Tagged: Alexandre Kojève
Philo 46 Philosophe contre homme de lettres
Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.
On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.
Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.
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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».
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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.
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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).
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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.
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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.
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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.
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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.
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(i)
Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?
Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.
Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)
(ii)
Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.
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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.
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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.
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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.
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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.
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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?
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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».
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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)
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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.
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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.
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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.
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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.
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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.
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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.
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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.
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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.
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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.
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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).
Qu’auraient été tes thés ? Tépides.
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La propagande pédophile de l’antifascisme
Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.
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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »
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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.
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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.
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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.
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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.
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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.
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Lycée Sex Pistols-No Future.
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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».
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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.
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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?
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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.
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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.
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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)
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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).
(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)
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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ
Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.
Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.
À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.
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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)
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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.
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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.
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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.
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Philosophe contre homme de lettres
Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.
Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.
Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.
Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.
L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.
Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.
Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.
Philo 41 Volonté autonome et Programme en vue de la mort
(i)
Le test du sujet-objet
Dans Philo 37, nous avons esquissé une réfutation du solipsisme, vieux problème philosophique, une « preuve des autres » qui n’est pas sans lien avec notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà (Philo 21 et 22, ou l’essai Anhistoricité de l’homme et Phénoménologie de l’immortalité disponible sur notre page Academia).
S’agissant de la réfutation du solipsisme, nous en rappelons le passage principal :
La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce – l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps – que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.
Philo 37 : Éléments de discussion sur la chose en soi selon Mainländer
Selon Schopenhauer et ceux qui l’ont suivi, en particulier Mainländer, dont la pensée fait l’objet de la discussion en Philo 37, le monde est une objectification de la Volonté. Dans ce monde, le sujet pensant est lui-même une objectification de la Volonté. Le sujet est donc aussi objet, car une objectification. C’est un sujet-objet. La conscience est ainsi conscience propre d’un sujet-objet. En tant que conscience subjective, je ne peux être certain qu’il y ait parmi les objets qui m’entourent d’autres sujets. Mais en tant que sujet-objet, je ne peux douter que les objets qui présentent les mêmes caractères objectifs que moi en tant que sujet-objet se sachant un « sujet par suite d’une objectification » ne sont pas seulement des objets mais aussi des sujets-objets, en application du principe « mêmes causes, mêmes effets ». La loi de causalité de ce monde d’objets, la nature, est ce qui prévient l’erreur solipsiste chez le sujet-objet. (Comme cette prévention de l’erreur est de nature tout intellectuelle, la conséquence en est par ailleurs que, chez la plupart des hommes, chez l’homme moyen, autrui reste pour la subjectivité un pur objet pouvant être traité comme tel pour les fins subjectives propres de la subjectivité : c’est l’erreur égocentrique.)
L’intelligence artificielle (IA) introduisant, sous la forme hypothétique de l’androïde intelligent, un support de caractères objectifs identiques à mes propres caractères objectifs en tant que sujet-objet, est-elle de nature à rendre la précédente démonstration caduque, puisqu’alors mon inférence que l’androïde en face de moi est un sujet-objet comme je le suis serait fausse (l’IA est en effet un pur objet, et nous avons d’ailleurs des raisons de croire qu’elle n’atteindra jamais au statut de sujet-objet : voyez notre essai « A prediction about AI » ici) ? Nous ne croyons pas à cette objection. Il peut être plus ou moins difficile de discerner un texte produit par IA d’un autre produit par une intelligence humaine, mais cette expérience n’est qu’une opération de laboratoire sans la moindre portée phénoménologique. Tout androïde, même le plus perfectionné, est voué à être reconnu par un examen méthodique pour ce qu’il est. Nous insistons sur ce point de l’examen méthodique : toute forme d’erreur, en dehors de cette considération, peut être imputée aux faiblesses de l’attention humaine, et non à la forme de notre entendement. Il arrive ainsi qu’on prenne une simple ombre ou un arbre, de loin, pour une personne, sans que cette erreur soit une objection nécessitant de nous prémunir des illusions arborées. Cet examen méthodique deviendra de plus en plus perfectionné avec les progrès de l’IA, mais ces deux courbes de progression ne se croisent jamais : plus l’IA progressera, plus le test deviendra perfectionné, et jamais la technologie de l’IA ne dépassera celle du test. En outre, on comprend bien que, même si une toute petite caste était seule en possession d’un test ultraperfectionné à l’avenir, et que tous les autres hommes manqueraient des moyens pour appliquer ce test dans la vie courante et seraient donc voués à vivre dans un monde où il leur est impossible de distinguer un sujet-objet d’un pur objet, cela n’infirmerait pas la vérité du propos ; car il s’agit d’une vérité métaphysique a priori qu’aucun état de l’expérience humaine ne peut contredire. J’insiste. Même si aucun être humain au monde ne pouvait faire cette distinction, ce serait seulement que la technique du test s’est perdue, non qu’elle n’existe pas.
(ii)
Volonté autonome et programme en vue de la mort
Les rêves nous distinguent-ils des machines ? Notre intellect a un « mode par défaut » d’écoulement incessant d’images et pensées qui se maintient dans le rêve où, à la différence de la veille, il n’apparaît plus comme ce mode par défaut mais comme une manifestation réelle et suscite par conséquent en nous des émotions comme si nous avions affaire à la réalité. Dans la veille, ces images peuvent aussi susciter des émotions : une association d’idées peut par exemple réveiller en nous un souvenir pénible ou agréable et susciter les émotions correspondantes. Mais, éveillés, nous avons un mécanisme de contrôle qui nous empêche d’être submergés par ce flux d’images/pensées, tandis que dans le sommeil ce mécanisme est désactivé. Un ordinateur qui reste alimenté en courant électrique (car l’analogie n’a évidemment pas de sens entre un homme qui dort et une machine qui ne reçoit plus de courant d’alimentation) peut bien avoir aussi un tel flux d’images/pensées si on lui suppose une volonté autonome. Car ce mode par défaut est un caractère de la volonté autonome, qui ne s’arrête pas avec la réalisation d’un programme particulier mais possède un programme existentiel, sur toute la durée de l’existence : un programme en vue de la mort. Toute volonté autonome a un programme en vue de la mort et non de simples tâches ponctuelles et successives comme une machine programmée artificiellement à de telles tâches.
Si nous avons un programme en vue de la mort, il est évident que ce programme n’est pas mourir. Le but de ce programme n’est pas non plus dans la nature car le programme de la nature est la seule reproduction, et faire de la reproduction un programme existentiel est une aporie (la nature ne connaît qu’une « finalité sans fin » : voyez notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà). La finalité de l’existence est la vie après la mort – une vie sans l’horizon de la mort – et dépend d’une conduite dans cette vie présente dont l’horizon est la mort.
On trouve chez certains illuminés l’idée de paradis éternel pour tous. Or un tel paradis qui attend tout le monde, c’est le grand sommeil matérialiste, ni plus ni moins. Pourquoi, dès lors, ne pas préconiser le suicide si, dans le suicide, nous échangeons une vie plus ou moins pénible, sujette aux maladies, à la faim, au vieillissement, etc., pour un paradis garanti pour tous, qui pourrait tout aussi bien se décrire comme la volupté du sommeil profond ? Si le paradis nous attend tous, comme personne ne peut espérer une impossible continuité de joie et de bonheur en cette vie présente, il est incompréhensible que nous n’échangions pas notre condition instable dans cette vie pour ce paradis garanti, en nous suicidant sans délai.
L’objection faite à l’existence d’un enfer, émettant l’hypothèse que l’âme souffrira de savoir ses frères, ses parents, la petite amie de ses dix-sept ans en enfer, est ingénieuse et amusante, mais l’âme n’a pas d’attachements terrestres. Celui qui a des attachements terrestres n’a pas compris que ce sont ces attachements qui l’empêchent de remplir son programme en vue de la mort. Si une âme du paradis voulait se battre pour me sortir de l’enfer, elle mériterait de s’y trouver avec moi. Le statut éternel d’une âme est en effet le résultat d’un jugement parfait. L’âme au paradis a donc la parfaite conviction que ceux qui sont en enfer le sont dans le respect de la plus parfaite justice et que, si elles n’y étaient pas, la justice en serait lésée. Le point de vue du paradis pour tous semble parfaitement matérialiste et cette éternité n’est qu’une simple façon de parler. Le retour au spirituel d’esprits contaminés, infectés par une formation technique et scientifique est fourvoyé quand il entend tirer de disciplines métrologiques restreintes des conclusions sur des questions par nature métaphysiques (voyez Philo 40 : L’échec cumulatif de la science). Par exemple, ceux qui veulent parler, parce que le discours scientifique possède un monopole de légitimité dans nos sociétés matérialistes, du surnaturel comme d’un univers parallèle à x dimensions entrent dans des fariboles qui n’ont aucune portée métaphysique tout en n’étant même pas permises par le raisonnement empirique sur lequel est censée s’appuyer toute science positive.
Ces illuminés croient pouvoir tirer leur pensée relative à l’immortalité d’expériences de mort imminente (EMI). Or, si se fonder sur celles-ci dans une réflexion philosophique peut être légitime dans une certaine mesure, cela s’expose toutefois à la même critique philosophique que le mysticisme, où des expériences que tout le monde ne partage pas valent comme fondement suffisant de raisonnement universel. Ces témoignages sont sujets au doute relatif à l’interprétation personnelle qu’en donne la personne ayant connu un tel état, une interprétation sujette à erreur. Si une expérience existentielle peut conduire la réflexion dans une certaine direction, la réflexion doit néanmoins en devenir autonome et se fonder sur ses propres lois.
Une EMI, c’est quelqu’un qui s’est vu marcher dans un tunnel vers une sortie pleine de lumière. Qu’en conclure ? En réalité, puisque l’esprit humain peut apparemment se convaincre d’un paradis pour tous et sans condition, je suis parfois tenté de croire qu’il n’y a rien après la mort, car s’il y avait une éternité on ne pourrait s’aveugler à ce point à son sujet, me dis-je. Donc, ce tunnel et cette lumière, qu’est-ce d’autre qu’une représentation par « la vie » elle-même, dans tel individu, de la réalisation pleine de joie qu’elle quitte enfin ses misères terrestres, ce qu’elle se montre à elle-même comme la fin d’un sombre tunnel ? Or, cette lumière étant une représentation de « la vie » pour elle-même, elle se donne cette représentation du désirable qu’est la mort dans les termes de la vie naturelle, à savoir sous l’aspect de la lumière (car la lumière est bonne à l’organisme), mais cette lumière n’est qu’une représentation via la nature d’une anticipation de libération des maux de la vie ; la réalité de la mort, dans ce cas, n’est pas une lumière mais la pure et simple extinction totale, ce que l’intellect se représente quant à lui comme le noir du sommeil profond.
Une fois dit cela, il faut reconnaître qu’il n’existe aucune différence essentielle entre cette conception de l’extinction totale qu’est la cessation désirable des maux ou de la succession de biens et de maux qui caractérise toute vie selon la nature, et un paradis pour tous. Dans les deux cas, il n’y a plus de maux (simplement, dans le premier cas, il n’y a plus de conscience). Qu’un agnostique sursoie à mettre fin à ses jours, cela peut se concevoir puisqu’il dit, au fond, ne pas savoir ce qu’il y a après. Qu’un athée y sursoie, cela peut se concevoir aussi car il se dit que son instinct d’animal le retient dans cette vie (les animaux ne se suicident pas). Mais que quelqu’un convaincu qu’en mettant fin à ses jours il échangerait aussitôt une condition instable et, en fait, misérable pour la perfection du bonheur au paradis, ne mette pas fin à ses jours, c’est un paradoxe extraordinaire, dont les illuminés en question ne paraissent pas capables de fournir une raison. Le paradis sans l’enfer n’est pas possible puisque cela signifierait que le paradis est l’issue pour tous après la mort et que cette vie ici-bas ne présenterait par conséquent aucun enjeu, serait absolument indifférente.
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De l’État selon Hegel et Kojève
D’aucuns – hauts fonctionnaires – s’intéressent aux « correspondances que l’on peut établir entre l’hégélianisme de Kojève [fin de l’histoire et athéisme compris} et son activité à la Direction des relations économiques extérieures (DREE) en matière d’économie et de commerce international ».
Je ne sais trop comment entendre cette formule. Il semblerait en effet que l’activité de Kojève à la DREE soit contingente par rapport à son hégélianisme, c’est-à-dire qu’elle n’ait aucune importance. En effet, on ne peut supposer que son hégélianisme ait informé cette activité que si la DREE elle-même était un organisme informé par l’hégélianisme ; or une administration est au service des politiques conduites par le gouvernement, avec un principe d’alternance (possible). Le fonctionnaire inamovible (avec les réserves habituelles) n’a pas de philosophie à proprement parler, en tant que fonctionnaire, puisque sa fonction est d’assister une philosophie politique, quelle qu’elle soit, sortie des urnes. Si le fonctionnaire avait, en tant que fonctionnaire, une philosophie propre, il serait soit un soutien idéologique ou politique du gouvernement, soit une opposition au gouvernement, ce qu’il ne peut être, ni dans un cas ni dans l’autre, par définition et construction de notre système. Par conséquent, la pensée d’un philosophe qui se trouve être également fonctionnaire n’a pas de « correspondance » avec son activité de fonctionnaire. Si l’on parvenait à la moindre conclusion pour le problème ainsi posé, celle-ci ne pourrait être autre que : Kojève a été un mauvais fonctionnaire. Soit parce qu’il était en fait un collaborateur politique du gouvernement qu’il servait, soit parce qu’il en était un opposant politique, soit parce que sa philosophie prévalait contre les principes de la fonction qu’il occupait, à savoir qu’il occupait en réalité une place de direction politique et non de fonctionnaire, cette direction politique par l’administration elle-même étant de la bureaucratie. Or Kojève serait en cela même un mauvais philosophe hégélien car, si Hegel passe souvent pour le philosophe de l’étatisme, et ce génétiquement depuis son analyse attristée de « l’anarchie » de la Constitution du Saint-Empire germanique, il n’en reste pas moins qu’on trouve aussi chez lui une critique articulée des travers de l’étatisme bureaucratique.
Pour Hegel, l’État universel et homogène est monarchique, et cela veut dire principalement que l’alternance politique n’y peut exister. En effet, comment la fin de l’histoire pourrait-elle être marquée par une alternance de la direction politique de l’État non dépourvue de sens ? Dans notre système, l’alternance est pourvue de sens, elle est sérieuse, ce n’est pas « du pareil au même ». De sorte que le fonctionnaire en place indépendamment de l’alternance ne peut être un fonctionnaire philosophique dans le sens où sa fonction serait politique ; c’est un pur technicien. Or l’État universel homogène ne repose pas sur une fonction technicienne mais sur une fonction politique, une pensée (l’hégélianisme) ; « l’instrument » technique est partout, à cet égard, et pas seulement dans une fonction publique. Autrement dit, l’État de la fin de l’histoire n’a plus d’administration pour conduire une politique, car une politique doit conduire quelque part et l’État universel est là où il doit être. Le fonctionnaire technicien n’est pas l’instrument de l’idée de l’État universel mais celui du pouvoir politique signifiant, quel qu’il soit, et dont la seule direction est sa propre raison nomothétique dans une concurrence de législations, et nullement un mouvement de l’histoire. Qu’une « ruse de la raison » (List der Vernunft) puisse se servir de cette concurrence érigée en forme absolue de l’État pour conduire à la fin de l’histoire ne permet pas encore de penser que le fonctionnaire de cet État réalise crédiblement le rôle assigné à tout ce faux-semblant par la raison, car s’il se dit tel il pose en même temps l’insignifiance de l’alternance politique, la stricte équivalence de toutes les législations proposées et une immobilité actuelle de l’État, il nie par conséquent le mouvement historique qu’il prétend servir, enfin il insulte le corps social sous l’espèce de l’électorat dont la voix est supposée être le seul véritable pouvoir et qui ne peut exister en tant qu’électorat autrement que dans la certitude absolue de ce pouvoir.
