Category: Pensées

Kant et le droit civil, par Ernst Swoboda, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und das Zivilrecht d’Ernst Swoboda publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 369-392.

Ernst Swoboda (1879-1950) est un philosophe et juriste autrichien. Il mena conjointement une carrière de juge et de professeur de droit et de philosophie du droit à Prague (1933-1939) et Vienne (1939-1945). En 1944 il fut nommé doyen de la faculté de droit de l’Université de Vienne.

Deux mots de terminologie. 1) Là où le lecteur lira « Allemagne » dans la présente traduction, se trouve le plus souvent dans le texte original le terme Altreich, littéralement « Vieux-Reich », qui désignait sous le Troisième Reich le territoire de l’Allemagne avant sa réunion aux Sudètes et à l’Autriche. Swoboda compare le code civil autrichien et le code civil allemand toujours en vigueur dans leurs territoires respectifs au moment de la parution de l’essai, et préconise pour le droit civil la même uniformisation sur le modèle autrichien que celle intervenue pour le droit pénal en mai 1943, et pour les mêmes raisons. Par ailleurs, l’« ancien droit germanique », comme nous avons traduit le plus souvent, mais aussi parfois, plus prêt de l’original, « ancien droit allemand », correspond non pas au système juridique de « l’Allemagne » telle que nous venons de la décrire, à savoir l’Altreich de la période libérale, mais aux institutions remontant à la plus haute antiquité germanique.

2) Un passage du présent essai fait fond sur une identité lexicale. On sait qu’une des formulations de l’impératif catégorique kantien est : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Cette « loi universelle », consacrée dans la traduction française de Kant, est en allemand « allgemeines Gesetz ». Swoboda s’en sert pour écarter l’idée d’un individualisme kantien, à partir de l’identité de cette loi allgemein avec l’idée de liberté individuelle limitée par les intérêts de l’Allgemeinheit, c’est-à-dire de la collectivité. Si l’on voulait respecter dans ce passage la symétrie du texte original, il faudrait parler soit de « loi collective », ce qui est tautologique, soit des intérêts de « l’universalité », ce qui infirmerait la tendance völkisch de l’auteur. Cette identité lexicale ne peut servir d’argument que pour une définition minimaliste de la loi (« la loi est collective » est une proposition analytique), même s’il paraît indéniable, au demeurant, que la philosophie de Kant n’est pas individualiste (mais « l’individualisme » des Lumières françaises est-il lui-même individualiste ?). Le « cosmopolitisme » de Kant est écarté par l’auteur en note 53, en deux mots, et le laconisme, sur ce point, est sans doute un tort.

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KANT ET LE DROIT CIVIL

par Ernst Swoboda, Vienne

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La relation de Kant au droit a déjà fait l’objet d’études détaillées, mais surtout au point de vue du droit pénal, et notamment de la théorie absolue de la justice pénale, portée par Kant à sa plus grande pureté.

Or, en Autriche, l’influence de Kant a été bien plus déterminante et durable dans le domaine du droit civil. Il est certes connu que sa philosophie n’est pas restée sans influence sur le droit civil en Allemagne (Altreich), mais cette influence ne s’est exercée que de manière indirecte, et en faire la démonstration est souvent difficile.

Dans le droit autrichien, au contraire, la philosophie kantienne a agi directement, et le code civil autrichien (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB) du 1er juillet 1811 est le seul code juridique pour lequel ce soit le cas1.

Que cela ait pu être si longtemps méconnu est dû aux bouleversements intellectuels préparés par les guerres napoléoniennes et dont les premiers effets se firent sentir quelques années après l’entrée en vigueur du nouveau code2. On rendit l’esprit des Lumières responsable des dévastations au cours desquels des millions de vies humaines furent sacrifiées et la prospérité des nations européennes détruite. Par une conséquence nécessaire, dans le domaine du droit on rejeta les idées du droit naturel qui constituaient l’assise des Lumières en matière juridique, et l’on voulut voir dans les façons de penser d’un passé lointain le seul salut possible. C’est dans ce contexte que Savigny réalisa sa grande œuvre, et l’école historique à laquelle il donna son envergure parvint rapidement à une prospérité auprès de laquelle toutes les autres orientations pâlirent. Il en résulta que la doctrine kantienne du droit, fondée, en matière de droit civil, sur de tout autres bases, fut considérée comme un pur droit naturel et ne fut dès lors pas jugée digne, en général, d’une étude approfondie.

Or c’est justement en matière de droit civil que la doctrine kantienne du droit offrait des suggestions entièrement neuves, ne découlant nullement de l’esprit des Lumières et de la Révolution française. Au contraire, de même que Kant surmonta les Lumières dans ses grandioses Critiques, il surmonta les faiblesses du droit naturel dans le domaine du droit civil, même si les forces lui manquèrent pour structurer en détail sa doctrine juridique selon le programme établi par lui-même. Elle est demeurée à l’état de gros œuvre. À cet égard, on ne peut qu’être d’accord avec Rudolf Stammler, quand celui-ci considère que cette cathédrale au plan magnifique est restée inachevée3. Pour réellement l’édifier en tant que système pratique prêt à l’emploi, il manquait avant tout à Kant l’indispensable expérience juridique. Dans le droit comme ailleurs est valable le résultat obtenu par lui avec la plus grande certitude, que l’expérience offre la seule forme de connaissance qui puisse donner de la réalité à toutes les autres synthèses4. En outre, l’année même où fut publiée sa doctrine du droit, commencèrent pour Kant la maladie et l’épuisement. Cela ne l’empêcha pas d’adopter contre la doctrine jusnaturaliste de son temps et la législation qui en découlait la même position résolue qu’il avait prise auparavant contre la philosophie wolffienne. C’était un choix d’autant plus évident que l’ensemble de la législation et de la doctrine juridique de l’époque était imprégnée et dominée par l’esprit auquel Kant s’opposa de la manière la plus véhémente sous la forme de la philosophie de Christian Wolff. De même que Wolff s’évertua pédantesquement dans ses écrits à caser proprement le monde en arides paragraphes, la législation civile cherchait à réaliser l’« exhaustivité » à laquelle elle aspirait par le seul moyen d’une casuistique inquiète. La preuve en est le nombre incroyable de paragraphes du Codex Theresianus – 8.367 – et du Landrecht de Prusse – 17.610.

Dès la Critique de la raison pure Kant affirma la nécessité d’étudier, en lieu et place de l’infinie diversité des lois civiles, leurs principes, car c’est seulement de cette manière que pouvait être résolu le problème de la simplification de la législation5. Après avoir considéré les résultats de la philosophie antérieure comme une simple matière dogmatique qui nécessitait d’abord un examen et inventaire de fond et une clarification systématique, il procéda de la même manière avec les résultats de la jurisprudence de son temps.

Ce faisant, il s’attaqua de la façon la plus énergique aux confusions de la doctrine juridique de Wolff, et leur opposa la nécessaire distinction du droit et de la doctrine de la vertu, en excluant de la théorie juridique l’exigence éthique la plus haute, à savoir que l’homme doit accomplir son devoir dans une pure auto-contrainte6. Cela ne signifiait en aucun cas que les hautes valeurs éthiques dussent être mises à l’écart du domaine de la théorie juridique : sa doctrine du droit est au contraire la première partie de sa métaphysique des mœurs.

Mais il eut la vision claire d’une erreur fondamentale, qui dans la doctrine des philosophes des Lumière avait sa racine dans l’immuabilité du droit naturel, car un tel principe anéantissait en effet toute possibilité de progrès culturel dans le domaine du droit. Ces philosophes avaient oublié la vie, palpitante et toujours en évolution. Or le droit doit servir la vie, car son essence, comme Savigny l’a fait remarquer à juste titre, n’est autre que la vie elle-même considérée d’un certain point de vue7. En conséquence, le droit doit pouvoir évoluer ; il ne doit pas être immuable, purement statique.

De même, Kant identifia le noyau de validité qui se trouvait dans la doctrine de l’intangibilité du droit naturel et sut l’en extraire habilement en le restreignant aux principes les plus hauts. Mais il attribua en outre à ces principes fondamentaux une fonction bien particulière qui distingue du tout au tout les résultats de sa doctrine de celles de ses prédécesseurs. Depuis Platon, les savants avaient en vain cherché une définition unique complète du droit. Kant, au contraire, entreprit de décomposer le concept de droit en ses différents éléments et de lui garantir par là un nouveau fondement durable8 en travaillant, au moyen de l’approfondissement et éclaircissement des pensées les plus excellentes de la révolution intellectuelle qui venait d’avoir lieu, à l’élucidation de « principes régulateurs », et en intégrant ceux-ci dans une synthèse supérieure.

Ces éléments fondamentaux du droit ne sont pas eux-mêmes des normes juridiques mais seulement les inspirateurs de la norme juridique et ses régulateurs9. Dans leur coopération, dans leur influence et pénétration réciproque, ils incarnent en même temps la nature dynamique du droit, car leur contenu concret doit toujours être conquis de nouveau ; ce contenu est toujours déterminé par le stade culturel atteint par une société donnée.

Ces principes fondamentaux, ces principes régulateurs eux-mêmes ne peuvent ainsi avoir un contenu fixé pour toujours. Ce ne sont jamais que de grandes orientations pour la réalisation de l’idée du droit. Ils ne sont pas, en conséquence, statiques, eux non plus, mais doivent être compris de manière dynamique ; de sorte que le fondement du droit lui-même est susceptible d’évolution, parce qu’un droit sain doit toujours refléter la physionomie d’une période culturelle donnée.

En cela, Kant est parvenu à une compréhension de l’idée du droit conforme aux besoins toujours changeants de la vie mais a en même temps fondé la possibilité d’une systématique unifiée globale. La valeur du système est au-delà de toute casuistique10. Les deux grands penseurs que sont Kant et Leibniz étaient sur ce point du même avis. Mais les dérives casuistiques rendues possibles par la méthode scolaire de Wolff ne pouvaient être surmontées, dans un premier temps, que par la reconnaissance de la mobilité du droit nécessaire aux besoins pratiques de la vie. Aussi Kant ne visait-il pas à une pure et simple formalisation du droit, il entendait bien plutôt gagner les principes clés qui puissent garantir un ordonnancement unifié des décisions juridiques ainsi que leur développement dans la pratique et la jurisprudence.

Dans la doctrine juridique de Kant, la raison pure fournit certes les principes a priori, les pensées directrices supérieures, mais l’emploi de ces pensées directrices doit être, conformément au « concept du droit établi dans la pratique », fondé sur « les cas offerts par l’expérience »11, c’est dire que même un système métaphysique du droit doit porter attention à la diversité caractéristique de la vie réelle. Cela ne représente toutefois nullement une disposition casuistique, car les grandes pensées directrices préviennent l’éparpillement et permettent au juge de produire, dans le cadre d’un grand système unifié, une jurisprudence unifiée, même dans les lacunes de la loi, c’est-à-dire là où la loi elle-même ne donne aucune indication au juge, et elles rendent de cette façon inutile la multiplication infinie des lois civiles.

Les éléments de l’idée du droit, et par conséquent les principes régulateurs, Kant les trouva dans les grandes idées de justice12, d’égalité et de liberté. Ces idées ne doivent pas être confondues avec les mots d’ordre des Lumières et de la Révolution française. Cet avertissement vaut tout particulièrement pour l’idée de liberté. La doctrine d’un philosophe allemand ne peut en aucun cas se passer d’une telle idée, et la philosophie de Kant est justement la plus pure expression de l’essence allemande. Le poète romain Lucain appelait déjà « germanum bonum »13 la liberté, et dans le « Miroir des Saxons » Eike von Repkow explique que l’homme créé à l’image de Dieu est un être libre14. À l’unisson, Montesquieu trouva l’origine de la liberté dans les forêts de Germanie, et Guizot enseignait que les Germains introduisirent l’idée de liberté personnelle et la placèrent au berceau des nouvelles civilisations, où elle produisit, en tant que leur élément le plus fondamental, les fruits les plus sublimes15.

Cette pensée germanique de la liberté ne fut cependant jamais conçue de manière individualiste, à la manière des Lumières et par la suite du libéralisme. À cette interprétation-là, Kant était lui-même tout à fait étranger. Et une liberté sans frein, qu’il rejette expressément comme une « monstruosité »16, pouvait encore moins lui servir de fondement dans un système du droit. Il a au contraire toujours, dans son explication de la liberté, eu à cœur la collectivité (Allgemeinheit) et ses besoins et, par voie de conséquence, conçu son impératif catégorique du devoir selon la nécessité d’en insérer l’action dans une « loi générale » (allgemeines Gesetz)17 [Cf. Introduction du traducteur : 2)].

De même, la pensée de l’égalité selon la doctrine kantienne du droit doit être purifiée des confusions des Lumières et, au lieu du mot d’ordre de nivellement, qui dans le jugement de Nietzsche est le plus grand mensonge, une gifle aux inégalités naturelles18, il convient de poser le principe d’égalité des droits (Gleichberechtigung), dans lequel Kant voyait « l’aiguille dans la balance de la justice »19 [« qui consiste à n’incliner pas plus d’un côté que de l’autre »].

C’est au moyen de ces deux concepts purifiés de « liberté limitée » et d’« égalité des droits » que le principe de « justice », la plus haute idée du droit, reçut sa clarification nécessaire. Or cette idée elle non plus ne doit pas être comprise littéralement mais bien plutôt selon un sens supérieur par lequel la justice a devant les yeux les situations particulières des différents cas et n’est jamais partiale. La justice ne doit donc jamais être aveugle, ses yeux ne doivent pas être bandés, comme l’art antique se plaît à la représenter, elle doit au contraire voir avec des yeux de lynx, en ayant en vue les deux parties et sans porter le regard sur l’une d’elles seulement20. Cela vaut tout particulièrement dans le domaine du droit civil. Dans le contentieux civil, en effet, les grâces ne sont dispensées qu’au détriment de l’autre partie ; ce qui n’est point permis car ce serait léser le principe de l’égalité des droits. Une juridiction civile n’est pas, Kant insiste sur ce point, un « bureau de bienfaisance », elle doit chercher le droit21.

Telles sont les trois pensées directrices qui apparurent à Kant comme principes régulateurs, et qui représentent ensemble l’idée du droit.

Mais Kant apporte également des suggestions entièrement neuves pour la structuration des principes fondamentaux, bien que de manière incomplète. Cela correspondait toutefois à sa conception des tâches de sa philosophie, selon ses propres dires, à savoir qu’il ne souhaitait faire que des suggestions22. Son insistance sur la nécessité d’une utilité pratique de la doctrine du droit indique que le développement de sa pensée en système pratique complet ne pouvait être entrepris que par un juriste génial en possession de l’expérience indispensable à la connaissance des détails et de leurs relations entre eux.

C’est le plus grand juriste théorique et pratique de la vieille Autriche, Franz von Zeiller, qui se consacra à cette tâche23. Il venait lui aussi de l’école wolffienne, dont le représentant le plus éminent en Autriche était le baron von Martini, jusnaturaliste, professeur à l’Université de Vienne. Zeiller, né à Graz en 1759, reçut à l’âge précoce de dix-sept ans le doctorat en philosophie de l’université de sa ville natale. Il fut alors accueilli dans la maison de Martini et suivit sous la direction de ce dernier des études de droit. À vingt-trois ans, il assistait Martini dans ses fonctions de professeur et avait, par une thèse brillante, « De suspectis tutoribus », attiré l’attention de larges cercles. Il fut ensuite professeur à l’Université de Vienne pendant plusieurs décennies, dans les domaines du droit naturel, du droit romain, du droit public, du droit pénal procédural et substantiel. Il ne se contenta toutefois pas de son activité d’enseignement, et c’est justement l’étude assidue des écrits de Kant, lequel voyait dans l’expérience la seule connaissance donnant de la réalité à toutes les autres synthèses, qui le poussa à se tourner vers la pratique du prétoire. À sa demande, il lui fut permis en 1789, « contre la promesse de garder le silence », d’assister aux travaux et délibérations de la cour d’appel de Vienne. En 1794, il devint juge ordinaire à cette même cour de deuxième instance et, quelques années plus tard, fut nommé juge (Hofrat) à la plus haute cour, à l’époque la Cour suprême. Ces fonctions le familiarisèrent avec toutes les branches du droit. Le prétoire fut en quelque sorte la clinique de son étude scientifique, et c’est là que ses talents universels parurent en pleine lumière. Les expériences acquises au cours de son expérience du prétoire lui apportèrent les assises les plus solides pour la rénovation du droit dont lui fut confiée la conduite. En 1797, il fut en effet nommé conseiller à la Commission judiciaire des affaires juridiques, et commença alors pour lui l’activité où il devait connaître le plus grand succès.

Il dut, dans un premier temps, corriger les défauts de la législation précipitée de l’empereur Joseph II. Pour cela, il employa sciemment la théorie de Kant. Sur le fondement des projets qu’il établit à cette occasion, il rédigea le code pénal qui entra en vigueur en 1803 et qui s’applique aujourd’hui encore pour l’essentiel dans les Reichsgau des Alpes et du Danube car la loi pénale autrichienne de 1852 n’est autre qu’une seconde édition de ce code qui fut un succès et suscita l’admiration profonde du philosophe et juriste pénal Feuerbach. Ce code pénal conserve encore, en raison précisément de ses dispositions structurées à partir de la forte doctrine kantienne des devoirs, des avantages appréciables par rapport au code pénal allemand né à l’époque libérale, car il place l’accent décisif sur la volonté, et par conséquent traite l’instigateur et le complice selon le degré de leur propre culpabilité volitive (Willenschuld), que la personne incitée ait commis ou non l’acte répréhensible. La meilleure preuve des avantages induits par l’usage de la philosophie de Kant a été apportée récemment par le décret du 29 mai 1943 (J.O. du Reich I, p. 335) visant à aligner les dispositions en vigueur en Allemagne sur ces dispositions anciennes du code pénal autrichien24.

Mais avant même que le code pénal fût terminé, Zeiller se vit confier la réalisation d’un projet en matière civile, et il fut ainsi pendant toute une décennie rapporteur permanent des délibérations au sujet du nouveau code civil. La réforme du droit civil faisait l’objet de travaux depuis un demi-siècle, ayant été engagée à la demande de Marie-Thérèse en 175325. Dans le premier projet, à savoir le Codex Theresianus, la méthode d’enseignement et d’exposition de Christian Wolff était restée, comme pour le Landrecht prussien, déterminante et dans les deux cas avait engendré une casuistique inquiète dont on trouve d’emblée la marque dans le grand nombre de paragraphes. Les confusions irrémédiables du droit naturel qui s’y trouvaient enracinées n’étaient pas moins notable.

En raison de ces défauts, Marie-Thérèse refusa catégoriquement d’entériner le projet portant son nom26. Les tentatives entreprises par Horten, Kees et Martini d’en resserrer le contenu devaient rester vaines, car elles ne surent pas elles non plus se détacher de la façon de penser de Wolff.

Il faut toutefois souligner que ces travaux de réformation étaient dès le départ portés par une ferme volonté de libérer le droit national des chaînes du juridisme romain et de produire un « code populaire » (Volksbuch) qui ne s’adresserait pas seulement aux juristes mais à l’ensemble de la population. Cette volonté de libération, exprimée de manière particulièrement claire dans une lettre de Marie-Thérèse du 4 août 1772, devint toujours plus forte au cours de ce long processus ; elle ne put toutefois parvenir à un plein succès que lorsque Zeiller plaça la philosophie de Kant au fondement de ce travail.

Dans ses propositions, au cours des consultations, Zeiller insista beaucoup sur le fait que les travaux conduits jusqu’alors ne pouvaient être utilisés que comme un matériau préparatoire et nécessitaient un examen et une clarification de fond pour qu’il soit possible de les conduire à un système unifié cohérent27. Il prit donc exactement la même position vis-à-vis de ces travaux que Kant vis-à-vis de ses prédécesseurs. Aussi Zeiller, dans son droit privé naturel, qu’il fit paraître au début des nouvelles consultations, en 1802, écrit-il que la philosophie critique de Kant est la première à avoir porté la théorie juridique au rang de véritable science28. C’est sur le modèle de cette théorie épurée qu’il façonna le code.

Au fondement de ses préconisations il suivit à son tour une idée directrice, qu’il désigna sous le nom de « principes naturels du droit » (§ 7 ABGB). Il se garda bien, toutefois, d’énumérer ces principes. Il ne discuta expressément, dans son commentaire au § 7 sur les principes naturels du droit, que les pensées tirées de Kant de liberté, d’égalité de droits et de justice29, et le fit spécialement en vue de montrer qu’ils ne devaient être confondus avec les plats mots d’ordre des Lumières et de la Révolution française. Au lieu de cela, il les a remplis d’un véritable contenu juridique. Développant la pensée de Kant, il définit la liberté envisagée par le code une « liberté limitée par la raison », liberté limitée « par les buts de la collectivité », et il place au premier rang les devoirs que les individus ont vis-à-vis de la collectivité30. Les concepts d’égalité des droits et de justice sont également compris par lui selon l’esprit de la philosophie kantienne.

Mais Zeiller ne laissa subsister aucun doute quant au fait qu’il ne fallait pas voir dans ces idées directrices les seuls principes naturels du droit, car le fondement du droit lui-même est susceptible d’évoluer et conditionné par les besoins de l’époque. Dans d’autres passages de son commentaire, on voit qu’il comptait aussi parmi ces pensées directrices le caractère autochtone, natif du droit, à savoir son enracinement31, et l’harmonie des décisions32. Mais Zeiller refusa d’introduire explicitement ces pensées directrices dans le code, afin d’éviter une restriction malsaine, car les temps de bouleversements majeurs dans tous les domaines de la pensée et de la connaissance que les auteurs avaient vécus et qui, selon les termes de Zeiller, ne laissèrent aucune vérité debout33, lui avaient appris à tourner ses regards vers l’avenir et à ouvrir grand la porte des futurs développements du droit. Zeiller reconnut en outre que de nouvelles idées pourraient apparaître à l’avenir auxquelles devrait être aussi reconnue la qualité de principes naturels du droit, que c’était inévitable dans la mesure où un droit sain doit présenter les traits de son époque culturelle et que ces traits sont caractérisés par les grandes lignes qui en dirigent le développement. Cette sage réserve du code nous donne aujourd’hui la possibilité, dans son esprit même, d’insérer organiquement dans le système du code juridique, sans qu’il fût besoin d’en changer les dispositions, les principes régulateurs qui se dégagent du programme du Führer, ce qui serait tout simplement impensable dans le cadre d’un code positiviste, quel qu’il soit. Mais toutes ces idées directrices ne doivent avoir, comme Kant le souligne dans sa Critique de la raison pure, qu’une fonction régulatrice34. Elles ont selon Zeiller une triple mission à remplir, à savoir, servir de :

  1. précepte et limite à la législation ;
  2. indicateur dans les vastes régions des choses douteuses ;
  3. source directe de droit dans le domaine des lacunes de la loi35.

Zeiller faisait ainsi clairement litière du mode de pensée casuistique de Wolff et de ses disciples, et parvint à la place à une complétion de la loi dans un sens supérieur36. Son but était de réaliser l’exigence kantienne, déjà évoquée, d’étudier, au lieu de l’infinie diversité des lois civiles, leurs principes, et de simplifier ainsi le droit37.

C’est ainsi que put être garantie au juge la latitude nécessaire à un exercice pleinement satisfaisant de sa fonction. Comme l’a souligné Zeiller à de nombreuses reprises, le juge ne doit pas être considéré comme une « machine à dire le droit »38. Lorsque Kant voit la vocation de l’homme dans le fait de « penser par soi-même »39, cela vaut plus encore pour le juge. Mais il faut en même temps, par une disposition correspondante de la loi, empêcher que son application soit « entièrement libre ». La question de savoir quels principes doivent conduire le juge dans l’application et interprétation de la loi, à quel degré il est lié par les textes et comment il doit savoir aller au-delà lorsque la lettre ne lui est d’aucun secours, fait partie des problèmes les plus importants du droit. Conformément à la doctrine de Kant, Zeiller voulait créer une « architectonique du droit civil »40, dont les piliers seraient les idées directrices et qui permettrait ainsi l’unité de la jurisprudence même dans le domaine des lacunes de la loi. C’est pourquoi le pouvoir du juge doit être encadré rationnellement. Une liberté absolue, c’est-à-dire une jurisprudence entièrement libre, serait là aussi une « monstruosité ». Aussi les §§ 6 et 7 ABGB déterminent-ils explicitement, contrairement au code civil d’Allemagne, comment doit procéder l’application et interprétation de la loi. La lettre de la loi ne doit pas diriger à elle seule le travail du juge, c’est la finalité (l’intention) de la loi qui est déterminante. Or les finalités les plus hautes sont données par les idées fondamentales du droit.

L’ABGB est donc on ne peut plus éloigné d’une disposition telle que celle de l’article 1er du code civil suisse, libéral et si admiré, qui prescrit au juge de décider le cas de la manière dont il le ferait s’il était lui-même législateur. Le juge n’a pas seulement une tâche subjective à remplir. Il ne prononce pas seulement un jugement individuel. Aussi ne doit-il pas combler les lacunes du code seulement selon son idée. Car alors le droit serait différent en fonction des différentes cours et différentes chambres des cours, et l’égalité des droits, « l’aiguille dans la balance de la justice », comme dit Kant, serait lésée. Le juge doit s’insérer dans le rythme de la collectivité. C’est seulement en tant que membre de la collectivité qui lui confère le pouvoir de lier par sa parole, donc seulement en tant que « représentant du législateur », qu’il dit le droit, au nom de la collectivité.

Il doit avoir un regard d’ensemble et donc, dans le domaine des lacunes, chercher du secours auprès des idées directrices du droit. C’est ainsi qu’il acquiert la permission mais aussi le devoir de développer le droit dans l’esprit de la loi. Ceci décrit également son action dans le domaine des « lacunes cachées » de la loi, dont Aristote avait déjà parlé41. Ces lacunes apparaissent « quand une loi possède un énoncé général mais un cas se présente qui ne s’inscrit pas dans cette généralité ». Ici aussi le juge doit, ainsi que le préconisait Aristote, décider le cas « de la même manière que le législateur le ferait s’il était présent et voyait le cas », c’est-à-dire non pas le législateur du temps de la parution du code mais le législateur de l’époque de la décision à prendre. C’est là que se trouve la libération définitive du positivisme ossifié de l’époque libérale et que se trouve garantie aussi une saine dynamique dans le domaine des lacunes de la loi. Ce fut une erreur de sa part quand Julius Binder considéra que, dans les cas de lacunes du droit, l’« équité » offrait la seule issue42. Ce serait un secours trop peu fiable et ne pourrait, tout comme les décisions d’après un simple « sentiment »43, engendrer autre chose qu’un droit aléatoire. La décision doit bien plutôt, conformément à la philosophie kantienne, dériver d’un examen systématique à partir des idées fondamentales du droit et en accord avec leur structure cohérente. C’est précisément là que le « disciplinement de la pensée juridique »44 défendu par J. W. Hedemann trouve son couronnement, sans que la latitude nécessaire à la maîtrise des problèmes de la vie en soit trop entravée. La pensée individuelle du juge est elle aussi engagée sur une voie cohérente qui permet de réaliser un véritable système de jurisprudence de caractère scientifique, même dans le domaine des lacunes. C’est également ici le domaine où les buts de la philosophie du droit et de la jurisprudence se rejoignent dans le traitement jurisprudentiel des cas individuels. Dans le domaine des lacunes du code, les deux travaillent main dans la main, ne sont plus séparées de manière essentielle, et remplissent ensemble les commandements de la raison pratique.

En rapport étroit avec ces lignes directrices, Zeiller a refaçonné de manière entièrement neuve, toujours à l’aide de la philosophie de Kant, les principes fondamentaux du droit. Cela vaut en premier lieu pour le concept de « personnalité », dont le contenu ne se laisse connaître, dans les conceptions du code, que d’après les idées fondamentales du droit, selon lesquelles la liberté de l’individu doit être limitée non seulement en considération d’autrui mais aussi et avant tout du fait de l’insertion des intérêts de l’individu dans ceux de la collectivité45. De sorte que passent au premier plan les devoirs qui s’imposent à l’individu vis-à-vis de la collectivité, ces devoirs qui, dans la présentation inspirée de Kant, conduisent l’homme à la personnalité, car elles lui confèrent sa « dignité humaine »46 et l’élèvent ainsi au-dessus du règne des choses vivantes et non vivantes qui sont devant lui comme autant d’objets soumis à sa volonté.

Sans devoir, il n’est point de personnalité. Sans devoir, aucun droit ne peut non plus revendiquer la moindre validité47. Le concept de personnalité est ainsi élaboré par Zeiller, de manière totalement antithétique de l’antique concept de personne, à partir de l’idée de dignité humaine, dont le respect, selon les assurances de Zeiller, doit naître des lois civiles48. Cette conception exerce la plus bienfaisante action sur les dispositions individuelles du code. L’idée de patria potestas, par exemple, est maintenue en tant que postulat de la raison pratique49, car les personnes mineures ne peuvent gérer leurs affaires de façon indépendante et doivent donc être représentées au plan de la volonté, mais la « personnalité en devenir » de l’enfant est, selon le § 21 ABGB, placée sous la protection spéciale des lois, pour que, ainsi que l’exprime Zeiller, l’inégalité découlant de la nature soit palliée le plus possible50, donc pour que le principe d’égalité des droits ne soit pas lésé. Cette disposition correspond aux vues de Joseph II, l’« ami de l’humanité » (Schätzer der Menschheit), qui fit introduire cette protection dans son code de 178651. La protection spéciale de la personnalité du mineur intervient notamment dans les dispositions relatives au choix de la profession et à la liberté du mariage. Dans les deux cas, le refus du père peut être, au contraire du code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB), avec des raisons suffisantes obvié par le tribunal (§§ 52, 148 ABGB). La première de ces dispositions est également conforme à la façon de voir du national-socialisme et peut servir d’orientation au droit futur52.

Parmi les devoirs de la personnalité, on trouve au premier plan les devoirs envers la collectivité. Ce faisant, l’idée sociale devenait dans l’ABGB, bien qu’encore embryonnaire, vivante. Ce qui est également conforme à la doctrine kantienne. Kant, en effet, que l’époque libérale, en méconnaissant totalement le sens de sa philosophie, a cherché à interpréter comme un pionnier de l’individualisme égocentrique, établit dès 1784, c’est-à-dire cinq ans avant le début de la Révolution française, dans son Idée d’une histoire universelle, le principe selon lequel la culture consiste en la valeur sociale de l’homme, et de cette façon il a valorisé l’homme non plus au point de vue de l’individu mais de sa position dans le cadre de la communauté, du point de vue élevé des tâches et des buts qui ont en vue « la réalisation d’une société civile administrant le droit »53. C’est dans la réalisation de cette valeur sociale, c’est-à-dire de cette valeur pour la société, que Kant a vu les plus hautes finalités de l’humanité, auxquelles l’individu doit contribuer. Il est étonnant de voir dans quelle mesure Kant, à une époque de despotisme débridé, parvint avec une telle acuité à clarifier les relations de l’individu à la collectivité, et distingua, en termes mélancoliques, entre, d’une part, leur organisation dans le sens décrit par lui et, d’autre part, la simple civilisation, en posant que son époque qui étouffait dans les raffinements rococos était certes civilisée à outrance mais que cette civilisation extérieure ne pourrait jamais être que pure apparence, misère brillante tant qu’elle n’acquerrait pas une façon de penser authentiquement morale. Ce concept ennobli de personnalité se rapproche de manière extraordinaire de la conception nationale-socialiste du devoir, et conduit naturellement à la conclusion que le bien général doit se voir attribuer une plus haute importance que le bien de l’individu (§ 364 AGBG), même si la résolution définitive du problème des rapports entre personnalité et collectivité reste, selon les termes justes de Bruno Bauch, une « tâche infinie »54. L’individu ne doit pas être opprimé, effacé, ce à quoi revient la doctrine du communisme, mais d’un autre côté l’unilatéralité de l’individualisme du passé doit être radicalement surmontée.

Or ce n’est pas seulement le concept de personne qui a, dans l’ABGB, via l’application de la philosophie de Kant, acquis une conception entièrement différente, et une conception proche de la pensée nationale-socialiste, mais aussi tous les autres concepts majeurs du droit55. Ainsi, le concept de « chose » du § 285 ABGB n’est plus romain, ni purement corporel comme le concept du code civil allemand (BGB), il est formé dynamiquement selon le concept kantien du « mien et tien extérieurs »56. Kant comprenait par là « le mien et le tien objectivement possibles », c’est-à-dire ces objets « dont l’usage est en notre pouvoir »57. Or il y incluait aussi d’autres personnes58, et ce dans le même sens que l’infortuné concept de droit réel-personnel qu’il développe plus loin59. L’acquisition de personnes, qui sont pour Kant des « fins en soi », dans le sens où des choses peuvent être acquises, est impossible60. Les personnes sont des sujets juridiques, elles ne peuvent devenir objets juridiques. Quand un droit m’est reconnu vis-à-vis d’une autre personne, non pour telle ou telle prestation mais sur la personne elle-même, comme dans le mariage, c’est pourtant toujours – comme Zeiller l’explique – un droit sur elle « en tant que personne », par lequel elle n’est sous aucun rapport assimilée à une chose et il n’est en rien porté atteinte à sa dignité humaine61. En subsumant des personnes sous les concepts du tien et mien extérieurs et de droit réel-personnel, Kant a en réalité percé une brèche dans le système de sa philosophie. Zeiller a évité ces erreurs en procédant à une nécessaire limitation et en définissant ainsi clairement le concept de chose en tant qu’objet juridique. Le mien et le tien extérieur n’est pas seulement ce qui est différent de « ma » personne mais de toute personne. C’est pourquoi le § 285 ABGB dispose : « Tout ce qui est distinct de la personne et qui sert à l’usage des hommes est appelé chose dans le sens légal. »

Zeiller a ainsi gagné en tant qu’objet juridique le concept de chose qui englobe tous les objets du droit patrimonial, et englobe donc aussi des droits, pas, cependant, des droits attachés à la personne mais seulement ceux qui peuvent être objet d’acquisition et de transaction légale62, à savoir des droits patrimoniaux. Mais en ce qui concerne ces droits, un titre obtenu par la promesse d’autrui est déjà une « chose au sens juridique » bien que l’objet de la promesse, ce qui a été promis, n’ait pas encore été transféré63. Je peux déjà faire usage de ce droit. Son usage se tient par conséquent en mon pouvoir64. C’est déjà un objet de mon patrimoine, il fait déjà partie, en tant que – selon les mots de Kant – « obligatio activa », de mon avoir, « quoi que le temps de la prestation soit encore à venir ».

Ce n’est pas la corporéité qui est le caractère déterminant de la chose, mais son exploitabilité. Elle est dans le § 285 désignée comme usage et c’est ainsi qu’il est procédé à la nécessaire limitation du concept de chose aux objets du droit patrimonial.

Au concept de chose appartiennent également des actes et prestations par des personnes. Ces actes et prestations peuvent eux aussi faire l’objet d’acquisition et de transfert patrimonial, à eux aussi une valeur patrimoniale peut être imputée. Ils sont eux aussi des choses « appréciables » [évaluables] (§ 303 ABGB). Leibniz avait déjà introduit de telles actions dans le concept de chose65. Elles peuvent faire l’objet de contrats à titre onéreux ou gracieux. Cela ne doit cependant pas être compris comme signifiant que le travail humain serait une simple marchandise, comme le croyait l’époque libérale. Quand l’objet juridique consiste dans le travail humain, le droit de la personnalité doit intervenir à titre régulateur afin que la dignité humaine de la personnalité qui effectue le travail ne soit pas lésée. Ici s’exprime la valeur spéciale de l’idée fondamentale d’harmonie de la législation, sur laquelle Zeiller insista en tant que condition nécessaire de la valeur intrinsèque du droit.

Peuvent également constituer des choses au sens juridique les abstentions auxquelles s’engage l’individu et qui reposent donc sur une contrainte vis-à-vis de la personne détentrice du droit. Le devoir de s’abstenir de léser le droit d’autrui, dérivé du concept général de devoir et que Kant désigne comme un postulat de la raison pratique66 car un mien et tien objectivement possibles sont rendus possibles seulement par là, ne peut donc pas encore être conçu comme une chose.

Cela étant, ce ne sont pas seulement les prestations de personnes qui appartiennent au large concept de l’ABGB, mais aussi les sources d’énergie impersonnelles, quand leur correspond la caractéristique qu’elles aussi servent à l’usage des hommes67. En cela le concept du § 285 a acquis une élasticité qui a permis d’accompagner les développements techniques et économiques du siècle dernier insoupçonnés au moment de la naissance du code. Tant que ces sources d’énergie ne sont pas soumises à l’exploitation humaine et ne peuvent donc être mises au service de l’homme, elles restent exclues du concept de chose du § 285. Mais avec les progrès de nos connaissances techniques, physiques et chimiques, les contours dynamiques de ce concept s’élargissent de façon continue et autonome. Il inclut aussi, par conséquent, les énergies rendues exploitables par et pour l’homme. Or les temps présents n’ont pas seulement besoin d’un droit des biens de l’énergie, comme le demandait Spengler68 ; nous devons aussi toujours reconnaître un droit des biens pour les corps. Notre droit des biens ne s’épuise toutefois pas en cela, il trouve sa complétion dans un droit des biens pour les objets qui ne sont pas des corps mais qui en même temps sont distincts de la personne et servent à l’usage de l’homme. Le passé et l’avenir se tendent ici la main dans un travail de pensée commun, statique et dynamique, selon le principe de continuité découvert par Leibniz.

La subsomption des énergies exploitables sous le concept de chose a extraordinairement simplifié le traitement juridique des actes de droit portant sur ces énergies. Il devint ainsi possible de traiter simplement, dans le cadre de l’ABGB, la fourniture de courant électrique comme contrat de vente. À défaut d’un tel concept, il est a contrario de la plus grande difficulté aux juristes d’Allemagne de trouver une explication commode de ces affaires paraissant au jour le jour, en d’innombrables cas, et, malgré toute l’ingéniosité juridique dépensée, le résultat reste très défectueux, quand l’affaire est par exemple traitée comme « un contrat de travail sur le type du contrat d’entreprise », ce qui est voué à rester incompréhensible pour les non-juristes et ne peut d’ailleurs pas non plus satisfaire les juristes. Avec l’ABGB, il n’y a en revanche pas lieu de se casser la tête, que l’on veuille appeler le courant électrique une chose « corporelle » ou non, car cette distinction ne change rien, du point de vue de ce code, au traitement juridique.

En jugeant d’un code juridique, il est cependant un point à ne pas oublier : moins il résout de questions juridiques, mieux cela vaut, car il est fait en vue de la vie, et sa finalité n’est pas d’offrir à la théorie une arène pour couper les cheveux en quatre. Il n’est pas fait à l’attention des professeurs mais à l’attention du peuple.

Recourant à la doctrine kantienne du droit, Zeiller a en outre soustrait le concept de propriété aux limites étroites du droit romain69. Kant avait cependant, en conformité avec les jurisconsultes romains, désigné les seules choses corporelles comme objets du droit de propriété. Il n’en forma pas moins aussi le concept du « mien selon le droit »70. Ce « mien selon le droit » (meum iuris) est pour Kant « ce à quoi je suis tellement lié que l’usage qu’un autre en ferait sans mon agrément me léserait ». Zeiller en tire le concept de propriété au sens large, dans le § 353 ABGB, qui se lit comme suit : « La propriété d’une personne se compose de tout ce qui lui appartient, de tous ses biens corporels et incorporels. » L’idée de propriété de l’ancien droit germanique revenait ainsi à la vie, lequel est caractérisé par la notion d’« appartenance » (Zugehörigkeit)71. Kant lui aussi a dégagé la liaison de la personne à la chose dans sa définition du mien selon la loi. Mais c’est le juriste chevronné qu’était Zeiller qui le premier put en tirer les importantes conséquences juridiques. La possibilité lui en fut donnée, là aussi, par le concept dynamique de chose du § 285, et la valeur appréciable de ce concept élargi de propriété se trouve dans le droit d’exclusion, valant pour tout droit de ce type, contre de tierces personnes et dans la protection pétitoire en résultant vis-à-vis des lésions par des personnes sans titre. C’est ce que dispose expressément le § 354 ABGB.

Le concept large de propriété du § 353 ne comprend pas seulement les biens corporels mais aussi les droits sur ceux-ci. Mais il ne confond nullement le concept de propriété avec celui de patrimoine. Ce dernier concept inclut tous les droits et obligations patrimoniaux d’une personne et remplit donc une fonction plus large. La finalité du § 353 est essentiellement plus étroite et requiert une interprétation restreinte. En plus de la propriété pleine et entière du droit romain, qui ne peut être constituée que de biens corporels, il comprend, tout comme l’ancien droit germanique de haute époque, une « propriété limitée de droits », droits qui attestent un contenu plus restreint que la propriété pleine et entière, une propriété restreinte, qui peut être de plusieurs sortes mais doit toujours attester un contenu déterminé72. Pour en définir les contours est déterminante l’idée de publicité (Publizitätsgedanke), qui selon Otto von Gierke est née de l’ancien droit germanique73 et requiert toujours des faits externes déterminés qui fassent paraître et reconnaître extérieurement le bien-fondé du rapport du titulaire et de l’objet, et fonde ainsi l’« appartenance ».

Cela intervient seulement avec des droits qui renferment en soi l’autorisation de l’usage d’un bien corporel appartenant à autrui. Les servitudes n’entrent pas là en considération, car en tant que droits réels elles ont une régulation spécifique ; entrent en considération certains droits de nature personnelle, mais ces droits ne deviennent objet de la propriété au sens large que lorsque la prétention à l’usage d’un bien étranger, tout comme dans la cession de propriété pleine et entière en droit romain, est déjà réalisée et ainsi la relation nécessaire entre personne et bien est extérieurement reconnaissable. Cette réalisation n’intervient qu’avec le début de l’exercice effectif du droit, c’est-à-dire avec l’usage. C’est seulement alors qu’apparaît une « nouvelle relation juridique » qui requiert une protection plus forte que le simple titre personnel, car c’est avec cette réalisation du droit que naît la permission du § 354 d’exclure toute autre personne. Cela intervient, par exemple dans le régime du bail, quand le locataire emménage dans l’appartement loué. Ces dernières décennies, a souvent été soulignée la nécessité d’une protection ainsi renforcée dans le régime du bail74, mais cette nécessité ne doit pas se réduire au domaine de la location, elle vaut pour tout droit d’usage personnel à un bien étranger dès le moment de l’exercice effectif de cet usage, donc aussi pour toute abstention d’usage contractuelle, par exemple dans un contrat de prêt. Tout droit d’usage réel ainsi réalisé jouit selon l’ABGB du droit de protection pétitoire direct contre les lésions de droits par des personnes sans titre. Ainsi, tous les biais pitoyables que nécessite le droit romain pour les propriétés des biens corporels, et l’accumulation de procédures qui en résulte, disparaissent. Tout devient simple et naturel, conforme à la pensée juridique du peuple.

D’un autre côté, la propriété des biens corporels elle-même, c’est-à-dire la propriété au sens romain, est libérée du cancer des interprétations juridiques individualistes, car la pensée directrice de « liberté limitée par les finalités de la collectivité » influe également sur son contenu. C’est ainsi que ce contenu est limité aux termes du § 364 par les devoirs qui s’imposent à l’individu vis-à-vis de la collectivité eu égard au « bien général ». Ainsi, le droit de propriété ne constitue pas seulement un droit subjectif de l’individu mais renferme également en soi une fonction sociale75. Il s’inscrit organiquement dans l’édifice du droit civil et en caractérise l’architectonique organique76. Ici encore le code juridique vieux de presque cent cinquante ans rejoint de manière remarquable la conception nationale-socialiste et est incomparablement plus moderne que les codes plus récents nés dans les époques de matérialisme borné. Les œillères du droit romain sont tombées. Le nouveau droit s’est formé à partir de l’ancienne pensée juridique allemande éclairée par la doctrine philosophique de Kant.

La division nette, implacable entre droits personnels et réels elle-même, que traçait le droit romain et que le BGB a repris de manière encore plus implacable, s’il est permis de penser une telle chose, mais qui reste incompréhensible pour le peuple, est, comme le montre l’exemple du concept élargi de propriété, étrangère à l’ABGB77.

Il en est résulté une extraordinaire simplification de la réflexion juridique, qui se manifeste clairement dans toutes les transactions de la vie quotidienne. Une partition de ces transactions entre une transaction personnelle de base et un « contrat réel abstrait » complètement indépendant, comme cela se produit dans le BGB, est tout à fait étranger au code civil autrichien ainsi, du reste, qu’aux conceptions du peuple. Quand deux personnes passent un contrat de vente à propos d’un bien, ils ne cherchent pas seulement à produire un « fondement juridique » pour l’acquisition d’une propriété sur ce bien : le vendeur veut aussi transférer réellement la propriété à son cocontractant. Autrement, il penserait que la déclaration de vente est malhonnête. Par conséquent, même quand le bien doit être transféré plus tard à l’acquéreur, ce transfert différé ne signifie rien d’autre que l’« accomplissement du contrat », lequel accomplissement est certes différé mais fut conclu dès le départ par la volonté des deux parties. Ce contrat n’aurait autrement aucun sens. Tel est bien le point de vue de l’ABGB. Tout comme l’homme du peuple, il conçoit la transaction comme un tout. L’accord personnel et réel est tout un, car les deux parties sont d’accord lors de la conclusion de l’affaire sur la concession de propriété. Il est vrai que la propriété de biens meubles n’est acquise que par le transfert, mais cette nécessité correspond pleinement aux exigences de l’ancien principe germanique de publicité, qui agissait de manière bien plus forte dans l’ancien droit allemand que dans le droit romain, car ce n’est qu’à partir de ce moment qu’est réalisée l’« appartenance » qui, selon le vieux droit allemand, et de même selon le § 353 ABGB, caractérise la propriété. C’est à partir de ce moment seulement que le bien devient pour l’acquéreur, selon le mot de Kant, « sien selon la loi ». C’est seulement alors que la relation réelle nécessaire à l’apparition d’effets juridiques réels s’ajoute aux éléments volitifs du contrat et que le droit acquis devient opposable à tous alors qu’il n’était jusque-là contraignant que pour les seules parties. Or, avec ce transfert, il ne s’agit pas d’une nouvelle transaction mais bien d’un seul et même acte de cession78.

Ces prescriptions de l’ABGB ont rendu possible une simplification extraordinaire, et en même temps conforme aux conceptions populaires, de l’ensemble des processus juridiques de transaction, et prévenu dans le ressort du code les innombrables contentieux qui se produisent sous le régime juridique de l’Allemagne en raison de la partition des transactions.

Une simplification juridique tout aussi importante a eu lieu dans le domaine de la possession. Là aussi des idées furent formées et employées dans l’esprit de la doctrine kantienne du droit et en s’écartant du droit romain, des idées qui s’enracinent dans les anciennes représentations germaniques de la « saisine » (Gewere)79. Aussi l’ABGB ne connaît-il pas seulement une possession de choses corporelles. Les auteurs du BGB furent, on le sait, obligés – car, comme dans le droit romain, ils ne reconnaissaient de possession que de choses corporelles –, pour tenir compte des besoins de la vie, d’édifier une construction totalement artificielle où les concepts de possession en propre, possession pour le compte d’autrui, possession directe, possession-relais (Staffelbesitz) se fondent l’un dans l’autre. Il en résulte un ahurissant mille-feuille, qui nécessite le plus souvent de véritables acrobaties mentales, car une même personne peut occuper en même temps différents échelons de cette « échelle possessoire », et rend la complexité de la théorie de la possession dans le BGB franchement grotesque. Il va de soi que le non-juriste, même éduqué, est incapable de s’y retrouver dans un tel maquis, et que la connaissance de cette théorie reste complètement fermée au peuple, ce qui est d’autant plus regrettable que la représentation de l’importance de ces questions y est justement très vivace. En outre, selon les dispositions du BGB, qui reflète la pensée matérialiste de l’époque libérale, seule décide l’autorité du fait ; la volonté du détenteur n’a aucune importance. Cette conception anti-allemande (undeutsch) a inconsidérément sacrifié de profondes pensées du vieux droit germanique.

A contrario, l’ABGB a, dans la théorie de la possession également, permis d’éviter ces raffinements absurdes, et il s’est là encore servi de la doctrine de Kant. En adéquation avec Kant et la conviction populaire, le § 309 ABGB donne à la volonté du détenteur une place déterminante. Sa possession n’est pas seulement matérielle. Le code connaît, comme Kant, la « possession intelligible »80 et sépare le domaine de la possession en deux grands groupes : la possession physique et la possession juridique. L’objet de la première sont les biens corporels. Peuvent être, d’un autre côté, objet de possession juridique les droits qui apparaissent au cours de transactions, c’est-à-dire des droits patrimoniaux conformément au concept de chose du § 285, mais seulement ceux qui permettent un usage durable et renouvelé, dont la possession ne s’épuise pas dans une seule occurrence de leur usage.

Les deux groupes de possession sont unifiés dans la « possession en propre ». Il en résulte sans difficultés la possibilité, dans une location, que le bailleur reste « propriétaire physique ». Lui seul a la volonté de garder et traiter le bien loué comme sien, tandis que le locataire entend exercer comme son droit propre le seul droit de bail et ne devient détenteur que de ce seul droit, et ce – conformément à l’ancienne pensée juridique allemande – seulement à partir du moment où il occupe le logement loué car c’est seulement de cette manière que le fait extérieurement reconnaissable de la possession est réalisé. La laborieuse complexité du droit de possession du BGB est ainsi prévenue. Mais en même temps le développement du droit germanique fut pris en considération, et l’institution du droit conduite à la formule la plus simple, si bien que dans ce domaine aussi sont prévenues les innombrables questions litigieuses dont souffre l’Allemagne.

Les principes ici décrits de personne, chose, propriété et possession s’imbriquent sans failles l’un dans l’autre, en dépit de leurs significations fondamentalement différentes, et forment une unité architectonique tirée des grandes idées cohérentes de la philosophie du sage de Königsberg, dont le travail peut certes vieillir sur tel ou tel point de détail mais possède dans l’ensemble une valeur qui apparaît peu à peu dans toute sa splendeur à la postérité admirative.

L’unité ainsi obtenue agit avec succès dans tous les domaines du code civil. Il ne peut être l’objet du présent essai d’établir une liste exhaustive des avantages acquis. Nous en donnerons un dernier exemple avec l’institution juridique de la gestion d’affaires.

Elle est dans tous les autres systèmes juridiques, tout comme dans le droit romain, surchargée d’ergotages, ce qui explique les innombrables théories et querelles qui prolifèrent dans ce domaine81.

Zeiller s’est opposé avec résolution à ces dégénérescences. En partant de la doctrine de Kant, il posa que les fictions juridiques de quasi-contrats et quasi-délits courantes dans ce domaine sont rendues inutiles par les principes bien entendus de la philosophie critique82. Il demanda donc là aussi d’écarter toutes les fictions et conjectures obscures, car les hypothèses « sont permises comme armes de guerre, non pour fonder un droit sur elles, mais seulement pour le défendre »83.

Zeiller prend pour point de départ le développement historique. La forme originelle de la gestion d’affaires, celle où elle est parvenue à la reconnaissance en tant qu’institution juridique, est la gestion « d’urgence », c’est-à-dire une prestation d’aide nécessaire pour prévenir un dommage menaçant directement une personne et dont l’imminence empêche d’obtenir l’accord de celle-ci avant l’intervention de celui qui est en mesure de prévenir le dommage. De la nécessité de cette forme de la gestion d’affaires, l’esprit juridique prit conscience dès les temps les plus anciens. Sa régulation spécifique est par conséquent indispensable. C’est l’objet du § 1036 ABGB.

En cas d’urgence, l’aidant a, selon la conception du code, un droit originaire à agir en fournissant la prestation d’assistance. Mais ce n’est nullement un droit spécifique, seulement une conséquence de son droit de personnalité (des « droits innés » du § 16) qui appartient en tant que telle à la sphère d’action juridique de l’aidant. Il est inutile d’introduire ici des considérations contractuelles et de demander un hypothétique accord de la personne menacée. Cela devient important dans tous les cas où le médecin traite une personne inconsciente pour prévenir un danger sur la santé ou la vie de celle-ci.

Le « gérant » en urgence n’est certes pas mandaté par le législateur, mais la loi, au § 1035, lui a cependant accordé la « permission » d’agir, avec pour ce faire pleins pouvoirs légaux. Il a donc le statut juridique d’un mandataire et a droit, dès lors, à compensation même quand l’assistance est restée, sans que ce soit sa faute, infructueuse. Cette manière d’encourager l’aidant offre un moyen efficace de promouvoir l’assistance entre personnes.

Mais quand il n’y a pas de véritable urgence, la « gestion d’affaires » ne doit pas être encouragée par la loi. Aussi n’est-elle pas permise, aux termes du § 1035, et demander l’accord du « géré » est dans ce cas obligatoire. À défaut, il ne peut être fait droit à la demande par le « gérant » d’une compensation pour ses frais que si son intervention a été « au grand et évident avantage » du « géré », ce qui, en outre, ne doit être apprécié que du seul point de vue de ce dernier. Et la gestion d’affaires n’est pas non plus considérée comme « justifiée », elle ne peut être qu’« excusée ». En cas d’interdiction valide du « gérant », la gestion d’affaires est illicite et inadmissible, le gérant est contraint de dédommager ou de remettre en l’état le bien et n’a aucun droit à la compensation de ses frais. Avec une telle position, toutes incertitudes sont prévenues, et c’est en outre une disposition populaire.

L’uniformisation serrée et la clarification des différents problèmes juridiques se manifestent dans tous les domaines. Le code civil a de fait transformé les enseignements du plus grand philosophe allemand en législation vivante, à un point jamais imaginé auparavant. Contrairement aux codes plus tardifs, positivistes, c’est un code idéaliste. Mais il n’a pas suivi une fausse idéologie et reste, comme l’entendait Kant, sur le terrain de l’expérience pratique84. Ce sont justement les concepts dégagés par Zeiller de la philosophie kantienne d’une part et de sa riche expérience d’autre part qui permettent à ce code d’être adapté aux vertigineux développements économiques des temps présents et expliquent le mystère de sa force toujours jeune que rien ne peut abattre. Grâce à eux nous sont épargnées, dans le ressort de l’ABGB, les graves crises que connaît la justice et qui sont dues aux fondements défectueux des ordonnancements juridiques édifiés sur le modèle du droit romain, parce que le droit romain correspondait à un ordre économique radicalement différent qui reposait essentiellement sur l’esclavage et ne peut par conséquent être transposé à notre temps sans de sévères commotions.

Par là s’explique aussi l’extraordinaire attrait exercé par le code civil autrichien sur d’autres nations. Avec sa simplicité limpide, sa langue merveilleuse, il a porté la pensée juridique allemande bien au-delà des frontières de l’Allemagne à l’est et au sud-est. Le patrimoine juridique allemand qui s’y trouve ancré a été intégré dans l’ordre juridique de ces pays et y est encore en vigueur. Ainsi, le code serbe procède purement et simplement de l’ABGB et le vieux droit roumain s’en est aussi très fortement inspiré.

Mais son plus grand prodige consiste en ce que ce droit est resté au cœur des peuples de l’Est et du Sud-Est même quand ceux-ci se sont entièrement séparés de nous au plan politique, après la Première Guerre mondiale. C’est justement à ce moment-là que notre pensée juridique, malgré l’ingénieuse propagande des Français en faveur de leur Code civil [en français dans le texte], a connu une nouvelle vague. Le projet yougoslave ainsi que le projet tchécoslovaque de code civil suivent fidèlement le modèle de l’ABGB. Le « code populaire » (Volksgesetzbuch) projeté doit par conséquent lui aussi faire siens les avantages de ce code. Cela ne se peut que si le fondement philosophique de l’ABGB sert là encore de modèle85. Il est né du travail commun du Nord et du Sud allemands. Emmanuel Kant, professeur à l’université allemande la plus septentrionale, posa les bases que l’Autrichien, le Styrien Franz von Zeiller, professeur à la plus méridionale des universités de langue allemande, utilisa au plan pratique. L’exemple de ces deux éminents fils du peuple allemand nous montre le chemin que nous devons suivre pour la conception du futur code populaire. Nous n’aurons alors rien à craindre pour l’avenir du droit allemand.

Notes

1 Cf. à ce sujet mes écrits : Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, 1926 ; Die Neugestaltung der Grundbegriffe, zugleich eine Erwiderung auf Oswald Spenglers Kritik des modernen Privatrechts, 1929 ; « Franz von Zeiller, Der große Pfadfinder der Kultur auf dem Gebiete des Rechts », Festschrift des steirischen Kulturschutzbundes, 1931 ; Das Privatrecht der Zukunft, 1932 ; Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, 1935 ; Das österreichische Allgemeine Bürgerliche Gesetzbuch, 2e éd., 1944.

2 Swoboda, Das Privatrecht der Zukunft, p. 13 ss.

3 Stammler, Zeitschrift für Rechtphilosophie, 1929, p. 25.

4 Kant, Critique de la raison pure = Philos. Bibl. vol. 2, p. 182.

5 Ebenda, p. 296.

6 Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit. Introduction. De même, Zeiller, Das natürliche Privatrecht, 1802, §§ 8 ss.

7 Savigny, La vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, 3e éd. [originale allemande], p. 30.

8 Swoboda, Die Neugestaltung der bürgerlichen Rechts, p. 23.

9 Tomsa, Pràvny obzor, 1926, p. 436 s.

10 E. Heyman, Berlin. Akad. « Abh. Über Leibniz’ Plan einer jur. Studienreform », 1931, p. 17 ; Swoboda, Die Neugestaltung der bürgerlichen Rechts, p. 17 ss.

11 Kant, Métaphysique des mœurs, 1e partie : Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Préface.

12 Kant estimait tellement ces « hautes finalités » du droit qu’il a eu cette formule : « Si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre. » Kant, Doctrine du droit 2e partie, § 49 E, I.

13 Lucain, Bellum civile, VII, 435.

14 Sachsenspiegel, III, 42.

15 Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e lecture. Cf. à ce sujet Goethe dans sa conversation avec Eckermann du 6 avril 1829.

16 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, = Philos. Bibl. vol. 29, pp. 74 ss. Cf. ses déclamations contre la « liberté sauvage et déréglée » = Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, § 47.

17 Kant, ebenda, p. 55 ss. ; Kant, Doctrine du droit, Introduction = Philos. Bibl., vol. 29, p. 40 ; Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 11 ss.

18 Nietzsche, La volonté de puissance = édition Musarion, vol. 19, p. 332 ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 41.

19 Kant, Doctrine du droit, II, p. 174.

20 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 68 ss.

21 Kant, Appendice à l’introduction de la science du droit, I ; de même, Zeiller, Kommentar zum ABGB, I, p. 69 s.

22 Swoboda, op. cit., p. 45.

23 Swoboda, Franz von Zeiller, Der große Pfadfinder.

24 Sur ce point, Swoboda, « Die neue Rechtsangleichung auf dem Gebiete des Strafrechts », Deutsches Recht, Wiener Ausgabe, 1943, p. 61 s.

25 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 18 ss.

26 Lettre du 4 août 1772 au comte Brünner, facsimile in Festschrift zur Jarhhundertfeier des AGBG, 1911.

27 Zeiller, Vorbereitung zur Gesetzkunde, I, p. 22 ss., ainsi que sa conférence introductive à la 1e réunion de la Commission le 21 décembre 1801, compte rendu p. 2 ss., ainsi que sa conférence de conclusion et de compte rendu à l’Empereur au nom de la Commission en introduction au nouveau code civil, compte rendu II, p. 466 s.

28 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, § 37.

29 Zeiller, Kommentar, I, p. 66, 69 ss. ; Swoboda, Franz von Zeiller, p. 48 ss.

30 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, § 4 ; Zeiller, Kommentar, I, p. 102 s. et sa conférence introductive du 21 décembre 1801, compte rendu I, p. 1 et 12.

31 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 164 ss. Zeiller appela justement ce caractère autochtone (adéquation) une condition relative de l’exhaustivité de la loi. Zeiller, Vorbereitung, I, p. 57 ; Zeiller, Kommentar, I, p. 23.

32 Swoboda, ebenda, p. 157 ss. ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 54 ss.

33 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, Avant-propos.

34 Cf. Br. Bauch, Geschichte der Philosophie, V, p. 149.

35 Swoboda, Franz von Zeiller, p. 53 s.

36 Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 149

37 Kant, Critique de la raison pure, p. 296. Zeiller dit expressément, dès la première page de son Commentaire à l’ABGB, que la doctrine philosophique du droit – et par là il entend la philosophie critique de Kant – constitue la première des connaissances préalables à l’étude approfondie du code. Il s’abstient généralement de citer le nom de Kant, là où il est en accord avec ce dernier ou s’appuie sur lui, pour des raisons de censure. En effet, peu avant les consultations sur l’ABGB, en 1801, une intervention de la police mit fin à des conférences sur Kant par un autre savant, conférences qui attiraient beaucoup de public à Vienne. Sur les points où Zeiller s’oppose à Kant, il le cite en revanche sans exception.

38 Zeiller, Conférence à l’Empereur, Consultations II, p. 473 s. ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 48.

39 Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? p. 137 s. ; Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 147 s.

40 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 47.

41 Aristote, Éthique à Nicomaque, E 14.

42 Binder, Philosophie des Rechts, p. 401.

43 W. Sauer, Die Wirklichkeit des Rechts, p. 28 ss.

44 Hedemann, Grundriß des Sachenrechts, 2e éd., p. 4.

45 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 7 ss.

46 Kant, Critique de la raison pratique = Philos. Bibl. vol. 7, p. 104.

47 Br. Bauch, « Das Rechtsproblem der Kantischen Philosophie ». In : Zeitschrift für Rechtsphilosophie, III, p. 13.

48 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 44.

49 Swoboda, op. cit., p. 16 ss.

50 Zeiller, Commentaire, I, p. 13.

51 Joseph, Code juridique, IV, § 19.

52 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 18 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, I, 2e éd. 1944, p. 101 ss.

53 Kant, Idée d’une histoire universelle = Philos. Bibl. 37/11, p. 4 ss. Kant ne se montra fils de son époque, à qui la signification de la pensée nationale était encore inconnue, que dans la mesure où il voyait la plus haute expression de la culture dans le « cosmopolitisme » ; il lui manquait l’expérience de la direction prise par l’humanité depuis lors.

54 Br. Bauch, Persönlichkeit und Gemeinschaft. Beiträge zur Philosophie des deutschen Idealismus, II/2, p. 1.

55 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 49 ss. ; Swoboda, Das österreichische ABGB, II, p. XIII s., 151 ss.

56 Kant, Doctrine du droit, I, § 4.

57 Ebenda, I, § 2.

58 Ebenda, I, § 4c.

59 Ebenda, I, §§ 23, 25 et Appendice (erl. Bem.)

60 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, §§ 2, 41.

61 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 4 s.

62 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 59.

63 Kant, Doctrine du droit, I, §§ 4, 20.

64 Ebenda, I, § 2.

65 Leibniz, Nouveaux Essais. = Philos. Bibl., édition Kirchmann, p. 419.

66 Kant, Doctrine du droit, I, § 2.

67 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 66 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 159 s.

68 Spengler, Le déclin de l’Occident, II, p. 97.

69 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 69 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 162 s.

70 Kant, Doctrine du droit, I, § 1.

71 Spengler appelle le concept de propriété construit sur l’appartenance la « propriété au sens le plus profond », le « fait d’adhérer à quelque chose » (Le déclin de l’Occident, II, p. 423, n. 3, p. 123)

72 O. v. Gierke, Deutsches Privatrecht, II, p. 349 ss.

73 Ebenda, II, p. 188 ss.

74 Löning, Die Grundstückmiete als dingliches Recht.

75 Swoboda, Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, p. 71 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 159 s.

76 Kant, Critique de la raison pure, p. 641 ss.

77 Swoboda, Das österreichische ABGB, III, p. 3 s.

78 Swoboda, op. cit., II, p. 237 ss. ; du même, « Die Neugestaltung des Liegenschaftsrecht », Deutsches Recht, éd. viennoise, 1943, p. 69 ss.

79 Swoboda, Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, p. 97 ss.

80 Kant, Doctrine du droit, I, §§ 1 ss.

81 Swoboda, Bereicherung, Geschäfstführung ohne Auftrag versio in rem, 1919, p. 44 ss. ; Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 208 ss.

82 Zeiller, Conférence à l’Empereur, Consultations II, p. 485 s.

83 Kant, Critique de la raison pure, p. 598 s.

84 Pratobevera, Materialien, 1814, vol. I, p. 199.

85 Swoboda, « Der Beitrag der Ostmark zum Volksgesetzbuch der Zukunft ». Deutsches Recht, éd. viennoise, 1941, p. 113 ss.

Kant et Nietzsche, par Hans Heyse, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und Nietzsche de Hans Heyse, publié dans le journal Kant-Studien, volume 42, cahiers 1-3, 1942/43, pp. 3-28.

Le philosophe Hans Heyse (1891-1976) présida la Kant-Gesellschaft de 1935 à 1937 et fut un des éditeurs de la revue Kant-Studien à partir de 1942. Il appartenait, dans les années trente, au comité scientifique responsable de la publication des œuvres complètes de Nietzsche.

Le présent essai peut être considéré comme une introduction à son œuvre maîtresse, Idee und Existenz, parue en 1935.

Dans la présente traduction, les citations sont presque toutes tirées de traductions françaises existantes et accessibles en ligne : Jules Barni pour La critique de la raison pure, Paul Mouy pour la Dissertation de 1770, Joseph Tissot pour les Prolégomènes, Marnold et Morland pour L’origine de la tragédie… Avec les moyens dont nous disposions, une telle recherche s’est avérée cependant peu fructueuse concernant les citations tirées de La volonté de puissance ; il s’agit donc, dans la plupart des cas, pour ces citations-là, d’une traduction par nous-même, et nous présentons nos excuses au lecteur si notre version de ces courts passages (souvent des fragments de phrase) n’est pas aussi bonne qu’une traduction « canonique ».

Le terme Erscheinung, du verbe erscheinen, mérite une brève mention. Il est chez Kant souvent traduit par « phénomène » et s’oppose à la « chose en soi » : Kant parle d’opposition phaenomenonnoumenon ou Erscheinung (trad. phénomène)-Ding an sich. Dans les écrits de Nietzsche portant sur le mythe apollinien-dionysiaque, Erscheinung est traduit par « apparition » : les dieux « apparaissent » (erscheinen). Une pensée de Heyse dans le présent essai repose sur cette identité lexicale qu’il est difficile de rendre en français, a fortiori sans bouleverser la tradition lexicographique reçue des traductions.

Un mot, enfin, du terme Auslegung, dans l’expression récurrente Existenz- und Weltauslegung. Si l’on traduisait systématiquement ce terme ici par le mot qui doit venir le premier à la pensée dans un contexte de littérature conceptuelle, à savoir « interprétation », on prendrait le risque de donner à l’expression récurrente une coloration qu’il ne peut avoir été l’intention de l’auteur de lui donner puisque ce dernier oppose la « nouvelle situation métaphysique » produite par la pensée de Kant et de Nietzsche à une « métaphysique occidentale » (voire « pan-occidentale ») traditionnelle où le savoir est conçu comme simple « réception et restitution des objets extérieurs », ce qu’est précisément une « interprétation » ! Nous avons donc opté en règle générale pour « configuration du monde et de l’existence », sans être d’ailleurs capable de mesurer précisément quel degré de puissance et de libre arbitre l’auteur impute à l’agent de cette « configuration ». L’idée générale nous paraît tirée bien plus de Nietzsche que de Kant. Le terme Auslegung que sa polysémie rend ici ambigu car il peut désigner une interprétation passive dans le sens indiqué mais aussi un processus dynamique de construction et production, sert donc à Heyse de compromis entre la conception « réceptive », en quelque sorte passive du savoir dans la métaphysique traditionnelle et, aux antipodes, celle de Nietzsche, où le savoir est création de la vérité (Wahrheit schaffen) par le sujet connaissant. L’idée que la connaissance des phénomènes selon Kant puisse se subsumer sous la même catégorie que la connaissance au sens de Nietzsche, c’est-à-dire que le sujet connaissant « construirait » les phénomènes, est paradoxale ; en effet, dans le kantisme une telle construction – si l’on voulait employer ce terme – est entièrement déterminée par les conditions formelles universelles de la subjectivité et s’impose donc au sujet connaissant avec la même nécessité que le monde extérieur objectif dans la métaphysique traditionnelle, tandis que la conception nietzschéenne implique la « volonté de puissance », un vouloir. 

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KANT ET NIETZSCHE

par Hans Heyse, Göttingen

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Kant et Nietzsche ! Ces deux personnalités, et par suite leurs philosophies en tant qu’« états de service de leurs auteurs », ne représentent-elles pas les antipodes de la conscience philosophique moderne ?

De quelque façon que l’on cherche à fonder cette antithèse, dans la psychologie, la typologie, les humanités ou quoi que ce soit d’autre, elle manque l’essentiel, à savoir la véritable philosophie de Kant et de Nietzsche, dont la dimension profonde se manifeste seulement dans le dévoilement de leurs horizons métaphysiques communs. Car ce sont les principes kantiens qui fournissent leur fil directeur à la découverte et à l’interprétation nietzschéennes des phénomènes les plus originaires de l’existence et du monde1. Seul à partir de cette relation, qui est à la fois unité et opposition héraclitéenne, s’éclairent tant la profondeur vertigineuse des problématiques dégagées par Kant, dont s’effrayent ses successeurs, que la liaison interne, le sens unitaire de la « philosophie expérimentale » de Nietzsche.

Les traits communs de la philosophie de Kant et de Nietzsche deviennent apparents dans la relation des deux à l’hellénisme. La philosophie critique kantienne est en réalité réception et en même temps renouvellement fécond du platonisme. Et Nietzsche s’inscrit dans un effort de reconquête de la philosophie grecque – effort qu’il loue comme la seule dignité de la philosophie allemande (XV, 444)2 – en partant de la « philosophie de l’ère tragique des Grecs » vers les sources qui le portent finalement jusqu’au mythe.

Ce lien avec l’hellénisme ne signifie ni pour Kant ni pour Nietzsche une « dépendance » historique ou littéraire ; c’est bien plutôt l’expression du renouveau d’une authentique réflexion philosophique autonome. Il s’agit fondamentalement pour eux de s’approprier dans l’hellénisme en tant que principe historique l’exigence supra-historique incarnée en elle d’un devenir autonome et d’une expérience du monde toujours plus profonds. Ainsi se prépare une nouvelle liaison philosophique de l’esprit allemand à l’hellénisme3. Si, pour cet esprit, la grécité était jusqu’alors définie par sa réduction métaphysique, c’est-à-dire sa sujétion aux exigences hétéronomes de la foi, si bien qu’elle pouvait être observée, certes, de manière théorique mais non être existentiellement vécue, de leur côté Kant et Nietzsche, confirmant les affinités naturelles et électives entre l’esprit et la vie grecs et allemands, saisissent dans l’hellénisme la vérité la plus profonde qui fait éclater la tradition et dont les étincelles embrasent leur propre activité philosophique pour qu’alimentée de soi-même elle devienne une flamme dévorante et lumineuse. Nous entendons par là que la critique kantienne de la raison et la critique nietzschéenne des valeurs renferment cette dualité : rupture, séparation – au nom de quelque chose de plus originaire, de plus profond.

Mais qu’est-ce qui est ainsi frappé de dissolution ? C’est la métaphysique pan-occidentale (gesamtabendländisch), celle qui, depuis le tournant historique, s’est constituée selon une hiérarchie des normes plaçant au sommet la foi. Elle n’est pas un simple système de principes théoriques : elle représente au contraire la quintessence des idées et principes formant l’expression la plus compacte et la plus achevée de l’existence de l’homme occidental, définissant l’être même de ce dernier, ses rapports à la nature, à l’histoire et à la transcendance divine. Et qu’est-ce qui, plus profond et plus originaire, se libère dans cette crise ? C’est la formation autonome, suscitée par la réception de la philosophie grecque, d’une métaphysique européenne supra-occidentale par laquelle une nouvelle situation métaphysique se produit, où il est question dans tous les sens du terme d’un changement de conception du savoir, de l’être et de l’existence4.

Les premiers contours de notre problème étant ainsi esquissés, nous demanderons :

Premièrement, quels sont les fondements historiques et principiels à partir desquels Kant remet en question la métaphysique pan-occidentale et, ce faisant, produit une nouvelle situation métaphysique ?

Deuxièmement, que signifie que Nietzsche philosophe à partir de la situation métaphysique créée par Kant et radicalise et élargit les problématiques kantiennes ?

Troisièmement, quels aperçus la réflexion philosophique contemporaine parvenant à la clarté dans cet échange avec Kant et Nietzsche en tire-t-elle nécessairement ?

Tâchons d’éclairer ces thèmes et leur liaison étroite par l’examen de quelques problèmes paradigmatiques5.

*

Dans la Critique de la raison pure, Kant explique : « Je n’entends point [par critique de la raison pure] une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général … par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Préface A XII).

Comment cette solution est-elle cherchée et fondée ? Kant part de cette forme de la « faculté de la raison » au moyen de laquelle sont posés dans l’histoire de l’Occident l’être et, en lui, l’existence, et qui se manifeste dans la métaphysique occidentale. Cette forme de la « faculté de la raison » est en dernière analyse définie par deux pôles opposés : le savoir et la foi – la philosophie et la révélation. Ce sont là les grands représentants des solutions métaphysiques et des forces historiques à l’origine de l’ère occidentale et dont la dialectique idéelle et existentielle détermine l’histoire de l’Occident depuis le tournant historique.

Essayons de présenter ces faits de manière courte et prégnante.

Pour les Grecs, le savoir est avant tout le principe au moyen duquel l’homme plongé dans la crise de « l’apparence » et de « l’être » découvre l’idée du cosmos, à partir de laquelle il élucide son propre sens existentiel. En face de ce savoir, unitaire dans la religion, la tragédie et la philosophie, et où l’existence est rapportée à son « bonheur », se pose un nouveau principe, celui de la foi. Le conflit de la foi et du savoir, où la foi l’emporte, est un thème fondamental de la métaphysique et de l’histoire occidentales. Or cela signifie que l’idée du savoir subit une révolution, une dévalorisation lourde de conséquences, une réduction existentielle en vertu de laquelle le savoir est resté jusqu’à nos jours, dans tous ses aspects, « pure théorie ». Face au savoir ainsi conçu, la foi se présente nécessairement comme le seul principe existentiel important, où il est question du seul dénouement véritable, salut ou damnation. Le savoir est renvoyé à la périphérie de l’être, et conçu selon la méthode de la réception et restitution des choses et objets « extérieurs ».

En outre, par ce choix fondamental, c’est, avec la nature du savoir, la configuration de l’être et de l’existence qui se trouve radicalement modifiée. Alors que, pour les Grecs, par le savoir qui perce les apparences et l’obscurité, l’être s’ouvre comme cosmos olympien dont la lumière rayonnante permet d’éclairer l’essence de l’existence, ce cosmos est à présent démoli. Dieu, le Créateur, se tient en face de l’âme créée à partir de rien, en conséquence étreinte par l’angoisse existentielle, et pour laquelle le monde, convoqué, lui aussi ex nihilo, dans la réalité, sert de cadre, de scène à ses luttes.

L’idée ici esquissée du savoir comme « théorie » et interprétation de l’être en tant que Dieu, âme, monde, définit jusqu’à Kant la structure de la métaphysique occidentale. Elle est en même temps le principe le plus profond de l’histoire de l’Occident, au moyen duquel leur rang est prescrit de manière irréfragable aux forces historiques, telles que l’Église et l’Empire.

Cette situation métaphysique de l’Occident n’a guère été modifiée, en dernière analyse, par l’irruption historique de nouvelles idées et de nouvelles forces, dont celles, importantes pour Kant, du « rationalisme » et de l’« empirisme ». Les deux adoptent les problèmes métaphysiques de l’Occident pour les séculariser. Sécularisation signifie la « mondanisation » de concepts (mais aussi de personnes, de choses) à l’origine religieux, plus précisément, la sollicitation et l’acquisition de la confiance et de la certitude garanties par la religion au moyen de la grâce, par des moyens fondés dans le monde, c’est-à-dire rationnellement ou empiriquement. Fatiguée des conflits de dogmes, horrifiée par leurs conséquences, dont l’Allemagne fut saignée, encouragée par les succès des nouvelles sciences de la nature, la modernité s’engagea alors dans un processus, qui dure jusqu’à nos jours, consistant à projeter les données de la conscience religieuse occidentale, l’histoire, le contenu métaphysique de l’Occident sur le plan, soustrait à tout arbitraire, d’une « rationalité » ou « empirie » universellement valable. Dans la mesure où le rationalisme cartésien est en ce sens fondé religieusement et métaphysiquement, il put, par exemple, exercer une domination sur les Pays-Bas profondément religieux. Et s’agissant de l’empirisme anglais, il est lui aussi, comme le rationalisme, défini par l’horizon de la métaphysique pan-occidentale. De même que le rationalisme cherche à éclairer et lier entre eux par la « raison » les problèmes Dieu, âme, monde, pour l’empirisme le concept d’« expérience » possible implique aussi cette structure. Le rationalisme et l’empirisme ne sont donc pas de simples « théories » : ils sont plutôt les principes spécifiquement modernes par lesquels les problèmes métaphysiques et les tâches politiques, issus de l’Église comme de l’Empire, occidentaux doivent être résolus d’une manière neuve et plus adéquate.

La métaphysique pan-occidentale, fondement ultime de l’histoire de l’Occident, comprend donc tout autant la tradition fondée par saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, modernisée par Suarez et la scolastique protestante, retravaillée par Wolff et Baumgarten, que le rationalisme et l’empirisme. La tradition, avec les disciplines de l’ontologie ainsi que de la psychologie, de la cosmologie et de la théologie rationnelles, forme le champ de la critique de la raison pure, dans lequel sont inclus les problèmes du rationalisme et de l’empirisme. C’est cet ensemble, rassemblé par Kant, qui fait l’objet de la critique. C’est pourquoi il est tout aussi vain d’interpréter la philosophie kantienne comme un renouvellement de la métaphysique occidentale que comme une synthèse de rationalisme et d’empirisme. Il est en outre erroné d’appeler Kant un « penseur anhistorique ». Sa philosophie est si conforme à la tradition et si chargée historiquement qu’elle garde en elle toute la métaphysique occidentale en tant qu’expression de l’existence historique de l’Occident : non pas simplement, toutefois, en la « comprenant » dans ses « données historiques », mais en posant, par le droit régalien du génie, la question de sa possibilité, c’est-à-dire de sa vérité. Avec la philosophie kantienne, il ne s’agit donc pas tant d’une « critique » que, bien plutôt – c’est ainsi que nous résumons l’intention kantienne –, de la première véritable crise de la conception occidentale de la raison, de l’interprétation de l’être et de l’existence, mais en même temps, au plan positif, d’une poussée dans l’inconnu lointain autour du nouveau sens de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »

*

Comment accéder à cette essence plus profonde de la philosophie kantienne ? Nous choisirons dans un premier temps la voie historique, en commençant par un court examen du premier travail critique de Kant, quand celui-ci quitte la route de la tradition et lance le « criticisme ». Il s’agit de la dissertation de 1770 : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis.

Cet écrit est la réception et l’appropriation féconde du platonisme, avant tout du platonisme défini par saint Augustin et transmis par la tradition occidentale. La réception du platonisme fut le grand événement de la vie de Kant – duquel il est sans doute question dans la remarque suivante de ses Réflexions : « L’année 1769 m’apporta une grande lumière » –, c’est l’événement qui domine sa philosophie dans les trois Critiques et jusqu’à l’Opus postumum.

Le titre de la dissertation en présente le thème central : il s’agit de la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible, à savoir, de l’essence de la forme et de la différence qui s’exprime en elle entre deux mondes.

Kant voit l’image originaire de la forme dans l’Idée platonicienne, plus précisément platonico-augustinienne. Celle-ci est pour Kant intuition (Anschauung) divine, purement intellectuelle (intuitum purum, intellectualem … qualis est divinus, quem Plato vocat ideam) (II, 413). L’Idée platonicienne est, en tant qu’intuition divine, l’image originaire des choses, car la volonté divine produit conformément à elle la totalité des choses. Aussi est-il écrit dans les Confessions de saint Augustin (13, 38) : Nos itaque ista quæ fecisti videmus quia sunt – tu autem quia vides ea sunt. « Nous voyons les choses car elles sont – elles sont car Dieu les voit. » Augustin distingue dans le même sens que Platon l’intuition divine de l’intuition humaine, ainsi que l’image originaire de son reflet, et Kant s’inscrit dans cette continuité. Il explique qu’à la différence de l’intuition divine, purement intellectuelle, qui produit la totalité des choses, l’intuition humaine n’est pas intellectuelle mais sensible, n’est pas créatrice mais passive, n’est pas objective mais subjective – elle n’est pas la forme globale adéquate de l’archétype du monde intelligible nouménal mais du monde sensible phénoménal.

En même temps qu’il distingue les formes du monde sensible et du monde intelligible, Kant distingue ces mondes eux-mêmes. Tout comme celle de la forme, cette conception est tirée de la philosophie grecque, et plus précisément du platonisme. C’est pourquoi Kant écrit dans sa dissertation de 1770 : Vereor autem, ne Ill. Wolffius per hoc inter sensitiva et intellectualia discrimen, quod ipsi non est nisi logicum, nobilissimum illud antiquitates de phaenomenorum et noumenorum indole disserendi institutum, magno philosophiæ detrimento, totum forsitam abolerevit, animosque ab ipsorum indagatione ad logicas saepe numero minutias averterit (II, 395) : « Je crains que Wolff [qui est pour Kant, dans ce contexte, le représentant moderne de la métaphysique occidentale] … n’ait sans doute entièrement aboli la tradition très illustre de l’antiquité sur la nature des phénomènes et des noumènes, au grand détriment de la philosophie, et qu’il n’ait détourné les esprits de leur recherche. » Dans la Critique de la raison pure, Kant adresse le même reproche au rationalisme et à l’empirisme modernes, à Leibniz et à Locke, qui, en manquant l’essence de la forme, détruisirent la distinction des phénomènes et des noumènes, de l’« apparence phénoménale » (Erscheinung) et de la « chose en soi » (A 270 f., B 326 f.).

Mais la métaphysique pan-occidentale, celle de la tradition comme celle de la modernité, n’a-t-elle pas elle aussi, précisément, distingué deux « mondes », l’« immanent » et le « transcendant », les royaumes de la « nature » et de la « grâce », de sorte que le passage, guidé par la foi et réalisé par la raison, du monde « physique » au monde « métaphysique » constitue sa thématique propre (cf. Prol. §1 entre autres) ? Sans doute ! Cependant, avec l’idée platonicienne-kantienne de la forme et la différence établie par là même entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », une idée radicalement nouvelle du savoir et de l’interprétation de l’être et de l’existence est ébauchée et fondée – une idée non occidentale, supra-occidentale de la métaphysique, qui doit être considérée comme la norme de toute interprétation de la pensée kantienne.

Telle est la fondation historique de notre thèse, selon laquelle Kant reçoit du platonisme le point de départ et le principe à partir duquel il remet en question la métaphysique pan-occidentale et ouvre à la réflexion philosophique un nouveau champ, jetant la lumière dans les profondeurs de la métaphysique.

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L’immanence historique du platonisme dans la philosophie critique ne recueille pas son sens fécond et systématique du fait que Kant, dans sa pratique du platonisme augustinien, ferait découler la connaissance humaine en sa subjectivité et finitude de la connaissance divine avec son objectivité et infinitude, et ce faisant affecterait la première au monde en tant que « phénomène » et la seconde au monde en tant que « chose en soi ». Une telle interprétation manquerait le sens de la connaissance ainsi que de la distinction entre « phénomène » et « chose en soi ». Car le platonisme augustinien est dépassé par la réflexion systématique de Kant, qui se rapproche d’un platonisme plus originaire. Là où, selon Platon, ce qui, changeant, illimité, indéterminé, devient est limité par les Idées et façonné sous la forme du cosmos, Kant donne à cet indéterminé la dimension profonde de « chose en soi » et conçoit les Idées comme les formes de la connaissance humaine par laquelle la « chose en soi » apparaît en tant que « phénomène ». Ce qui veut dire : la connaissance humaine finie ne découle pas, ni dans sa possibilité, ou construction mentale, ni dans sa réalité, de la connaissance divine infinie. Ce « mauvais concept » de la finitude est seulement le point de départ « occidental », transmis par la littérature, de la philosophie kantienne. La finitude est bien plutôt définie par le fait originaire, redécouvert par Kant, de « limite », de limitation par lequel l’illimité, l’« infini » reçoit d’abord son « être » – c’est-à-dire devient « phénomène ». Cela – s’il nous est permis d’aller au-delà de Kant pour bien saisir la différence avec l’interprétation occidentale – ne constitue aucune dévalorisation du divin, car les dieux grecs « apparaissent » (erscheinen) et sont « finis », c’est-à-dire sont mesure et limite, sont figure.

Par conséquent, le concept kantien d’« apparence phénoménale » consiste en ce que la « chose en soi » se manifeste en elle. Mais cette chose en soi n’est pas le monde déterminé « en soi », infini, divin, transcendant, qui vient au « donné » dans le milieu de la « finitude » du sujet : il est bien plutôt l’illimité, l’infini, l’indéterminé « en soi ». Plus exactement, la subjectivité et existentialité humaine, déterminée par le fait originaire de « limite », est le principe au moyen duquel la « chose en soi » en tant qu’illimité est conduite à l’« apparence phénoménale ». C’est ainsi que fonde Kant le nouveau sens métaphysique de la connaissance, de l’être et de l’existence. Ce concept s’exprime dans le principe au moyen duquel Kant initie et mène la « révolution de la pensée » contre l’ensemble de la métaphysique occidentale : à savoir, la « révolution copernicienne ».

Que signifie que Kant provoque, en se rattachant au moyen de ce principe aux mathématiques et à la science mathématique de la nature, la dissolution de la métaphysique occidentale ? Cette destruction n’a-t-elle pas pour conséquence nécessaire – d’autant que les tentatives de l’idéalisme allemand sont impuissantes face à elle – la réduction de la métaphysique au simple statut de théorie formelle de la connaissance, justifiant l’indépendance et en même temps la divergence manifeste des sciences spécialisées, si bien que l’on aboutit à la situation dans laquelle nous nous trouvons eu égard aux choses de la science ? C’est la conception toujours en vigueur aujourd’hui, bien qu’elle soit entièrement fausse. Kant lui-même prend position, de manière répétée, contre une telle conception. Ainsi écrit-il dans les Prolégomènes (§40) que le rattachement aux mathématiques et à la science mathématique de la nature n’a pas lieu au nom de ces sciences mais au nom de la métaphysique. Aussi la question décisive est-elle à formuler de la façon suivante : en quel sens Kant aspire-t-il, avec la dissolution de la métaphysique pan-occidentale, à la fondation du nouveau problème de la métaphysique dans la « révolution copernicienne » sur l’exemple des mathématiques et de la science mathématique de la nature ?

Les traits historiques de la question ici posée des relations entre métaphysique et science s’éclairent par l’hellénisme. Car la science grecque repose sur le savoir qui appartient tout à la fois à la religion grecque, à la tragédie grecque, à la philosophie grecque : c’est pourquoi le problème platonicien de l’astronomie scientifique7, transmis via Simplicius à la tradition et qui connut sa renaissance avec Copernic, est le véhicule paradigmatique du problème grec de la métaphysique8. Aussi est-ce un fait crucial que Kant comprenne l’idée du savoir incarnée dans la nouvelle science comme le mode spécifique d’une idée plus profonde et plus englobante du savoir et de la vérité, de la métaphysique à reconquérir par intégration. Par cette idée, la nouvelle science de la nature se voit arrachée à la structure de la métaphysique occidentale : la science de la nature est désormais comprise comme l’expression spécifique et adéquate de cette métaphysique dont elle tire en vérité son origine.

Cela s’opère dans la Critique de la raison pure, où la pensée copernicienne, en tant que paradigme scientifique de la métaphysique gréco-européenne, est formulée et développée via les grands principes de la Dissertation de 1770 – l’idée de la forme et la distinction des phénomènes et des noumènes, c’est-à-dire de l’« apparence phénoménale » et de la « chose en soi ».

Si Copernic explique les mouvements des planètes non plus par le recueil et la description de données isolées, éparses, mais par la « révolution » du système héliocentrique qui est le tout liant les données entre elles, Kant s’empare de ce problème de manière plus générale pour développer en tant que principe de la métaphysique recherchée la disposition cognitive et existentielle (Denk- und Daseinshaltung) gréco-européenne qui se trouve à son fondement. Il décrit cette disposition, en relation à l’Idée platonicienne en tant que forme, comme unité de la pensée et de l’intuition. L’intuition est l’authentique principe « idéel » façonneur de totalité. Car elle est la disposition humaine-subjective par laquelle l’horizon limitatif « définisseur », c’est-à-dire la forme de la totalité du monde phénoménal, est ébauché. Parce que, ensuite, l’intuition en tant que principe formel spécifique de la métaphysique tout entière se présente comme espace et temps, Kant rattache à leur véritable origine métaphysique les mathématiques et la science mathématique de la nature via les principes spatio-temporels définissant celles-ci – contrairement aux scientifiques, qui, sans préjudice de leurs prestations géniales et pionnières, restent philosophiquement à l’intérieur de la métaphysique occidentale.

La nouvelle métaphysique est ainsi le cadre de la critique de la raison pure, l’expression de la disposition cognitive et existentielle par laquelle l’isolé, l’épars, l’obscur en nous et en-dehors de nous, c’est-à-dire, ultimement, l’indéterminé et l’insaisissable, la « chose en soi », est conduit à l’Idée par l’acte de révolution copernicienne, est ordonné par l’ébauche du cosmos, est conduit à l’« apparence ». Est ainsi conçue l’idée d’une métaphysique où le savoir, le Logos en tant que disposition cognitive et existentielle, est aussi important pour l’existence que pour le monde, et où il reçoit son sens métaphysique. On gagne de cette manière le terrain pour la saisie et continuation adéquate de la métaphysique grecque, terrain où, dans la religion, l’art, la philosophie anciennes, il s’agit d’emblée d’éclairer et ordonner les forces originaires obscures – un problème auquel Nietzsche donnera une expression insoupçonnée jusqu’à lui.

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Il ne faut toutefois pas se cacher que l’immense entreprise de Kant ne parvient pas toujours à son but, que souvent les vues nouvelles sont masquées par des concepts traditionnels, et qu’il en résulte des ambiguïtés et des contradictions. Les plus grandes avancées, là où s’accomplit la crise finale entre l’ancien et le nouveau, où le nouveau est historiquement et essentiellement originaire, en sont d’autant plus importantes. Elles forment le véritable sens de la philosophie critique, formulée de manière toujours plus accusée tout au long de l’approfondissement et du développement progressifs du travail kantien9.

Sur le fondement obtenu dans la dissertation de 1770, la critique de la raison pure place dans la « révolution copernicienne » non seulement la nouvelle idée du savoir mais aussi la nouvelle conception de l’être et de l’existence, dont l’expression la plus générale se trouve dans la relation du « phénomène » à la « chose en soi ». Comment l’idée kantienne du savoir pourrait-elle jamais être comprise comme « étalon », ce à partir de quoi les objets « s’étalonnent » – si les objets lui étaient donnés dans le sens de la métaphysique occidentale et non constitués en tant qu’« apparence phénoménale » ? Le savoir, fondé, dans la critique de la raison pure, par l’unité de l’entendement et de l’intuition, comme disposition subjective, c’est-à-dire cognitive et existentielle, porte dans ce premier sens la chose en soi à l’apparence ou apparition phénoménale, où « apparition » signifie la même chose que l’ébauche du cosmos physique et de ses lois les plus générales (Prol. §36, sec. 1, 2 et la dernière phrase). Or cette ébauche est un acte existentiel, par lequel la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat invisible » « en nous comme en-dehors de nous » (Cr. d. l. fac., intro. IX, sec. 2), est fait, en tant que cosmos unitaire, « apparence » (cf. Cr. r. pu. B 158 e.a.). L’homme se manifeste à lui-même en ébauchant et dévoilant le cosmos du « monde phénoménal ».  Qu’est-ce donc, dans ces conditions, que la « chose en soi », c’est-à-dire le « substrat suprasensible » « aussi bien en nous qu’en dehors de nous » ? C’est l’« inconnu » (Cr. r. pu. B 59), le « corrélat » (Cr. r. pu. B 45) du « fond » inconnu et insondable (Prol. §57) de l’« apparence phénoménale », l’illimité qui, par limite et limitation, par l’horizon définiteur, devient saisissable en tant que problème. C’est « la profondeur sans fond » au-dessus de laquelle flotte toute connaissance.

Ceci devient plus clair quand nous faisons avec Kant le pas conduisant de la critique de la raison pure à la critique de la raison pratique. Dans l’idée de « passage » (Übergang) – laquelle n’apparaît pas pour la première fois dans l’Opus postumum mais est fondamentale pour la philosophie kantienne tout entière, idée que j’ai cherché ailleurs à saisir par le concept de différenciation et synthèse régionale – se trouve l’autre grande découverte de Kant, jamais bien comprise. Dans la mesure où l’essence de l’existence ne s’épuise pas dans le fait que le sujet théorique porte la « chose en soi » à l’« apparence » du cosmos physique, il faut une autre forme, une nouvelle dimension du savoir, au moyen de laquelle l’existence prend conscience d’elle-même dans le vivre, l’agir et le faire. C’est l’idée de la raison pratique, du savoir véritablement existentiel par lequel le sujet se saisit et s’éprouve comme existence – par lequel le « substrat suprasensible en nous » est porté à la « détermination » (Cr. r. pu. intro. IX, sec. 2), par lequel lui est « conféré la réalité » (Cr. r. pra. préf. sec. 5 e.a.), par lequel il est constitué en tant que noumène (Cr. r. pra. préf. sec. 6 e.a.). Si nous voulons éviter les erreurs tenant à ce que Kant a employé « chose en soi », « noumène » et d’autres concepts similaires tantôt dans le sens de la métaphysique occidentale tantôt dans le sens de la nouvelle métaphysique, nous devons dire, contre la lettre mais d’autant plus selon l’esprit de Kant, que le savoir existentiel selon la raison pratique porte la « chose en soi » en tant que « substrat suprasensible en nous » à l’« apparence » en ce nouveau sens où l’apparence se présente comme la constitution (Konstituierung) du noumène, du cosmos existentiel (cf. Cr. r. pra., conclusion). Car ce cosmos non plus n’est pas « donné » mais bien plutôt porté à l’« apparaître » par la « révolution copernicienne », dans la fondation de la personnalité et de la collectivité. Or Kant parvient ainsi, avec l’idée de raison pratique, à un sommet de sa philosophie. La réduction existentielle occidentale du savoir en « théorie » est principiellement abolie. Pour la première fois depuis les Grecs, dans cette idée de raison pratique est gagnée celle de savoir existentiel. Sur la base de la « révolution copernicienne », la raison pratique est capable de déterminer absolument le « substrat suprasensible en nous » – d’être législatrice dans un sens plus radical encore que la raison théorique. Sur cette base métaphysique repose le caractère actif et dynamique de la raison pratique comme le principe de configuration et formation de l’existence (et du monde) sous l’espèce de l’Idée.

Le savoir au sens de la critique de la faculté de juger, à présent, pose le problème suivant (Cr. fac. ju., intro. II, sec. 9 et IX, sec. 2) : comment, sur la base du « substrat suprasensible », l’« harmonie » (Übereinstimmung) du cosmos physique et du cosmos existentiel est-elle conduite à « apparaître » ? Cela passe par l’art. C’est là que se trouve l’essence métaphysique de ce dernier, son sens existentiel et son caractère mondain. Car Kant, en d’autres passages (Cr. fac. ju., §87, sec. 1 et sec. 8), fonde sur cette « harmonie » l’idée et la réalité de la divinité ; selon Kant, il ne faut pas seulement dire, dans un sens étroitement moral, que le beau est le symbole de la moralité, mais aussi que l’art révèle le divin…

Ces résultats nous permettent d’approcher cette configuration du monde et de l’existence (Existenz- und Weltauslegung) recherchée pendant des siècles, cette conception où les plus hautes manifestations de l’esprit humain reconquièrent leur essence métaphysique, où elles ne sont plus posées les unes en face des autres comme autant de sphères séparées mais sont au contraire liées intimement entre elles – grâce à laquelle, enfin, la philosophie, l’art et la science ne contredisent plus la religion mais sont les témoins authentiques de sa vérité et réalité.

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Le principe autonome et l’unité intime de l’activité philosophique nietzschéenne se réalisent dans la radicalisation et l’élargissement de la conscience métaphysique rendue possible par Kant. En ce sens, elle porte en elle-même – comme la réalisation ou l’échec de son propre Telos métaphysique – les critères de sa vérité12. Nous entendons analyser l’essence de la philosophie nietzschéenne dans le développement et la connexion de quelques-uns de ses concepts fondamentaux : les problèmes très hétérogènes en apparence du « mythe apollinien-dionysiaque », de la « volonté de puissance », de la « vérité » de la configuration du monde et de l’existence, de l’« éternel retour ».

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Dans L’origine de la tragédie, Nietzsche explique : « Le courage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et de Schopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plus difficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent à l’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur sa confiance imperturbable dans les eternæ veritates, avait cru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous les problèmes de la nature, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence … au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses… » « Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique » (I, 128). Dans ce passage où l’optimisme sédatif latent dans la logique, c’est-à-dire la foi dans les vérités éternelles, fait que l’« apparence » est confondue avec « l’essence des choses », que la dimension profonde du monde, « plus profond que ne pensait le jour » [Ainsi parlait Zarathoustra], est masquée, que par conséquent la culture moderne est dépourvue de véritable fondement, Nietzsche résume, de fait, la critique kantienne de la métaphysique occidentale, pour en même temps lui rendre, par-delà son rétrécissement schopenhauerien, son sens original et fécond. Or la mise en œuvre de telles conceptions introduit une culture que Nietzsche appelle tragique. Elle présuppose une « conception incomparablement plus profonde et sérieuse de l’art » (I, 139/140), rendue possible par la kantienne-schopenhauerienne « sagesse dionysiaque exprimée en idées » (I, 139/140).

Comment faut-il l’entendre ? Selon la critique kantienne de la faculté de juger, il appartient à l’essence de l’art de porter le « substrat suprasensible en nous et en-dehors de nous » à l’« apparence » de telle sorte qu’en elle l’« harmonie » du cosmos existentiel et du cosmos physique devienne visible. L’art signifie donc, en tant qu’« apparition » spécifique du « substrat invisible », de la « chose en soi », le « passage », l’acte consistant à jeter un pont entre ces deux mondes : il n’y a donc qu’un pas pour voir en l’art « conciliation » ou « libération ». Schopenhauer tourne ces conceptions, absolument contre leur sens kantien, en quelque chose de quiétiste. Nietzsche, par-delà la médiation schopenhauerienne, saisit leur nature primordiale, pour leur donner une nouvelle signification existentielle et métaphysique. Ce faisant, il conquiert cette « vision de l’hellénisme qu’il me fut ainsi donné de percevoir, si étrange, si particulière » (I, 111) qui lui fournit l’ultime et durable fondement de sa métaphysique. Comment cela se passa-t-il ? « À l’encontre de ceux qui s’appliquent à faire dériver les arts d’un principe unique … je contemple ces deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos … Apollon se dresse devant moi, comme le génie du principe d’individuation, qui seul peut réellement susciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique de Dionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route est ouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fond le plus secret des choses »  (I, 110). Apollon nous apparaît « comme l’image divinisée du principe d’individuation » (I, 35). Il est la loi de la mesure, des formes, de la connaissance et tout particulièrement de la connaissance de soi (I, 36). En face de lui, le dionysiaque se tient comme l’« abîme » sur lequel repose le monde apollinien (I, 36), l’« essence mystérieuse de notre nature, dont nous sommes l’apparence extérieure » (I, 34), « l’Un-primordial » (I, 34) – dont le monde apollinien des formes et de la lumière se présente comme l’« apparence » et dont il a besoin pour sa « perpétuelle libération » (I, 34). Dans ce rapport où sont fondés le monde d’Homère comme celui de la tragédie grecque et qui trouve son expression la plus originaire et la plus élevée dans le dressage des forces élémentaires titanesques par les Olympiens (I, 34-38), Nietzsche acquiert la nouvelle interprétation et justification non occidentale, « tragique » de l’existence (I, 32), de l’histoire (I, 37) et du monde (I, 30-32, 72). Parce que, pour lui, l’art est le principe métaphysique par excellence, Nietzsche en vient à dire : « C’est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l’existence et le monde » (I, 45).

On voit ainsi que les principes métaphysiques kantiens de la forme, de la distinction entre « apparence phénoménale » et « chose en soi », etc., informent – bien que ce soit dans un premier temps à travers leur rétrécissement schopenhauerien en « représentation », « illusion », « volonté » – les conceptions nietzschéennes. Nietzsche s’appropria finalement, au moyen de catégories kantiennes, c’est-à-dire en philosophant, le mythe grec apollinien-dionysiaque, et s’y tint toute sa vie. Les autocritiques ultérieures (rassemblées dans l’édition Musarion, XXI : Écrits et notes autobiographiques) ne portent pas sur le cœur de cette réception ou plutôt de cette utilisation originale des principes métaphysiques kantiens. Elles visent bien plutôt le Kant modifié par Schopenhauer ainsi que les néo-kantiens, le caractère quiétiste de la philosophie schopenhauerienne de même que les ambiguïtés cachées dans le concept de « volonté », et surtout les « applications » de ses propres vues grandioses « aux choses les plus contemporaines » (« Essai d’autocritique », 1886, I, 12 ; Ecce homo, XV, 65), car il considère avec « effroi » les avoir ainsi « compromises » (XVI, 362).

Le sens originel de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque domine de manière d’autant plus déterminante la réflexion ultérieure de Nietzsche, et ce sous un double rapport : il est la norme tant de la dissolution de la métaphysique occidentale que de la fondation de la nouvelle conscience métaphysique. « Tout ce que nous nommons aujourd’hui culture, intelligence, civilisation, doit comparaître un jour au tribunal de Dionysos, l’infaillible justicier », est-il écrit dans L’origine de la tragédie (I, 39). De même, dans La volonté de puissance : « Dionysos est un juge » (XVI, 389). En quel sens déterminant cela est entendu, l’éclaire, toujours dans La volonté de puissance, la formule énigmatique : « Dionysos et le crucifié » (XVI, 391) ou encore « Dionysos contre le crucifié » (XVI, 391). Un tout nouveau problème ne devient-il pas ici visible, ainsi que sa solution ? Cette mystérieuse liaison et opposition ne repose-t-elle pas sur la pensée gréco-européenne rendant possible que le fondement primordial dionysiaque soit porté à l’« apparence » dans le monde de lumière apollinien, mais aussi que Dieu en tant que Deus absconditus se dévoile en tant que Deus revelatus, à savoir sous forme humaine, dans l’« épiphanie » ? Cela signifie : quand nous saisissons les conceptions kantiennes-nietzschéennes dans leurs derniers principes et jusqu’au bout, le fait primordial que le divin « apparaisse » devient une pensée vraie et véritablement réalisable, – de laquelle un Hölderlin, tout particulièrement, sans aucun doute à partir de la situation métaphysique kantienne, fut touché au plus profond. N’est-elle pas ainsi confirmée, la vérité principielle du principe nietzschéen selon lequel la religion des Grecs, en tant que religion de l’« apparition » des dieux, est plus profonde que la religion occidentale ? Et ne comprenons-nous pas alors la possibilité et la vérité métaphysiques des intuitions de W. F. Otto dans ses écrits sur les dieux anciens ? Peut-être un concept a-t-il même été ici trouvé pour non seulement dissoudre la religion européenne mais aussi sauver ce qu’il y a de gréco-européen en elle.

Outre la religion, ces conceptions dominent également l’interprétation nietzschéenne de l’art. Ce dernier demeure « la tâche authentique de la vie », son « activité métaphysique » (XVI, 273). Il est « le plus grand stimulant de la vie » (XVI, 272), car il anoblit, « sanctionne et sanctifie » (XVI, 386 ss.) dans la belle apparence de la forme apollinienne le fond dionysiaque de l’existence et du monde.

L’analogue est vrai, comme nous allons le voir, pour la philosophie, qui jusque dans la constitution de la logique est liée à l’opposition apollinienne-dionysiaque (XVI, 388) et qui rend possible la nouvelle « conception du monde » incluant en elle la « volonté de puissance » et le « retour éternel » (XVI, 399 ss.).

En ce que ces principes métaphysiques se présentent à la fois dans la religion, l’art et la philosophie – qui par là même retournent à « une relation d’affinité » (X, 222) –, ils constituent les forces les plus profondes de la vie et de l’histoire (XV, 62).

Ces quelques traits ont pour but de rendre claire la grande fécondité de la construction nietzschéenne et de l’interprétation philosophique du mythe apollinien-dionysiaque à l’aide des principes métaphysiques kantiens, et le fait qu’elles déterminent le développement de la réflexion tout entière de Nietzsche.

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Il n’est pas possible d’analyser ici la « volonté de puissance » dans toutes ses dimensions – ses emprunts historiques, comme la monadologie leibnizienne ou la théorie schopenhauerienne de la volonté, ni sa problématique interne, par exemple le rapport de l’esprit ou plutôt des valeurs à la puissance, la « puissance des impuissants », etc. Nous concentrerons notre exposé sur la question suivante : comment Nietzsche constitue-t-il le principe de la nouvelle estimation axiologique qu’il place à l’origine de la transmutation de toutes les valeurs – et quel concept de puissance pose-t-il et défend-t-il à l’aide de ce principe, contre presque tout le développement de la culture jusqu’alors (ainsi qu’il le dit lui-même) ?

Dans La volonté de puissance, Nietzsche explique : « Après avoir longtemps essayé en vain de rattacher un concept déterminé au mot ‘philosophe’ … je reconnus au bout du compte qu’il existe deux sortes de philosophes : 1. ceux qui veulent dresser (logiquement ou moralement) un grand inventaire factuel des jugements de valeur ; 2. ceux qui sont législateurs de ces jugements de valeur » (XVI, 347 ss.). Dans le premier cas, un « en-soi » des valeurs, des jugements de valeur « existe », tout comme le monde est « en soi ». Mais cela veut dire que cette métaphysique est au-delà de l’horizon de la critique kantienne. Car une métaphysique où la conscience est normée par des valeurs et concepts éternels existant « en soi » fait de la conscience le principe de la médiation et de la dévaluation de la vie et du monde au service de la transcendance occidentale. Dans le second cas, il s’agit de la réalisation radicale et universelle de la « révolution copernicienne » par laquelle est posée la nouvelle idée de la forme en même temps que celle de l’être en tant que distinction de l’« apparence » et de la « chose en soi » : car elle seule rend possible cette « législation » par laquelle les jugements de valeur ainsi que les catégories de l’interprétation du monde sont « créées ». Dans la « révolution copernicienne », où le « donné » en nous et en-dehors de nous est transcendantisé pour le former à partir de l’horizon lui-même créé des jugements de valeur et catégories de l’interprétation du monde, l’existence et le monde sont par là même déterminés. Il est ainsi possible à Nietzsche de nommer ce processus actif qu’accomplit l’existence à l’aide de formes auto-constituées et qui se particularise par rapport à l’existence et au monde, par un seul et même principe : la « volonté de puissance ». Car celui-ci est le principe à la fois de la constitution de l’existence et de la configuration du monde ; oui, la manière de configurer le monde est elle-même un jugement de valeur. « Toute élévation de l’homme » apporte avec elle le dépassement de configurations (du monde) plus étroites… » « Cela ressort de mes écrits » (XVI, 100 s.). C’est l’essence métaphysique du caractère actif et dynamique de l’existence, éclairée par Kant et portée par Nietzsche à son plus haut développement. De sorte qu’il serait complètement erroné d’interpréter ce dernier dans le sens de l’irrationalisme ou du pragmatisme. Au contraire, l’effort de Kant comme celui de Nietzsche vise à produire la forme « vraie » de la configuration du monde et de l’existence, au moyen de laquelle l’existence devient consciente des ultimes et plus hautes possibilités de son devenir et de son agir dans le monde, dans une souveraine clarté, et par là même, en tant que le principe même définissant les finalités, réalise la plus haute « volonté de puissance ».

La « véritable » forme ? Que peut-elle signifier pour un penseur qui édifie les plus dangereux paradoxes au sujet de la « vérité » et du « mensonge » ? Les principales difficultés de ce problème tiennent à ce que, tant chez Nietzsche que dans les interprétations du sens occidental de la vérité, les termes correspondants se confondent constamment dans la lutte pour le sens nouveau. Où chercher un appui pour résoudre ce problème obscur et embrouillé ?

Quand, à la suite de Kant, nous décidons, « non sans douleur », de « sacrifier » « ces brillantes espérances » que promet la vieille métaphysique (Cr. fac. jug. §57 II, sec. 1), quand, de ce fait, les vérités que l’on avait crues éternelles deviennent douteuses, où peut bien résider encore l’idée de vérité ? La métaphysique proprement kantienne commence avec ces questions. Lorsque Kant, conformément à sa métaphysique, explique que la raison place elle-même dans la nature ce qu’elle doit en apprendre (Cr. r. pu. B, préf. XIV), que l’entendement ne reçoit pas ses lois de la nature mais au contraire prescrit à la nature ses lois (Prol. §37), ce dernier point est, selon Nietzsche, « pleinement vrai au regard du concept de nature que nous sommes obligés de lui attacher » (II, 37). De manière encore plus précise, il est écrit dans La volonté de puissance : « La volonté de vérité est un ‘rendre ferme’, un ‘rendre vrai et durable’ » « La vérité n’est donc pas quelque chose qui serait là et devrait être trouvé, découvert, mais quelque chose qui est à produire et qui porte le nom d’un processus … Introduire la vérité est un processus ad infinitum, une détermination active … C’est un mot pour dire la volonté de puissance » (XVI, 56). Or cette idée de la vérité a été, dans ce même sens et à la lettre, fondée par Kant.

La « révolution copernicienne », à présent, ne vaut pas seulement à l’intérieur de la seule critique de la raison pure, mais aussi, et bien plus encore, dans la critique de la raison pratique. La raison pratique, en tant que raison déterminante pour l’existence, pose les fondations par lesquelles nous savons et faisons l’expérience de ce qui est bien et mal. Ainsi la parole d’Hamlet « Rien n’est en soi bon ou mauvais, c’est la pensée qui le rend tel » (Acte 2, scène 2) prend un sens inattendu. Kant ôte toute acception relativiste à cette pensée de l’autonomie. C’est un principe absolu au moyen duquel l’homme « détermine » la vérité, l’essence et la valeur de l’existence et du divin en même temps (Cr. r. pu. §91, sec. 9). Cependant – et c’est là que l’on peut reconnaître un droit à la critique schopenhauerienne et nietzschéenne de la pensée de Kant –, la hardiesse de la pensée kantienne se heurte souvent à la force et au contenu de la tradition et du donné historique. Nietzsche le souligne d’autant plus, à la suite de de la « révolution copernicienne », qu’il ne pénètre pas la véritable profondeur de l’idée kantienne. Dans la mesure où la vérité est conçue par Nietzsche comme « introduire la vérité », « créer la vérité », et est donc, comme nous l’avons dit, expression de la « volonté de puissance », cette dernière, « par-delà le bien et le mal », c’est-à-dire par-delà les jugements de valeur et autres legs de la révélation ou de la tradition, détermine dans la « révolution copernicienne » ce qu’est l’authentique « vérité » de l’existence, elle façonne à partir d’un droit autonome l’ordre des valeurs et de l’existence, ainsi que leur hiérarchie, qui trouvent leur forme la plus achevée dans l’idée du « surhomme », de la « grande politique », de l’« éternel retour ».

Considérons à présent la relation entre « vérité », « volonté de puissance » et « éternel retour ».

« La vie est fondée sur la condition d’une foi à quelque chose de durable et dont le retour est régulier ; plus la vie est puissante et plus le monde à déchiffrer et qui est fait être (seiend gemacht) doit être vaste… » (XVI, 56). « Marquer du caractère de l’être le devenir – c’est la volonté de puissance la plus haute » (XVI, 101). En quoi consiste donc ce processus dans lequel la « volonté de puissance la plus haute » « introduit la vérité » comme « détermination active », qui, au nom de la vie, dépend de quelque chose de durable et dont le retour est régulier, qui fait « être » le monde, qui marque du « caractère de l’être » le « devenir » ? Nietzsche répond : ce processus consiste en la fondation des concepts, catégories, constructions qui rendent possible le « retour des cas identiques » (XVI, 26, 58). Or, si c’est la « volonté de puissance la plus haute » que de marquer du caractère de l’être, dans le retour des cas identiques, le devenir, alors cette volonté de puissance la plus haute doit nécessairement aboutir en tant qu’expression de la vie la plus haute et de l’existence « surhumaine » à une interprétation du monde où « tout revient ». « Que tout revienne est la plus extrême approximation du monde du devenir à celui de l’être : – sommet de la contemplation » (XVI, 101). Ainsi, dans l’« éternel retour », théorie du plus haut type d’homme, le retour des cas identiques est le maximum de la congruence des mondes.

La « volonté de puissance » en tant qu’essence de l’existence configure le monde sous la forme de la « vérité » de telle façon que la vérité soit un « introduire la vérité », un « créer la vérité ». C’est de cette façon que le devenir est marqué du caractère de l’être. Cela se représente dans la loi du retour des cas identiques, autrement dit des mêmes mondes. Ces principes intimement liés ont pour condition fondamentale la conception métaphysique rendue possible par la seule philosophie kantienne, avec laquelle commence et se termine la réflexion philosophique nietzschéenne : où la métaphysique est l’événement primordial dans lequel le fond dionysiaque est porté par la forme apollinienne à l’« apparence », à l’« être ».

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Nietzsche porte la remise en question kantienne de la métaphysique occidentale à son ultime conséquence. Dans ses manuscrits non publiés (de la période 1882-88), il écrit : « Les plus grands événements sont ceux qui parviennent le plus difficilement jusqu’aux sentiments de l’homme, par exemple, le fait que le Dieu chrétien soit mort … C’est une redoutable nouveauté qui a besoin de quelques siècles encore pour parvenir au sentiment des Européens, et, pendant un certain temps, il semblera que tout le poids des choses ait disparu » (XII, 316). C’est la situation du « nihilisme européen ». Si « Dieu est mort », il manque un poids aux choses ; si Dieu, qui a créé les hommes et le monde à partir du néant et les maintient, n’est plus cru actif, efficace, il ne reste que le néant, le nihilisme. La philosophie de Nietzsche vise à l’éclaircissement et au dépassement positif de cette situation, à la création d’une nouvelle conscience métaphysique dont le suprême développement est l’« éternel retour ». Dans l’éternel retour, l’affrontement avec la métaphysique occidentale et la tentative de son dépassement atteignent leur sommet. Il est « la religion des religions », « le sommet de la contemplation » – à partir duquel ce qui est problématique comme ce qui est fécond dans la philosophie de Nietzsche s’éclaire de la manière la plus nette.

Alors que, dans la métaphysique occidentale, Dieu est la puissance créatrice transcendante et spirituelle, sublimée et volatilisée dans la modernité en vrai, bon, beau, sacré, Nietzsche postule quant à lui que le divin n’est pas une essence particulière au-delà de l’homme et du monde : c’est le fond dionysiaque éternellement créateur et destructeur qui se manifeste dans l’homme et le monde sous la forme apollinienne, et au plus haut degré celle de l’« éternel retour ».

Il en va de manière analogue pour l’existence. Alors que l’existence au sens de la métaphysique occidentale reçoit son être définitif dans l’eschatologie, dans le jugement dernier, c’est-à-dire dans le retour du Christ, événement unique, ici l’existence a son être éternel dans l’« éternel retour » par le biais de sa « participation » au cosmos dionysiaque-apollinien. L’attitude existentielle humaine face à l’éternité de ce retour n’est pas la foi et l’espoir, mais l’amor fati.

De même, le monde n’est plus, comme dans la métaphysique occidentale, séparé de Dieu et de l’homme : il n’a pas de réalité en dehors de la divinité du tout. Oui, il est pour Nietzsche le tout lui-même, même s’il s’exprime dans la loi naturelle de la conservation de l’énergie, dont la mesure finie, qui se déploie dans le temps fini, présuppose le retour de toutes les combinaisons possibles, c’est-à-dire l’éternel retour de la totalité des constellations possibles, y compris existentielles.

La pensée de l’« éternel retour » doit conférer à l’existence le poids métaphysique recherché : l’existence doit être à tous moments consciente du fait que, par son essence, elle détermine elle-même son destin éternel. C’est pourquoi le véritable sens de l’existence est l’autonomie, et c’est là que réside l’affinité intime avec la doctrine de Kant, qui domine aussi fondamentalement son éthico-théologie. Si dans cette dernière les motifs de fond de la métaphysique occidentale et de la métaphysique gréco-européenne s’entrecroisent14, la signification de la pensée de Dieu s’y trouve seulement dans la représentation de la « condition de la possibilité » que le destin éternel de l’homme se détermine d’après le poids de son propre mode d’être manifesté dans ses actes et conduites autonomes15.

Avec la saisie des intentions dernières de la théorie nietzschéenne, nous comprenons aussi son insuffisance. Elle tient au fait que Nietzsche n’est pas devenu maître des questions de fond de la métaphysique occidentale et n’a pas su résorber les divisions que cette métaphysique implique. Ceci se trouve exprimé dans deux séries de réflexions : tout d’abord, la théorie de l’« éternel retour » est la nouvelle signification de l’existence, la pensée élévatrice, l’ultime dépassement de soi ; ensuite, elle est nécessitée mécaniquement, au sens de la conservation de l’énergie. « Mon enseignement dit de vivre de telle façon que tu doives désirer de revivre … car tu revivras dans tous les cas ! » (XII, 117). Ces deux réflexions, malgré leur rapport à un divin commun, se contredisent, séparent ainsi l’existence du monde et rompent d’emblée, par conséquent, la structure du tout recherchée. Kant, au fond, se débat avec le même problème. Il est évident que, dans la profonde idée kantienne du cosmos comme différenciation et synthèse régionale des mondes existentiel et physique, l’intention nietzschéenne fondamentale peut être comprise en tant que telle, mais aussi son insuffisance dès le départ et tout du long.

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Pour finir, examinons la cause de cette insuffisance, à savoir une dépendance non surmontée vis-à-vis de la métaphysique occidentale, et ce à la lumière du paradigme dans lequel le point critique de la réflexion philosophique de Nietzsche devient particulièrement clair : la relation de Nietzsche au platonisme.

Dans la philosophie kantienne, la double signification du platonisme devient apparente. D’une part, le platonisme est, indépendamment des moyens littéraires de sa transmission, la norme pour juger de la métaphysique pan-occidentale, dont la métaphysique moderne, et de la problématique historique qui se pose en même temps que celle-ci. D’autre part, le platonisme est le principe immanent de la réflexion philosophique kantienne, qui se transforme et s’élargit de manière féconde – comme le Logos qui s’accroît soi-même (cf. Héraclite, fragm. 115). Nietzsche se débat précisément avec ces problèmes. Il voit tout d’abord en Socrate l’homme « théorique » qui se fait le champion du principe d’égalité entre « savoir » et « vertu ». Cela signifie que Nietzsche se place sous le joug de la réduction existentielle occidentale du « savoir » en théorie, qu’il voit Socrate à travers le prisme occidental16. Et c’est en même temps l’expression du fait que Nietzsche n’est pas parvenu à conquérir une plus profonde relation au savoir, au Logos, pas plus que son antipode Kierkegaard et ses successeurs. Quelque chose d’analogue se passe avec sa compréhension de Platon : celle-ci aussi est définie via la tradition et la littérature qui en découle. Nietzsche s’approche néanmoins à plusieurs reprises d’un Platon plus originaire. « L’homme projette son instinct pour la vérité, son ‘but’ en un certain sens en-dehors de lui comme monde fait être (seiend gemachte Welt), comme monde métaphysique, ‘chose en soi’, un monde déjà existant. Son appétence de créateur invente le monde sur lequel il travaille, l’anticipe ; cette anticipation (cette ‘croyance’) est son soutien » (XVI, 56/57). Or Platon n’a-t-il pas constitué ce monde en monde des Idées, pour, conformément à ce monde-là, « travailler » le monde du devenir et surtout le monde du devenir historique dans la politeia, au nom du salut et de la puissance de la vie grecque ? Platon, en créant le monde des Idées, a « au fond, en artiste qu’il était, privilégié l’apparence à l’être ! donc le mensonge et l’invention à la vérité ! l’irréel à l’existant !… » « Comprend-on cela ? Ce fut la plus grande apostasie : et parce qu’elle a été continuée par le christianisme, nous ne voyons plus ce fait étonnant » (XVI, 70). L’imprécision et l’équivoque de la terminologie, dans ces phrases, ne peuvent manquer d’appeler l’attention sur l’inconcluant bras de fer de Nietzsche avec Platon. Mais Nietzsche n’approche-t-il pas aussi d’une interprétation de Platon par laquelle les idées de cet « introduire la vérité », « créer la vérité » sont ce par quoi le « devenir » est marqué du caractère de l’être ? Dans la mesure où ceci se produit au plus haut degré dans la théorie de l’« éternel retour », Nietzsche équipolle cette dernière au platonisme (XVI, 396). Car – c’est ainsi que nous l’interprétons – l’éternité de l’existence au sens de la théorie du retour repose sur sa « participation » à l’« être » du cosmos dionysiaque-apollinien.

Que signifie ce platonisme – même s’il n’est pas conduit jusqu’à la plus grande clarté d’exposition – de la philosophie nietzschéenne ? Les Idées platoniciennes sont le Logos dans lequel et par lequel Platon sauve la substance du mythe. Nietzsche ne se trouve-t-il donc pas lui-même, vis-à-vis du mythe, auquel il croit17, dont il s’empare philosophiquement, dans la même situation que Platon ? Que veut, alors, le « platonicien » Nietzsche ? La même chose que Platon dans sa situation historique et que visèrent tous les authentiques essais de renouveau du platonisme : la sauvegarde (σωτηρία) des origines sacrées et divines par la philosophie, pour la vie. Parce que, chez Kant et Nietzsche, il s’agit ultimement d’une telle vérité, c’est là que se trouve la germanité commune de leurs philosophies – là que se trouve aussi le fait qu’il s’agit d’un événement pan-occidental et pan-européen.

Cependant, la médiation schopenhauerienne de ces principes, mais aussi l’influence de certaines théories scientifiques du dix-neuvième siècle qui sont en réalité des dérivations de la métaphysique occidentale, font que Nietzsche ne comprend que partiellement ce sens ultime profond de la philosophie platonicienne-kantienne, ou, pire, qu’il le déforme dans un sens positiviste et pragmatiste. C’est particulièrement clair avec son concept de « savoir », qu’il ne connaît au fond que sous la forme existentiellement diminuée reçue de l’Occident. Si Nietzsche avait voulu aller au-delà, il lui aurait fallu poser le problème du savoir existentiel. Au lieu de quoi, il rétrécit le savoir, qui est chez Kant aussi une faculté « subjective », à un « perspectivisme » – en faisant abstraction d’autres traits historiques – qui se veut la forme et le principe des expériences utiles ou nuisibles, accroissant ou diminuant la puissance. C’est le tribut payé par Nietzsche au dix-neuvième siècle, qui le conduit sur les rails du pragmatisme. Ce tribut ne constitue pas l’essence de la réflexion philosophique nietzschéenne mais un danger pour elle, menaçant d’en recouvrir les conceptions fondamentales. Que peut signifier une philosophie de l’« utilité » pour un penseur dont la réflexion est un perpétuel « dépassement de soi » – et une philosophie de la conformité pour un législateur, par les interprétations duquel les plus hautes valeurs doivent voir le jour ? S’il est question de « perspectivisme », c’est celui de Platon par lequel devient saisissable et résoluble la préoccupation, le problème de fond de l’Europe : établir la forme de la configuration du monde et de l’existence où seront renouvelées et comprises conformément à leur fondement métaphysique les plus hautes manifestations de l’esprit et de la vie européens dans leur unité.

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En conclusion, tâchons de résumer brièvement le sens de la philosophie de Kant et de Nietzsche au point de vue de ce travail18, par l’exposé de trois problèmes de fond.

Premièrement : que signifie la relation à l’hellénisme de l’une et l’autre de ces philosophies, relation qui, nonobstant toutes les différences entre les deux, se définit par le fait qu’elle est une appropriation mais en même temps une transformation féconde et une justification de l’hellénisme ?

Il s’agit de la grandiose tentative de présenter les conditions par lesquelles la vérité métaphysique de l’hellénisme peut s’éclairer pour nous. C’est-à-dire que seront ébauchés les principes au moyen desquels nous pourrons non seulement saisir l’hellénisme de manière théorétique mais aussi en faire existentiellement l’épreuve via ses plus hautes manifestations (cf. supra, p. 4 [de la publication]). Ce qui produira un double effet : seront posés non seulement le fait historique de l’hellénisme comme problème scientifique mais aussi le présent et la présence de l’hellénisme comme problème existentiel.

La découverte de la véritable historicité de l’hellénisme – de son passé comme de son actualité – présuppose le dépassement des horizons métaphysiques occidentaux : c’est pourquoi elle est un problème que ni la philologie ni la science historique ni aucune théorie des humanités ne peut résoudre à soi seule, et qui au contraire dépend de la mise à nu et de la justification des ultimes catégories métaphysiques et existentielles.

Second problème : en quoi consistent les principes systématiques au moyen desquels Kant et Nietzsche produisent la nouvelle situation métaphysique ?

Ces principes apparaissent d’abord dans la pensée fondamentale de la « révolution copernicienne » et ses moments du savoir tels que la distinction entre le « phénomène » et la « chose en soi ». Mais il s’agit de saisir ces principes dans leur essence métaphysique de manière bien plus radicale que ce n’est le cas chez Kant et Nietzsche. Il s’agit de la question : que signifie que l’action philosophique de constitution de l’existence et de configuration du monde ait pour condition le phénomène primordial de « limite » – que l’« illimité » « apparaisse » sous la forme de « limite », c’est-à-dire en tant que cosmos, et que ceci soit « l’être » – qu’« apparaître » soit l’« être » du divin ?

Dans ces problèmes, qui ne peuvent être développés dans le présent essai, sont contenus les principes systématiques d’une métaphysique « gréco-européenne » qui, sur la base de la philosophie kantienne-nietzschéenne, se trouve devant nous en tant que tâche.

Troisième problème, enfin : que signifient ces questions et ces vues pour l’existence humaine concrète ?

Elles représentent l’horizon où, dans un sens vertigineux et bouleversant, s’éclaire le sens de l’identité de la philosophie et de la vie, de la métaphysique et de l’histoire, comme le problème du destin purement et simplement, dont le modèle original se trouve dans la tragédie eschyléenne et la philosophie platonicienne – et qui doit être repensé et reformulé à partir de la situation métaphysique créée par Kant et Nietzsche19.

En ce sens profond et dernier, il s’agit de l’idée de l’existence européenne. Puissions-nous nous rendre cette idée toujours plus intime et puisse-t-elle manifester toute sa force dans le conflit spirituel pour le

« sens de la terre » !

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Notes

1 Les relations extérieures consistent en ceci que la philosophie kantienne a influencé Nietzsche sous sa forme rétrécie par Schopenhauer. Elles ne peuvent être examinées plus amplement dans le cadre du présent essai. Une vue d’ensemble de la question se trouve dans O. Ackermann, Kant im Urteil Nietzsches [Kant dans le jugement de Nietzsche], 1939.

2 Je cite Kant, toutes les fois qu’une autre source n’est pas indiquée, dans l’édition de l’Académie prussienne ; Nietzsche, dans l’édition Kröner grand in-octavo. Les chiffres romains indiquent le volume, les chiffres arabes, la page.

3 Ces problèmes sont développés dans un traité de l’auteur : « Unser Verhältnis zum Griechentum » [Notre relation à l’hellénisme] qui sera publié non dans le prochain cahier mais le suivant des Kant-Studien.

4 Nous ne comprenons donc pas sous les termes « occidental » et « européen » des concepts historiques, sociologiques ou politiques mais des principes métaphysiques. La métaphysique grecque est devenue presque exclusivement « occidentale », c’est-à-dire interprétée selon les normes en vigueur dans la métaphysique s’étant constituée depuis le tournant historique.

5 Un examen historique et systématique détaillé de ces problèmes, examen dont j’établis le programme dès 1935 (in : Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 117 ss.), est le thème d’un livre de l’auteur qui doit paraître au cours de cette année sous le titre Die metaphysische Situation Europas in der Philosophie Kants und Nietzsches [La situation métaphysique de l’Europe dans la philosophie de Kant et de Nietzsche].

6 Kant se forgea sa connaissance du platonisme, de la philosophie grecque et de l’histoire de la philosophie – comme tous les esprits de son temps, Goethe inclus – dans J. Brucker, Historia critica philosophiæ, Leipzig 1742 ss.

7 On trouve de plus amples développements à ce sujet dans le livre de l’auteur Idee und Existenz [Idée et existence], Hambourg 1935, 308 ss.

8 C’est la cause la plus profonde de la collision – notamment dans la destinée de Galilée – entre la nouvelle science et les pouvoirs historiques enracinés dans la métaphysique occidentale. La tradition fut le vainqueur dans ce conflit. Elle parvint à ce que la nouvelle science – dont les principes reposent sur la métaphysique grecque et contredisent ceux de la métaphysique occidentale – restât liée à cette dernière, jusqu’à nos jours. La modernité reproduit par conséquent la réduction métaphysique de l’hellénisme, qui condamne ce dernier à l’insignifiance existentielle.

9 Cela signifie que Kant définit les principes fondamentaux de sa philosophie aux différents stades de son œuvre en fonction du développement des moyens conceptuels correspondants. Ainsi, le problème de la « chose en soi » est défini dans le cadre de l’esthétique transcendantale de façon que celle-ci puisse le déterminer à l’intérieur de son horizon. De nouveaux horizons sont tracés par la critique de la raison pratique et la critique de la faculté de juger. C’est pourquoi la règle de méthode pour l’examen de la pensée kantienne doit être – ce contre quoi les interprètes se sont souvent heurtés – de placer le tout à la base, pour saisir l’unité intime du développement de la pensée kantienne et de ses moments à ses différents stades.

10 Dans Prol. §13 Sec. 3, les « choses en soi » sont justement désignées par le fait qu’elles sont déterminées en tant que telles et non par l’idée du tout, c’est-à-dire non « cosmologiquement ».

11 Cf. W. Heisenberg, Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaft [Transformations dans les principes de la science naturelle], Leipzig 1942, p. 95.

12 C’est de ces relations seulement que nous pouvons tirer les critères d’une interprétation adéquate de Nietzsche, laquelle ne permet plus d’expliquer son activité philosophique tantôt de manière psychologique tantôt de manière esthétique ou symbolique, de la réduire à tel ou tel problème ou de souligner l’incohérence des différents motifs.

13 « Contre l’idée qu’un ‘en-soi des choses’ doive être nécessairement bon, saint, vrai, être l’Un, l’interprétation de Schopenhauer de ‘l’en-soi’ comme volonté était un pas essentiel : cependant, il ne sait pas comment diviniser cette volonté… » (XVI, 362).

14 Cf., de l’auteur, « Idee und Existenz in Kants Ethico-Theologie » [Idée et existence dans l’éthico-théologie de Kant], Kant-Studien, 1935, vol. 40, pp. 101-107.

15 Mais ceci est également l’opinion de Platon, pour qui le destin de l’âme s’accomplit selon le poids qu’elle se procure par formation, éducation, c’est-à-dire par sa « participation » à l’être vrai (cf. Phédon 107). Il ne fait aucun doute que c’est là une pensée du Bouddha Gautama également. C’est un principe pan-aryen, auquel Nietzsche s’efforce de donner un cachet spécifiquement européen.

16 Cf. la présentation plus détaillée dans Idee und Existenz, 1935, pp. 41-57.

17 « Nous croyons à l’Olympe » (XVI, 379).

18 La discussion détaillée d’une problématisation plus large se trouve dans la Rem. 5 de l’ouvrage indiqué. [?]

19 Le livre de l’auteur, Idee und Existenz, 1935, a pour thème central la première élaboration de ce problème.