Casus Belli
PDF (inclus les deux ajouts en “commentaires”) 15/5/22 :
Casus Belli :
Réflexions sur la guerre en Ukraine
La politique française peut être qualifiée de « va-t-en-guerre » dans la mesure où la livraison d’armes à une partie belligérante est un casus belli. Certes, la partie belligérante en question a été attaquée, son territoire envahi par un autre État. Cependant, dès lors qu’il n’existait pas entre la France et l’Ukraine (corrigez-moi si je me trompe) un accord de défense prévoyant qu’en cas d’agression de l’Ukraine la France interviendrait militairement, la France est a priori neutre dans un tel conflit. Si la France avait voulu prévenir une agression russe en Ukraine, elle aurait dû signer un accord avec ce pays et elle serait aujourd’hui partie au conflit en vertu de son engagement, si cet accord n’avait pas suffi à dissuader la Russie d’attaquer son voisin. Or il est probable qu’un tel accord aurait été dissuasif, et si la France est scandalisée par l’attitude de la Russie, la guerre est un peu de sa faute aussi puisque rien ne l’empêchait de signer un tel accord avec l’Ukraine et d’assurer ainsi ce pays de son bouclier.
En l’absence d’un tel accord, il n’existe pas d’instrument juridique national qui contraigne le gouvernement français à prendre part à ce conflit. La charte de l’OTAN ne comporte pas non plus à ma connaissance de clause qui lierait les États membres de telle façon que leur soutien à l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN, serait une obligation internationale. Certes, cette réponse française et otanienne est dans l’ensemble conforme à l’esprit onusien visant à la garantie de toutes les frontières nationales en l’état, mais la présence de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU rend l’organisation inopérante en l’espèce car les États membres du Conseil de sécurité n’ont pas tant, dans le juridisme positif qui prévaut au sein de cette organisation, des obligations vis-à-vis d’un « esprit » onusien que vis-à-vis des décisions du Conseil. De même, le multilatéralisme onusien n’implique pas qu’une agression armée soit suffisante pour qu’un État membre se considère ipso facto partie au conflit du côté de l’État agressé, un tel choix est unilatéral et ne peut se fonder sur le multilatéralisme, du moins dans la généralité existant au sein des Nations Unies ; je veux dire par là que cette organisation n’est pas un accord collectif de défense entre les États, une sorte de bouclier universel pour tout État quel qu’il soit agressé par quelque État que ce soit.
La France est donc réputée neutre dans ce conflit en vertu du fait 1/ qu’elle n’a pas lié sa volonté par un accord et 2/ ne déclare pas la guerre à la Russie. Or son parti pris pour l’Ukraine, qui la conduit à livrer un surcroît d’armes à ce pays pour sa défense contre la Russie, est du point de vue russe un casus belli dans les formes, une rupture de neutralité, c’est-à-dire une déclaration tacite d’hostilité. La France ne pourrait donc dire, en cas d’attaque russe contre nous, que cette attaque est un acte d’agression non motivé puisqu’elle a fourni à la Russie la base tangible d’une telle action. Il s’agit d’un pari, celui que la Russie ne prendra pas de mesures de représailles armées contre la France et les autres pays de l’OTAN qui sont, sans avoir déclaré la guerre à la Russie, des alliés actifs et objectifs de l’Ukraine dans ce conflit via la livraison ad hoc d’armements pour sa défense contre son ennemi russe. C’est cette tactique que j’appelle « va-t-en-guerre » car c’est prendre le risque délibéré de pousser la Russie à une attaque armée contre nous.
La livraison d’armes selon un calendrier prévu dans des contrats bilatéraux signés avant les hostilités ne saurait cependant être considérée de la même manière, à savoir comme un acte d’hostilité du point de vue russe, car les parties aux contrats ont le droit au respect des clauses contractuelles. Comme par ailleurs les États n’ont pas l’obligation d’indiquer la nature et les montants de leurs contrats internationaux à la Russie, celle-ci devrait, en dehors de déclarations officielles d’un soutien en armement à l’Ukraine, recourir à ses services de renseignement pour déterminer une hostilité tacite. Ce sont donc, en l’espèce, les déclarations officielles de la France et des autres États de l’OTAN sur leur fourniture d’armements à l’Ukraine en raison de l’agression russe et pour contrer cette attaque, qui caractérisent le casus belli. Autrement, même des fonds envoyés à l’Ukraine dans la présente situation, sous l’étiquette « aide humanitaire », serait hors de ce cadre et nécessiterait là encore le travail des services de renseignement russes pour déterminer la finalité et les modalités véritables de ces envois. Les pays de l’OTAN ont donc fait le choix délibéré d’indiquer à la Russie qu’ils prenaient des mesures tout à fait officielles pour la punir de son attaque contre l’Ukraine, sous la forme en particulier d’une intensification et d’un recalibrage des livraisons d’armes en vue de détruire son armée. Il paraît évident, vu les parties impliquées, à savoir deux des plus grands producteurs et exportateurs mondiaux d’armes, les États-Unis et la France, que c’est cette décision qui prive la Russie de la victoire rapide qu’elle escomptait sans doute sur le terrain et qui conduit à l’enlisement des opérations, c’est-à-dire au prolongement indéfini des affrontements.
(Cela dit, comme ces livraisons d’équipements militaires ne visent en principe qu’à détruire l’armée russe sur le territoire ukrainien, en vue de mettre l’invasion en échec, il est permis de considérer qu’elles ne portent pas atteinte à un intérêt fondamental de la Russie et ne seraient donc pas un casus belli, une notion à laquelle j’essaie de donner un contenu relativement objectif.)
En outre, le gouvernement français demande à sa population de se considérer de fait en état de guerre contre la Russie puisqu’il censure à présent les médias russes sur le territoire français. Ceci ne peut être légal que si nous sommes en conflit avec la Russie, pour empêcher la propagande d’un État ennemi sur le territoire national. Or il n’y a pas de déclaration de guerre : la censure des médias russes est donc contraire aux garanties de notre Constitution concernant la liberté d’expression et le droit à l’information et n’a aucune base légale, c’est une décision purement arbitraire, la Russie n’étant pas formellement un État ennemi.
Je ne vois pas non plus quelle base légale peut avoir la confiscation des biens de citoyens russes (qui entrent à un titre ou à un autre sous l’étiquette d’« oligarques »), lesquels ont droit au respect de leur propriété privée dans les conditions légales normales en tant que citoyens d’un État vis-à-vis duquel il n’existe formellement aucune inimitié (enmity). C’est-à-dire, pour être précis, que ces mesures de droit interne sont une telle déclaration d’inimitié, qui non seulement sont dépourvues de base légale, laquelle devrait forcément être un acte correspondant de droit international (je discute plus loin le cas des sanctions économiques, qui ne me paraissent nullement suffisantes en droit pour justifier les mesures en question), mais aussi de nature à provoquer une réaction russe hostile, peut-être au-delà des représailles internes qu’elle peut prendre de son côté en réponse (censure ou fermeture des médias français et confiscation de biens de citoyens français), c’est-à-dire que cela caractérise un peu plus, s’il en était besoin, le casus belli, même si, en pure réciprocité, les représailles à ces seules mesures ne devraient pouvoir être interprétées comme justifiant une attaque armée que si elles lèsent un intérêt fondamental de la Russie. (Cela dit, on a déjà vu des pays, et je pense en particulier à la France, attaquer un État souverain pour défaut de paiement de sa dette : autres temps, autres mœurs ?) – Si des citoyens français sont lésés par des mesures de saisie des autorités russes en représailles aux confiscations de biens de citoyens russes en France exécutées sans l’excuse de l’état de guerre (et avec la seule excuse des sanctions économiques), il me semble clair qu’ils ont droit au dédommagement intégral de leurs pertes par l’État français, mais notre droit administratif étant ce qu’il est, on peut malheureusement gager que le tribunal administratif se déclarera incompétent pour ces confiscations, qu’il qualifiera d’« actes de gouvernement », et ces citoyens français en seront donc réduits non pas à demander leur droit mais à solliciter cette compensation, ou quelque compensation que ce soit, comme une gracieuseté de l’administration à leur égard. Les « oligarques » étrangers, citoyens privés, pourraient eux-mêmes attaquer l’État français devant nos tribunaux administratifs : je leur souhaite bien du courage et pourtant il me semble que leur cause est juste en droit.
En outre, comment la France pourra-t-elle attirer des investissements étrangers à l’avenir en montrant ainsi l’arbitraire dont elle est capable avec les biens appartenant à des ressortissants d’un État avec lequel elle est, formellement, dans une relation de pure et simple normalité ? Le gouvernement montre le peu de respect qu’il a pour la propriété de ressortissants étrangers puisque la simple expression de sa part d’un mécontentement ou d’un désaccord avec un autre État, critiqué et sanctionné économiquement pour sa politique, lui paraît suffisant pour annuler les droits de propriété des ressortissants de cet État sur son territoire.
C’est donc le sujet des sanctions qu’il convient d’examiner, cet entre-deux qui n’est ni l’hostilité ni la normalité (et pas non plus la guerre froide). En prenant des sanctions économiques contre un autre État, l’État sanctionneur lèse sa propre économie en vertu du fait que les relations économiques entre États souverains sont réputées bénéfiques aux deux parties. Si cet intérêt réciproque n’existait pas, on ne parlerait pas de relations économiques mais d’exploitation. Le sanctionneur suppose donc que mettre un terme à la relation économique par des sanctions (la cessation d’une relation est la seule dimension propre d’une sanction économique) sera plus dommageable à l’État sanctionné qu’à lui-même. Si c’est le cas, il faut croire que le sanctionneur a conscience d’avantages asymétriques en sa faveur dans la relation normale avec l’État à présent sanctionné, avantages qu’il ne dévoile qu’au moment des sanctions, qu’il ne pourrait se permettre dans le cas d’une relation parfaitement symétrique car la sanction serait alors autant pour lui que pour le sanctionné. Le raisonnement peut cependant être le suivant : la relation entre les deux est parfaitement symétrique mais, dans l’ensemble des conditions et relations économiques de l’un et l’autre États, les sanctions prises sur cette relation particulière au sein de l’ensemble seront plus dommageables au sanctionné qu’au sanctionneur. Si c’est de nature à compromettre gravement le fonctionnement de l’économie du sanctionné, c’est de nouveau un casus belli. Il faut reconnaître aux sanctions leur fonction dans une réponse graduée cherchant à éviter la réponse militaire mais au vu des éléments que je viens d’avancer, si l’on prend en considération les relations économiques des pays européens avec la Russie, on voit la limite de la démarche car ces pays européens ont été incapables de frapper un grand coup d’emblée avec des sanctions maximales et doivent multiplier les « paquets de sanctions » au fur et à mesure que les négociateurs parviennent à obtenir des miettes de sanctions des uns et des autres, certains refusant d’ailleurs l’idée d’un embargo total sur le pétrole russe par exemple. Cela montre la réticence au demeurant compréhensible de certains États à prendre des mesures qui seraient dommageables à leurs économies nationales, et ces négociations pourraient en outre laisser des traces durables car certains États peuvent aussi considérer qu’ils acceptent, au vu des relations économiques des uns et des autres avec la Russie, un plus grand sacrifice que ceux qui les ont poussés à faire ce sacrifice avec eux.
Je m’étonne donc de ne pas entendre parler de la solution du référendum. Il me semble pourtant qu’un cessez-le-feu et un retrait des troupes russes pourrait être obtenu – ou aurait pu l’être – contre la promesse d’organiser un référendum dans le Donbass pour demander à la population elle-même de cette province si elle souhaite devenir indépendante ou rester ukrainienne. Le référendum, c’est ce que nous faisons en Nouvelle-Calédonie.
S’agissant de la liberté d’expression et du droit à l’information, on me rétorquera qu’ils ne sont pas respectés en Russie, et que c’est garantir la liberté que de ne pas la garantir à ceux qui ne la garantissent pas : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », comme disait Robespierre, qui reste chez nous l’autorité suprême sur cette question. Or ce n’est même pas le sujet, en l’occurrence (même si je condamne ce point de vue robespierriste comme complètement fourvoyé). Ce n’est pas le sujet car la France acceptait bel et bien la diffusion sur le territoire national des médias russes avant l’attaque sur l’Ukraine, de même qu’elle continue d’accepter les médias d’autres États où ces droits et libertés ne sont pas plus protégés qu’en Russie. En réalité, la France est forcée de mettre de l’eau dans le vin de son robespierrisme et d’accepter que des gens s’informent en France via des médias étrangers, de pays les plus divers, dont la Chine. Elle ne vise donc pas ici la Russie en tant qu’État totalitaire, ou même simplement autoritaire, mais en tant qu’État ennemi. Je maintiens que c’est contraire à notre Constitution car rien n’indique formellement, par un acte correspondant impactant le droit des peuples, que la Russie est un État ennemi de la France. – Il n’est pas permis de voir un tel acte dans de simples sanctions économiques car ce serait donner au gouvernement des pouvoirs exceptionnels de manière quasiment discrétionnaire, donc non exceptionnelle, pour des situations où notre Constitution ne le prévoit pas. Les principes de notre droit ne justifient pas ces mesures et au contraire les défendent (les interdisent) car elles ne sont constitutionnellement justifiées que dans les « circonstances exceptionnelles », décrites par exemple à l’article 16 de la Constitution : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », ce qui n’est nullement le cas quand l’État français prend des sanctions économiques envers un autre État en guerre contre un pays tiers, même quand cet État est l’agresseur, ce qui est étranger au sujet.
Tout aussi préoccupant, et aux conséquences bien plus sévères, est l’attitude des GAFA, l’oligarchie privée nord-américaine qui contrôle l’Agora mondiale où s’informe et s’exprime aujourd’hui la plus grande partie de l’humanité, de censurer systématiquement ses plateformes dans un sens otanien sur la question. Cette opération concertée ultrarapide – bien plus rapide que les négociations entre États sur des sanctions – n’a eu d’autre objet que d’écarter l’opinion publique de toute décision puisqu’elle est à présent réduite à exprimer un soutien : aucune déviation par rapport à une position de soutien indéfectible aux décisions de l’OTAN n’est plus tolérée sur l’Agora, les autres opinions n’existent tout simplement plus. Rien ne pourrait donner à l’heure actuelle une image plus précise du Big Brother orwellien, grand pacificateur dont les moyens de contrôle et de suppression n’ont plus rien à voir avec l’autoritarisme d’antan, dépassé non en raison des principes mais pour des questions d’efficacité. Que ces GAFA soient des acteurs privés ne change que peu de choses à l’affaire : quand les intérêts privés les plus puissants trouvent le moyen de parvenir à leurs fins en dehors des prérogatives de l’État, ils peuvent se passer de ce dernier, sans que cela n’améliore pour autant la situation des droits et libertés individuels.
L’attitude « va-t-en-guerre » de l’OTAN et de la France résulte du fait que, faute d’avoir cherché par des mesures adéquates à prévenir une attaque sur l’Ukraine qui devait pourtant bien apparaître à certains comme possible, voire probable, au moins depuis l’annexion de la Crimée, ces puissances cherchent aujourd’hui à punir la Russie d’une nouvelle agression. Or ces mesures punitives n’ont d’autre effet, dans leur dimension de livraison d’armes, que de faire durer les affrontements sur le terrain, sans qu’il paraisse que cet enlisement puisse conduire la Russie à renoncer à ses exigences – car malgré le soutien de l’OTAN l’armée ukrainienne ne parvient pas à sortir d’une position purement défensive, à prendre la moindre initiative – et alors même qu’il semble que ces exigences pourraient faire l’objet de négociations autour d’un référendum local sur la situation du Donbass (comme en Nouvelle-Calédonie). On me dira que c’est la livraison d’armes à l’Ukraine couplée à l’affaiblissement économique de la Russie par les sanctions qui est la stratégie devant conduire la Russie à mettre fin à son agression, et que l’on ne peut discuter l’utilité de l’une de ces dimensions, la livraison d’armes, sans discuter l’utilité de l’autre, les sanctions économiques. Soit.
Je maintiens cependant que la France n’aurait pas été susceptible d’être qualifiée de « va-t-en-guerre » si et seulement si elle avait respecté la plus stricte neutralité, quitte à tirer les conséquences de cette nouvelle agression et à prendre des mesures défensives plus affirmées dans d’autres parties de la région, par exemple autour de la Transnistrie, pour dire de cette manière à la Russie qu’une agression de plus entraînerait cette fois une intervention armée immédiate. Selon une perspective moins nuancée, c’est seulement si elle avait attaqué la Russie immédiatement après son entrée en Ukraine que le qualificatif « va-t-en-guerre » aurait été justifié ; je pense avoir montré en quoi ce point de vue manque de nuance, même si je comprends que la « guerre économique » faite à la Russie couplée aux livraisons d’armes à l’Ukraine est une alternative à l’intervention armée contre la Russie. Or le choix de ne pas attaquer la Russie est-il des deux le meilleur ? On peut en douter, si cela doit affaiblir notre économie et celles de nos voisins et partenaires (questions du gaz, du pétrole, des céréales, de l’inflation) sans résultats stratégiques concrets. Si ce doute est permis, il est évident qu’une attaque de la Russie par les pays de l’OTAN est en cours d’examen, voire, plutôt, de préparation. Que ceci doive à son tour provoquer une nouvelle guerre mondiale, en fonction de l’attitude de la Chine, qui est le véritable arbitre de la guerre en Ukraine, n’est que trop probable. Car la Russie et la Chine ont, avec leurs satellites, constitué de fait un nouveau bloc, sans doute pas encore tout à fait bien consolidé, en face de l’OTAN, et ce bloc est déjà suffisamment puissant pour qu’il soit dissuasif de l’attaquer, ce qui nous impose de recourir à cette solution, la guerre économique, dont les résultats ne sont guère certains, même si je veux croire qu’elle puisse être suffisamment efficace pour au moins conduire la Russie à accepter l’idée d’un référendum dans le Donbass – idée qu’il conviendrait déjà de lui proposer, ce dont les autorités ukrainiennes ne veulent peut-être pas, mais je ne sache pas non plus que nous, Français, aurions l’obligation morale de passer à l’Ukraine une attitude plus intransigeante que la nôtre en Nouvelle-Calédonie.
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Technocratie ésotérique
Le faussaire Rauschning, maire national-socialiste démissionnaire de Danzig, a cru montrer la folie de Hitler en le citant sur la nécessité de créer un « Ordre » d’hommes dévoués au sein de l’État. Il faudrait une élite administrative – lisez un corps de hauts fonctionnaires – au Reich : quelle pensée originale ! Ce corps de fonctionnaires était la SS. L’occultisme supposé de cette dernière n’allait pas au-delà d’un symbolisme propre à tout corps de ce genre. La tête de mort était sans doute bien trouvée, cette vanitas chrétienne passée par l’hégélianisme (le risque de mort élève l’homme), mais cela s’arrête à peu près là.
Les éléments ésotériques dans la pensée de Hitler et de son mouvement sont multiples. Rudolf von Sebottendorf, fondateur de la Société Thulé, avait été initié dans une confrérie bektachi albanaise dans l’Empire ottoman allié des Allemands pendant la Première Guerre mondiale. À ce jour, je ne connais personne qui se soit fendu de considérations savantes sur l’influence du soufisme albanais dans le nazisme. Pourquoi ?
Les SS étaient les énarques du Troisième Reich. L’idée n’avait pas grand-chose d’innovant même à l’époque, en particulier en Allemagne où le système bureaucratique connaissait déjà une large extension (dans certaines provinces allemandes, un fonctionnaire ne pouvait se marier sans le consentement de ses supérieurs hiérarchiques, par exemple†). Ce système, qui, notez-le bien, était complètement étranger à l’esprit d’ancien régime en Europe (cf. Montesquieu, Tocqueville), entraînait un certain nombre de problèmes au plan humain, déjà, et l’idée d’un corps administratif d’élite qui fût au service des politiques les plus opposées alternativement heurtait la conscience de nombreux esprits. Il semble évident qu’une bureaucratie inamovible quelconque doit tendre à créer les conditions d’un État totalitaire car cette bureaucratie ne peut véritablement fonctionner comme une girouette. L’idée du Troisième Reich et des autres régimes « antiparlementaires » de ces temps-là fut donc d’adapter formellement l’État à cette bureaucratie qui semblait nécessaire aux conditions de l’époque moderne, à savoir de rendre l’État idéologique afin que la bureaucratie fût formée non seulement à l’exécution de tâches techniques, comme une classe subalterne, mais aussi intellectuellement, comme la classe dirigeante qu’elle avait vocation à être.
Dans le Troisième Reich, cette formation idéologique était teintée d’ésotérisme, ce qui n’est pas sans rappeler la franc-maçonnerie. La comparaison des SS avec les énarques est donc d’autant plus pertinente. La franc-maçonnerie, les rites secrets remplissent une fonction sociale majeure auprès d’une classe extrêmement contrainte de par ses statuts, en termes d’expression publique par exemple. Le fonctionnaire soumis à un « devoir de réserve » draconien se défoule dans les loges secrètes, où il absorbe en même temps une vague idéologie sous la forme d’un symbolisme ésotérique. Cet individu sous-doté en termes de droits et libertés formels se donne ainsi le sentiment d’assurer, au-delà des alternances politiques dont il est tributaire en tant que « système expert » humain, une mission univoque suivant une ligne continue tracée par son idéologie ésotérique. Car une vie qui ne s’oriente pas en fonction des idées (vivre pour ses idées) est une vie inférieure ; or c’est ce que prétend être un fonctionnaire inamovible au service des politiques les plus diverses sorties des urnes, c’est-à-dire que c’est que prétend le système mais il est impossible qu’une classe dirigeante se conçoive de cette manière. Or il est évident que de la classe dont le pouvoir dépend des alternances politiques et de celle qui est au pouvoir de manière inamovible, c’est cette dernière qui détient le pouvoir, tout en étant, formellement, une classe subalterne pure, de véritables muets du sérail.
Là-dessus se greffe la pensée hégélienne, la dialectique du maître et de l’esclave, qui trouve son application dans la dialectique du politique et du fonctionnaire : le politique est le « maître » jouisseur et incompétent, le fonctionnaire est l’« esclave » diligent qui transforme le monde par son activité, qui écrit l’Histoire. Mais ce tableau idyllique a une limite importante : c’est que la bureaucratie teinte ou contamine tout le fonctionnement de la société par le poids prépondérant de l’État et, de fait, mais aussi de jure, les droits et libertés dans un tel État ne peuvent prospérer, bien que cet État, quand il se prétend comme chez nous libéral, n’a d’autre idéologie que la garantie des droits et libertés individuels. Cette classe pléthorique maintient le corps social dans un état d’inertie intellectuelle profond et, même sans devoir de réserve, le citoyen ordinaire est en réalité extrêmement contraint lui-même vis-à-vis de tout ce que l’idéologie prétend lui garantir. – Qu’il n’y ait pas de censure, par exemple, c’est-à-dire d’autorisation administrative préalable à une publication, mais seulement une condamnation a posteriori des publications contrevenant au droit dit de la presse (qui s’applique à toute personne qui prend la parole), n’est en rien un progrès, n’en déplaise aux faibles esprits convaincus du contraire : l’Inquisition moyenâgeuse ne procédait pas différemment, elle garantissait la liberté à toute forme d’expression qu’elle jugeait acceptable.
La vie d’un fonctionnaire français ne serait nullement changée si du jour au lendemain il devenait un fonctionnaire chinois. Si ce n’est qu’en France il est ou peut être franc-maçon. Que des individus trouvent leur compte à se défouler dans des réunions secrètes indique assez une bassesse foncière, et la réalité c’est que ces individus ont une mentalité subalterne et ne sont donc pas à leur place. L’énarchie se caractérise certes par la plus grande porosité possible entre le politique et la bureaucratie, les énarques étant à la fois les hauts fonctionnaires et le personnel politique, mais cela ne résout en rien la dialectique circulaire décrite plus haute : le politique n’a que l’illusion d’une vocation historique. Aussi le choix d’un fonctionnaire de « se lancer » en politique est-il toujours futile et dérisoire, comme vous le dira tout fonctionnaire qui ne fait pas ce choix. Pour ce dernier, ne pas s’engager en politique est le moyen d’être « libre », c’est-à-dire libre de tout parti, ce qui est l’absurdité correspondante et complémentaire dans cette dialectique.
† Sans avoir étudié la question de la réglementation administrative du mariage des fonctionnaires, je peux dire qu’à ce jour je n’ai entendu parlé d’une telle chose que dans l’Empire allemand, que j’évoque ici (cf. W. Bagehot, The English Constitution, 1867 : « In Wurtemberg, the functionary cannot marry without leave from his superior », j’en parle un peu plus longuement ici), et dans l’Indonésie contemporaine, pays très majoritairement musulman, où la loi interdit les mariages polygames entre fonctionnaires et soumet les unions polygames de fonctionnaires avec des non-fonctionnaires à un régime d’autorisation hiérarchique.
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Les Résistants les moins inquiétés par l’occupant sont ceux qui ont su le mieux résister : au nez et à la barbe de l’occupant qui ne voyait en eux que des collaborateurs exemplaires. C’est à ces génies ayant su porter à la perfection la simulation de la collaboration parfaite que la Patrie doit être le plus reconnaissante.
Pendant que j’écrivais ces réflexions sur la guerre en Ukraine, les États-Unis passaient une loi de prêt-bail pour « réarmer massivement l’Ukraine » (Le Parisien, 11/5/22), loi qui permet, selon le même article du journal cité, de « conserver une forme de neutralité ». La journaliste nous apprend ainsi qu’il existe des formes de neutralité, et j’aurais beaucoup aimé qu’elle caractérise la forme dont elle parle ici. S’agit-il de la même neutralité à l’origine de Pearl Harbor ? Ce serait inquiétant.
Car cette loi récente, l’Ukraine Democracy Defense Lend-Lease Act, n’est que l’application à la situation en Ukraine d’un principe de législation connu sous le nom de « dispositif Roosevelt » : « À l’époque – nous explique la journaliste – le président américain Franklin D. Roosevelt souhaite fournir aux pays alliés du matériel de guerre, tout en conservant sa neutralité dans le conflit. Une position délicate à défendre » : cette position était délicate à défendre, nous dit la spécialiste mobilisée pour nous éclairer, non pas, semble-t-il, en raison du fait que le principe même de neutralité empêche une telle position mais parce que l’opinion publique nord-américaine était isolationniste. Dans ce pays isolationniste, donc, le Congrès a tout de même voté en mars 1941 un texte permettant au président de vendre, louer, etc., des armes à tout État « dont le président estime la défense vitale à celle des États-Unis », ce qui permit à Roosevelt d’armer les Britanniques, les Soviétiques et les Chinois « dans le courant de l’année ». Il n’avait dès lors plus qu’à attendre – mais cela ce n’est ni la spécialiste ni la journaliste qui le dit – une réaction par exemple japonaise. Car dire que la défense d’un État en guerre est vitale à la défense des États-Unis, c’est définir comme un intérêt fondamental des États-Unis la victoire de cet État et la défaite de son adversaire, et en tirer les conséquences en livrant des armes est un casus belli pour l’adversaire en question.
On sait ce que l’histoire a retenu de l’attaque de Pearl Harbor, tellement inattendue. Je n’ai pour ma part qu’à connaître l’existence de cette loi nord-américaine de 1941 pour comprendre que c’était au contraire attendu – que ce fût avec appréhension ou impatience – et je demande simplement à ceux qui ont un peu de culture qu’ils disent s’ils ont jamais entendu parler de cette notion appelée casus belli ou si c’est moi qui l’invente en m’exprimant aujourd’hui. Que l’historien Charles A. Beard ait « détruit de manière permanente sa réputation d’historien le plus respecté des États-Unis » (permanently damaging Beard’s status as America’s most influential historian) pour avoir écrit que Roosevelt « fomentait la guerre contre l’Allemagne et le Japon » bien avant l’attaque sur Pearl Harbor (he planned for war against Germany and Japan even well before the attack on Pearl Harbor) est la description d’une forme de terreur d’État sur la recherche historique (il suffisait de connaître la législation américaine pour comprendre que Roosevelt ne souhaitait pas que les États-Unis restent neutres).
(Les citations sont tirées de la présentation du livre de Beard, President Roosevelt and the Coming of the War, par l’éditeur Routledge et sont accessibles sur la page Amazon de l’ouvrage.)
« Que l’historien Charles A. Beard ait « détruit de manière permanente sa réputation d’historien le plus respecté des États-Unis » pour avoir écrit que Roosevelt « fomentait la guerre contre l’Allemagne et le Japon » bien avant l’attaque sur Pearl Harbor est la description d’une forme de terreur d’État sur la recherche historique. »
Une précision. Je n’entends pas ici l’État nécessairement au sens de gouvernement : Charles Beard n’a peut-être subi aucune forme de persécution étatique dans ce sens étroit (cela reste à vérifier), pas de persécution policière, pas de jugement ni de condamnation judiciaire. Il a simplement « détruit de manière permanente sa réputation d’historien » en vertu d’un consensus institutionnel diffus qui lui a fait payer ses vues sans peut-être recourir à l’appareil répressif de l’État. J’emploie donc, dans « terreur d’État », le mot « État » dans le même sens que le président Kennedy quand il a dit cette parole fameuse : « Ne demande pas ce que l’État peut faire pour toi mais plutôt ce que tu peux faire pour l’État. » Il est évident que Kennedy n’enjoignait pas les citoyens américains à se demander ce qu’ils pouvaient faire pour le gouvernement ou l’administration des États-Unis –c’est l’affaire des fonctionnaires– mais plutôt pour la nation américaine, pour l’État comme représentant la collectivité tout entière. Or il est certain aussi que la guerre, par la désignation d’ennemis de la nation, contribue à étendre la sphère du gouvernement, de l’administration sur les limites plus étendues de cet « autre État », la nation. Les ennemis définis par le gouvernement –car c’est bien le gouvernement, éventuellement avec le contreseing du Parlement, qui prend la décision de définir tel ou tel pays comme ennemi– deviennent des ennemis de la nation, et la contestation de ces choix gouvernementaux-là n’est pas protégée comme les autres critiques envers le gouvernement supposées fonder un système délibératif, mais comme une trahison envers la nation. C’est l’Espionage Act, au titre duquel on peut supposer que Ch. Beard a pu être inquiété.
Une analyse profonde et interessante de la situation. Merci pour ce partage
Merci à toi !
Pour revenir à Pearl Harbor, le Japon était confronté à la situation suivante. Immédiatement après avoir voté cette loi de prêt-bail, les États-Unis livraient des armes, dans des quantités qu’il est permis de croire massives, aux Britanniques, aux Chinois et à l’Union soviétique – avec cette ironie de l’histoire, qui ne me paraît pas avoir été assez relevée, que les États-Unis indiquaient par-là que la défense de l’URSS leur était « vitale », puisque c’était la condition prévue par la loi américaine. Les États-Unis entraient donc en guerre en se servant des bras des autres, qu’ils se contentaient d’armer. En outre, les États-Unis avaient gelé les avoirs financiers japonais et décrété un embargo contre le Japon sur les matières premières. (Ce sont les trois ingrédients que l’on retrouve aujourd’hui dans la politique de l’OTAN vis-à-vis de la Russie.) Face à ce nouvel ennemi, il paraissait tout à fait indiqué d’engager des opérations militaires en vue d’en obtenir des avantages stratégiques dans le conflit en cours : par exemple, la conquête d’Hawaï dans le Pacifique. Il me semble assez clair que la différence au plan stratégique pour le Japon et l’Axe entre d’une part l’entrée formelle des États-Unis en guerre à la suite de Pearl Harbor et d’autre part la livraison continue d’armes américaines aux Alliés depuis la loi de prêt-bail, était minime. Si les États-Unis avaient été neutres, Pearl Harbor aurait été une pure et simple folie suicidaire. Mais les États-Unis n’étaient plus neutres et les attaquer ne pouvait pas en réalité aggraver la situation du Japon et de l’Axe car c’est la puissance industrielle des États-Unis qu’ils avaient le plus à redouter et cette puissance industrielle était mise au service des Alliés par le « dispositif Roosevelt ».
Un article en ligne du 5 mars 2022 du Club des juristes, « La fourniture d’armes à l’Ukraine : quel cadre en droit international ? » (auteur : E. Castellarin), présente le dispositif juridique utilisé par les nations de l’OTAN pour légitimer leur action de fourniture d’armes à l’Ukraine contre la Russie. Cet article appelle plusieurs remarques.
La première est que ce cadre est purement multilatéral et que le raisonnement bilatéral que j’emploie dans mon essai semble désormais exclu du champ de la pensée ; à savoir, les accords préventifs bilatéraux de défense, dont l’idée brille par son absence dans cet article, n’entrent apparemment plus dans le raisonnement des États européens, de sorte que mon argument selon lequel les États d’Europe de l’Ouest auraient pu offrir à l’Ukraine la garantie d’une intervention armée en cas d’agression russe, doit passer pour une bizarrerie désuète aux yeux des juristes avertis. Cela les regarde. Mais quid des États-Unis ? Ces derniers n’offrent-ils pas leur bouclier militaire à plusieurs pays, dont l’Arabie Saoudite ? Qu’est-ce qui les empêchait alors d’offrir le même bouclier à l’Ukraine, par exemple après l’annexion de la Crimée par la Russie ? Il semblerait que ce puisse être en partie les dispositions du droit international elles-mêmes, dans la mesure où celles-ci peuvent désormais permettre à des États de conduire une « guerre par procuration » (proxy war) sans se voir pour autant qualifiés ipso facto de parties au conflit. Examinons les différents dispositifs juridiques présentés par l’article.
« Dans l’affaire relative aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, la Cour internationale de justice a été confrontée à la fourniture d’armes par les États-Unis aux contras, un groupe rebelle actif au Nicaragua. Elle a exclu que la fourniture d’armes puisse être qualifiée d’agression armée, mais elle a affirmé qu’on peut y voir une menace ou un emploi de la force (§ 195). » Ça ne commence pas très bien pour l’OTAN, du côté de la CIJ. Le paragraphe 195 de la décision de la Cour, de 1986, pourrait en effet servir à la Russie de fondement juridique à l’invocation d’un casus belli : « menace ou emploi de la force ». (Le terme même de casus belli est sans doute devenu tout aussi désuet que les contrats bilatéraux de défense territoriale évoqués au précédent paragraphe, vu que cette notion simple est à présent décomposée en agression armée, d’une part, et menace ou emploi de la force, d’autre part.)
Notre juriste considère cependant que la décision de la CIJ est inapplicable au cas de l’Ukraine : « En réalité, l’analyse de la CIJ n’est pas applicable au conflit armé international en cours en Ukraine. L’armée ukrainienne a le plein contrôle, ponctuel et global, de ses actions, si bien qu’on ne peut pas analyser la fourniture d’armes un emploi indirect de la force par les États occidentaux contre la Russie. » Voire ! Il faudrait tout d’abord s’assurer que la CIJ a bel et bien prétendu que « le plein contrôle, ponctuel et global, de ses actions » par une armée excluait a priori un emploi indirect de la force par ceux qui lui fournissent des armes. Certes, l’armée ukrainienne est différente d’une organisation comme celle des contras au Nicaragua, et le conflit lui-même est différent. Mais nous ne voyons pas ce que veut dire cette réserve émise par l’auteur : en quoi les contras n’avaient-ils pas eux aussi « le plein contrôle, ponctuel et global, de [leurs] actions » ? Que signifie cette formule alambiquée ? Un tel embrouillamini peut-il se trouver dans une décision de justice internationale ? Nous en doutons. Nous mènerons cette recherche et y reviendrons. Pour le moment, nous considérons que c’est là une simple pirouette, une argutie sans queue ni tête. L’armée ukrainienne ne se distingue pas des contras sous l’angle obscur ici présenté, et, à défaut de plus ample explication, nous considérons donc que la décision de la CIJ s’applique au présent conflit. Poursuivons.
« Du point de vue du droit coutumier des conflits armés, la fourniture d’armes est incompatible avec le statut de neutralité » Cela ne continue guère mieux pour l’OTAN, du point de vue du droit international coutumier. Les États fournissant des armes à l’Ukraine ne sont pas neutres. Mais sont-ils pour autant, comme un raisonnement fondé sur le principe logique du tiers exclu pourrait le laisser penser, des parties au conflit ? La réponse du droit international est, selon notre juriste, négative : « Cependant, cela signifie simplement que les États qui fournissent des armes ne peuvent pas se prévaloir des droits des États neutres, par exemple celui d’obtenir la réparation d’éventuels dommages collatéraux subis en raison d’un bombardement sur le territoire d’un État partie au conflit. En revanche, la perte du statut d’États neutres au conflit en Ukraine ne signifie pas que ces États sont devenus parties au conflit. »
Notre juriste croit donc qu’il existe, relativement « au conflit en Ukraine », des États ni neutres ni parties au conflit. « Cette situation, » de partie au conflit, « qui impliquerait notamment le droit de la Russie de cibler les forces armées de ces États, ne se produirait que si celles-ci prenaient directement part aux hostilités ». Les États de l’OTAN sont donc sortis de leur neutralité mais, comme ils ne prennent pas directement part aux hostilités, ils ne sont pas non plus des parties au conflit. Cela confirme l’analyse russe de la « guerre par procuration » menée par ces États. En effet, si ces États ne faisaient pas la guerre, ils seraient neutres, or ils ne sont pas neutres, et s’ils prenaient directement part aux opérations, ils seraient parties au conflit, or ils ne le sont pas non plus : ils font donc la guerre par procuration (proxy war). L’analyse russe est entièrement conforme à ces éléments juridiques.
La suite de l’article tend à montrer que ce comportement est « internationalement licite ». Tout d’abord, le Traité sur le commerce des armes n’est prétendument pas violé, car les États n’ont pas connaissance, au moment de fournir ses armes, qu’elles « pourraient servir à commettre » un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. Cette clause du traité est cependant suffisamment générale pour que des livraisons d’armes lors d’un conflit en cours soient susceptibles de servir à commettre de tels actes. L’article ne dit pas en effet que les fournisseurs n’ont pas connaissance que leurs armes « serviront à commettre » des crimes, une formule qui serait moins contraignante pour les fournitures d’armes. On rétorquera peut-être que, de la façon dont je l’entends, peu de fournitures d’armes resteraient licites, mais n’est-ce pas précisément l’intention des concepteurs et signataires du traité que de lutter contre la prolifération ? En l’occurrence, exclure que des crimes de guerre puissent être commis par l’une des parties lors d’un conflit en cours est ou bien de l’angélisme ou bien un parti pris belliqueux qui ne peut être conforme à l’esprit du traité.
Cependant, l’UE a souhaité se garantir à ce sujet, en introduisant une clause suspensive en cas de violation du droit international par l’Ukraine, ce qui est interprété par notre juriste comme une preuve de respect formel du traité par l’UE. Voire ! Cette clause montre au contraire, selon nous, que l’UE se doute que ces armes « pourraient » servir à commettre des crimes de guerre etc., et qu’elle n’a donc formellement pas le droit de fournir ces armes. En prétendant prévenir les crimes de guerre etc., elle avoue être consciente que de tels crimes pourraient être commis, et c’est précisément cette prise de conscience qui devrait l’empêcher de livrer des armes.
Enfin, la résolution ES-11/1 de l’Assemblée générale des Nations Unies ayant qualifié l’opération russe d’agression, l’Ukraine est « indéniablement » en légitime défense. L’auteur précise certes que la résolution onusienne est « dépourvue d’effet obligatoire et silencieuse sur la fourniture d’armes » (ce qui est un peu regrettable en termes de droit positif) mais affirme que c’est une « interprétation authentique de la Charte, objectivement valable pour tous les membres ». Ce qui est objectivement valable et en même temps dépourvu d’effet obligatoire, est surtout dépourvu d’effet obligatoire, en droit. Autrement dit, la question de l’agression et de la légitime défense reste ouverte. Le traitement des minorités nationales en Ukraine invoqué par la Russie est en débat. Or c’est la légitime défense qui est le principal élément de justification des nations de l’OTAN. En légitime défense, « [l]’emploi de la force de sa part [l’Ukraine] est licite (art. 51 de la Charte des Nations Unies) et ne peut pas engager sa responsabilité (art. 21 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite), ni celle des États qui l’aident et l’assistent. » La légitime défense est plus qu’une légitimation, selon cette présentation, c’est un véritable blanc-seing (et la présentation est donc douteuse : certaines violations du droit naturel ne peuvent recevoir aucune justification et engagent toujours la responsabilité). Mais c’est aussi un point contestable, l’Ukraine ayant peut-être conduit sur son territoire une politique contraire au droit humanitaire envers la minorité russophone, et contraire également aux intérêts fondamentaux de son voisin, comme le prétend la Russie s’agissant des régions frontalières du Donbass et autre, dont la situation extrêmement troublée avant l’intervention russe n’a échappé à personne.
Lien vers l’article commenté :
https://blog.leclubdesjuristes.com/la-fourniture-darmes-a-lukraine-quel-cadre-en-droit-international-par-emanuel-castellarin-professeur-a-luniversite-de-strasbourg/