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Un procès-spectacle

« L’Ukraine s’apprête à ouvrir le premier procès pour crime de guerre dans le cadre du conflit armé qui l’oppose à la Russie depuis le 24 février. Vadim Shishimarin, un soldat russe de 21 ans, est accusé d’avoir tiré avec une kalachnikov par la fenêtre du véhicule dans lequel il circulait, abattant un civil de 62 ans qui n’était pas armé, a expliqué mercredi 11 mai le bureau de la procureure générale de Kiev. » (Le Monde 12/5/22)

La seule chose qui manque dans cet article, dont je publie un simple extrait, c’est que cette procédure est une mascarade et un dévoiement de la justice. Et ce pour la simple et bonne raison qu’une personne accusée a droit à un procès équitable : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial » (article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, dont l’Ukraine est signataire). C’est nous qui soulignons les mots « par un tribunal indépendant et impartial » dans l’article de la Convention, car il est évident qu’un tribunal judiciaire national ne peut répondre au critère d’impartialité vis-à-vis du soldat d’un pays avec lequel est en guerre l’État dont ce tribunal est une institution loyale. Un tribunal ukrainien ne peut être impartial au plan du droit en jugeant un soldat russe alors qu’il existe un conflit armé entre l’Ukraine et la Russie.

Cela se démontre aisément. Le soldat d’une armée ennemie n’a vis-à-vis de l’autre armée et des autorités adverses parties au conflit que les droits que reconnaît le droit de la guerre (Conventions de Genève) : ce soldat peut être arrêté et privé de liberté, conduit dans un camp pour prisonniers de guerre, sans jugement. Ceci repose sur les intérêts vitaux des nations en guerre, qui admettent en droit international des restrictions aux droits fondamentaux normalement reconnus aux individus dans un État de droit. L’intérêt vital de la nation étant engagé, le fonctionnement des institutions est très largement altéré au-delà même du traitement des soldats appartenant à une armée ennemie. Par exemple, le soldat de l’armée nationale est lui-même passible, dans ses fonctions de soldat, d’une cour martiale et non du tribunal judiciaire. Les libertés de la population sont mises entre parenthèses, notamment la liberté d’expression : l’État national ne tolère pas la moindre critique des autorités dans la conduite de la guerre ni la moindre expression contre la guerre ou en faveur de l’État ennemi. De telles formes d’expression sont susceptibles d’être condamnées pour propagande ennemie ou intelligence avec l’ennemi, en plus des délits de droit pénal commun qui abondent dans une législation comme la législation française, pour ne prendre que cet exemple : provocations à la trahison, à la désobéissance des militaires, à l’espionnage… Mais surtout une censure militaire préalable est établie sur toutes les publications ainsi qu’une surveillance massive de la population avec ouverture de courriers et tout ce qu’on peut imaginer à l’ère d’internet. La parole de l’ennemi n’est considérée comme rien d’autre que de la propagande hostile. La cour juge donc un homme dont elle est forcée de dire, dans sa loyauté patriotique, que la parole et celle des témoins qu’il pourrait vouloir présenter, par exemple ses camarades et commandants de l’armée russe, sont une abominable propagande anti-ukrainienne. (Ces témoins ne pourraient d’ailleurs pas venir témoigner sans être arrêtés comme soldats ennemis, même sans inculpation de crime de guerre.)

En résumé, l’intérêt national suspend le fonctionnement normal des institutions. Mais la justice continuerait, elle, de fonctionner tout à fait normalement, qui plus est pour juger un soldat ennemi ? C’est la fiction que veulent présenter aux yeux du monde les autorités ukrainiennes.  Ce soldat ennemi, qui ne peut s’en remettre qu’au droit de la guerre pour sauver sa peau une fois tombé entre les mains de l’adversaire, aurait malgré tout un droit plein et entier à un procès équitable devant un tribunal judiciaire impartial. Mais nous disons que c’est impossible, que les conditions de l’impartialité ne sont pas réunies et ne peuvent aucunement l’être – sans que ce soit d’ailleurs la faute des autorités judiciaires et malgré toute la bonne volonté qu’on peut leur supposer –, que ce procès est donc une lamentable parodie du droit. Si ce tribunal ukrainien peut être réputé impartial en jugeant un soldat russe, en plein conflit entre l’Ukraine et la Russie, personne ne pourra jamais contester l’impartialité du moindre tribunal que ce soit. L’impartialité sera toujours supposée, le critère restera un vain mot, la Convention européenne des droits de l’homme un texte bavard, dérisoire et odieux.

L’État ukrainien en guerre avec la Russie n’est pas dans une relation de neutralité avec cette dernière mais dans une relation de guerre, et, même si cette relation reste soumise au droit de la guerre, elle ne permet pas de considérer que deux ennemis en guerre se considèrent l’un l’autre avec impartialité. Même dans l’hypothèse où les tribunaux sont indépendants du pouvoir exécutif qui conduit la guerre, l’impartialité est tout autre chose que cette indépendance (elle peut être contestée dans un procès indépendamment de la question de l’indépendance formelle du tribunal, par exemple en fonction de la personne du juge ou de la composition du jury) et les tribunaux ne sont pas indépendants vis-à-vis de l’État et de la Nation. Dès lors que l’État n’est pas neutre, ses tribunaux ne sont pas impartiaux.

On dira que c’est une fort étrange conséquence, qu’un soldat ennemi ait droit à un tribunal impartial alors que le soldat national n’a même pas droit à un véritable tribunal vu qu’il est passible de la cour martiale de son pays. En effet, et c’est bien une incroyable faute de raisonnement des autorités ukrainiennes que d’organiser un tel procès-spectacle. Elles voudraient nous faire croire qu’elles traitent mieux les soldats ennemis que leurs propres soldats. Or c’est ce que personne ne peut croire, surtout pas ceux qui pensent que c’est là de la bonne propagande, et je demande donc aux autorités françaises de condamner ce procès en Ukraine comme indigne de la mission de la justice dans un État signataire de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est certain que la restriction des libertés fondamentales en temps de guerre ne peut aller jusqu’à transformer le système judiciaire en parodie de justice. Car si cette parodie est une altération due à la guerre plutôt que le fonctionnement normal de la justice en Ukraine, ce que je veux croire bien que même la presse française, entièrement alignée sur les positions de l’OTAN, n’hésite pas à décrire ce pays comme gangrené par la corruption, même dans ce cas cette altération ne se donne pas à connaître comme telle ainsi qu’elle le devrait (par exemple, la censure militaire ne se donne pas à connaître comme l’état normal de la garantie de la liberté d’expression), ce qui signifie que les autorités ukrainiennes, ni en temps de guerre ni en temps de paix, ne se soucient le moins du monde de l’impartialité des tribunaux. Ce soldat russe doit être jugé par un tribunal international compétent, seul susceptible de recevoir la qualification d’impartial.