fois véhémentement combattu par le libéralisme et le combattant avec véhémence. Avec le triomphe du bicamérisme en Suède – comme presque partout ailleurs dans le monde civilisé –, l’intérêt public pour cette question disparut1 ; elle ne semblait plus s’agiter que dans la cervelle de quelques théoriciens endurcis. C’est seulement ces derniers temps qu’elle a regagné une certaine actualité, non sans rapport avec les tendances à l’œuvre dans l’aire culturelle allemande, à l’instar des conceptions d’Othmar Spann.

La participation de Boström aux discussions politiques de son temps avait pour fondement, tout d’abord, sa doctrine de la personnalité inhérente à toute communauté réelle entendue dans le sens le plus élevé, une doctrine qui s’inscrit naturellement et de manière éminente dans son idéalisme personnaliste mais n’en est pas, cependant, une extension nécessaire ; deuxièmement, sa séparation stricte des deux collectivités les plus importantes, le peuple et l’État, qui poursuivent chacun des buts différentes, à savoir, pour le peuple, un libre but moral, la culture, et, pour l’État, le droit formel ou juridique2, essentiellement coercitif, en gardant à l’esprit que pour la moralité la disposition intérieure est ce qui est le plus important et ce qui doit être souhaité (moralité), tandis que pour le droit l’obéissance extérieure suffit (légalité) ; troisièmement, son idée que le peuple a pour organes immédiats les quatre états, noblesse, clergé, bourgeoisie et paysannerie, qui sont eux-mêmes des personnes ; quatrièmement, enfin, le fait que le peuple et l’État, malgré leur distinction, sont, un peu comme contenu et forme, assignés l’un à l’autre et constituent une communauté de vie organique, où la direction revient à l’État, que le peuple doit utiliser comme son organe selon certaines voies. Sur les individus, en revanche, aucun droit quel qu’il soit ne se laisse directement fonder, ni le droit formel ou juridique ni le moindre droit moral ou éthique : la condition indispensable de tout droit est apportée par les communautés en tant que personae morales. Sur les communautés dites publiques, à commencer par l’État, se fonde le droit formel ou juridique, essentiellement coercitif. Un droit d’une tout autre nature, droit privé ou moral-éthique, en tant que tel non coercitif – et qui ne doit pas être confondu avec le droit civil de la théorie juridique, en ce qu’il ne vise nullement à réguler certaines relations personnelles extérieures mais ce qui est moralement juste dans la poursuite des tâches culturelles à l’intérieur de cercles plus ou moins grands –, ce droit privé ou moral-éthique repose sur les communautés privées ou morales qui font partie du peuple et que, par conséquent, Boström décrit comme subordonnées à l’État jusqu’à un certain point, tout comme le peuple lui-même. Les individus font directement partie de la communauté privée ou morale qu’est la famille : la famille – allant de pair avec le mariage, et les deux, selon Boström, étant des personnes dans « l’être pour soi » (im Für-sich-sein) – fait partie de la société communale ; cette dernière est à son tour en relation organique avec les quatre états du peuple, en ce que les états ont leurs racines dans la commune. La relation organique-personnelle des quatre états avec le peuple et l’État a déjà été évoquée. J’ajouterai, en guise de parenthèse, que vers la fin de sa vie Boström en vint à nier le caractère organique des communes, ne voyant plus en celles-ci qu’une unité locale – sans vraiment de raison suffisante pour cela, car à peu près tout ce qui conduit à caractériser une communauté au sens le plus éminent se trouve également ici. Boström fut vraisemblablement conduit à cette nouvelle position, sans en avoir conscience, par le fait qu’avec les sociétés communales se laisse gagner un support relativement organique pour le système bicaméral tellement honni par lui et considéré comme inorganique. Quoi qu’il en soit, pour le Boström de la dernière période, les sociétés communales doivent être, historiquement parlant, exclues de la catégorie des communautés au sens le plus éminent.

L’État est dans cette conception un organisme de communautés plus ou moins élevées – toute une hiérarchie, si l’on veut, de personnalités organiques associées selon différents degrés de dignité. Au-dessus de l’État, la même perspective se prolonge avec des communautés en devenir tels que les systèmes d’États et le système des systèmes d’États. Ces derniers aussi sont pour Boström des personnalités, qui, depuis les profondeurs de la possibilité, tendent de manière toujours plus certaine à leur pleine réalisation dans le monde. Si le système des systèmes d’États devenait une réalité, avec une personnalité mûre et de pleine capacité, la paix perpétuelle serait atteinte – dans la mesure où quelque chose peut être dit perpétuel en ce monde du changement et de l’éphémère –, alors serait aussi réalisé principiellement le droit dans sa forme ultime et la plus haute, tous les conflits entre droit et puissance disparaîtraient, il ne serait plus nécessaire que l’État possède une autre puissance que celle couverte par le droit et sa puissance ne servirait plus que comme instrument de la réalisation de ce dernier. Protégée par le droit formel, la moralité pourrait connaître un épanouissement jamais connu encore, dans l’accomplissement de l’ensemble de ses tâches culturelles.

En dehors de la communauté, sous toutes ses formes, et sans la communauté, il n’y aurait au contraire, comme cela ressort de ce qui a été dit, aucun droit. La thèse faisant de l’individu la source et l’origine du droit n’est pas validée par l’examen. L’individu n’a pas de droits par sa nature propre originelle ou avant la communauté, mais seulement dans la communauté et par elle. De même, il a des droits par chacune des communautés auxquelles il appartient, même si c’est l’État qui conduit de manière privilégiée à la stabilisation de ses droits. Plus sont nombreuses les communautés auxquelles l’individu appartient, plus il a de droits et, inversement, moins elles sont nombreuses, moins il a de droits : une thèse aux antipodes de l’ancien droit naturel puisque le droit naturel signifie que l’individu a par nature droit à tout, que ces droits naturels sont non seulement innombrables mais aussi éternels et illimités, qu’aucune communauté ne peut être bâtie sans une limitation des droits de ses membres, limitation qui débouche finalement sur leur annulation : status civilis, la société civile, signifie l’absence de droits, du moins s’agissant des droits naturels de l’homme. S’il peut y avoir, et dans quelle mesure, une compensation pour cette perte, dans les droits civils, c’est, à l’intérieur du droit naturel, une question sujette à débat.

Le point de vue développé par Boström sur les relations entre l’individu et la société ou la collectivité, entre l’individu et l’État, est indéniablement grandiose mais à des années-lumière de la façon de voir des classes éduquées ! Pour ces dernières, une telle doctrine est un discours fabuleux, pour beaucoup, un pur non-sens – surtout en raison de l’insistance sur la personnalité réelle et pleinement individuelle de toute communauté dans le sens le plus éminent, une personnalité qui serait parfaitement analogue à celle de l’être humain. L’opinion éduquée nourrit encore majoritairement les mêmes tendances contre la doctrine de Boström telle qu’elle vient d’être esquissée3, même si les luttes politiques internes ont lieu aujourd’hui sur d’autres questions, sur une autre toile de fond après un grand déplacement de coulisses. Mais on voit sans peine encore dans les questions de notre époque le problème de la relation de l’individu à l’État et plus largement à la collectivité.

La marque du moment présent n’est cependant pas la seule politique intérieure, même si, en Suède comme dans bien d’autres pays, les querelles partisanes ne se sont nullement tues à la veille de l’embrasement mondial ni ne peuvent, depuis lors, être conduites à un silence pensif devant la fumée qui continue de monter des ruines. En face de tensions internationales ayant éclaté en conflit mondial sans précédent dans l’histoire, le problème fondamental de la philosophie politique tel qu’il vient d’être présenté peut paraître sans importance. Mais une telle supposition est peut-être trompeuse. Il existe peut-être, en profondeur, une véritable unité vitale entre politique intérieure et politique internationale. La recherche est en train de se rendre mieux compte des corrélations qui vont dans ce sens, et dont la célèbre phrase de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », ne serait qu’une application spéciale. Il ne faudrait pas méconnaître, derrière cette thèse, la conception selon laquelle la politique est par nature quelque chose d’unitaire et d’intégral, quelque chose d’organique, et que par conséquent politique intérieure et politique internationale ne doivent pas être séparées. Dans tous les cas, la guerre mondiale fut menée non seulement par les moyens de la politique internationale mais aussi, et au moins autant, par ceux de la politique intérieure. L’expérience semble confirmer que politique intérieure et politique internationale sont la continuation l’une de l’autre. Le problème central de la philosophie politique se pose alors autant dans le domaine de la politique internationale que dans celui de la politique intérieure. Pensée jusque dans ses conséquences ultimes, cette considération suggère une interdépendance organique complète dans la vie de toutes les communautés authentiques et conduit à l’idée d’une communauté englobant tous les États ainsi que des sortes d’individus, peut-être pas directement mais de telle façon que les États se groupent en unités supérieures qui auraient au-dessus d’elles une ultime unité collective achevée. Je n’ai pas besoin de souligner qu’un tel point de vue est conforme aux vues de Boström, si l’on voit dans toute communauté authentique une personnalité.

Peu de temps après l’éclatement du conflit mondial, un historien anglais, J. W. Allen, publia un livre intitulé Germany and Europe, dans lequel il soutient que la cause profonde de la crise mondiale serait l’opposition entre une conception ouest-occidentale et une conception germanique de l’État. Dans la première conception vivrait la pensée que l’État existe pour l’individu, qu’il est en définitive un contrat libre des individus en vue de la réalisation de leurs buts, une création des individus pour la couverture de leurs besoins vitaux. En principe, il devrait donc dépendre de la volonté de l’individu d’être ou non partie à un tel contrat, de se maintenir dans l’État ou de s’en séparer. Et je suis frappé par ce qu’un collègue danois me présenta un jour comme étant la conception danoise de l’État, à savoir l’idée que l’État serait quelque chose comme un club, où l’individu fait connaître sa volonté d’en faire partie ou d’en sortir ; à coup sûr, les sympathies du Danemark pour les puissances alliées au moment de la guerre mondiale ne tenaient pas tant, dans ce cas pas, à la question du Schleswig-Holstein qu’à une vision du monde. En Allemagne, au contraire, prévaudrait selon Allen l’opinion surannée selon laquelle l’État est une sorte d’organisme naturel au sein duquel les individus partagent une communauté vitale. – Or la conception de l’État et de la collectivité comme être personnel est manifestement un développement idéaliste de la conception organique de l’État et de la société ou de la collectivité. On ne peut donc dénier à notre problème une actualité profonde, quand bien même les apparences donneraient peu de prise à une telle interprétation.

Si Allen est dans le vrai en parlant d’opposition entre les conceptions de l’État en Allemagne et dans les puissances alliées, entre d’un côté la conception organique de l’État et de la communauté et de l’autre la théorie du contrat social, et si ces conceptions opposées furent les véritables forces internes en jeu dans la crise mondiale, on peut alors expliquer le fait qu’en Suède comme ailleurs les sympathies exprimées dans le cadre de ce grand conflit international aient été corrélées à des lignes de séparation en politique intérieure. Là où dominait une conception organique des communautés et de l’histoire, les sympathies allaient le plus souvent vers l’Allemagne ; le radicalisme, au contraire, dans la mesure où il est fortement influencé par la théorie du contrat social, soutint généralement les puissances alliées. Comme, en outre, le développement politique des pays dits civilisés s’est accompli dans le sens du radicalisme, défini par les conceptions inorganiques de la théorie du contrat social, on comprend que l’Allemagne et ses alliés eurent en réalité pour ennemi le monde entier ou peu s’en faut, et que ce monde croyait mener un combat pour la civilisation, l’humanité, le droit et la culture, contre la barbarie.

Il n’est guère besoin de souligner qu’un grand nombre de facteurs produisirent des exceptions et continuent d’en produire après le traité de paix, plus encore même que pendant le conflit, semble-t-il, en particulier parce que ce traité est revenu sur toutes les proclamations et promesses qui avaient été faites. La cause invoquée par Allen est certes une raison de philosophie de l’histoire, difficilement constatable, mais elle n’en donne pas moins à penser. Laquelle de ces deux conceptions de l’État et de la communauté est réellement la plus surannée – pour Allen, la conception organique –, c’est une question à laquelle nous allons revenir dans un instant. Pour le moment, je suis bien moins intéressé par les conséquences évidentes au plan de la philosophie de l’histoire et de la philosophie politique qui viennent d’être suggérées que par le fait qu’Allen retrouva au plus profond de la situation d’alors en politique internationale ce que j’ai plus tôt appelé le problème fondamental de la philosophie politique : le problème de l’individu dans sa relation à l’État, à la collectivité. Si la solution à ce problème se dégageait de la façon suggérée plus haut, à savoir par l’intégration organique des communautés dans des formes supérieures, de façon analogue à l’intégration de l’individu dans la forme la plus directe de la communauté (famille, c’est-à-dire mariage), et via celle-ci à la suivante, et ainsi de suite, ce serait de toute évidence une réfutation du point de vue adopté principiellement par Allen.

Selon Allen, la conception organique de l’État et de la communauté est « surannée ». Elle est, c’est certain, la plus ancienne historiquement, mais cela ne signifie nullement qu’elle soit surannée. En disant « la plus ancienne historiquement », j’entends qu’elle est celle qui paraît spontanément au sein de l’humanité dès lors que celle-ci est éclairée par la lumière de l’histoire. Je laisse en suspens la question de la valeur des spéculations sur les développements préhistoriques, au cas où elles postuleraient autre chose. – Au moment où l’homme entre dans la lumière de l’histoire, la manière animiste de réagir à l’existant domine encore. Cette manière animiste « anime » les choses (leur confère une âme) et les personnifie. Les faits de formation de mythes et légendes sont suffisamment connus pour que je n’aie pas besoin de m’y attarder. Les études du folklore ont permis d’établir avec profusion leurs effets durables jusque dans les temps présents. Imprégnées par cette façon de voir, les plus anciennes spéculations de philosophie naturelle chez les Grecs de l’Antiquité articulent l’hylozoïsme, c’est-à-dire appréhendent la matière originaire comme vivante et animée (pourvue d’âme). C’est selon le même point de vue que l’être humain appréhende à l’origine sa relation aux ensembles sociaux nés spontanément : il a avec eux une relation d’appartenance vitale, de sorte que l’homme n’est rien en soi et qu’il est tout ce qu’il est par le biais de ces communautés. Sans droit en soi, il acquiert tout le droit via la communauté, qui peut par conséquent aussi tout lui demander. Toute vertu est comprise dans son être, du moins par l’Antiquité, comme une vertu civile, l’homme libre ne trouve que dans la vie politique les actes dignes de lui, ainsi que le bonheur dont il est capable. Quand l’individu, en hybris titanique, s’élève contre la puissance supérieure de la communauté, sa situation devient inévitablement tragique.

Ai-je besoin de rappeler comment et par qui fut sapé le naïf esprit commun imprégné de cette façon de voir ? Les inventeurs de la théorie du contrat social furent les sophistes. Selon Protagoras, les hommes s’accordent pour former une société afin de se défendre en commun contre les bêtes sauvages et d’autres dangers. Mais la théorie du contrat social se développe immédiatement comme opposition entre la nature et la loi. Dans cette opposition est anticipé le droit naturel de la Renaissance, qui établit une distinction stricte entre status naturalis et status civilis. Les promoteurs de cette idée sont d’abord, d’après Platon, le sophiste Hippias et l’élève des sophistes Calliclès. Pour ce dernier, le droit de nature est le droit du plus fort, c’est-à-dire purement et simplement la force. Seulement, pour se prémunir de l’oppression par les plus forts, les faibles s’unissent et mettent le droit, droit de nature qui veut que les forts dominent et les faibles obéissent, cul par-dessus tête. Il n’est donc pas étonnant que le plus fort se soustraie à la loi de l’État dès qu’il le peut sans dommage pour lui ! Le remarquable esprit de suite de la pensée grecque se montre ici en ce qu’on voit tout de suite clairement comment la théorie jusnaturaliste du contrat social aboutit à l’anarchie. Cet esprit de suite se montre aussi en ce que l’état de nature et l’homme naturel sont pensés exclusivement selon la sensibilité, sans la moindre injection d’éléments rationnels indéfinis compris de manière confuse. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, le paradoxe ne peut pas davantage expliquer que l’on nie tout droit réel que la célèbre phrase de Protagoras, pour qui « toute chose est pour chacun comme elle lui apparaît », ne pouvait dissimuler son scepticisme épistémologique radical. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, toutes les formules jusnaturalistes plus récentes, que l’on aurait dans l’état de nature droit à tout ou que les droits y seraient infinis, illimités, deviennent aussitôt caduques : même le plus fort n’a pas le pouvoir de tout faire et ne possède pas une force infinie, illimitée.

Contre ce genre de doctrines dissolvantes pour toute forme de communauté, Platon réagit avec tous les moyens de la spéculation. L’État, dont les but sont les mêmes que ceux de l’individu, à savoir la justice, la moralité, est conçu comme un homme en grand, avec les mêmes rapports organiques aux individus que l’homme individuel avec ses membres ou l’âme avec ses facultés. Aristote aussi conçoit l’État comme totalité morale organique, en dehors de laquelle l’individu ne peut atteindre ses buts et à laquelle il est prédisposé par nature. La pensée de ces deux philosophes définit aussi dans une large mesure celle du Moyen-Âge, quand celui-ci se préoccupe du problème, et elle trouve alors à s’employer particulièrement dans l’Église, où l’on a voulu voir un corpus mysticum Christi. Le Christ avait lui-même expliqué à ses disciples : « Je suis la vigne, et vous, les sarments. » L’Église en tant que communauté, c’est-à-dire une personne. Dans son recours à des points de vue organiques et à une théologie toute extérieure, le Moyen-Âge se porte cependant à de tels extrêmes qu’il a fait perdre tout crédit à la position principielle ici indiquée, si bien que la pensée philosophique à partir de la Renaissance n’a pendant longtemps rien voulu en savoir. Ce n’est qu’avec Leibniz que fut réhabilitée la conception organique, mais seulement pour chaque monade en soi, non pour les relations des monades entre elles, ce qui ne viendra qu’avec les spéculations postkantiennes, nous y reviendrons. Entre le Moyen-Âge et les spéculations postkantiennes s’épanouit le droit naturel des temps nouveaux, dont la conception contractualiste de la communauté subsiste encore de nos jours, comme chez l’Anglais Allen.

Présenter cette théorie dans les différentes formes où elle a été développée par la spéculation jusnaturaliste de plusieurs penseurs à partir de la Renaissance serait superflu. Je la montrerai dans ses traits caractéristiques, qui apparaissent encore dans les affirmations d’Allen exposées plus haut. Que la collectivité ait pu être expliquée en supposant un contrat libre à sa naissance dans le monde humain est une construction si contraire à l’expérience qu’une telle grossièreté laisse rêveur. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que parût l’objection qu’avec une telle pensée les faits sont culbutés tête en bas : il est en effet impossible d’expliquer l’État par un contrat puisque c’est au contraire l’État qui définit et limite tous les contrats. Les contrats ne sont nullement valides et contraignants du seul fait de leur forme, ainsi que Hobbes paraît le croire avec sa thèse pacta sunt servanda, « les conventions doivent être respectées ». La théorie juridique connaît une chose comme le pactum turpe : des contrats de nature indigne ou à tout le moins illicite, auxquels ne peut être reconnue la moindre validité. – La théorie du contrat social ne pouvait chercher à affaiblir cette objection que de la manière suivante. Dans le cadre de l’État, c’est un fait que naissent et disparaissent des sociétés et des communautés, qu’on y entre et qu’on en sort, et ce par convention, c’est-à-dire par libre choix. X conclut un mariage avec Z ; et la loi positive aurait le pouvoir de décider qu’un mariage peut être dissous par libre accord des époux. Y quitte sa commune et en intègre une autre, par libre choix. N. N. choisit librement sa profession et, changeant plus tard d’idée, prend un autre métier ; l’intégration dans un certain état résulterait donc du libre arbitre de l’individu. C’est de la même manière que se font et défont les sociétés commerciales – par libre accord –, et tout ce qui s’appelle société ou communauté au sens le plus éminent serait à comprendre selon le même parallélisme.

En supposant que l’on puisse expliquer de cette manière la naissance de sociétés ou communautés particulières, il n’en résulterait pas pour autant que l’on ait expliqué la naissance de la vie collective elle-même parmi les hommes. Nous ne connaissons pas d’individus n’ayant pas grandi et vécu dans un cadre social. La communauté est factuellement un prius pour tous les individus contractants, même si des sociétés ou communautés particulières peuvent naître à la suite d’accords individuels. Supposons que l’on voulût, dans un esprit de robinsonnade, conduire une expérience avec un certain nombre d’individus des deux sexes isolés à leur naissance et grandissant dans un complet isolement avant d’être réunis, pour déterminer s’ils en viendraient par accord à constituer une sorte de société ou communauté, on ne pourrait pourtant pas exclure le facteur héréditaire – et leurs parents et ancêtres ont vécu une vie sociale. Une telle expérience ne prouverait même pas, dans le meilleur des cas, ce que l’on voudrait prouver. Sans parler des difficultés et contradictions de toutes sortes qui apparaîtraient dans la conduite de l’expérience : comment les nourrissons isolés pourraient grandir sans soins ou comment ces soins seraient possibles en maintenant l’isolement, comment l’accord libre pourrait se produire sans la médiation du langage ou comment un langage compréhensible pourrait se présenter aux contractants dans un isolement complet, etc. etc.

Aujourd’hui encore, les perspectives de résolution par la biologie du problème de la generatio spontanea ou autogénération de la vie ne semblent pas particulièrement bonnes – la thèse omne vivum ex ovo prévaut toujours, ou sa forme modernisée omnis cellula e cellula : toute cellule présuppose pour sa naissance une autre cellule. L’hypothèse bien connue de mon compatriote Arrhénius au sujet de l’immigration des germes de la vie sur notre planète [panspermie] est caractéristique de la détresse de la recherche en biologie vis-à-vis de ce problème. Mais il est plus certain encore que les sciences sociales ne pourront jamais expliquer comment on pourrait penser la naissance de la société ou de la communauté par une convention à partir d’un état absolument asocial. – La théorie du contrat social, rejeton de la pensée anhistorique et non empirique, est une forme superficielle de spéculation empiriste constructionniste et par là-même, si elle est quelque chose, c’est une chose surannée. Le reproche d’Allen quant au caractère suranné de toute conception organique de la communauté lui est applicable à bien plus juste titre.

Un autre trait non empirique de la théorie du contrat social est plus important encore : le fait que les associations économiques entre les hommes sont si volontiers considérées comme le modèle des sociétés ou communautés au sens le plus éminent, un trait par lequel on témoigne de son propre aveuglement sur quelque chose d’absolument constitutif pour les sociétés ou communautés au sens le plus haut. Je me bornerai dans un premier temps à certains cas où il semblerait que telle société ou communauté particulière se fasse ou se défasse, s’agrandisse ou perde des membres en fonction du libre choix des individus. Le mariage est conclu par accord ; et certains ont revendiqué qu’il puisse être dissous de la même manière. Indubitablement, des mariages sont conclus, et ce n’est pas rare, en vue par exemple de gagner des avantages économiques, des titres nobiliaires ou une position sociale : tel homme cherchera à mettre de l’ordre dans ses finances par un riche mariage, telle femme recevra de son mari un titre convoité – dans le meilleur des cas avec une claire conscience de la situation, sans illusions de part et d’autre. Comment, à présent, une psyché normale réagit-elle face à de telles situations ? Par une ostensible improbation. On concède qu’il y a mariage dans les formes mais on y voit un abus des formes : ce n’est pas ce que le mariage devrait être, aucun mariage ne devrait être conclu sur un tel fondement. Autre exemple. Un homme et une femme sont épris l’un de l’autre, il n’existe aucun obstacle légal au mariage, ni aucune barrière morale, la santé, les conditions de fortune etc. permettent le mariage. Dépend-il ici du libre arbitre des deux qu’un mariage se conclue ? Certainement pas. On dira peut-être que le mariage sera conclu librement. Peut-on vraiment compter là-dessus ? Cet homme tient peut-être par nature à son confort et craint les cris des enfants, son aimée est pusillanime et, fuyant les douleurs de l’enfantement, ne veut pas d’enfants. Il n’est pas du tout certain, dans un tel cas, qu’un mariage se fera ; et s’il se fait, il restera peut-être, contre la nature du mariage, sans enfants. Une psyché normale réagit face à une telle situation [le mariage conclu sans désir d’enfants, je suppose. Ndt] par l’improbation la plus ferme. Et notre psyché ne peut pas non plus approuver qu’un mariage soit dissous arbitrairement [par libre arbitre]. Seul le point de vue du ferme Sollen doit ici décider.

Cela vaut également pour le choix du métier. Les qualités naturelles, les possibilités économiques, les besoins de notre peuple et de l’humanité le placent par principe au-dessus de la sphère du libre arbitre. Ou, nous tournant à présent vers la vie de l’État, si un voleur ou un assassin disait : « J’ai mis fin en mon for intérieur au contrat social et l’on ne peut légitimement demander une renonciation formelle extérieure car je n’ai jamais véritablement conclu un tel contrat, je suis seulement né dans cette société existant de fait », certainement la psyché normale exigerait dans tous les cas la condamnation de ce criminel aux arguments d’anarchiste ; et elle ne se satisfait pas de rabaisser la sanction pénale à un acte de pouvoir mais conçoit l’activité pénale en même temps comme un droit et un devoir de l’État et de ses organes.

Le devoir, le devoir et encore le devoir, c’est le point de vue en dehors duquel toute pensée sociologique fait inévitablement banqueroute. Or la théorie du contrat social croit pouvoir se passer de ce point de vue ou du moins ne perçoit pas son importance fondamentale. Le point de vue des droits est lui aussi indispensable, bien sûr, mais il est bien plus facilement faussé. Et le point de vue des droits est faussé dès lors qu’il n’est pas pensé en cohésion avec celui des devoirs mais seulement comme une liberté admise d’agir et de laisser agir arbitrairement. Le devoir est la pierre angulaire que rejettent les architectes de la théorie du contrat mais sans laquelle ne peut être construite aucune théorie solide de la société ou de la communauté, in specie aucune théorie de l’État, pas plus que n’est possible sans elle la moindre philosophie pratique.

Une théorie sociale, une philosophie, pratique ou théorique, qui laisserait Kant de côté ne peut à notre époque être que dépassée. C’est une question différente de savoir si l’on peut ou si l’on doit en rester à Kant†. À cet égard, il convient de remarquer que Kant lui-même n’est pas parvenu à une conception organique de l’État et de la communauté ; encore moins attribue-t-il une personnalité à l’État et à la communauté. Pourtant, sa doctrine est, pour cette position aussi, une étape nécessaire. Je ne peux ici qu’esquisser ce qu’est une position véritablement moderne en philosophie politique et l’importance de Kant pour celle-ci.

Kant constate que le devoir est le véritable point de départ non seulement de la doctrine de la moralité mais aussi de la philosophie pratique dans son ensemble. Le devoir signifie une conduite appelée inconditionnellement. Or tout inconditionnel, tout non-arbitraire, toute validité apodictique a son fondement dans la raison et ne se laisse pas déduire des sens ou de la sensibilité. Toute exigence est adressée à la raison et est l’expression d’une volonté. Une exigence non arbitraire et inconditionnelle est donc l’expression d’une volonté rationnelle. Et, pour l’homme, la raison est l’expression de son être le plus intime. Le fait du devoir signifie d’abord et immédiatement que l’être de l’homme en tant que volonté rationnelle exige de lui quelque chose, dans la mesure où il a en même temps une volonté sensible. Dans cet ensemble composé de sensibilité et de raison qu’est l’homme, se trouve la possibilité que l’homme se détermine dans l’une ou l’autre direction. Malgré l’exigence inconditionnelle du devoir, il y a en l’homme la possibilité qu’il se détermine pour autre chose que le devoir. Une telle possibilité disparaît quand on pense la volonté comme entièrement rationnelle, pure et sainte, volonté divine. Mais l’exigence du devoir est universelle, doit être dans chaque volonté rationnelle pensée comme au principe de celle-ci. Ce qu’exige la raison n’est donc rien qu’elle n’exigerait de toute créature rationnelle douée des mêmes dispositions naturelles et placée dans les mêmes circonstances et rapports, si bien que l’exigence du devoir est en outre reconnue et approuvée principiellement par tous les êtres rationnels quand la voix de la raison se fait entendre sans obstacles. Par conséquent, le devoir doit être rapporté à l’impératif catégorique, qui s’énonce et doit s’énoncer comme suit : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ou en principe d’une législation universelle, ou dont tu puisses vouloir qu’elle soit une loi de la nature », également comme suit : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Dans l’esprit de l’impératif catégorique, tous les êtres rationnels sont pensés comme soumis en réalité seulement à leur propre législation, mais celle-ci exige la même chose de chacun, principiellement. De telle manière, cependant, qu’aucune exigence ne puisse être élevée vis-à-vis de la volonté pure et sainte, la volonté de Dieu – car l’exigence de la raison coïnciderait alors avec son accomplissement et ne serait donc plus une exigence. A contrario, Dieu dont la volonté est sainte exige de tous les hommes la même chose que ce que leur être et celui de toutes les créatures rationnelles exigent d’eux. En outre, le commandement du devoir s’individualise en fonction de la situation et des dispositions, des circonstances, des rapports.

Si, à présent, la valeur interne de l’impératif moral dépend d’un accomplissement volontaire, si une moralité contrainte est une contradiction, il est clair cependant que l’accomplissement de l’impératif moral présuppose aussi, dans l’agir extérieur, que l’homme ait dans le monde de la sensibilité une sphère externe de liberté, et les sphères de liberté des différents individus doivent s’accorder les unes aux autres. Le droit est principiellement la généralité des conditions dans lesquelles cet accord peut se produire ; et l’État est nécessaire comme une institution pour la réalisation du droit, et donc, indirectement, de la moralité, même si l’État est indispensable pour d’autres buts rationnels que la seule moralité, et sans que son but puisse être directement caractérisé comme spécifiquement moral. Si, à présent, l’État doit remplir sa fonction de réalisation du droit, cela implique eo ipso qu’il doive intervenir par la force et la contrainte contre les atteintes aux sphères de liberté des sujets de droit individuels par lui stabilisées de la part d’autres sujets de droit. Aussi le droit formel ou juridique doit-il être caractérisé comme un droit coercitif.

Une certaine objection s’impose ici eu égard au caractère institutionnel de l’État. Les autres moments de la doctrine kantienne venant d’être esquissée doivent également s’incarner, sous des formes un peu modifiées, dans toute conception philosophique de la société ou de l’État qui élève des prétentions à la pertinence scientifique, à l’actualité dans le meilleur sens du terme. Le caractère institutionnel de l’État chez Kant découle, c’est un fait, de l’orientation unilatérale de son épistémologie vers les mathématiques et la science de la nature ; et cette orientation unilatérale dépendait à son tour de la situation générale des sciences de l’époque. Mais une science historique moderne était déjà en train de naître, et les points de vue historiques firent bientôt leur entrée, avec l’école dite historique, dans le temple de la philosophie. Or les points de vue historiques entraînent nécessairement aussi les points de vue organiques et développementaux, non dans la forme courante de la science de la nature, cependant, mais tels qu’ils sont dans les humanités. Les prémisses de cela, nous le verrons bientôt, sont déjà présentes chez Kant, bien qu’il n’en ait point fait usage. Ces prémisses sont fournies principiellement par le questionnement entièrement téléologique de la philosophie transcendantale critique de Kant, et ont par ailleurs trouvé une expression spécifique dans son concept d’organisme.

On peut montrer que Boström, en tant que continuateur et acheveur de certaines réflexions de Kant, a su exploiter aussi les possibilités contenues dans une vision foncièrement organique-téléologique. Kant se trouvait devant un royaume des êtres de raison dont le souverain était la sainte volonté de Dieu et où tous, même les sujets, sont législateurs en vertu de leur raison, tous pareillement législateurs. Comment ce royaume doit par ailleurs être conçu, Kant ne le dit pas. Le mérite de Boström est à la fois d’avoir posé la question et d’y avoir répondu. Selon lui, tous les êtres rationnels finis sont contenus en Dieu comme ses idées, c’est-à-dire qu’ils sont tous liés formellement dans un système, réellement dans un organisme. En outre, pour Boström, les idées de Dieu sont, tout comme lui, des êtres rationnels concrets ou personnes. Des abstracta ne peuvent être portés que par un abstracteur, donc par un être fini ; il est en conséquence exclu qu’il y ait en Dieu des abstracta tels que le sont les idées et concepts humains. La cogitation divine est intuition intellectuelle infinie par opposition à la cogitation humaine, à laquelle s’applique la phrase de Baader : Cogitor ergo sum, je suis pensé, à savoir par Dieu, donc je suis ; plus précisément : je suis pensé, par Dieu, donc je suis là en tant que moi ou que personne. Reste à savoir s’il faut supposer entre Dieu et les individus humains des idées spéciales de collectivité qui en tant qu’idées de Dieu auraient alors nécessairement elles aussi des personnalités individuelles. Boström lui-même répond par l’affirmative. Son élève le plus éminent, C. Y. Sahlin, doute cependant de la nécessité de telles idées de collectivité. Conformément au progrès de la philosophie depuis Kant, tel qu’il se présente dans l’idéalisme personnaliste suédois, on doit supposer un fondement vital personnel et en même temps organique à tout ce qui existe, ce qui inclut naturellement les communautés. Mais que le fondement vital personnel-organique des communautés leur soit spécifique et propre ou qu’il coïncide avec le fondement personnel extérieur de l’ensemble de l’existant, reste incertain. Ce fondement personnel général de l’existant semble pouvoir garantir et expliquer à lui seul le caractère organique-personnel de toutes les communautés, à l’encontre de toute théorie du contrat social. Il paraît donc superflu d’ajouter autre chose, du moins d’après le vieux principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, « les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire ». Avant de tenter de trancher cette différence entre Boström et Sahlin, se recommande à la réflexion de s’attarder un peu sur le caractère organique des communautés au sens le plus éminent.

(À suivre dans le prochain numéro.)

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Note de l’auteur

† Je me permets de renvoyer à ma conférence de 1933 devant la Société philosophique de Vienne (groupe local de la Kant-Gesellschaft), publiée en 1934 dans les Actes de cette société ; de même, à mon « autoportrait » dans le volume VI de la Philosophie der Gegenwart in Selbsdarstellungen [La philosophie des temps présents exposée via des autoportraits] de Meiner ; enfin, à ma conférence de 1934 devant le groupe local berlinois de la Kant-Gesellschaft, Das korporative Volksvertretungsproblem im schwedischen Persönlichkeitsidealismus [Le problème de la représentation populaire corporatiste dans l’idéalisme personnaliste suédois], publiée en 1935 dans Arch. f. Rechts- u. Sozialpol. [Archives pour la philosophie du droit et la philosophie politique].

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Notes du traducteur

1 La question du bicamérisme par opposition au monocamérisme est généralement secondaire (et un peu en-dessous du « problème fondamental de la philosophie politique ») mais il s’agissait d’un sujet de friction majeur dans le cadre de la monarchie constitutionnelle suédoise, pour les raisons que nous allons dire. Comme nous l’avons montré dans nos écrits « Philosophie politique : Tocqueville », le bicamérisme sert en général un but plus ou moins avoué d’affaiblissement du pouvoir législatif vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce n’est pas ce qui préoccupait Boström, que Liljequist, confirmé par O. Cauly, décrit comme un représentant du conservatisme. Il faut donc comprendre que la question avait des implications pour la « représentation politique des quatre états » (dont la liste est dressée plus loin dans l’essai) chère à Boström, et que le bicamérisme portait un coup à cette représentation parce que le Parlement bicaméral tel que défendu à l’époque par ses partisans était un alignement sur le modèle libéral tandis que le Parlement monocaméral défendu par Boström remplissait une fonction « corporative » de représentation des états. Liljequist ne dit rien du fait que la problématique du bicamérisme ne présente pas de telles oppositions dans d’autres pays où il a triomphé, comme en France, mais le nom du penseur allemand Othmar Spann dans ce même paragraphe et le titre d’une conférence de l’auteur à Berlin cité dans la note de bas de page ne permettent pas de douter que c’est au corporatisme que Liljequist fait allusion.

Le Parlement suédois, depuis le quinzième siècle, assurait la représentation des quatre états. Son nom était d’ailleurs le « Parlement des états » (Ståndsriksdag) ou « les états du royaume » (Rikets ständer). Le lecteur français un peu familier avec l’histoire sait ce que sont les « états », expression de la pensée sociale tripartite indogermanique étudiée par Dumézil. En Suède, le « tiers état » est historiquement scindé en deux : bourgeoisie et paysannerie, ce qui témoigne de l’importance du paysan libre (odalman ou odalbonde) dans ce pays. Une réforme de 1866 mit fin à ce système pluriséculaire.

Plus loin dans l’essai, Liljequist parle des communes qui peuvent donner un semblant de justification organique au bicamérisme. Une justification du bicamérisme est en effet que la seconde chambre assure, comme dans la Constitution de la cinquième République française, la représentation des collectivités locales. Ce serait là le semblant de justification organique visé par Liljequist, et le mot important à souligner ici est « semblant », c’est-à-dire que, du point de vue de Boström et de l’idéalisme personnaliste suédois, cette justification est trompeuse. Pour Liljequist, Boström était si emporté contre une telle justification de l’objet réprouvé par lui qu’il en vint, pour la priver de force, et sans raisons vraiment valables, à nier que les collectivités locales (dans l’essai, les « communes ») fussent des communautés « au sens le plus éminent ».

2 L’expression « droit juridique » est un pur pléonasme dans les théories du droit les plus courantes. Elle doit cependant être conservée dans la mesure où l’intention de Boström est d’appeler la moralité une forme du droit, ce qui rend nécessaire de qualifier cette autre forme du droit qu’est « le droit » selon nos conceptions séculaires, qui devient donc le « droit formel ou juridique ». Plus loin dans l’essai apparaît expressément le « droit moral ou éthique ».

3 Cette remarque de Liljequist est de nature à relativiser le statut de « philosophie nationale » accordé par Cauly, sur la foi de sources scandinaves, au boströmianisme. Il est certain que toute philosophie qui peut être placée d’un côté ou de l’autre d’une ligne de fracture politique ne saurait être « nationale » qu’autant que la force politique avec laquelle elle est identifiée, ici le conservatisme, garde la haute main d’une façon ou d’une autre. Comme nous l’avons dit en note 1, le Parlement « corporatif » suédois pluriséculaire fut aboli en 1866, remplacé par un Parlement libéral bicaméral (mais le Parlement aurait pu être libéral tout en étant monocaméral, comme le Parlement suédois depuis 1971). 1866 est aussi l’année de la mort de Boström : le combat politique que ce dernier avait mené fut donc perdu. Cela n’empêche pas l’historiographie de parler pour le boströmianisme de « philosophie nationale » jusqu’à la mort de Liljequist en 1941. Manifestement, ou bien O. Cauly a mal compris ses sources ou bien celles-ci sont enclines à grossir le trait.

Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.

Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.

Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.

Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».

L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.

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CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT

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par Gerhard Lehmann, Berlin

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Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.

Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).

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Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.

Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).

S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.

Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).

Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).

Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.

Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.

Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).

Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.

Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.

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Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.

Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).

La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.

La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.

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a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.

Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibilecogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.

Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).

L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.

Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).

Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.

b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.

Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».

À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).

Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).

La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.

Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?

Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).

Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.

Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).

Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.

La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).

Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.

c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.

Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.

Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».

Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?

En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.

Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.

À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundusuniversum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).

Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].

Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.

Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ;  il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).

Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).

Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».

Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).

Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».

Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).

Notes

1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.

2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.

3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).

4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.

5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.

6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.

7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).

8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.

9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).

10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).

11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).

12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.

13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)

14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.

15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.

16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.

17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »

18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.

19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.