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Philo 46 Philosophe contre homme de lettres

Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.

On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.

Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.

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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».

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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.

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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).

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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.

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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.

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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.

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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.

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(i)

Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?

Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.

Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)

(ii)

Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.

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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.

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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.

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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.

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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.

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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?

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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».

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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)

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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.

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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.

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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.

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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.

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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.

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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.

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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.

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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.

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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).

Qu’auraient été tes thés ? Tépides.

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La propagande pédophile de l’antifascisme

Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.

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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »

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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.

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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.

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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.

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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.

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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.

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Lycée Sex Pistols-No Future.

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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».

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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.

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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?

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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.

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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.

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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)

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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).

(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)

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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ

Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.

Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.

À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.

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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)

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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.

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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.

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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.

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Philosophe contre homme de lettres

Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.

Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.

Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.

Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.

L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.

Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.

Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.

Casus Belli

Casus Belli :
Réflexions sur la guerre en Ukraine

La politique française peut être qualifiée de « va-t-en-guerre » dans la mesure où la livraison d’armes à une partie belligérante est un casus belli. Certes, la partie belligérante en question a été attaquée, son territoire envahi par un autre État. Cependant, dès lors qu’il n’existait pas entre la France et l’Ukraine un accord de défense prévoyant qu’en cas d’agression de l’Ukraine la France interviendrait militairement, la France est a priori neutre dans un tel conflit. Si la France avait voulu prévenir une agression russe en Ukraine, elle aurait dû signer un accord avec ce pays et elle serait aujourd’hui partie au conflit en vertu de son engagement, si cet accord n’avait pas suffi à dissuader la Russie d’attaquer son voisin. Or il est probable qu’un tel accord aurait été dissuasif, et si la France est scandalisée par l’attitude de la Russie, la guerre est un peu sa faute aussi puisque rien ne l’empêchait de signer un tel accord avec l’Ukraine et d’assurer ainsi ce pays de son bouclier.

En l’absence d’un tel accord, il n’existe pas d’instrument juridique national contraignant le gouvernement français à prendre part à ce conflit. La charte de l’OTAN ne comporte pas non plus de clause qui lierait les États membres de telle façon que leur soutien à l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN, serait une obligation internationale. Certes, cette réponse française et otanienne est dans l’ensemble conforme à l’esprit onusien visant à la garantie de toutes les frontières nationales, mais la présence de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU rend l’organisation inopérante en l’espèce car les États membres du Conseil de sécurité n’ont pas tant, dans le juridisme positif qui prévaut au sein de cette organisation, des obligations vis-à-vis d’un « esprit » onusien que vis-à-vis des décisions du Conseil. De même, le multilatéralisme onusien n’implique pas qu’une agression armée soit suffisante pour qu’un État membre se considère ipso facto partie au conflit du côté de l’État agressé, un tel choix est unilatéral et ne peut se fonder sur le multilatéralisme, du moins dans la généralité existant au sein des Nations Unies ; nous voulons dire par là que cette organisation n’est pas un accord collectif de défense entre les États, une sorte de bouclier universel pour tout État quel qu’il soit agressé par quelque État que ce soit.

La France est donc réputée neutre dans ce conflit en vertu du fait 1/ qu’elle n’a pas lié sa volonté par un accord et 2/ ne déclare pas la guerre à la Russie. Or son parti pris pour l’Ukraine, qui la conduit à livrer un surcroît d’armes à ce pays pour sa défense contre la Russie, est du point de vue russe un casus belli dans les formes, une rupture de neutralité, c’est-à-dire une déclaration tacite d’hostilité. La France ne pourrait donc dire, en cas d’attaque russe contre nous, que cette attaque est un acte d’agression non motivé puisqu’elle a fourni à la Russie la base tangible d’une telle action. Il s’agit d’un pari, celui que la Russie ne prendra pas de mesures de représailles armées contre la France et les autres pays de l’OTAN qui sont, sans avoir déclaré la guerre à la Russie, des alliés actifs et objectifs de l’Ukraine dans ce conflit via la livraison ad hoc d’armements pour sa défense contre son ennemi russe. C’est cette tactique que j’appelle « va-t-en-guerre » car c’est prendre le risque délibéré de pousser la Russie à une attaque armée contre nous.

La livraison d’armes selon un calendrier prévu dans des contrats bilatéraux signés avant les hostilités ne saurait cependant être considérée de la même manière, à savoir comme un acte d’hostilité du point de vue russe, car les parties aux contrats ont le droit au respect des clauses contractuelles. Comme par ailleurs les États n’ont pas l’obligation d’indiquer la nature et les montants de leurs contrats internationaux à la Russie, celle-ci devrait, en dehors de déclarations officielles d’un soutien en armement à l’Ukraine, recourir à ses services de renseignement pour déterminer une hostilité tacite. Ce sont donc, en l’espèce, les déclarations officielles de la France et des autres États de l’OTAN sur leur fourniture d’armements à l’Ukraine en raison de l’agression russe et pour contrer cette attaque, qui caractérisent le casus belli. Autrement, même des fonds envoyés à l’Ukraine dans la présente situation, sous l’étiquette « aide humanitaire », serait hors de ce cadre et nécessiterait là encore le travail des services de renseignement russes pour déterminer la finalité et les modalités véritables de ces envois. Les pays de l’OTAN ont donc fait le choix délibéré d’indiquer à la Russie qu’ils prenaient des mesures tout à fait officielles pour la punir de son attaque contre l’Ukraine, sous la forme en particulier d’une intensification et d’un recalibrage des livraisons d’armes, en vue de détruire son armée. Il paraît évident, vu les parties impliquées, à savoir deux des plus grands producteurs et exportateurs mondiaux d’armes, les États-Unis et la France, que c’est cette décision qui prive la Russie de la victoire rapide qu’elle escomptait sur le terrain et qui conduit à l’enlisement des opérations, c’est-à-dire au prolongement indéfini des affrontements.

(Cela dit, comme ces livraisons d’équipements militaires ne visent en principe qu’à détruire l’armée russe sur le territoire ukrainien, en vue de mettre l’invasion en échec, il est permis de considérer qu’elles ne portent pas atteinte à un intérêt fondamental de la Russie et ne seraient donc pas un casus belli, une notion à laquelle nous essayons de donner un contenu relativement objectif.)

En outre, le gouvernement français demande à sa population de se considérer de fait en état de guerre contre la Russie puisqu’il censure à présent les médias russes sur le territoire français. Ceci ne peut être légal que si nous sommes en conflit avec la Russie, pour empêcher la propagande d’un État ennemi sur le territoire national. Or il n’y a pas de déclaration de guerre : la censure des médias russes est donc contraire aux garanties de notre Constitution concernant la liberté d’expression et le droit à l’information et n’a aucune base légale, c’est une décision purement arbitraire, la Russie n’étant pas formellement un État ennemi.

Nous ne voyons pas non plus quelle base légale peut avoir la confiscation des biens de citoyens russes (qui entrent à un titre ou à un autre sous l’étiquette d’« oligarques »), lesquels ont droit au respect de leur propriété privée dans les conditions légales normales en tant que citoyens d’un État vis-à-vis duquel il n’existe formellement aucune inimitié (enmity). C’est-à-dire, pour être précis, que ces mesures de droit interne sont une telle déclaration d’inimitié, qui non seulement sont dépourvues de base légale, laquelle devrait forcément être un acte correspondant de droit international (je discute plus loin le cas des sanctions économiques, qui ne me paraissent nullement suffisantes en droit pour justifier les mesures en question), mais aussi de nature à provoquer une réaction russe hostile, peut-être au-delà des représailles internes qu’elle peut prendre de son côté en réponse (censure ou fermeture des médias français et confiscation de biens de citoyens français), c’est-à-dire que cela caractérise un peu plus, s’il en était besoin, le casus belli, même si, en pure réciprocité, les représailles à ces seules mesures ne devraient pouvoir être interprétées comme justifiant une attaque armée que si elles lèsent un intérêt fondamental de la Russie. (Cela dit, on a déjà vu des pays, et je pense en particulier à la France, attaquer un État souverain pour défaut de paiement de sa dette : autres temps, autres mœurs ?) – Si des citoyens français sont lésés par des mesures de saisie des autorités russes en représailles aux confiscations de biens de citoyens russes en France exécutées sans l’excuse de l’état de guerre (et avec la seule excuse des sanctions économiques), il me semble clair qu’ils ont droit au dédommagement intégral de leurs pertes par l’État français, mais notre droit administratif étant ce qu’il est, on peut malheureusement gager que le tribunal administratif se déclarera incompétent pour ces confiscations, qu’il qualifiera d’« actes de gouvernement », et ces citoyens français en seront donc réduits non pas à demander leur droit mais à solliciter cette compensation, ou quelque compensation que ce soit, comme une gracieuseté de l’administration à leur égard. Les « oligarques » étrangers, citoyens privés, pourraient eux-mêmes attaquer l’État français devant nos tribunaux administratifs : je leur souhaite bien du courage et pourtant il me semble que leur cause est juste en droit. En outre, comment la France pourra-t-elle attirer des investissements étrangers à l’avenir en montrant ainsi l’arbitraire dont elle est capable avec les biens appartenant à des ressortissants d’un État avec lequel elle est, formellement, dans une relation à peine différente de la pure et simple normalité ? Le gouvernement montre le peu de respect qu’il a pour la propriété de ressortissants étrangers puisque la simple expression de sa part d’un désaccord avec un autre État, critiqué et sanctionné économiquement pour sa politique, lui paraît suffisant pour annuler les droits de propriété des ressortissants de cet État sur son territoire.

C’est donc le sujet des sanctions qu’il convient d’examiner, cet entre-deux qui n’est ni l’hostilité ni la normalité (et pas non plus la guerre froide). En prenant des sanctions économiques contre un autre État, l’État sanctionneur lèse sa propre économie en vertu du fait que les relations économiques entre États souverains sont réputées bénéfiques aux deux parties. Si cet intérêt réciproque n’existait pas, on ne parlerait pas de relations économiques mais d’exploitation. Le sanctionneur suppose donc que mettre un terme à la relation économique par des sanctions (la cessation d’une relation est la seule dimension propre d’une sanction économique) sera plus dommageable à l’État sanctionné qu’à lui-même. Si c’est le cas, il faut croire que le sanctionneur a conscience d’avantages asymétriques en sa faveur dans la relation normale avec l’État à présent sanctionné, avantages qu’il ne dévoile qu’au moment des sanctions, qu’il ne pourrait se permettre dans le cas d’une relation parfaitement symétrique car la sanction serait alors la même pour lui que pour le sanctionné. Le raisonnement peut cependant être le suivant : la relation entre les deux est parfaitement symétrique mais, dans l’ensemble des conditions et relations économiques de l’un et l’autre États, les sanctions prises sur cette relation particulière au sein de l’ensemble seront plus dommageables au sanctionné qu’au sanctionneur. Si c’est de nature à compromettre gravement le fonctionnement de l’économie du sanctionné, c’est de nouveau un casus belli. Il faut reconnaître aux sanctions leur fonction dans une réponse graduée cherchant à éviter la réponse militaire, mais au vu des éléments qui viennent d’être présentés, si l’on prend en considération les relations économiques des pays européens avec la Russie, on voit la limite de la démarche car ces pays européens ont été incapables de frapper un grand coup d’emblée avec des sanctions maximales et doivent multiplier les « paquets de sanctions » au fur et à mesure que les négociateurs parviennent à obtenir des miettes de sanctions des uns et des autres, certains refusant d’ailleurs l’idée d’un embargo total sur le pétrole russe par exemple. Cela montre la réticence au demeurant compréhensible de certains États à prendre des mesures qui seraient dommageables à leurs économies nationales, et ces négociations pourraient en outre avoir des séquelles durables car certains États peuvent aussi considérer qu’ils acceptent, au vu des relations économiques des uns et des autres avec la Russie, un plus grand sacrifice que ceux qui les ont poussés à faire ce sacrifice avec eux.

Je m’étonne donc de ne pas entendre parler de la solution du référendum. Il me semble pourtant qu’un cessez-le-feu et un retrait des troupes russes pourrait être obtenu – ou aurait pu l’être – contre la promesse d’organiser un référendum dans le Donbass pour demander à la population elle-même de cette province si elle souhaite devenir indépendante ou rester ukrainienne. Le référendum, c’est ce que nous faisons en Nouvelle-Calédonie.

S’agissant de la liberté d’expression et du droit à l’information, on me rétorquera qu’ils ne sont pas respectés en Russie, et que c’est garantir la liberté que de ne pas la garantir à ceux qui ne la garantissent pas : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », comme disait Robespierre, qui reste chez nous l’autorité suprême sur cette question. Or ce n’est même pas le sujet, en l’occurrence (même si je condamne ce point de vue robespierriste comme complètement fourvoyé). Ce n’est pas le sujet car la France acceptait bel et bien la diffusion sur le territoire national des médias russes avant l’attaque sur l’Ukraine, de même qu’elle continue d’accepter les médias d’autres États où ces droits et libertés ne sont pas plus protégés qu’en Russie. En réalité, la France est forcée de mettre de l’eau dans le vin de son robespierrisme et d’accepter que des gens s’informent en France via des médias étrangers, de pays les plus divers, dont la Chine. Elle ne vise donc pas ici la Russie en tant qu’État totalitaire, ou même simplement autoritaire, mais en tant qu’État ennemi. Je maintiens que c’est contraire à notre Constitution car rien n’indique formellement, par un acte correspondant impactant le droit des peuples, que la Russie est un État ennemi de la France. – Il n’est pas permis de voir un tel acte dans de simples sanctions économiques car ce serait donner au gouvernement des pouvoirs exceptionnels de manière quasiment discrétionnaire, donc non exceptionnelle, pour des situations où notre Constitution ne le prévoit pas. Les principes de notre droit ne justifient pas ces mesures et au contraire les défendent (les interdisent) car elles ne sont constitutionnellement justifiées que dans les « circonstances exceptionnelles », décrites par exemple à l’article 16 de la Constitution : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », ce qui n’est nullement le cas quand l’État français prend des sanctions économiques envers un autre État en guerre contre un pays tiers, même quand cet État est l’agresseur, ce qui est étranger au sujet.

Tout aussi préoccupant, et aux conséquences bien plus sévères, est l’attitude des GAFA, l’oligarchie privée nord-américaine qui contrôle l’Agora mondiale où s’informe et s’exprime aujourd’hui la plus grande partie de l’humanité, de censurer systématiquement ses plateformes dans un sens otanien sur la question. Cette opération concertée ultrarapide – bien plus rapide que les négociations entre États sur des sanctions – n’a eu d’autre objet que d’écarter l’opinion publique de toute décision puisqu’elle est à présent réduite à exprimer un soutien : aucune déviation par rapport à une position de soutien indéfectible aux décisions de l’OTAN n’est plus tolérée sur l’Agora, les autres opinions n’existent tout simplement plus. Rien ne pourrait donner à l’heure actuelle une image plus précise du Big Brother orwellien, grand pacificateur dont les moyens de contrôle et de suppression n’ont plus rien à voir avec l’autoritarisme d’antan, dépassé non en raison des principes mais pour des questions d’efficacité. Que ces GAFA soient des acteurs privés ne change que peu de choses à l’affaire : quand les intérêts privés les plus puissants trouvent le moyen de parvenir à leurs fins en dehors des prérogatives de l’État, ils peuvent se passer de ce dernier, sans que cela n’améliore pour autant la situation des droits et libertés individuels.

L’attitude « va-t-en-guerre » de l’OTAN et de la France résulte du fait que, faute d’avoir cherché par des mesures adéquates à prévenir une attaque sur l’Ukraine qui devait pourtant bien apparaître à certains comme possible, voire probable, au moins depuis l’annexion de la Crimée, ces puissances cherchent aujourd’hui à punir la Russie d’une nouvelle agression. Or ces mesures punitives n’ont d’autre effet, dans leur dimension de livraison d’armes, que de faire durer les affrontements sur le terrain, sans qu’il paraisse que cet enlisement puisse conduire la Russie à renoncer à ses exigences – car malgré le soutien de l’OTAN l’armée ukrainienne ne parvient pas à sortir d’une position purement défensive, à prendre la moindre initiative – et alors même qu’il semble que ces exigences pourraient faire l’objet de négociations autour d’un référendum local sur la situation du Donbass (comme en Nouvelle-Calédonie). On dira que c’est la livraison d’armes à l’Ukraine couplée à l’affaiblissement économique de la Russie par les sanctions qui est la stratégie devant conduire la Russie à mettre fin à son agression, et que l’on ne peut discuter l’utilité de l’une de ces dimensions, la livraison d’armes, sans discuter l’utilité de l’autre, les sanctions économiques. Soit.

Je maintiens cependant que la France n’aurait pas été susceptible d’être qualifiée de « va-t-en-guerre » si et seulement si elle avait respecté la plus stricte neutralité, quitte à tirer les conséquences de cette nouvelle agression et à prendre des mesures défensives plus affirmées dans d’autres parties de la région, par exemple autour de la Transnistrie, pour dire de cette manière à la Russie qu’une agression de plus entraînerait cette fois une intervention armée immédiate. Selon une perspective moins nuancée, c’est seulement si elle avait attaqué la Russie immédiatement après son entrée en Ukraine que le qualificatif « va-t-en-guerre » aurait été justifié ; je pense avoir montré en quoi ce point de vue manque de nuance, même si je comprends que la « guerre économique » faite à la Russie couplée aux livraisons d’armes à l’Ukraine est une alternative à l’intervention armée contre la Russie. Or le choix de ne pas attaquer la Russie est-il des deux le meilleur ? On peut en douter, si cela doit affaiblir notre économie et celles de nos voisins et partenaires (questions du gaz, du pétrole, des céréales, de l’inflation) sans résultats stratégiques concrets. Si ce doute est permis, il est évident qu’une attaque de la Russie par les pays de l’OTAN est en cours d’examen, voire, plutôt, de préparation. Que ceci doive à son tour provoquer une nouvelle guerre mondiale, en fonction de l’attitude de la Chine, qui est le véritable arbitre de la guerre en Ukraine, n’est que trop probable. Car la Russie et la Chine ont, avec leurs satellites, constitué de fait un nouveau bloc, sans doute pas encore tout à fait bien consolidé, en face de l’OTAN, et ce bloc est déjà suffisamment puissant pour qu’il soit dissuasif de l’attaquer, ce qui nous impose de recourir à cette solution, la guerre économique, dont les résultats ne sont guère certains, même si je veux croire qu’elle puisse être suffisamment efficace pour au moins conduire la Russie à accepter l’idée d’un référendum dans le Donbass – idée qu’il conviendrait déjà de lui proposer, ce dont les autorités ukrainiennes ne veulent peut-être pas, mais je ne sache pas non plus que nous, Français, aurions l’obligation morale de passer à l’Ukraine une attitude plus intransigeante que la nôtre en Nouvelle-Calédonie.

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Technocratie ésotérique

Le faussaire Rauschning, maire national-socialiste démissionnaire de Danzig, a cru montrer la folie de Hitler en le citant sur la nécessité de créer un « Ordre » d’hommes dévoués au sein de l’État. Il faudrait une élite administrative – lisez un corps de hauts fonctionnaires – au Reich : quelle pensée originale ! Ce corps de fonctionnaires était la SS. L’occultisme supposé de cette dernière n’allait pas au-delà d’un symbolisme propre à tout corps de ce genre. La tête de mort était sans doute bien trouvée, cette vanitas chrétienne passée par l’hégélianisme (le risque de mort élève l’homme), mais cela s’arrête à peu près là.

Les éléments ésotériques dans la pensée de Hitler et de son mouvement sont multiples. Rudolf von Sebottendorf, fondateur de la Société Thulé, avait été initié dans une confrérie bektachi albanaise dans l’Empire ottoman allié des Allemands pendant la Première Guerre mondiale. À ce jour, je ne connais personne qui se soit fendu de considérations savantes sur l’influence du soufisme albanais dans le nazisme. Pourquoi ?

Les SS étaient les énarques du Troisième Reich. L’idée n’avait pas grand-chose d’innovant même à l’époque, en particulier en Allemagne où le système bureaucratique connaissait déjà une large extension (dans certaines provinces allemandes, un fonctionnaire ne pouvait se marier sans le consentement de ses supérieurs hiérarchiques, par exemple†). Ce système, qui, notez-le bien, était complètement étranger à l’esprit d’ancien régime en Europe (cf. Montesquieu, Tocqueville), entraînait un certain nombre de problèmes au plan humain, déjà, et l’idée d’un corps administratif d’élite qui fût au service des politiques les plus opposées alternativement heurtait la conscience de nombreux esprits. Il semble évident qu’une bureaucratie inamovible quelconque doit tendre à créer les conditions d’un État totalitaire car cette bureaucratie ne peut véritablement fonctionner comme une girouette. L’idée du Troisième Reich et des autres régimes « antiparlementaires » de ces temps-là fut donc d’adapter formellement l’État à cette bureaucratie qui semblait nécessaire aux conditions de l’époque moderne, à savoir de rendre l’État idéologique afin que la bureaucratie fût formée non seulement à l’exécution de tâches techniques, comme une classe subalterne, mais aussi intellectuellement, comme la classe dirigeante qu’elle avait vocation à être.

Dans le Troisième Reich, cette formation idéologique était teintée d’ésotérisme, ce qui n’est pas sans rappeler la franc-maçonnerie. La comparaison des SS avec les énarques est donc d’autant plus pertinente. La franc-maçonnerie, les rites secrets remplissent une fonction sociale majeure auprès d’une classe extrêmement contrainte de par ses statuts, en termes d’expression publique par exemple. Le fonctionnaire soumis à un « devoir de réserve » draconien se défoule dans les loges secrètes, où il absorbe en même temps une vague idéologie sous la forme d’un symbolisme ésotérique. Cet individu sous-doté en termes de droits et libertés formels se donne ainsi le sentiment d’assurer, au-delà des alternances politiques dont il est tributaire en tant que « système expert » humain, une mission univoque suivant une ligne continue tracée par son idéologie ésotérique. Car une vie qui ne s’oriente pas en fonction des idées (vivre pour ses idées) est une vie inférieure ; or c’est ce que prétend être un fonctionnaire inamovible au service des politiques les plus diverses sorties des urnes, c’est-à-dire que c’est que prétend le système mais il est impossible qu’une classe dirigeante se conçoive de cette manière. Or il est évident que de la classe dont le pouvoir dépend des alternances politiques et de celle qui est au pouvoir de manière inamovible, c’est cette dernière qui détient le pouvoir, tout en étant, formellement, une classe subalterne pure, de véritables muets du sérail.

Là-dessus se greffe la pensée hégélienne, la dialectique du maître et de l’esclave, qui trouve son application dans la dialectique du politique et du fonctionnaire : le politique est le « maître » jouisseur et incompétent, le fonctionnaire est l’« esclave » diligent qui transforme le monde par son activité, qui écrit l’Histoire. Mais ce tableau idyllique a une limite importante : c’est que la bureaucratie teinte ou contamine tout le fonctionnement de la société par le poids prépondérant de l’État et, de fait, mais aussi de jure, les droits et libertés dans un tel État ne peuvent prospérer, bien que cet État, quand il se prétend comme chez nous libéral, n’a d’autre idéologie que la garantie des droits et libertés individuels. Cette classe pléthorique maintient le corps social dans un état d’inertie intellectuelle profond et, même sans devoir de réserve, le citoyen ordinaire est en réalité extrêmement contraint lui-même vis-à-vis de tout ce que l’idéologie prétend lui garantir. – Qu’il n’y ait pas de censure, par exemple, c’est-à-dire d’autorisation administrative préalable à une publication, mais seulement une condamnation a posteriori des publications contrevenant au droit dit de la presse (qui s’applique à toute personne qui prend la parole), n’est en rien un progrès, n’en déplaise aux faibles esprits convaincus du contraire : l’Inquisition moyenâgeuse ne procédait pas différemment, elle garantissait la liberté à toute forme d’expression qu’elle jugeait acceptable.

La vie d’un fonctionnaire français ne serait nullement changée si du jour au lendemain il devenait un fonctionnaire chinois. Si ce n’est qu’en France il est ou peut être franc-maçon. Que des individus trouvent leur compte à se défouler dans des réunions secrètes indique assez une bassesse foncière, et la réalité c’est que ces individus ont une mentalité subalterne et ne sont donc pas à leur place. L’énarchie se caractérise certes par la plus grande porosité possible entre le politique et la bureaucratie, les énarques étant à la fois les hauts fonctionnaires et le personnel politique, mais cela ne résout en rien la dialectique circulaire décrite plus haute : le politique n’a que l’illusion d’une vocation historique. Aussi le choix d’un fonctionnaire de « se lancer » en politique est-il toujours futile et dérisoire, comme vous le dira tout fonctionnaire qui ne fait pas ce choix. Pour ce dernier, ne pas s’engager en politique est le moyen d’être « libre », c’est-à-dire libre de tout parti, ce qui est l’absurdité correspondante et complémentaire dans cette dialectique.

† Sans avoir étudié la question de la réglementation administrative du mariage des fonctionnaires, je peux dire qu’à ce jour je n’ai entendu parlé d’une telle chose que dans l’Empire allemand, que j’évoque ici (cf. W. Bagehot, The English Constitution, 1867 : « In Wurtemberg, the functionary cannot marry without leave from his superior », j’en parle un peu plus longuement ici), et dans l’Indonésie contemporaine, pays très majoritairement musulman, où la loi interdit les mariages polygames entre fonctionnaires et soumet les unions polygames de fonctionnaires avec des non-fonctionnaires à un régime d’autorisation hiérarchique.

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Les Résistants les moins inquiétés par l’occupant sont ceux qui ont su le mieux résister : au nez et à la barbe de l’occupant qui ne voyait en eux que des collaborateurs exemplaires. C’est à ces génies ayant su porter à la perfection la simulation de la collaboration parfaite que la Patrie doit être le plus reconnaissante.