Tagged: Hegel
Philo 46 Philosophe contre homme de lettres
Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.
On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.
Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.
*
Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».
*
Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.
*
Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).
*
Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.
*
Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.
*
La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.
*
On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.
*
(i)
Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?
Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.
Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)
(ii)
Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.
*
Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.
*
Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.
*
Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.
*
Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.
*
Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?
*
Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».
*
Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)
*
The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.
*
Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.
*
La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
*
Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.
*
Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.
*
« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.
*
Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.
*
Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.
*
Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.
*
« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).
Qu’auraient été tes thés ? Tépides.
*
La propagande pédophile de l’antifascisme
Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.
*
« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »
*
Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.
*
Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.
*
Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.
*
Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.
*
La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.
*
Lycée Sex Pistols-No Future.
*
Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».
*
Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.
*
Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?
*
« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.
*
La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.
*
« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)
*
Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).
(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)
*
L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ
Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.
Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.
À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.
*
« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)
*
Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.
*
Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.
*
Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.
*
Philosophe contre homme de lettres
Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.
Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.
Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.
Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.
L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.
Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.
Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.
Contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida, par Junyu Kitayama, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Die moderne Philosophie Japans. Ein Beitrag zum Verständnis der „Nishida-Philosophie“ (La philosophie moderne du Japon : Une contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida) de Junyu Kitayama, publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahiers 1-2, 1943, pp. 263-274.
Junyu Kitayama (1902-1962) est un philosophe japonais qui passa l’essentiel de sa vie en Allemagne et, après la Seconde Guerre mondiale, en Tchécoslovaquie. Il étudia la philosophie en Allemagne de 1924 à 1929, où il eut Karl Jaspers comme directeur de thèse doctorale. Ses travaux sur la pensée japonaise et bouddhiste sont dits avoir influencé la compréhension de la pensée asiatique par Jaspers mais aussi Heidegger (ce qu’il partagerait avec son compatriote le philosophe Keiji Nishitani, étudiant de Heidegger à Fribourg de 1937 à 1939). Kitayama enseigna dans diverses universités allemandes et fut à partir de 1936 directeur adjoint du Japaninstitut à Berlin. Sa bibliographie est principalement en langue allemande ; il en donne quelques exemples dans les notes du présent essai (note 4). Un ouvrage non cité est une « Métaphysique du bouddhisme », Metaphysik des Buddhismus, parue en 1934.
Le présent essai, rédigé en allemand, porte sur la philosophie de Kitarô Nishida (1870-1945), principal représentant de l’école dite de Kyôto. Il s’agit sans doute de l’un des plus anciens textes présentant la pensée de Nishida en Europe, où cette philosophie ne commença véritablement à être connue qu’à partir des années soixante. C’est peut-être même purement et simplement le premier : l’article servait, peut-on supposer, à accompagner la publication par le Japaninstitut en 1943 de la traduction allemande du livre de Nishida Le monde intelligible, premier livre de Nishida traduit dans une langue européenne (bien avant la traduction anglaise d’Étude sur le bien en 1960 aux États-Unis, incorrectement et injustement donnée par l’intelligence artificielle Grok comme la première traduction d’un livre de Nishida dans une langue européenne).
.
*
.
La philosophie moderne du Japon :
Une contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida
.
Junyu Kitayama, Berlin
.
Quand la philosophie japonaise prétend au statut de philosophie dans le sens où l’on parle de philosophie en Europe, elle ne peut s’appuyer seulement sur la tradition de l’Asie. Elle doit de surcroît, comme la philosophie occidentale, avoir l’homme, la nature, Dieu et le tout du monde comme problème et objet. La philosophie moderne du Japon, à l’instar de la culture japonaise dans son ensemble, est confrontée à la tradition occidentale. Elle ne s’occupe pas seulement de sa propre tradition spirituelle mais veut aussi savoir ce qui s’est passé et continue de se passer dans un autre monde culturel.
On a longtemps reproché à l’Extrême-Orient de rester orgueilleusement fermé à l’histoire mondiale et d’avoir laissé perdre ainsi ses possibilités de développement dans un cercle monotone de longs siècles. Appliqué à la culture japonaise, ce reproche est entièrement erroné. L’esprit du monde au sens de Hegel, se déployant dans la plus grande variété de formes de conscience, a fait ses preuves et porté des fruits en Extrême-Orient avec la même force qu’en Europe. Sa puissance s’est seulement affaiblie à la fin du quatorzième siècle en Chine, où cela a conduit à une sclérose, tandis que se produisait au Japon au même moment une renaissance par le biais de l’influence indienne et chinoise. L’esprit japonais connut par la suite une nouvelle efflorescence via le contact avec l’Europe.
La philosophie japonaise dans sa forme contemporaine est une philosophie mondiale, qui s’intéresse tout autant à la connaissance de l’histoire humaine en Occident qu’en Orient. Ainsi, la philosophie du Japon peut aujourd’hui reprocher à la philosophie européenne de ne connaître de son côté qu’un seul héritage, de ne prendre pour objet de son examen, de façon simpliste, qu’une seule forme traditionnelle de conscience dans l’histoire humaine, par là-même oubliant le tout.
Le problème et la crise de la philosophie européenne produisent aujourd’hui un doute quant à la philosophie au Japon également. Le doute sur l’esprit et l’accomplissement de la philosophie est essentiellement le même au Japon qu’en Europe.
L’introduction de la philosophie européenne au Japon fut le résultat de circonstances plus ou moins fortuites. Quand les travaux des philosophes européens Mill, Spencer, Schopenhauer et Kant arrivèrent au Japon et que les premiers philosophes japonais se rendirent en Angleterre ou en Allemagne pour apprendre la philosophie européenne, ces philosophes et leurs disciples passaient pour des hommes de premier plan de leur époque. On apprenait Kant via l’enseignement de Kuno Fischer et de Windelband, Schopenhauer via Eduard von Hartmann, Paulsen et Eucken. En même temps qu’Eucken furent connus au Japon Henri Bergson et le pragmatiste américain William James. Après cette première phase d’introduction de la philosophie européenne et américaine à la fin du dix-neuvième siècle, une seconde vague concerna presque exclusivement la philosophie allemande. Pour l’œil spirituel du Japon, c’est là que semblait se trouver la plus grande richesse, la grandeur réelle de la philosophie européenne. Depuis lors, seule la philosophie allemande reste vivante au Japon en tant que tradition philosophique de l’Occident. À Kant et Schopenhauer succéda l’étude de Fichte, Schelling, Hegel et Nietzsche. Parmi les connaisseurs de la philosophie au Japon, des écoles se formèrent : « Kantiens », « Hégéliens », « philosophes de la vie ». Tel est l’état du développement au début du vingtième siècle. Puis les nouvelles directions de la philosophie allemande se firent connaître au Japon : l’école de Marbourg d’abord, ensuite l’école de Heidelberg, enfin la phénoménologie de Husserl. Ces quarante dernières années, les écoles philosophiques au Japon se sont développées parallèlement aux tendances correspondantes des écoles allemandes. Récemment, depuis la parution de Sein und Zeit de Heidegger en 1927, on a commencé à s’intéresser à la philosophie de l’existence. En même temps, on apprit à connaître Karl Jaspers et le Danois Sören Kierkegaard.
À côté des philosophes allemands, on continua de s’intéresser aux philosophes anglo-saxons et français. On peut diviser la philosophie européenne au Japon de la même manière qu’en Allemagne, selon les tendances suivantes : néokantisme, phénoménologie, néohégélianisme et philosophie de l’existence. Aujourd’hui, la philosophie japonaise se consacre principalement aux problèmes de l’anthropologie et de l’ontologie. Les philosophes japonais au sens européen ont en outre cherché à éclairer leur propre tradition, voire à la fonder, à la lumière de ce nouveau patrimoine intellectuel. Le thème principal, dans cette démarche, fut le bouddhisme. On interpréta la doctrine bouddhiste de la transmigration de l’âme (théorie du karma) selon les méthodes logiques, dialectiques et celles de la philosophie de l’existence. En 1927 eurent ainsi lieu sur ces questions de virulentes controverses entre trois théologiens bouddhistes. Un philosophe tenta même d’interpréter la mystique zen d’après ce nouvel esprit philosophique.
Le seul philosophe au Japon qui, détaché de toutes les modes de la philosophie européenne et ne se déclarant l’épigone d’aucune école, pendant quelque trente ans, indifférent aux mots d’ordre du jour, à la manière retirée d’un moine bouddhiste, se confronta sérieusement et en profondeur avec l’esprit occidental et de qui presque aucun philosophe de l’Occident n’est inconnu, est Nishida, qui fut professeur titulaire de philosophie à l’Université de Kyôto. Il n’a pas une seule fois voyagé en-dehors du Japon. Mais il connaît les philosophes européens de Platon à Heidegger en passant par saint Augustin, Kant, Hegel. Les travaux modernes de Cantor, Hilbert et Minkowski ne lui étaient pas non plus inconnus, et il se consacra de même à l’esthétique de Max Klinger et de Konrad Fiedler. Nishida est le sommet de la philosophie japonaise moderne. Son système englobe tous les domaines du savoir et éclaire les résultats des sciences naturelles et des sciences humaines selon des points de vue entièrement nouveaux. On peut décrire la philosophie de Nishida comme un des sommets synthétiques et métaphysiques de la philosophie moderne mondiale. Ce dont la culture du Japon moderne peut à bon droit s’enorgueillir1.
La philosophie de Nishida se trouve développée dans douze volumes. Ce n’est pas une tâche facile que de présenter brièvement ce contenu intellectuel très dense. On ne peut tout au plus obtenir de cette manière qu’une vague vue d’ensemble sur la position spirituelle fondamentale du philosophe. D’un côté, il s’agit d’une critique de la totalité de la philosophie occidentale et, de l’autre, de la prestation créatrice de l’esprit japonais moderne. La position de Nishida vis-à-vis de la pensée occidentale passée et présente est aussi le jugement de l’esprit asiatique sur la tradition de l’Occident. Dans sa confrontation avec la philosophie grecque, scolastique et allemande, nous apprenons le doute asiatique quant à la culture occidentale jusqu’à nos jours.
Des penseurs européens de premier plan tels que Hegel et plus récemment Spengler dans leurs considérations sur l’histoire ont insisté sur l’idée que dominerait en Occident le principe combatif et paternel tandis que règnerait en Orient le principe maternel. Le sentiment général en Occident est, dit-on, optimiste tandis que l’Orient ne sortirait pas d’un pessimisme stérile, incapable de développement. Du point de vue de l’Extrême-Orient, l’optimisme européen a quelque chose de juvénilement enjoué et présente une orgueilleuse tendance à la démesure, dispositions essentiellement tragiques et pessimistes. Sans doute le principe paternel est-il de nature combative, mais il n’a pu, au bout du compte, parvenir à un succès définitif eu égard au désaccord animique (Seelenzwist) entre le monde et l’esprit. Pour maîtriser décisivement l’esprit du monde et la destinée humaine, l’arme faustienne ne peut suffire. Le principe maternel qui, selon cette conception occidentale, est censé être le terreau nourricier de l’esprit oriental, s’enracine dans un optimisme inébranlable et une grande confiance dans la vie et dans le monde. Le combat de l’homme pour l’affirmation de soi conduit à l’individualisme. La ruse de guerre produit le calcul logique abstrait qui doit pourvoir à toute situation d’antagonisme. Un tel esprit combatif prétend en outre à la défaite de tous opposants et généralise ses propres découvertes spirituelles. Enfin, il conduit à l’illusion d’être inconditionnellement vainqueur ultime et cause son propre déclin par son arrogance et sa présomption. Le principe maternel au contraire adhère toujours au concret, aime le monde et se connaît soi-même. Établi dans le sein de son origine première, il ne se perd pas hors de soi dans le monde flottant des idées abstraites mais reste au contraire dans sa patrie, où il est né et dont il reçoit ses forces créatrices. L’Extrême-Orient est resté fidèle à la patrie de son esprit. L’esprit européen cherche depuis des siècles, mouvant et sans repos, sa patrie et ne la trouve pas. C’est pourquoi la philosophie de Nishida voit dans l’esprit occidental et son développement historique son enfant perdu. Nishida observe le premier pas de ce développement tragique dans la Grèce antique. Il écrit : « Le cœur de la culture grecque est l’apollinien. Le formel et le conditionné furent pensés par les Grecs comme réalité. Finalement la forme devint l’essence ! Cette conception du formel en tant qu’essence de tous les phénomènes s’enracine dans la mentalité artistique des Grecs, qui aimaient le « plastique » et l’« harmonique » et ne pouvaient tolérer l’obscur et le disharmonieux. De ce sentiment de la forme est né le rationalisme grec qui est la source de la conceptualisation rationnelle de toute la philosophie occidentale ultérieure. Le non-conceptualisable et le ‘néant’ sont ignorés en tant qu’irrationnel. Pour les Grecs, ce qui est fondateur c’est la forme par opposition à l’informe, le statique au lieu du mouvement, l’être au lieu du néant. »
L’immobile et le formel ont en fin de compte, selon Nishida, un besoin dynamique de l’universel qui dénie son essence à l’individuel et prescrit une valeur inférieure à l’éphémère et au mouvement. Nishida révoque en doute cette conception du monde et de l’être, doute que la totalité de ce qui est ne se laisse saisir que rationnellement. Selon lui, dans cette totalité de ce qui est, l’individuel n’est pas pensé seulement sub specie comme essence perdue mais se détermine lui-même et conditionne à son tour le tout par son existence.
Le problème du rationnel et de l’irrationnel, du général et de l’individuel est, dans la philosophie grecque, toujours présenté de manière statique, et n’est jamais parvenu à une solution dynamique et par là authentique.
Pour nous, Asiatiques, la culture grecque est trop anthropomorphique, et l’apollinien, trop humain et trop pris dans l’être. Dans la scolastique, la culture grecque de l’être se mêle au culte moyen-oriental de la personne. L’ontologique (Seinshaft) se trouve de même au fondement du système aristotélico-thomiste de la théologie romaine, dans la mesure où Dieu y est certes compris, dans les représentations et la croyance, comme un être surhumain mais affublé de caractéristiques humaines portées à l’infini. Même la théologie négative de Denys l’Aréopagite repose sur l’idée de négation de l’ontologique pour pouvoir exprimer la divinité transcendante. Mais la négation de l’être ne peut jamais constituer l’essence du « néant ». Aussi la connaissance du néant reste-t-elle elle-même enferrée dans le cadre de l’ontologie. L’anthropomorphisme et la philosophie de l’être ne peuvent saisir le tout de la relation entre l’homme et Dieu ; entre la négation de l’être de l’homme et la transcendance de Dieu il y a un abîme : « Le mystère de la révélation et la magie de l’Église. »
Après que la philosophie de Descartes eut introduit un nouveau concept de la conscience dans la tradition spirituelle européenne, la tradition grecque de l’accentuation de l’être, sous la forme de la science de la nature, et la tradition chrétienne de l’anthropomorphisation de Dieu, sous la forme de l’idéalisme allemand, se rejoignirent. Le cosmos grec fit place à la nature comme objet de la science, et la saisie personnelle de la relation homme-Dieu-monde fit place à l’esprit idéal ou moi absolu. Pour la science moderne, qui a pour objet l’univers, l’Esprit absolu au sens de Hegel n’a aucune place ; pour la philosophie idéaliste, la nature n’a qu’une valeur contingente. Hegel tenta finalement de « sursumer » [traduction par Yvon Gauthier de l’aufheben hégélien reprise dans les traductions françaises de Hegel par Jarczyk et Labarrière] la relation entre être et personne dans l’histoire. L’histoire devient l’être de tout le spirituel et de tout le divin, et en elle le néant, la grande obscurité, est devenu un moment du processus historico-dialectique. Goethe et Nietzsche furent deux grandes figures de l’esprit allemand dont l’une représentait la culture grecque de l’être, l’autre, bien que dans une inversion paradoxale, la culture chrétienne de la personnalité. La croyance de Goethe en l’être éternel est l’ultime réalisation de l’idéalisme platonicien, le doute de Nietzsche vis-à-vis des hommes est le renversement du personnalisme chrétien et par là-même le bouleversement de toute valeur ontologique dans la tradition ou l’histoire, que Hegel avait de manière si grandiose spiritualisée et approfondie et qui aujourd’hui se débat dans l’espace vide des querelles politiques internationales et du mécanisme de la science de la nature, dans le courant sans but du quotidien en vue d’une irrévocabilité jamais atteinte. Séparé du Cosmos, abandonné de Dieu et méprisé par l’Esprit, l’homme occidental est seul. Un abandonnement complet au sens de Nietzche couvre l’Occident ainsi qu’un lugubre ciel d’orage.
La philosophie de Nishida est née de l’esprit de l’Asie comme un miroir de la tradition occidentale. Nishida connaît la face lumineuse et la face sombre de la tradition spirituelle occidentale, il connaît la grandeur et la force cosmique du passé grec, la rigueur et la confiance en soi extraordinaires de la pensée scolastique, la splendeur rayonnante et la surabondante richesse de l’idéalisme allemand. Mais il voit dans le développement de l’esprit occidental une absolutisation de la culture anthropomorphique et rationaliste de l’être. La philosophie de Nishida se distingue de la tradition spirituelle occidentale par son opposition au rationalisme et à l’anthropomorphisme. À la place de la raison on trouve chez lui l’intuition, au lieu de l’être il place au fondement de sa philosophie le « néant ».
Le premier stade du développement de sa philosophie est la confrontation avec la philosophie occidentale, au cours de laquelle il se positionne dans une opposition consciente au rationalisme kantien et néokantien en adoptant le point de vue de Fichte et de Bergson. La philosophie rationnelle suppose l’être comme principe de l’objet de toute philosophie et privilégie la relation sujet-objet comme horizon et théâtre de la pensée. La philosophie rationnelle établit donc sa tente de ce côté-ci de l’horizon. La philosophie de Nishida, au contraire, part de l’alternative entre être et néant au-delà de la relation sujet-objet. Nishida appelle l’être « expérience pure » ou bien « expérience directe ». Le but de sa philosophie est d’explorer cet au-delà de toute opposition. Si ce travail avait été accompli sur le seul terrain de la saisie rationnelle, il se serait fracassé sur la frontière que Kant avait déjà délimitée avec ses antinomies. Mais s’il avait procédé sans l’aide de la réflexion rationnelle, il aurait sombré dans le mysticisme. Nishida s’efforce à la fois de ne pas rester bloqué dans l’impasse d’antinomies insolubles et de ne pas tomber dans l’abîme du mysticisme. Il évite fondamentalement l’erreur fatale du rationalisme : il ne considère pas comme celui-ci l’objet de la raison, l’être ultime, comme quelque chose se tenant de manière intangible devant la pensée subjective, mais bien plutôt introduit l’être ultime, l’universel dans la pensée active. L’être proprement dit n’est donc pas une formation objective qui puisse être appréhendée dans une contemplation passive au sens de la theoria aristotélicienne : il est la pensée et la contemplation elle-même. Nishida cherche à comparer cette approche de son système avec la Tathandlung de Fichte et l’élan vital [en français dans le texte] de Bergson. Il voit le processus de ce système de l’être actif par soi-même dans les mathématiques et le fonde par le concept de continuité du rapport entre pensée et expérience, esprit et réalité. Cependant il y a entre la continuité de l’expérience possible et la totalité une faille : l’angle mort de la philosophie, connu depuis des temps immémoriaux. Nishida surmonte cette crise en revenant à son point de départ et en voyant dans l’au-delà du sujet et de l’objet non pas l’être mais le néant, pour la seule pensée insaisissable. La réflexion philosophique indépendante de Nishida commence avec la philosophie du néant, libérée de toute influence de philosophes occidentaux. C’est pourquoi nous l’appelons « la philosophie du néant »2, contrairement à la philosophie de l’être de l’Occident, de Platon à Heidegger. Le néant, auquel Nishida parvient comme au terme de tout être et de la pensée, est l’antique héritage de l’esprit asiatique. Il intervient comme problème tant dans le bouddhisme que dans le taoïsme. Nishida l’intègre systématiquement, à partir de sa confrontation avec la tradition de l’esprit occidental, dans l’horizon de sa pensée comme en étant le centre. Après avoir gagné ce concept du néant, Nishida entreprend de juger la philosophie occidentale depuis une perspective entièrement nouvelle et de développer en opposition consciente à la culture anthropomorphique de l’Occident une philosophie libre de toute contradiction et englobant l’ensemble de l’histoire humaine. Le néant apparaît chez lui en relation à différents mondes d’objet de la philosophie. Nishida écrit : « Le motif de la réflexion philosophique ne se trouve pas dans l’étonnement mais dans le tragique profond de la vie, de sorte que la philosophie commence avec le fait de la contradiction du moi avec soi-même. »3
La philosophie de Nishida est une philosophie de la contradiction par laquelle les sphères individuelles se singularisent et se « sursument » l’une l’autre. Non seulement la nature et l’homme, non seulement la société, mais Dieu lui-même doit être perçu à partir du fondement qu’est la contradiction. Mais toute contradiction devient incertaine quand elle est reconnue en tant que contradiction. Une nouvelle vie germe en elle. Cette germination de vie nouvelle dans la contradiction, Nishida l’appelle la détermination de soi ou le conditionnement de soi par l’universel ultime qui est, en soi et pour soi, « néant ». Nishida n’entend pas considérer les phénomènes du monde à partir d’un point de vue, que ce soit l’idéalisme ou le matérialisme, ni tout rapporter à l’esprit ou bien à la matière ; il cherche systématiquement le réel dans le dépassement de toute abstraction et de toute généralisation. Tout point de vue est pour lui de l’idéalisme ou rationalisme abstrait. La vitalité du monde et de la vie est dans la contradiction de l’équilibre entre la vie et la mort. Mais ce n’est pas tout homme, tout esprit qui peut faire l’expérience de cette incertitude de son existence. C’est pourquoi tout un chacun cherche sa patrie dernière dans des hypothèses ou des théories ou bien en Dieu.
Mais pourquoi la contradiction est-elle si insoutenable ? Parce que la vie s’oriente d’une part dans le temps fluctuant et d’autre part dans l’espace immobile. L’espace contient l’étant individuel de manière stable et sûre, mais le temps l’ébranle et l’entraîne dans son cours. Le temps ne se laisse même saisir dans son instabilité que si sa représentation est liée par des symboles spatiaux : à savoir, quand on le décrit ainsi qu’une ligne géométrique continue. La pensée rationnelle abstraite est un symptôme typique de la position vitale et spirituelle de l’Occident, qui a cherché à fixer pour tous les temps l’être dans la méthode ou dans un point de vue. Mais à peine l’esprit européen avait-il trouvé son oxygène dans la conception goethéenne organique du monde que Hegel vint et sapa celle-ci avec le mouvement pendulaire de sa dialectique. Lorsque l’on s’imagina alors avoir établi et ordonné le monde dans la pensée dialectique, l’âme dionysiaque de Nietzsche, comme un démon, fit irruption dans le patrimoine intellectuel objectivé de l’Occident – cette âme qui « possède l’échelle la plus longue et peut descendre au plus profond, à savoir, l’âme qui peut le plus marcher, errer, se perdre en soi ».
Nishida cherche, en opposition avec le rationalisme occidental, à éclairer et comprendre cette source d’inquiétude, l’abîme du tragique. La contradiction ne doit pas être obscurcie par un système théorique ni par l’abandon à un Dieu inconnaissable ; la philosophie doit au contraire montrer avec la plus grande acuité l’abîme ouvert devant l’homme et son esprit. L’esprit humain doit se voir directement devant cet abîme béant, sauter dedans puis se retrouver soi-même pour, en lui et depuis lui, devenir certain de la vie dans le courant du monde et de la réalité. Cette voie de la quête de l’abîme est de même rang que le rationalisme. L’accès à cette découverte de la vraie contradiction et de son arrière-plan, ou le premier pas vers eux, ne commence pas chez Nishida dans la science mais déjà dans le monde concret des faits. La pensée théorique des sciences telles que pratiquées jusqu’à présent voit son objet dans un monde objectivement préfiguré. La science rationnelle veut saisir par le concept, le jugement et le syllogisme la relation entre l’individuel et le général, entre les choses changeantes et la loi constante. On cherche à comprendre quelque chose d’individuel et on le place pour cela dans un rapport au général.
Le général, dont dépend l’individuel, ne doit pas rester dépendant. Cet indépendant, sur lequel repose tout être individuel, ne doit plus posséder le moindre caractère d’être, il peut seulement être la « place » ou le « lieu » dont l’existence ne nuit pas au caractère particulier de l’étant individuel. Ce lieu est, dans la conviction de Nishida, quelque chose qui affirme sa propre existence par le fait de laisser exister l’individuel en tant qu’individuel.
On se trouve en présence du même phénomène lorsque l’on considère la conscience. Les contenus individuels de la conscience, que ce soient des sensations visuelles ou perceptions de couleur, des efforts de volonté ou l’irruption de sentiments, appartiennent en tant qu’individuels à une conscience générale que nous appelons le champ de conscience. Nishida recourt à ce terme de la gnoséologie et de la psychologie rationalistes mais ne voit pas dans le champ de conscience, comme Kant ou encore Husserl, un fantôme de la conscience saisissable objectivement et définissable à la manière d’un objet, ou une conscience transcendante, il y voit bien plutôt, comme Bergson, quelque chose d’insaisissable, d’indéfinissable, dont la présence ne peut être éprouvée que dans l’intuition. Nishida conçoit les opinions existantes sur la conscience comme la résultante de ces points de vue hypothétiques selon lesquels celui qui considère la conscience se situerait lui-même en dehors du courant de la conscience et pourrait ainsi considérer et analyser celui-ci objectivement. Nous rejetons cette façon de voir comme du rationalisme. Les analyses biologiques, psychologiques ou phénoménologiques ne peuvent pas appréhender pleinement la conscience. Elles observent toujours la dynamique instable de ces processus depuis un point de vue fermement statique. Cela signifie une chosification de la conscience. L’essence de la conscience consiste tout d’abord dans son insaisissabilité depuis l’extérieur, ensuite dans la saisie elle-même et non dans l’objet saisi. La fonction de la saisie est dans l’identité de la saisie avec son objet. La sensation est aussi une saisie, tout comme la perception. Mais les choses qui sont saisies dans la sensation ou la perception sont, tout d’abord, transcendantes à la saisie – elles ne sont tout simplement pas complètement saisies – et, ensuite, non continues. Elles ne deviennent continues que par le souvenir, qui lie le passé au présent et jette leur ombre prospectivement dans le futur. Parce que le souvenir du passé est, phénoménalement, une conscience dans le présent, tout souvenir est en tant que saisie quelque chose de présent. La saisie est donc quelque chose de momentané et de présent. Cependant, la conscience a, d’une part, une connaissance de la continuité de l’expérience et, d’autre part, une connaissance concomitante de l’identité permanente profonde du moi. Cela tient manifestement à ce que le passé est reçu dans le présent. Seulement, l’objet de la saisie n’est plus la chose transcendante mais le moi passé. Or la saisie n’approche de son objet que lorsque le moi lui-même devient objet. Cette saisie n’est alors plus sensation ou perception, ni un travail de l’entendement considérant le moi depuis l’extérieur ; c’est un moi qui veut se saisir soi-même. Ce moi n’est toutefois plus le champ de conscience qui peut devenir un objet de considération objective au sens de la théorie de la connaissance et de la psychologie ; c’est quelque chose d’insaisissable qui ne peut devenir sujet de la pensée, étant au contraire « prédicat ». Le rationalisme entend saisir cette propriété du moi, selon laquelle il peut devenir à lui-même son objet, par le biais du schéma logique a – a, comme chez Fichte. Mais dans sa saisie de soi, le moi s’engendre soi-même. Le moi ne se réfléchit pas une fois pour toutes dans la connaissance de son identité, à chaque moment il est infini et par conséquent présent. Aussi, nous ne pouvons comprendre la saisie de soi-même par le moi via l’abstraction logique ni via le comptage des moments infinis ; car la saisie de soi-même est directement présente. Cette présence du moi ne peut être niée ; une tele négation serait elle-même une activité du moi présent. Nishida désigne cet état, par une expression tirée de saint Augustin, comme l’« instant éternel ». L’instant est éternel car il ne connaît aucun être déterminé derrière soi comme véhicule mais se tient directement devant le « néant ».
Les états individuels du moi sont des formes du moi singularisées les unes des autres et étant chacune pour soi. Mais derrière le moi individuel il ne se trouve pas une tierce partie mais le néant, car ce moi est seulement présent et direct. Ici s’applique le mot de dépendance de l’indépendant ou de « continuité du non-continu ». La saisie est pour le moi le présent dans lequel il vit réellement. Quand le moi veut se saisir soi-même, il n’a pas devant lui un moi logique ni un moi psychologique, il s’engendre lui-même. Cet engendrement de soi-même par le moi est la saisie pure, qui est, d’un côté, connaissance de soi, de l’autre, acte. La connaissance est acte, l’acte est connaissance. Le lieu ou la place où cela se passe n’est pas le monde de la nature mais celui de la communauté humaine qui « sursume » le monde de la nature. En elle, tous objets et toutes choses sont l’expression de l’acte ; ce sont des « faits », des « actes-choses » [Tat-Sache, décomposition du mot Tatsache, en français un « fait »] et ce sont du présent. Si une saisie directe n’est possible que dans la forme d’une saisie de soi-même par le moi, nous ne pouvons connaître le fondement ultime de l’être ou l’abîme de la connaissance humaine que dans le moment présent. Ce présent est, à la différence de la considération rationaliste, le « fait » qui englobe à la fois le monde de la nature et celui de la personnalité. Dans le fait concret, le moi a pour objet le monde en tant que communauté, en se faisant soi-même objet, en agissant. Dans l’acte nous rencontrons pour la première fois l’être inexpugnable et irrésistible que nous nommons réalité. Les résistances dont nous faisons l’expérience nous communiquent de dures réalités. Tant que nous considérons les choses et le monde dans une contemplation passive, il ne s’agit pas encore d’« objets », nous ne les « confrontons » pas encore. Mais ils doivent d’autre part être notre propre expression ; car autrement ce ne sont pas des « faits », « actes-choses ». Nous nous trouvons là de nouveau devant une contradiction, mais cette fois-ci elle paraît insoluble. Cette contradiction tient à ce que l’on cherche l’essence du moi dans l’individuel. Tant que nous considérons le moi comme individuel et que nous supposons derrière le moi un moi abstrait transcendant, nous ne pouvons saisir l’essence du « fait ». Nous comprenons cette relation par le biais du principe de contradiction entre l’individuel et le général. Le « fait » nous assigne, nous humains, à la communauté, qui ne consiste pas en moi individuels ou en une somme de moi mais dans la relation tendue entre le toi et le moi. Le milieu, la communauté commence dans cette relation entre le toi et le moi. Mais dans ce fait primordial (Grundtat-sache) se trouve à nouveau la contradiction que le moi combat le toi et se réconcilie avec lui comme un individu. Ce toi, en tant que le combattant d’un autre moi, est l’esprit lui-même. Quand il doit être combattu par un autre, c’est un esprit chosifié qui n’est pensé que comme être indépendant, isolé, individuel. Le combat proprement dit entre le moi et le toi a lieu à une autre « place ». À cet égard, nous ne devons pas oublier que la relation primaire entre le toi et le moi est toujours déjà présente en nous-même. Mon corps est pour mon esprit le toi, mon moi passé est pour mon moi présent le toi. En niant en nous le toi passé, nous voulons trouver dans le moi présent un autre moi. La négation du passé est possible par l’amour du présent. Quand nous croyons pouvoir nier ou combattre le toi sans l’aimer, nous nous nions nous-même complètement.
L’amour que nous devons porter même dans le combat en nous-même, Nishida ne l’appelle pas « Eros platonicien » mais « Agapê ». Dans l’Agapê, où le moi et le toi sont liés inconditionnellement, se trouve la communauté humaine. Dans la communauté, en tant qu’individu, personnalité libre on est devant l’abîme de l’indépendance, devant la solitude absolue du néant, mais en tant qu’ami on est dans la dépendance réciproque qui constitue l’essence de la communauté. Quand cette contradiction nous devient sensible, nous nous tenons alors directement devant Dieu, non devant un Dieu personnel possédant les qualités humaines portées à l’infini ou à une démesure gigantesque, mais devant le Dieu qui « sursume » en lui tout étant et pourtant le laisse exister. Dieu est le prédicat, et l’homme est l’objet. Dieu est au contraire de l’individu un néant, mais il est en même temps le concret absolu que chaque individu a pour l’expression de l’objet de soi-même. Il n’y a pas pour nous humains d’autre monde que celui-ci : pas d’au-delà, pas de paradis, ni avenir ni passé, mais à l’intérieur de l’opposition absolue Dieu nous rencontre dans le néant comme abîme. Le monde réel existe au-delà de l’être et du néant – dans le néant absolu où Dieu lui-même est nié. Le monde réel est le présent retrouvé derrière chaque contradiction4.
.
Notes de l’auteur
1 En langue allemande : Die intelligible Welt [de Nishida], éd. Walter de Gruyter, Berlin 1943.
2 Sur la philosophie du « néant » doit paraître un autre essai de l’auteur, dans le 3e cahier du volume 43 des Kant-Studien.
3 Nishida, Die selbstbewußte Bedingtheit des Nichts, p. 140.
4 Voir, de l’auteur : West-östliche Begegnung, Walter de Guyter, Berlin ; Der Buddhismus im japanischen Geistesleben, éd. Limpert, Berlin ; Das Heldische in Japan und Deutschland, Walter de Guyter, Berlin.
