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La Lune chryséléphantine: Poèmes

Le recueil poétique La Lune chryséléphantine, présenté ici, a paru en 2013 aux Éditions du Bon Albert et reçu le deuxième prix du Prix Stephen Liégeard 2015.

C’est le quatrième et dernier recueil que nous avons publié par la voie d’un éditeur. Les recueils suivants ont été publiés directement sur ce blog.

Le Bon Albert nous avait été présenté par un ami commun, c’est grâce à nos relations que nous avons pu faire paraître des recueils chez un (micro-)éditeur. Notre tentative auprès des maisons d’édition parisiennes, avec le précédent recueil Opales arlequines, ne reçut que les réponses de refus polies et génériques dues aux gueux, y compris de la part de L’Harmattan, maison qui fait pourtant payer les écrivains qu’elle édite et ne risque donc pas d’essuyer des pertes financières. Je n’ai pas cherché à réitérer l’expérience.

Je n’entends pas, avec la publication en ligne de mes recueils réécrits, donner raison aux pontes de notre culture commercialisée de leur choix de m’appliquer le traitement par défaut, car s’ils avaient pensé qu’une réécriture eût pu sauver quoi que ce fût dans mes vers, ils n’eussent pas manqué de me le dire, au lieu de m’envoyer leur lettre générique de refus (y compris, pour l’un d’entre eux, manuscrite, à savoir, d’une belle écriture à la main polycopiée, ce qui montre une rare cuistrerie et nullement de l’élégance, comme il semble le penser). Pour qu’ils sussent dans quelle mesure un poème versifié peut gagner le moins du monde à être remis sur le métier, il eût fallu qu’il se trouvât parmi eux des gens à qui cette pratique littéraire n’est point étrangère. Or nous savons que la versification leur est étrangère depuis bien longtemps, et qu’ils sont même parfaitement xénophobes à cet égard. Je ne pouvais donc même pas être incité par ces refus à améliorer mon écriture poétique, leur jugement sur ce point étant celui de profanes ténébreux.

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I

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I
Le parc

Souviens-toi du printemps de nos quatorze années.
Les lilas embaumaient le parc luxuriant,
Aux enfants amoureux tellement attrayant
Par ses bosquets profonds, ses vasques surannées.

D’être ensemble si bien deux âmes étonnées,
Étoilés, souviens-toi, de clair-obscur brillant,
Nous vîmes dans nos yeux des pleurs, en souriant,
Partageant vœux secrets, promesses devinées.

En ce jour du printemps, tous les massifs de fleurs
Firent à notre amour don de mille couleurs
Afin que nous sachions quelle grâce est la vie.

Aujourd’hui me voilà sur ces lieux retourné,
Seul, séparé de toi par la route suivie.
Pardon pour le baiser que je n’ai pas donné !

*

II

Si nul ange des cieux ne nous dit ces paroles,
Aux accents ravissant ceux qui les ont ouïs :
« L’amour est descendu dans vos cœurs éblouis
Ainsi qu’une onde pure en de blanches corolles »,
Chacun de vos regards, chastes et doux moments,
Est une effusion de tendres sentiments
Dont le cher souvenir en mes songes essaime.
Un sourire céleste a fait voler mon cœur ;
De ma timidité son éclat fut vainqueur ;
Je sais que vous m’aimez, et vous que je vous aime.

*

III

Vous me faites languir, Madame, et sans raison.
Enfin ! vous qui goûtez la belle prosodie,
Vous que les vers bien faits rendent toute ébaudie,
Que des sonnets galants jettent en pâmoison,

Où sont-ils, mes rivaux en cet art d’oraison ?
S’il n’en est point, le jeu tourne à la comédie.
Et si la nation se trouve d’art grandie,
Retenir les lauriers n’est-il point trahison ?

S’il faut encourager le goût parmi nos gens,
Cultiver ce don-là, dont ils sont indigents,
Examinez l’effet de vos rigueurs extrêmes.

Votre sévérité me met au désespoir.
Soyez la volupté des cours d’amour suprêmes :
Vous trouverez la paix en ce noble devoir !

*

IV
In Pace

I

Hélas, c’est dans les cieux que sont tes lendemains
Et dans l’éternité que tu grandis encore.
Le monde t’avait vue, âme de rose, éclore
Caressant le bonheur dans tes petites mains.

Ô noble ange d’amour pourvu de traits humains,
Pourquoi laisses-tu seul l’univers qui t’adore ?
Nous souffrons, nous pleurons, chacun s’afflige, implore,
Et tout a goût de cendre, et nos rêves sont vains.

Nous n’avons plus de jeux, nous n’avons plus de joie ;
Nous tremblons au malheur que le ciel nous envoie ;
Nul de nous n’aperçoit ce qui nous sauverait.

C’est la captivité, Babylone fulmine,
C’est le désert encore où tout le peuple errait,
La déréliction, catastrophe et ruine !

II

Quoi ! la terre te voit la quitter pour le ciel,
La quitter pour toujours, sans cesser de tourner !
Et nous éprouverions le goût d’y séjourner,
Après un sacrifice aussi démentiel !

Le déluge retient son flot torrentiel !
Le noir Léviathan ne vient pas l’enfourner !
Ô le temps ne peut-il sur ses pas retourner
Et nous rendre la joie, où n’est plus que le fiel ?

La main qui te donnait sa plus tendre caresse,
Las ! se pose aujourd’hui sur un sein en détresse.
Comme saigne ce cœur si pénétré de toi !

Excuse ma révolte et reçois cette offrande ;
Que ne puis-je adoucir, d’un moins débile envoi,
En son cœur maternel une peine si grande…

III

Comme une frêle fleur par le vent détachée,
Comme une fleur qui tombe, à ses sœurs arrachée,
Et qu’appelle vers lui l’azur étincelant,
Comme une fleur qui va dans la nue en tremblant,

Que ne cueille la main, que la main n’a touchée,
Que l’averse n’a point sur la terre couchée,
Comme une fleur qui naît au ciel en s’envolant
Et que porte la brise aux nuages dorés,

Ton enfant est en Dieu ; ton enfant te regarde.
Si tu n’entendras plus ses rires adorés
En ce monde imparfait,
                                       l’Amour divin la garde.

*

V

Quand je veux m’épancher en vers tendres et doux,
Je tremble, à chaque mot, Philis, de vous déplaire ;
Je ne sais si mon cœur est pur, mon âme claire,
Ni si mes sentiments sont bien dignes de vous.

*

VI

Ô laissez-moi pleurer mes ivresses perdues
Alors que la jeunesse a passé sans retour ;
Pleurer un doux émoi, plus beau de jour en jour,
Qui nous voyait unis, nos âmes confondues ;

Un sourire de sœur, ses mains vers moi tendues,
Pleurer un rêve fou de soulas et d’amour !
La jeunesse est finie et j’ai passé mon tour,
Je ne connaîtrai pas les grâces attendues.

Plus vieux de jour en jour, mon cœur n’a plus d’espoir,
Plus d’élan, plus de rêve, et lorsque vient le soir
Je vois en étranger mon passé, sa promesse.

Tant que j’aimais, j’avais encore un avenir.
Mais ce hère, si seul, éploré, sans tendresse,
Quel bien lui reste-t-il, qu’un cruel souvenir ?

*

VII

Présent trop insensé d’un Destin négligent,
Quel chagrin, quelle honte en mon âme asservie !
À qui puis-je avouer le secret de ma vie ?
L’objet de mon désir a des cheveux d’argent.

Las ! faut-il que je sois bien inintelligent
Pour que d’appas plus frais mon cœur ainsi dévie
Et que ce crépuscule attise mon envie,
Qu’une ruine, enfin, me trouve diligent !

Est-ce d’avoir, si jeune, assommé par l’effort,
Bravé les passions, méditant sur la mort,
Que je veuille aujourd’hui d’une telle amertume ?

Ou bien que de ce corps glissant vers son tombeau
Ne montent des parfums plus forts que de coutume,
Échauffant jusqu’à la froideur de mon cerveau ?

*

VIII
Le faune

Ah, que mon chalumeau de roseau dur est triste !
Mais dès que j’aperçois au milieu de la piste
Le dessin de tes pieds, je cueille des bouquets.

Nymphe dont la blondeur est la seule tunique,
À l’affût de tes jeux, satyre des bosquets,
Je rêve à chaque instant, moi, que je te panique.

*

IX

Certes, si votre époux, comme Candaule épris,
En moi voulait bien voir un Gygès incrédule
Pour le faire témoin du joyau qu’il adule,
« Volontiers », lui dirais-je, et j’en connais le prix !

Hérodote I, 8-11

*

X

L’automne est revenu, drapé de feuilles mortes,
Et les jours sont moins longs, l’obscurité grandit,
Les gens rentrent chez eux, le froid les engourdit,
Les boulevards muets m’ouvrent leurs tristes portes. –
Saluons ton retour lugubre et diligent,
Compatissant automne aux lumières d’argent,
Ange annonciateur des funèbres étreintes !
Parmi l’or mat des bois angoissés de leur fin,
Je m’en vais, solitaire, en proie à tant d’atteintes,
Vers la nuit de l’amour, comme au fond d’un ravin.

*

XI

Nos cœurs l’un dans l’autre abîmés,
Comme nous nous sommes aimés !

Je vois encore ton sourire,
Et comme alors mon cœur soupire.

Je pense toujours à nos jeux :
C’étaient, en riant, nos aveux.

– Et les fleurs que tu m’as données
Pour moi ne se sont point fanées.

Leur parfum me rappelle à toi.

– Que j’étais heureux sous ta loi !

Mais je ne sais pas – ô comprendre ! –
Ce qui brisa ce nœud si tendre,

Ce qui m’a de toi séparé…
Qui de nous a le plus pleuré.

Je crois que des mots m’échappèrent,
Des mots fous qui me désespèrent.

Et comme si rien ne restait
Du rêve qui nous exaltait,

Chacun reprit ses habitudes.
Au lieu d’amour, deux solitudes !

C’était un jeu, n’est-il pas vrai ?
Dis-moi que non, je le croirai !

J’ai gardé toutes ces années
Les roses que tu m’as données ;

Dans mon cœur, dans mon souvenir,
Tant de beauté ne peut finir…

*

XII

Des lanternes vénitiennes,
Une nuit de bal en été.
Je voudrais tant que tu retiennes
Contre toi mon cœur exalté.

Ne serai-je rien dans ta vie ?
Je n’ose pas me déclarer.
Toi que j’aurais partout suivie,
Tu pourras toujours l’ignorer ?

Et tu passeras sans comprendre,
Toi pour qui j’aurais tout donné,
Tout ce que je devais te rendre,
Tout ce qui t’était destiné ?

Le bonheur de t’aimer, la joie
De connaître ce sentiment
Qui m’élève quand il me ploie,
Veut mon éternel dévouement.

Et j’ai si peur de perdre l’âme
Si tu ne prends ce qui t’est dû,
Si je ne peux offrir ma flamme
Pour t’être à jamais confondu ! –

Apaise, ô nuit étincelante,
Ma trop grande fébrilité,
Accorde à mon âme brûlante
L’ombre de ton immensité !

*

XIII
Galatée lointaine

Quatrains

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Commisération

Ô toi la compassion même,
Qui plains ceux qu’atteint le malheur,
Tu pleurerais de tout ton cœur
Si tu savais comme je t’aime !

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Le jars

Sur un tableau du musée d’Oslo

Le jars qui voit passer son peuple migrateur
Dans le ciel automnal, lié par une corde,
N’est pas plus malheureux, plus triste que mon cœur
Soumis à cet amour pour toi dont il déborde !

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Quand je vois que d’aucuns, en liens trop étroits
Avec vous, n’ont pas même une face pâlie,
N’ont pas l’air obsédé par une âpre folie,
Je comprends mieux comment des borgnes sont nos rois !

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Puisque tu ne veux point de mon amour fidèle,
T’en éjouir serait signe de vanité ;
Mais moi qui chaque jour souffre par la plus belle,
J’aurai raté ma vie, et c’est là ma fierté !

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Si j’étais un roi maure en sa cour de Séville,
Et que tu fusses mienne – on peut toujours rêver –
Mille épouses perdraient le goût de se lever,
Sûres de ne plus voir mon œil qui s’écarquille !

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Sur un îlot comme une fleur,
Si tu m’y donnais ton suffrage
En te pressant contre mon cœur,
Que je voudrais faire naufrage !

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Dites-moi qu’elle dort en un château dormant
Gardé par un dragon dans un hallier d’épines ;
Alors je baiserai ses lèvres purpurines ;
Mais ne me dites pas qu’elle a son jugement !

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Il faut souffrir pour être belle ?
Et moi qui m’afflige en tout lieu !
Comme elle est à plaindre, mon Dieu !
Personne ne souffre autant qu’elle.

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Enfant, il m’en souvient, j’imaginais longtemps
Dans un Éden lointain une parfaite idylle.
Quand parurent, plus tard, tes appas éclatants,
Pantois je reconnus l’âme sœur de mon île !

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Le vain conseil rassis, que je crus bon de suivre :
J’ai fait le tour du monde et n’ai pu t’oublier.
Quels que soient les tourments et l’échec, mon cœur ivre
En roseau délirant ne cesse de plier !

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Eussé-je quelque crainte envers sa chasteté,
Piqué j’entreprendrais aussitôt sa conquête,
Mais pour être jaloux elle n’est point coquette.
J’admire sa pudeur, je hais ma lâcheté !

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Ne croyez pas mes feux endormis sous le sceau !
Mais depuis vos rigueurs mon air est si morose
Qu’une femme rirait si j’osais quelque chose.
Je finirai peut-être où commença Rousseau† !…

Les confessions, début du troisième livre.

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La chair est si peu triste, hélas, qu’elle me tente
Quand ta rigueur m’accable et m’ôte tout moyen ;
Les livres, j’en ai lu je ne sais pas combien,
Mais je reste en amour un pauvre dilettante.

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Oui, je puis me flatter que tu me distinguas,
Que tu me fis entendre être fort prévenue.
Mais c’était malgré toi, bonne et douce ingénue :
Tu ne peux réparer tes immenses dégâts !

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Bénédiction du chevalier servant

Étendu devant vous bras en croix, face à terre,
J’entendrai le latin qu’un rendu nous lira.
Béni de vous garder dans mon cœur solitaire,
Tout ce que je ferai pour vous réussira.

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Les jours nous sont comptés. Sans doute, un beau matin,
La flatteuse vigueur aura triste visage,
Et même avant son temps, faute d’en faire usage !
La vertu qui te plaît me vaudra ton dédain.

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Elle m’a laissé seul trop longtemps à chanter.
Quel dépit, quel dégoût pour la force caduque
Quand ma chanson finit un jour par la tenter,
Et qu’au lieu d’un amant elle embrasse un eunuque !

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Vois, je n’eus de vertu que le temps de creuser
La fosse où s’engloutit ma misère spectrale.
Je suis cette momie avide et sépulcrale
Qui veut connaître enfin le goût de ton baiser !

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Tu est une autre

– Votre visage hier évoquait certain conte,
Aujourd’hui vous avez un tout autre profil ;
Or laquelle des deux êtes-vous ? qu’en est-il ?
– Deux ? Attendez demain : vous êtes loin du compte !

*

XIV
Autres Quatrains

Le docteur me voyant hâve, les traits tirés,
Conseilla du repos à la montagne, en cure.
Oui, dis-je, c’est mon vœu ! bien loin, dans la nature,
Que ma peine s’exhale en chants désespérés.

Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours…
  (Alfred de Musset)

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Les brahmes, véritables dieux
Sur la terre, avaient l’âme chaste ;
Mais leurs enfants n’étaient pas d’eux,
Ils ne purent sauver leur caste.

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Qu’est donc le Taj Mahal ? La lumière du jour
Sur le sein de la mort, le tombeau d’une femme.
Son époux l’a pleurée, et de toute son âme ;
La sagesse d’Allah a permis cet amour.

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Je suis du Languedoc : si j’ai le profil grec,
Je me sais tout de même une âme sarrasine.
De mon ancêtre Eldin† j’ai reçu, sans lésine,
Le don de m’enflammer comme du bois bien sec.

C’est le même nom qu’Aladdin !

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Si j’étais convaincu, quand elle s’est offerte,
Qu’une femme pût vivre en dehors de ma loi
Et se bien consoler d’une si grande perte,
Je n’aurais pas pitié d’elle plus que de moi !

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Lourdes

C’était le vœu de qui devait changer de peau
Et, devant sa débâcle, expier, être austère.
Mais quelle place prendre au milieu du troupeau ?
Les insultes pleuvaient sur mon cœur solitaire.

*

XV
Le costume d’Ève

Ta vénérable aïeule, une attique matrone
Ou sa nièce latine, endossait, au dehors,
La calyptra, le sceau digne de sa personne,
La dérobant aux yeux du manant, des butors.

Leur fille, un peu plus tard, paraissait sous un voile
Ou bien une mantille, une mante, ou le loup ;
Eût-elle la splendeur de la plus belle étoile,
C’était assez qu’un seul en essuyât le coup.

Oui, voilà ce qu’était naguère la toilette !
Et leur petite-fille, il n’est pas si longtemps,
Ne sortait pas sans mettre au chapeau sa voilette,
Qui rendait indistincts ses attraits éclatants.

Mais toi, tu vas et viens dans le costume d’Ève
– Quasiment ! –, tous voyant ton charme ensorceleur ;
À quel danger s’expose un regard qui se lève
Quand tu passes ainsi, te l’apprend mon malheur.

*

XVI
Du mérite

la colère du rang contre le mérite (Stendhal)

Si ton ambition, jeune homme, est élevée,
Que ma plume t’enseigne une voie éprouvée :
Recours au fascinum autant que tu pourras.
Un aspect cornichon est de nul embarras
(Je ne te parle point ici de ta prestance :
Elle n’aura jamais qu’une faible importance)
Et telle asymétrie aisée à constater
Est bien normale et ne doit pas t’inquiéter.
Tu me comprends, esprit indompté, solitaire ;
Ton angoisse d’enfant ne m’est pas un mystère.
Gagne-toi les faveurs, et ta place au soleil.
Quand d’aucuns prétendront te donner ce conseil
En taisant le moyen du plus grand avantage,
Savoir en écartant les doutes de ton âge,
Tu sauras qu’ils pouvaient faire ton désespoir
Si tu n’étais vraiment certain de ton pouvoir.

Dans la préaucratie, où le bachoteur monte,
Recours au fascinum à chacun de tes pas !
Si tu crois que l’amour ne te le permet pas,
Ce scrupule ne peut te sauver de la honte.

*

XVII
Lex

Aldhane, fille, ayant mis au monde Merlin
Et tu devant la cour dûment instituée
Le nom du séducteur (car c’était le Malin)
Devait, suivant la loi, ou bien être tuée
Ou, parce que sa faute introduit le déclin,
Se faire sur le champ vile prostituée.

*

XVIII

Je ne vois pas comment l’on peut tromper sa femme.
Vous avez avec elle un rapport régulier –
Mettons qu’une ou deux fois par semaine elle pâme
Entre vos bras – eh bien, il serait singulier,
Si vous avez ailleurs jeté votre semence,
Qu’elle n’observât point comme la quantité
Que vous lui servez là n’a pas cette abondance
Qui la porte si bien à la félicité.
Elle voudra savoir si vous êtes malade !
À moins qu’elle ne songe à votre thème astral,
Au flux de la marée, à quelque galéjade
Que vous débiteriez d’un ton professoral…†

La solution du paradoxe se trouve dans notre livre The Science of Sex: Psychology and Competition, de 2016. La quantité de sperme éjaculée n’est pas principalement une fonction « mécanique » intuitive mais une fonction « téléologique » dans le cadre de processus de « compétition spermatique ». (En gros, un homme éjaculera la même quantité de liquide séminal dans deux rapports consécutifs avec sa maîtresse puis sa femme, tandis qu’il éjaculera une quantité décroissante au cours de rapports consécutifs avec la même femme.) Si même le tractus féminin peut être supposé suffisamment « précis » pour faire la différence entre la quantité de deux éjaculats. On admettra que ce tractus est particulièrement sensible, pour des raisons évidentes, mais que cette sensibilité rende possible la transmission au cerveau d’une information de cette nature était sans doute déjà une hypothèse hardie, même dans un modèle mécanique. Le poème est bien sûr à prendre au second degré : qui pourrait douter que les femmes sont trompées ? (2025)

*

XIX

Éprends-toi d’une femme au-dessus du troupeau
Et fais de ton serment l’aune de ton mérite ;
Opiniâtre-toi dans un rêve trop beau,
Le cœur tout dolent, l’âme expectante et contrite ;
Ne cesse pas de croire, au nez des rodomonts,
Qu’en ce monde tu vins pour t’y montrer fidèle,
Et qu’il faut récolter après que nous semons ;
Repousse tout plaisir qui ne te viendrait d’elle.
Comme ce sexe est faible, elle doit te céder
À la fin, c’est normal. Cependant ta posture
Aura d’abord fini par te déposséder
De ta vigueur. Alors ? Tant mieux. Tant pis, Nature !

*

XX
Le dieu-vampire

Le soleil dans sa chute, en diamants de feu,
En gerbes de rubis évanescents éclate
Sur le miroir stagnant du Cénote écarlate.
Le soupir des forêts s’exhale peu à peu.

En l’azur envoilé de pourpre camaïeu,
Comme après l’holocauste arde la pierre plate,
La nuit a bu le sang du jour et se dilate,
Tonatiuh s’éteint ; s’élève un autre dieu.

Gouffres cyclopéens, cavernes éthérées
Soufflent des tourbillons de stryges altérées,
Essaims silencieux, par leurs mufles béants ;

Et de l’abîme noir, du profond labyrinthe
S’enfonçant dans la terre en limaçons géants,
Jaillira Camazotz à la hideuse étreinte.

*

XXI
Les zouaves à Veracruz

Où l’aigle mord, crachant et déroulant ses nœuds,
Le serpent qui se tord en sifflements de rage,
Les zouaves français abordent au mirage
Surplombé par les pics de monts fuligineux.

D’écarlate et d’azur dans le jour lumineux,
Quel obstacle pourrait dominer leur courage ?
Non, la nuée altière, augure de l’orage,
Ne les fléchira point sous son vol moutonneux.

À travers les halliers où plane le vampire,
Les cañons colossaux d’un fantôme d’empire,
Napoléon déploie un ost en diamant.

Et Maximilien à la barbe dorée,
Ainsi que Zorrilla le grave au firmament†,
Dans la légende, en preux maudit, fait son entrée.

Le célèbre écrivain espagnol José Zorrilla fut poète de cour sous le règne de Maximilien Ier du Mexique. Il écrivit sur Maximilien et le Mexique le long poème « El drama del alma ».

*

XXII
Magnus de la Gardie

Non, Magnus, chancelier du trône suédois,
Que tu fusses l’amant de la reine Christine,
Ce n’est point à cela que ma plume destine
Un hommage vibrant au plus grand des Audois.

– Je crains tant d’échouer que m’en tremblent les doigts –
Si Ponce, ton aïeul à l’âme adamantine,
N’avait quitté le mas de sa terre latine,
Quel Français eût reçu les vers que je te dois !

Upsal, où ta sagesse insigne l’a conduite,
A la Bible d’argent, par Ulfila traduite
En idiome goth, jadis sacramentel.

Et tu fus le soutien d’un esprit des plus nobles,
Rudbeck, qui dédia son ouvrage immortel,
Sa nordique Atlantide au fils de nos vignobles !

*

XXIII
Gargouilles à Manhattan

Surplombant la rumeur de la vaste cité
Qui telle un diamant dans la nuit étincelle
Et lance à l’univers l’éclat qui l’ensorcelle,
New-York, son grand tumulte et sa célérité,

Contienne l’air du soir tant d’électricité,
Le difforme animal dont la gueule ruisselle,
Qui domine le gouffre et jamais ne chancelle,
Atone, est accroupi, couvert d’obscurité.

Habitant des créneaux, sous la flèche gothique,
Paraissant détenir un secret fantastique,
La gargouille contemple et la foule et le ciel. –

Ô grotesques démons exhalés des ténèbres,
Indifférents témoins du malheur éternel,
Vous grimacez sur nous et nos destins funèbres !

*

XXIV
Minneapolis-sur-Seine

Voyez le billet ici.

*

XXV
La chute des Arabes du Congo

D’après The Fall of the Congo Arabs (1897), par Sidney Langford Hinde, capitaine dans « l’État indépendant du Congo », chevalier de l’Ordre royal du Lion.

Voyez le billet ici.

*

XXVI
Le rescapé d’Oman

Voyez le billet ici, où ce poème a été mis en ligne sous un titre alternatif « Le survivant du Yémen » (avec les raisons d’un tel flottement, à savoir que les faits historiques réels sur lesquels le poème est fondé se sont en réalité produits au Yémen).

*

XXVII
Les mystères de Bandar Seri Begawan

XXVIII
L’union mystique

XXIX
Mina de Batavia

Voyez « Le Diwân » ici.

*

XXX
Lesseps

C’est l’homme d’une idée, ergo c’est le grand homme.
Vous qui riez déjà, faites un peu la somme
De tous les livres lus par vous, et dites-moi
Quelle idée en jaillit dans votre tête. Eh quoi !
Que me déclamez-vous vos gloses byzantines,
Ces jeux pour écoliers, ces leçons enfantines :
On pourrit, avec ça, pendant quatre cents ans
Et puis on disparaît après deux mots plaisants.
Lesseps, c’est le grand homme, il a changé le monde,
C’est par sa volonté que cette terre est ronde !
Il a bouclé la boucle avec le feu sacré,
Avec la vision d’un esprit libéré,
Hors des sentiers battus ; de son pas solitaire,
Il a suivi la route inconnue au vulgaire.
Il avait devant lui le but, la mission,
C’était son leitmotiv, sa seule passion :
L’idée était Lesseps, Lesseps était l’idée,
Une idée incroyable et si coordonnée
Qu’il fallait qu’elle fût aussi réalité
Par l’acte de Lesseps, son organe entêté.

Que vouliez-vous qu’il fît des auteurs à la mode
Du jour au lendemain déjà plus vieux qu’Hérode,
De ces ratés contents, enflés, bavards, en toc
Qui touchent leurs cachets au ministère ad hoc,
Et de tout ce parti dit de l’intelligence
Qui n’est qu’un vil rebut, de la pire indigence ?
Intelligence, soit, mais avec l’ennemi :
L’ennemi du génie accablé, las, blêmi !
Voyez Lesseps en proie à ses tortionnaires,
Les financiers véreux, les hauts fonctionnaires,
Les politiciens, ce lugubre magma
Qui lui fait dégorger tout le sang : Panama !
Panama, Panama ! Les hâbleurs contre l’âme,
Les pets-de-loup élus et la basoche infâme,
Les crochets bien plantés dans la chair du héros,
Remplissent les égouts de leurs ventres bourreaux,
Vivant sur le génie en sales parasites !
Par d’ignobles moyens, des brigues illicites,
La nullité s’acquiert un air condescendant :
Sa pompe, c’est le trou du moustique obsédant !

*

XXXI

Je n’ai pas oublié Chaville, près des bois,
Ses pavillons fleuris de lilas et de roses,
Les jardins chatoyants de nos amours écloses…
Je n’ai pas oublié, j’y pense bien des fois.

Qui d’autre connaîtra volupté si suave ?
J’en demande pardon à la postérité,
Chaville est le pays où croît la liberté :
Celui qui n’en est pas a tout pour être esclave.

Ailleurs, qui recevra pareille élection ?
Avoir eu le bonheur de grandir à Chaville,
C’est devenir celui pour qui tout est facile,
À qui donne l’Amour sa prédilection.

Sous un ciel enchanteur, que les filles sont belles !
Ô Cassandre, ô Philis, avez-vous oublié
Que je vous fus, riant, à tout jamais lié ?
Je me rappelle, moi, ce jeu grave, ô cruelles !

Cruelles, est-ce vous qui donnez de la voix :
Il me fallait choisir, j’étais bien peu sincère !
Sincère, je l’étais tellement que la terre
Ni le ciel n’aurait pu me décider au choix.

Mais vous ne parlez pas et je m’illusionne ;
Je suis seul, loin de tout, loin de l’Éden en fleurs,
Vivant dans je ne sais quel monde sans couleurs.
Mon cœur veut s’épancher et ne trouve personne.

Que d’amis, que d’amour, de rires et d’émois,
Que de printemps joyeux, de rêveurs clairs de lune !
Que j’y retourne encore une heure, une seule ! Une !
Quelle brume m’a pris Chaville près des bois ?…

*

XXXII

Ses jours de passion sont des jours pleins d’angoisse ;
Un malaise profond le tourmente, le froisse,
L’accable, mais il rit, car il voudrait pleurer ;
Peine ou soulas, son cœur ne peut rien endurer.
Pourtant, le souvenir de ce temps a du charme !
Quand il veut surmonter ses faibles, quand il s’arme
Contre les violents délires de l’amour,
Son existence prend alors un nouveau tour :
La paix entre en son âme, il goûte une sagesse
Prodiguant à l’esprit ses dons avec largesse ;
Son mal-être prend fin, le doute est emporté,
Il conçoit cet état comme la Vérité.
Le temps passe, il est mûr, il moque ses folies.
Mais le temps passe encore, en vagues affaiblies,
Et l’attrait du désir n’est jamais bien vaincu :
Il songe et puis un jour dit qu’il n’a pas vécu.

*

XXXIII

Agir, je ne le puis sans un auxiliaire,
Mais les valets rendus il n’est plus de seigneur,
Et je dois contempler la kermesse vulgaire
Quand de géants désirs me labourent le cœur ! –

Dans son souris, hier, que de belles promesses !
Il faut que je sois fou pour en croire mes yeux.
Non, elles disent vrai, les hautes allégresses
Qui me chantent, depuis, des airs délicieux.

Que faire ? Que vouloir ? La fenêtre est bien close ;
La porte, sans sa clef, jamais ne s’ouvrira ;
Ses amis sont d’accord pour traverser ma cause,
Où donc est le Crispin qui me les distraira !

Hélas, elle sait bien, pourtant, ce que j’éprouve :
Tel geste imperceptible était tout à fait clair.
Et comment se fait-il alors qu’elle ne trouve
Quelqu’une à m’envoyer quérir comme l’éclair ?

Va, tais-toi, fanfaron, ces jactances sont vaines.
Mais je donnerais tout pour la voir un instant !…
Toujours tu porteras ces invincibles chaînes,
Et tu les baiseras toujours, en sanglotant !

*

XXXIV
Un sourire

Un sourire, dis-tu, décide de ton sort :
Depuis dix ans, un charme ineffablement fort
Gouvernerait ta vie, et toutes tes pensées,
Si je t’en crois toujours, avides, oppressées,
Voleraient sans répit vers l’objet singulier
Que tu n’as plus revu sans pouvoir l’oublier…

– En effet.

                 – Je ne sais s’il faut pleurer ou rire.
Concevoir ça : dix ans sous l’effet d’un sourire !

– Dix ans, et plus encore ! Il faut bien l’accepter
Puisque ce souvenir ne me veut point quitter.
Un sourire, oui, mais tel qu’il fit trembler mon âme
Et que, toutes les fois que j’y pense, je pâme ;
Mais tellement puissant que, s’il avait duré,
Tu n’aurais devant toi qu’un esprit égaré ;
Un souris, le plus beau des moments de ma vie :
À peine une seconde, et que n’ont point suivie
D’autres douces comme elle, à croire que mes yeux
Se sont fermés à tout ce qui vit sous les cieux
Depuis ce jour, ou bien que désormais personne
N’aura gratifié mon cœur, qu’elle emprisonne,
De pareilles faveurs, et qu’il n’est plus pour moi
De sourire en ce monde auprès d’un tel émoi !
Avoir vu ce sourire et quand même fait taire
Le désir subjuguant de me jeter à terre,
À ses pieds, aussitôt, lui jurant son bonheur,
Eussé-je dû passer pour un fou, sans honneur,
Cela reste le point dont j’ai le plus de honte.
Car je fis prévaloir sur le seul bien qui compte
De sottes vanités et des mots de néant.
Ainsi, puisque j’ai craint un geste malséant,
Il convient que j’expie, en amant solitaire
Qui ne peut décider s’il prie ou désespère.
Ce sourire, ce n’est pas de quoi se vanter,
Mais cela change tout, et je veux le chanter,
Qu’importe si l’on doit rire d’un tel spectacle.
Parce qu’un tel moment, crois-le, c’est un miracle !
Dieu n’en concevant plus de son côté – pourquoi ? –
Je vais vers ce qui peut m’affermir dans la foi.
Et je le dis bien haut : si j’avais vu les ondes
Ouvrir et refermer leurs tentures profondes,
Débusquer les démons des fous et des pourceaux,
Multiplier les pains et marcher sur les eaux,
Béat j’aurais suivi le troupeau des fidèles !
Ce qui m’a frappé, moi : d’angéliques prunelles
Effusant jusqu’au cœur leurs flammes de clarté.
Qu’elle m’ouvre le ciel de la divinité
Ou me laisse gémir dans la nuit ténébreuse,
Elle décidera si ma vie est heureuse,
Si j’ai cause de croire, ou si je ne suis rien…

– Ne voudrait-elle pas que tu fisses le bien ?
Et si ta convoitise, au fond, était mauvaise ?

– J’ai gagné de savoir, par dix ans de malaise,
Que le bien ne serait pas plus à respecter
Pour peu qu’on en jugeât sur ce qu’il doit coûter…

*

XXXV
Corps médical

J’arrivais au collège, à peine. Un bruit courait,
Dont s’amusaient beaucoup les grands. Qui le croirait :
Certain collégien de quatorze ans, non, treize,
Réglementairement avait, mal à son aise,
Subi l’inspection de ses moindres défauts ;
L’infirmière scolaire est l’objet du propos :
Il pensait cette épreuve arrivée à son terme
Quand elle demanda… Quoi ? S’il avait « son sperme ».
– Je ne sais pas. – Alors masturbe-toi ce soir.
Je pense qu’il suivit l’ordre ; il ferait beau voir
Que non ! L’autorité de la science est telle,
Il devait obéir. (En s’excitant sur elle ?)
Méconnaissant la cause, en ignorant l’effet,
Je me fis quant à moi révéler le bienfait
De la main comparée à poigne simienne ;
Son initiatrice est donc aussi la mienne.
Il ne serait pas dit que je resterais coi
À cette question si cruciale en soi.
(Espérais-je en secret que lançant, à l’épreuve,
Un oui bien net, je dusse en apporter la preuve ?)

Cinq ou six ans plus tard, nouvelle inspection :
L’infirmière me pose une autre question.
Vous me direz un jour si cela vous étonne,
Elle voulait savoir, cette brave personne,
Las ! si j’utilisais… Quoi ? Le préservatif.
De crainte de paraître un poil intempestif,
Je répondis : « Bien sûr ! » ; pour le coup, sur sa fiche
Un grand P fut porté : fraude, mensonge, triche !
Je répondis « bien sûr » mais, à la vérité,
L’instrument ne m’était d’aucune utilité,
N’ayant jamais eu l’heur d’en pouvoir faire usage !
Et je ne savais trop qu’en penser à mon âge…
Aussi, la question m’assomma, je pâlis,
Les destins sans retour se voyaient accomplis :
Malgré tous mes efforts pour séduire des femmes,
Camarades de classe et dédaigneuses âmes,
J’étais dans mon genus un cas de nullité
Que la Nature hait et repousse, un raté
Qui n’utilise pas le plastique, et pour cause !
J’aurais été Werther, ma séance était close :
Après un tel éclair révélateur sur moi,
Comment ne pas vouloir fuir le glaçant effroi ?
Dieu merci, j’en causai, pour me sauver du Diable.
Entendant mon récit, une âme charitable
Me dit que, dans son cas, il n’en fut point parlé,
Le mot « préservatif » ne fut articulé.
Ô joie ! ô quel bonheur ! La bourde prometteuse !
La question, en fait, m’était plus que flatteuse !
On avait en moi vu le beau Don Juan fatal
Que je promettais d’être, ah c’est monumental !

*

XXXVI
Nuage d’hélicoptères

XXXVII
Retour au civil, ou L’histoire d’un tueur en série

Voyez le billet « Guerre du Vietnam » ici.

*

XXXVIII
Cendre verte

Je sais que j’ai passé le point de non-retour.
Et si j’ai pu quitter ce délire sauvage,
Je sais bien qu’il faudra que j’y revienne un jour,
Car je suis l’ennemi d’un monde qui m’outrage.

Certes, je reculai, tant ce dérèglement,
Puissant dérivatif au poison de ma haine
Pour la routine absurde et son accablement,
Prit, avec l’habitude, un aspect de géhenne.

Quelles hauteurs, d’abord, dans le songe éveillé,
Dans la possession de terres inconnues,
Accueillantes ! Quels jeux pour l’esprit égayé,
Pour le moi qui s’étend à l’échelle des nues !

C’est donner, conquérant d’un plus noble univers
Enfin débarrassé de toutes ses scories,
À son morne destin des succès sans revers,
À sa soif de beauté des palmes refleuries.

La Beauté pour seul guide, être le souverain
D’un lointain paradis se donnant à notre âme,
L’Idéal embrassé si fort, d’un tel entrain
Que l’on voudrait mourir fondu dans cette flamme,

C’est la source de tant, oui ! de tant de plaisir
Que l’orgueil en devient la garde nécessaire.
Ce qui ne connaît point le rêve doit moisir
Dans l’hectique et puant pourrissoir qui l’enserre.

Mais qui voit apparaître, en un long rituel,
Une perfection de quiétude aimée,
Jouit de son idole et se montre cruel
Pour la foule profane, et comme inanimée.

Il revient du sommeil accablé par le bruit,
Par le foisonnement d’un marché qui lui crie
La médiocrité de l’humain ; il la fuit
Avec des mots secrets de franc-maçonnerie,

Méprisant, haïssant les non-initiés
Un peu plus chaque jour, certain de la sagesse ;
Quel écœurant troupeau que ces suppliciés
De l’ennui, ne pouvant aimer avec largesse !

C’est seulement loin d’eux qu’il se retrouvera,
Dans l’extase buvant l’onirique fumée,
Et dans l’obscurité douce qu’il goûtera
La pipe de jasmin en tremblant allumée.

Mais voilà, plus ce culte au bonheur est rendu,
Plus la réalité devient cauchemardesque.
Je daubai sur le monde en l’appelant tordu,
Puis j’eus peur, j’eus très peur de ma cible grotesque.

Je ne pouvais croiser personne sans frémir,
Sans voir dans les regards une flamme assassine.
Je me sentais si haut : non, l’homme, sans blêmir,
Ne pouvait endurer majesté si voisine !

Cela devenait fou ; d’ailleurs, je savais bien
Que l’on n’ignorait pas dans quel état critique
J’étais ; et chacun donc, me traitant comme un chien
Malade, de frapper son coup bas, diabolique.

C’est moi, poète, moi qu’on traita de robot,
Parce que j’errais seul dans la cité du vice !
C’est moi que l’on voulut convaincre de nabot,
Dans ce harcèlement, cet ignoble supplice !

Själakamp†, le complot des pantins contre moi :
Par la suggestion, les venimeux murmures
Dans le dos, et les mots taraudeurs, et la loi
Du plus lâche, ô le tas de viles pourritures !

Cela devenait fou, je me suis donc sauvé.
Une mystique ad hoc, un brutal ascétisme
Forcèrent le poison dont j’étais abreuvé.
Je vécus quelque temps dans un noir fanatisme.

Triomphant de mon moi, j’en tirai vanité,
Car c’était bien toujours le mépris de ce monde
Qui m’élevait plus haut, plus haut que la cité,
Vers le trône de Dieu, contre le siècle immonde !

Mais j’ai passé, je sais, le point de non-retour.
L’ambition me ronge et j’ai gâché ma vie,
J’ai perdu trop de temps, et ne suis bien en cour,
Pour glaner les honneurs que l’imbécile envie,

Et puisque cela fait qu’on me traite en laquais,
Que l’on peut se payer de la condescendance,
Et puisque je n’ai plus la foi, que je manquais
À mes vœux, que je suis pourri de décadence,

Je sais bien qu’il faudra que j’y revienne un jour…††

Strindberg : « le combat des âmes ». Dans cette transposition au plan spirituel et paranormal de la lutte darwinienne pour la survie, l’écrivain suédois a forgé cette expression en vue de décrire les malheurs de sa vie, de manière comparable au Rousseau juge de Jean-Jacques.

†† Une certaine considération m’induit cependant à penser que ma situation, relativement à celle de mes contemporains, n’est pas si grave, car, au cas où l’abus ici décrit m’aurait « déglingué », je suis assuré qu’un autre n’a pas non plus laissé indemne les hommes de ma génération. Cette autre « abomination », que je ne prétends certes pas ne pas connaître moi aussi, est, selon l’immortel Kant, dans sa Pédagogie, irrémédiablement grave : « Rien n’affaiblit plus l’esprit et le corps de l’homme que la forme de volupté tournée vers elle-même ; elle est en totale opposition avec la nature humaine. D’elle non plus il ne faut faire mystère au jeune homme. Il faut la lui représenter dans toute son abomination, lui dire que par elle il provoque la plus grande ruine de ses forces physiques, qu’il attire sur lui une vieillesse précoce et que son esprit en subit de graves atteintes, etc. » Je ne vois pas ce qui pourrait être pire. Que ceux qui voudraient me reprocher l’abus des forces que Dieu m’a données examinent s’ils ne sont pas eux-mêmes, dans la fleur de l’âge, ces vieillards décrépits à l’esprit taré dont parle le philosophe.

*

XXXIX
Invasion

Auch könnte unmöglich, wenn diese Welt von eigentlich denkenden Wesen bevölkert wäre, der Lärm jeder Art so unbeschränkt erlaubt und freigegeben sein, wie sogar der entsetzlichste und dabei zwecklose ist. – Wenn nun aber gar schon die Natur den Menschen zum Denken bestimmt hätte, so würde sie ihm keine Ohren gegeben oder diese wenigstens wie bei den Fledermäusen, die ich darum beneide, mit luftdichten Schließklappen versehen haben. (Arthur Schopenhauer)

Tu ne peux échapper à ce grésillement
Qui franchit les cloisons et partout s’insinue,
Ce bruit qui te conduit presque au vomissement,
Cette horrible marée, insane et continue,
Ce taraudage affreux qui dégoutte des murs !
Quand tu lis dans ta chambre, il vient d’un autre étage,
Nauséeux clapotis de fruits tombant trop mûrs ;
Quand tu vas au salon, t’y poursuit le battage :
Le voisin d’à côté, vieux fou, n’éteint jamais.
La machine à palabre a des mains colossales.
Si le silence est d’or – ah, comme tu l’aimais ! –
Les paroles sans fin sont de la rouille, et sales.
Quand tu fuis aux waters, la ventilation
T’envoie un air pesant d’infernal borborygme.
Tu ne peux échapper à la pollution
Par le bruit, devenue un nouveau paradigme.
Quel placard ténébreux, clos à cet univers,
Quel humble cagibi t’ouvrira son refuge ?
Où jouir d’un repos de prés lointains et verts,
D’une sérénité de jardins fébrifuge ?
Fais toi-même du bruit, chuchote ton démon,
Couvre de décibels bien à toi ton martyre !
Mais si je me livrais à cet abus sans nom,
Si j’opposais, dis-tu, l’escalade au délire,
Je ne me croirais pas digne de vivre heureux ;
Et sans l’être aujourd’hui, tant j’ai besoin de calme
Et tant je dois subir mille voisins fiévreux,
Du moins puis-je espérer, innocent, cette palme !

« Regarde, maintenant ! car je suis un Esprit
Venu de loin et j’ai des pouvoirs insolites. »
Soudain les murs rendus lucides, il comprit
Quel cauchemar c’était que tout !

                                                      Des satellites
Habités, dans l’espace, avaient jusque chez nous
Envoyé les essaims de leurs crabes difformes
Aux pinces et suçoirs dégoûtants, aux genoux
Cagneux, aux bras ballants, aux bedaines énormes.
Qui dira le succès de leur invasion ?
Chaque crabe pouvait d’un claquement de pinces
Se métamorphoser en télévision.
Nos chances de salut aujourd’hui sont très minces.

Le pauvre hère vit, dans les appartements,
Inertes, ses voisins cloués sur des causeuses,
Le crâne perforé de hideux téguments,
D’où coulaient à grands flots leurs méninges vaseuses
Vers le cloaque noir des goulus crustacés ;
Et le grésillement infini, monotone,
C’est le bâfrement long des cancres engraissés
Qui pompent nos cerveaux de bétail à la tonne !

Non, n’ouvre pas la porte au voisin souriant :
Il vient t’assassiner, âme par trop discrète !
Il n’entend pas chez toi le son stupéfiant,
Ce bruit d’homme déchu : d’où sa haine secrète.
N’ouvre pas ! n’ouvre pas ! car il est commandé
Par les monstres ; dis-lui que d’un moment à l’autre
Doit passer le marchand de ton écran 3D,
Le même que celui sous lequel il se vautre !

*

XL
Aux supérieures intelligences extraterrestres

Sagacités supérieures,
Nous savons que vous existez.
Au juste en quoi vous consistez,
Pour être plus grandes, meilleures,

C’est ce qu’on ignore toujours.
Pour pénétrer autant de choses
Que vous, saisir autant de causes,
Nos bulbes sont bien un peu courts ;

Notre soif reste inassouvie.
Puisque vous avez le savoir,
Vous nous apprendrez comment voir
Et donner un sens à la vie.

Vous avez ce qui fait défaut
Sur la terre notre planète :
Votre conscience est plus nette,
Votre jugement comme il faut.

Apparaissez, je vous en prie !
Vous n’avez pas besoin de nous
Mais, sans vous, nous devenons fous,
Nous sombrons dans la barbarie.

Le pourquoi, vous nous l’apprendrez ;
Le comment, vous savez le faire ;
Votre existence m’est si chère,
Je sais que vous me comprendrez !

.

II
UNE ADOLESCENCE

.

XLI

Ce siècle avait seize ans dans le cœur de la belle.
Elle avait trop vécu, déjà, si lasse qu’elle
N’aimait plus rien. La pierre occupait tout son sein.
Sa jeune chair, empreinte à jamais du malsain
Toucher de l’être impur, rejetait l’existence.
Jeune, elle avait voulu, après la folle transe
D’une passion noire avec un chaste amant
Qui vivait de soleil, étrange immensément,
Que son passé ne fût qu’un ennui pauvre et vague.
Le cœur du mal-amant fut pour elle une vague
Qui ne lui laissa rien du rêve et du désir,
Rien du mensonge humain, du mensonger plaisir,
Rien des illusions… Non, rien que la lumière
De la vérité : jeune, elle avait la poussière !

*

Ô mes amours, ô mes néants

(Supprimé)

*

Bourgeois suants d’hypocrisie…

(Supprimé)

*

XLII

Sur le piano poussiéreux
Grincent les doigts longs d’un squelette
Qui ricane bien malheureux
D’être un pauvre fou de poète

On danse on rit on boit le vin
Sa musique vous plaît mesdames
Mais vous lui souriez en vain
Il n’a pour vos cœurs que des blâmes

Dans la chambre on éteint le feu
On entend les cris des pucelles
Qui se lamentent C’est bien peu
En se pétrissant les mamelles

La lune est comme une tumeur
Le sang jaillit de la fontaine
Et les angelots prennent peur
Et les noceurs sont pleins de haine

Les étoiles pleurent ce soir
Jusqu’à mes yeux sous la tonnelle
Sur mes lèvres le désespoir
Trempe l’amour
                           Elle est trop belle

*

XLIII

La belle a les yeux noir citron
Quand on la regarde on s’envole
On est marquis on est baron
La belle est triste et fait la folle

Mais elle n’aime pas qu’on l’aime
Malheur j’ai passé l’interdit
Comme elle a ri de mon poème !
Souffre d’aimer Jésus l’a dit

La belle est un peu violette
Avec ses cheveux zinzolins
Dans les ombres où tout est bête
Où tortillent des gobelins

La belle a le sein ferme et rond
Quand on la regarde on s’envole
On chute de haut on se rompt
Les os on dit la vie est drôle

*

XLIV

J’appelle. Qui me répondra ?
Je suis dans le vent des ruines
Sur les cœurs soufflant des bruines.
J’ai froid. Personne n’entendra.

Je marche. Qui m’accueillera ?
Je suis le vagabond des nues,
Mes plantes de pied sont chenues.
Je cours, mais on m’arrêtera.

J’aime, mais qui me le rendra ?
Je suis un papillon des brises,
Je hume des saveurs exquises.
J’offre. Personne n’en voudra.

Je vis, ô mon Dieu, quel émoi !
Je vais, je viens, c’est rien, c’est bête ;
Fou, je me suis nommé poète ;
Je ris mais on rira de moi.

*

XLV

Marchand d’étoiles !
Chiffons !
Navires ! Voiles !
Chiffons !

Marchand de lunes !
Paniers !
Rivages ! Dunes !
Paniers !

Marchand de nuits !
Brocante !
Vins ! Rires ! Fruits !
Brocante !

Marchand de joie !
Cartons !
Satin et soie !
Cartons !

Marchand de ciel !
Cageots !
L’essentiel !
Cageots !

Marchand d’étoiles !
Chiffons !

*

XLVI

Si douce que le sang perle sous le soyeux
Tapis blanc de sa peau comme un rubis opaque
Si brune que mes mains tremblent et que mes yeux
Ne peuvent échapper à ces longs flots de laque

Si fraîche que les fruits de l’Éden ont un goût
Moindre que celui fort de sa lèvre qui laisse
Un papillon tremblant dans le creux de mon cou
Que celui merveilleux de sa folle paresse

Si pâle que le ciel peut peindre sur son cœur
Les teintes de l’amour d’un trait sombre et d’un rose
Et d’un halo d’azur tout son être est couleur
Dès que le doigt de Dieu sur sa tempe se pose

Si belle que l’étoile a couronné son front
Pour m’éblouir Amour ! et mêle dans la soie
Au parfum de la rose un parfum de citron
Au parfum de sa peau le parfum de ma joie

*

XLVII

Embrasse
L’amour
Du jour
Qui passe.

Tout lasse !
Ton tour
De cour
La glace.

Ce pied
Qui sied
Aux lèvres

Se vend
Aux fièvres
Du vent.

Opales arlequines : Poèmes

Notre recueil Opales arlequines a paru en 2012 aux Éditions du Bon Albert (EdBA). Une présentation s’en trouve ici. Le recueil a reçu le prix Calliope de l’Académie Renée Vivien en décembre 2012.

Un peu plus de dix ans après, comme pour nos deux précédents recueils, dont Les Pégasides, le temps est venu de présenter une version améliorée de ces textes. En matière de poésie classique, le précepte de Nicolas Boileau Despréaux, « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », fait fond sur une vérité d’expérience, ainsi que nous le rappelons en présentation de la version en ligne de notre recueil Le Bougainvillier. En plus des règles écrites de la versification, il existe des principes non écrits dont, si l’on en croit Paul Valéry, la transmission se faisait oralement de maître à disciple. Ces principes, dès lors que toute chaîne de transmission est aujourd’hui rompue, doivent s’acquérir solitairement par une pratique raisonnée. Dans ce travail, l’insatisfaction que peut ressentir le poète vis-à-vis de son œuvre passée ne lui apparaît pas toujours avec ses raisons congrûment étalées devant lui. Dans certains cas, où l’insatisfaction ne résulte pas d’un procédé forcé qui apparaissait en réalité déjà en tant que tel au moment de l’écriture mais que l’auteur laissa passer faute de mieux dans l’instant, et qui avec le temps devient intolérable, dans certains cas, disons-nous, l’insatisfaction peut naître d’une méconnaissance de principes supérieurs de la versification, notamment en ce qui concerne la sonorité des vers.

On peut lever un bout du voile sur l’un de ces principes non écrits de la manière suivante. Plus la sonorité d’un vers est variée, plus la beauté sonore de ce vers est complète : ce principe-là figure expressément dans les bons traités de versification. C’est le principe fondamental, avant de parler de l’usage des assonances et allitérations, qui y dérogent et doivent donc être évitées par principe, dans la mesure où elles réduisent la variété sonore d’un vers, et n’être employées, le cas échéant, qu’en vue d’un effet, tel que l’harmonie imitative, autrement dit pour faire prévaloir sur le principe général une exception motivée par un effet spécial. Ceci est supposé connu de ceux qui ont lu les bons traités de versification. Or il faut savoir, et ceci nous ne l’avons pas lu dans les traités mais appris au cours de notre pratique, qu’une sonorité appelle par association les sonorités les plus proches (voyant-voyou etc.), c’est-à-dire que la tendance de l’expression, quand elle se laisse conduire par l’inspiration plutôt que par un but utilitaire, est à la monotonie, quand la volupté de la réception est dans la variété. Nous donnerons, en commentaire à ce billet, des exemples, tirés de la poésie, de ces « monotonies » engendrées par ladite tendance, et qui paraissent sans doute à leurs auteurs des trouvailles intéressantes, bien que ce soit rarement le cas quand l’effet recherché n’est pas comique. Une fois, d’ailleurs, qu’une telle « trouvaille » est acceptée par l’auteur, la tendance de l’œuvre ainsi produite est comique ; d’où le grand nombre de loustics en poésie française. La poésie étant autre chose qu’une démonstration logique, le contenu en est, dans le psychisme de l’auteur au moment où il se met à écrire, particulièrement indéterminé, l’expression est par conséquent plus « libre » : c’est pourquoi cette tendance est à connaître spécialement pour un poète, car c’est dans la poésie qu’elle peut se donner le plus libre cours, alors même qu’elle est nuisible en général. C’est aussi là, dans la poésie post-classique, que ces « monotonies » comiques, et en fait grotesques, sont le plus présentes.

Pour la même raison, à savoir, du fait que l’expression poétique ne répond pas au but utilitaire d’une argumentation logique, c’est dans la poésie que le précepte de Boileau est le plus fondé en expérience. Un essayiste peut améliorer sa syntaxe ou l’acuité et la précision de ses arguments : ce travail est somme toute limité en comparaison de l’amélioration possible d’un vers. Car dans un vers classique la fonction de contenant se juge non seulement par le service au contenu, mais par le contenant lui-même, par l’effet qu’il produit au service du contenu, en tant que contenant. Quand c’est le contenu seul ou quasiment qui produit de l’effet, par l’originalité, la beauté, la profondeur de la pensée, même le style de Descartes ne nuit pas.

L’idée, par conséquent, que la remise de l’ouvrage « sur le métier » serait préjudiciable au travail littéraire en détruisant l’unité d’un poème, laquelle dépendrait du jet qui l’a produit, que la reprise d’un poème quelques années plus tard en brise nécessairement l’unité, n’est pas valide en tant que vérité générale, en poésie classique. Cela ne signifie pas qu’un poète ne puisse saccager sa propre œuvre en croyant l’améliorer ; ce genre de choses arrive. C’est l’idée que toute forme de reprise soit nécessairement un sabotage de cette sorte qui est erronée. Car il faudrait que le poète atteignît le sommet de son art au commencement plutôt qu’au zénith de sa carrière littéraire pour que ce fût vrai, et c’est ce que nul ne croira s’il considère la poésie comme un art. Le principe est valable dans tous les arts, et si cette remise sur le métier n’est pas plus fréquente dans les autres arts, c’est que leur matière s’y prête moins (Degas, peut-on lire cependant, repeignait, pour les améliorer, sur ses propres toiles, qu’il redemandait pour cela à ceux qui les avait achetées, quand il le pouvait). La carrière de l’artiste suit une courbe, fonction de la maîtrise et des facultés : on peut intuitivement poser que la maîtrise augmente plus longtemps que les facultés (lesquelles peuvent atteindre leur maximum très rapidement, comme la puberté physiologique), et qu’elle pourrait augmenter indéfiniment, car elle se nourrit de la pratique, n’était que le déclin physiologique des facultés (par l’âge mais aussi par bien d’autres facteurs, santé physique, santé mentale, motivation, etc.) l’entraîne avec lui dans sa pente. Il faut donc que l’artiste sache à quel moment il ne doit plus remettre son ouvrage sur le métier pour ne pas saboter son œuvre.

Ces principes esquissés, il faut également dire que ce qui peut passer aux yeux du profane – que la passion n’anime point – pour une accumulation inquiétante de contraintes implique la recherche d’un compromis entre les différentes dimensions. Parfois le poète sacrifiera une plus belle sonorité au nom d’une expression plus vigoureuse et vice-versa, et ainsi de toutes les contraintes l’une vis-à-vis de l’autre.

Dans la présente version de notre recueil, nous avons, comme dans Les Pégasides, placé la section des poèmes les plus anciens à la fin plutôt qu’au début. L’erreur du choix de la version papier était manifeste ; il était inutile de chercher à impressionner le lecteur en montrant que nous écrivions déjà des vers classiques très jeune, car ces vers n’avaient pas atteint le sommet de la maîtrise. La réécriture, suivant le conseil de Boileau, ne permet d’ailleurs pas toujours de donner un caractère satisfaisant à des pièces qui en manquent par trop considérées a posteriori. C’est pourquoi nous préférons supprimer purement et simplement certains de ces poèmes les plus anciens. Leur date de « premier jet » remonte à la même période que ceux du livre deuxième des Pégasides, c’est-à-dire 1999-2003, ce qui n’est pas non plus la prime jeunesse, représentée par les textes du livre troisième des mêmes Pégasides.

*

I
POÈMES À GALATÉE

.

C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;
Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.
(Corneille)

.

I
L’amour de Galatée

Le monde n’est plus roi,
Malicieux Protée :
Rien ne vaudra pour moi
L’amour de Galatée !

Par les flots, sans support,
Mon âme ballottée
Veut pour être son port
L’amour de Galatée !

De vertus le trésor
Dont cette aile est dotée !
Que prenne son essor
L’amour de Galatée !

Une nef ardemment,
Par mon feu pilotée,
Poursuit au firmament
L’amour de Galatée !

Est-elle d’un devin,
À la nuit chuchotée,
La phrase : « Il est divin,
L’amour de Galatée ! »

La foi dans cet amour
Ne pourra m’être ôtée.
Ô mériter un jour
L’amour de Galatée !

*

II
Cynégétique

Galatée, une flèche a transpercé mon cœur,
D’où l’amour a jailli comme un torrent céleste,
Rapide impétueux dont l’écume trop leste
Recouvre tout, de moi fatalement vainqueur !

Des grands halliers de l’homme incessant défricheur,
Le divin sentiment en fait un val agreste,
Un royaume de paix : plus un palud ne reste,
Et l’ombre des bosquets dispense la fraîcheur.

Quand les champs sont mouvants de la blondeur prospère
Du bon blé dont l’épi sous son poids s’exaspère,
C’est le temps des moissons et du labeur joyeux.

Monté sur le coursier qu’on disait indomptable
Pour conduire la meute aux bosquets giboyeux,
Je fus le daim traqué par le dieu redoutable !

*

III
Élégie

Si belle est Galatée, on en pleure la nuit,
On en pleure le jour, on en pleure de joie ;
Dans des rêves de vie on plonge, et l’on se noie,
En oasis d’amour sans retour on s’enfuit.

Si belle est Galatée, on en pleure sans bruit.
Quand le cœur inondé comme un lis se déploie,
Sous le fardeau sublime en soupirant l’on ploie ;
C’est l’émoi du bonheur où cet élan conduit.

Ces pleurs silencieux dont notre âme s’enivre,
Sans lesquels désormais nous ne pouvons plus vivre,
Jusqu’à la fin des temps nous accompagneront.

Et tout en approchant la main de son absence,
Nous pleurons du dépit de penser à l’affront,
Mais nous pleurons quand même, aussi, par innocence !

*

IV
Flamboyant des soleils

Seul objet de mes vœux, mon amour n’est pas mort
Et je veux vous aimer jusqu’à mon souffle ultime
Malgré le froid dédain de votre mésestime,
En dépit du chagrin qui dans le cœur me mord.

Je n’aimerai que vous, de l’amour le plus fort,
Sans même qu’un regard de vous se fasse intime,
Flamboyant des soleils dont je suis la victime ;
Ô vous n’abattrez pas mon cœur sans réconfort !

Qu’y puis-je ? il ne sied point à votre sang de reine
D’agréer le soulas que cette flamme entraîne
Aux lieux où vous allez, ainsi qu’un tourbillon.

Qu’y puis-je ? vous voyez avec mépris mon âme ;
Elle loue à jamais le fatal aiguillon
Et vous n’arracherez à ma bouche aucun blâme !

*

V
Je vous salue, Marie-Galatée

Je vous salue, Marie-
Galatée, en priant ;
J’ai l’âme endolorie
D’un pauvre suppliant.

Je vous salue, Marie-
Galatée, à genoux.
La pomme était pourrie ;
Hommes, pauvres de nous !

Je vous salue, Marie-
Galatée, en féal
De la beauté nourrie
De céleste idéal.

Je vous salue, Marie-
Galatée, à l’autel,
Où l’image fleurie
Réjouit le mortel.

Je vous salue, Marie-
Galatée ! Oraison
Ou folle hâblerie :
J’ai perdu la raison.

Je vous salue, Marie-
Galatée ! Ai-je espoir
De ployer ma furie
Dans la blondeur du soir ?

Je vous salue, Marie-
Galatée, en pinçant
La lyre, effronterie
De poète naissant.

Je vous salue, Marie-
Galatée, ô Vénus !
Qu’ombrent d’idolâtrie
Des essaims de culs-nus.

Je vous salue, Marie-
Galatée, oui ! Le saint
Qui, foudroyé, s’écrie :
« Amour ! » est-il succinct ?

Je vous salue, Marie-
Galatée aux yeux bleus ;
Posez l’allégorie
D’un baiser sur mes yeux !

Je vous salue, Marie-
Galatée, et, trouvant
Dans la chevalerie
Un rôle de servant,

Je vous salue, Marie-
Galatée, en pleurant.
Que fonce en la prairie
Mon destrier errant !

Je vous salue, Marie-
Galatée, ô salut,
Dame d’amour pétrie,
Vous êtes le salut !

*

VI
Légende

Toi, géante hyperboréenne,
Ta pupille céruléenne
A comblé mon cœur de soupirs
Par les feux de mille saphirs
Et les aurores boréales
De ses voluptés idéales ;
Tu fais entendre dans mon cœur
La voix calme de son vainqueur.
Tes yeux de baie ensoleillée,
Cette aigue-marine taillée
Dans le pur éclat minéral
D’un rayonnement sidéral,
Le halo de cette prunelle,
Reflet d’une flamme éternelle,
M’a découvert de ta beauté
La sublime solennité,
Et, tel qu’au fond d’un précipice,
J’ai regardé ton œil propice
Se répandre ainsi qu’un soleil
Sur l’âme du monde en sommeil
Et de ses vagues faire naître
La foi tremblante dans mon être
Lorsque je levai vers tes yeux
Mon regard, comme vers les cieux.

Comme une tour marmoréenne
En sa grâce cyclopéenne,
Tu m’écrasas de ta beauté.
Était-ce de la cruauté ?
En frôlant ton ombre de reine,
De ma volonté souveraine
Je fis le deuil, sans grand regret,
Cela ne t’est pas un secret.
Car je sus – sans allégorie –
Que j’avais devant moi, Marie-
Galatée, un beau spécimen,
Plus mystérieux qu’un dolmen,
Oui, d’une espèce disparue
Qui déambulait dans la rue !
Et d’égal mon épatement
N’eut que mon ébahissement.
Car enfin la vérité nue
M’apparaissait, belle, ingénue ;
Tu ne pouvais point te cacher
À celui qui pour te chercher
Avait épuisé sa mémoire
Sur plus d’un rouleau, d’un grimoire
Et lu mille récits anciens
Écrits par des magiciens,
Tout foisonnants de maint prodige,
Hauts faits des héros morts, que dis-je ?
Exploits effrayants, merveilleux
Qu’accomplirent jadis les dieux.

Ô permets au fou qui s’épanche,
Mais se cache aussi dans sa manche,
Et qui chante pour écarter
Le songe qui le veut tenter,
Las ! de déposer une rose
Au perron de ta porte close.
Je voudrais tant, bouffon mesquin,
Plutôt que l’ami du faquin,
Appartenir à ta légende !
Pourquoi faut-il que l’amour tende
Vers ce qu’il ne saurait avoir ?
C’est l’amour d’un fou sans espoir…

*

VII
Encensoir

Écrire à Galatée un poème d’amour,
Encenser son image en son nimbe de jour,
Me plongeant dans sa voix et sa délicatesse,
Pleurer sans bien savoir si c’est de la tristesse,
L’aimer plus que moi-même, attendre sans espoir,
Espérer cependant un bonheur, et l’avoir
En cet élan fébrile et grave tout de même,
Cueillir quelques bouquets de l’âme en un poème :
Que puis-je désirer de plus en cet état ?
Galatée…

                   Ô je veux, par un Magnificat,
Rendre un culte à sa gloire insigne, incontestée,
Car je suis fou du ciel qui dort en Galatée !
Oui, je l’aime, et je meurs et je vis, et je vois,
Et je pleure, et je ris en chantant, et je crois,
Et je tombe, et je plonge ou je vole, et je l’aime !
Mes yeux sont consumés de voir son diadème,
Et je la vois toujours, sa grâce, sa pudeur,
Ébloui par le feu divin de sa blondeur,
Le golfe de ses yeux, l’éclat de cette étoile,
Le vent dans ses embruns, l’horizon dans sa voile…
L’anéantissement de ne jamais la voir,
Et l’amour de l’aimer, le cœur fait encensoir,
L’amour de la penser à ses côtés présente,
Et de la voir toujours, si claire et bienfaisante,
Toujours consolatrice, éternelle, un soleil
Pour qui plane l’oiseau dans le bosquet vermeil,
Pour qui le cœur éclôt au printemps qui l’enchante,
Pour qui l’âme s’exhale et que la rose chante,
Un sanctuaire, enfin, où le silence est roi
Et dans lequel agit le baume de la foi !

*

VIII
Oraculaire

Quand je prends Galatée, en rêve, par la main,
Je n’ai plus – quel bonheur ! – cure du lendemain,
Je suis rempli d’orgueil, de joie et de tendresse,
Et me sens tout entier dans la main que je presse.
Nous marchons sous la lune et ses pieds sont brillants
Sur le gazon soyeux ceint de vers scintillants.
« Où donc me mènes-tu ? », dit-elle, un peu plaintive.
« C’est toi qui nous conduis ! », fait mon âme, craintive.
Nous allons sans savoir. Qu’importe, désormais ?
Je voudrais que cela ne s’arrête jamais…
C’est une nuit d’été clémente et solennelle,
Une nuit du jardin de la joie éternelle,
Dans mon rêve une nuit de paradis perdu…
Sa beauté sans défaut, mon amour éperdu,
Dans un même triomphe, en un même délire,
L’éclat de son regard et le chant de ma lyre,
Ô la gloire d’aimer la reine de son temps :
Voilà pourquoi je reste à divaguer, longtemps !
Que m’importe la terre ici-bas, sa tristesse,
Quand je vis en oracle aux pieds de ma déesse ?

*

IX

Pardon !
               Pardonnez-moi si je dis que je souffre,
Que cet amour me fait un vide comme un gouffre,
Si je suis assiégé par de cuisants remords,
Tenaillé par l’audace et craignant mille morts.
C’est bien sûr un méfait, un crime abominable
D’avouer son amour à la plus estimable,
À la plus vertueuse et noble en sa vertu !
Un homme digne d’elle, épris, se serait tu,
Dans son hommage au cœur qu’il ne saurait séduire,
Non plus qu’il ne saurait hors du bien la conduire
Sans s’avouer ainsi le pire scélérat !
Oui, celui-là trahit sa nature d’ingrat ;
S’il veut se résigner, devenir bon, docile,
Son démon lui dira qu’il est un imbécile.
L’orgueil démesuré d’un jacques, effarant,
Pour vous, supérieure, est tellement navrant.
Que fais-je ? Ainsi perdu, dans quels obscurs dédales,
Possédé j’ai fini par « perdre les pédales »…
Penser à vous ployer me comble de terreur !
Abandonner ce vœu, c’est trahir son seigneur !
Chaque porte est un piège, au cœur du labyrinthe.
D’autres sont morts avant de défunter : l’absinthe !
Enfant, je voulais être un poète maudit ;
J’ai cru ce temps passé mais cela n’est pas dit !
Je dois absolument me faire violence ;
Pour la paix de mon âme, acceptez mon silence !
Il me faut renfermer dans mon sein cet émoi.
Si je vous approchais, qu’adviendrait-il de moi ?

*

X
Épopée

Galatée, en vos yeux d’azur et d’hyacinthe,
Je vois tous les héros de votre race sainte,
Les tueurs de dragons, les vainqueurs des géants,
Tous fléaux rejetés dans les gouffres béants.
Je vois les paladins errant par les contrées
Délivrer nos pays des larves altérées,
Les chevaliers sans peur, ceints de leurs talismans,
Chasser le mauvais œil des spectres nécromants,
Les plus grands, les plus saints, triomphant des chimères,
Gagner l’éternité sur des jours éphémères.
Fille de ces héros, ineffable beauté,
Inconcevable grâce, aveuglante clarté,
Laissez-moi dans vos yeux reconnaître la gloire :
Vous êtes le tableau de notre sainte histoire !
Loué soit le Seigneur pour votre sein fécond,
Où s’agrippe à deux mains un Argonaute blond !

*

XI
Au piano

Puisqu’il faut se donner de l’assurance
Quand elle fait défaut au cœur troublé,
Je voudrais, ange d’or immaculé,
Te dire au piano mon espérance.

Que chaque note soit la délivrance
D’une part de ce rêve accumulé
D’avoir tant recueilli, tant appelé
Ton image, ma joie et ma souffrance.

Tu comprendras ainsi que j’ai pleuré.
Hélas, mon seul espoir, l’ai-je effleuré,
Je ne le puis garder, en ton nom même !

Jamais tu ne sauras comme j’aimais,
Mon secret – mon silence et mon poème –,
Je veux t’aimer toujours plus que jamais.

*

XII
Au piano (2)

Au piano j’écoute une musique tendre,
Mon cœur tinte d’extase et d’amour à t’attendre.

Je revois ton sourire illuminé de joie,
L’émoi dans un regard qui subjugue, foudroie.

Je veux t’aimer toujours comme à cette minute
Où je réalisai qu’était vaine la lutte ;

En cet instant si doux, éblouissant et grave,
Mon triomphe fut d’être agréé comme esclave.

Chaque moment qui passe, à ce désir me voue
D’aimer aveuglément pour qui je me dévoue.

*

XIII

Dès le premier regard je me savais perdu ;
À mon appel son cœur jamais n’a répondu.

Ce n’était pas un mot, ce n’était pas un geste,
L’image d’un sourire est ce qui seule reste.

Que peut la volonté, que l’on dit pouvoir tant,
Quand le destin se scelle au terme d’un instant ?

Ce n’était pas un geste et pas une parole ;
Des yeux me souriant m’ont rendu l’âme folle.

Qu’attendez-vous de qui s’en va le cœur brisé ?
Il quitte les chemins où son pas fut aisé.

Ce chagrin dont je meurs, ô qu’il soit mon seul maître !
Pour un amour sans fin le monde m’a vu naître.

*

XIV

Un sourire de femme est entré dans ma vie,
Je me frappe le sein de ne l’avoir suivie.

J’aurais été près d’elle au long de ce chemin
Qui nous conduit au ciel, en lui tenant la main.

Jusqu’à la fin savoir qu’elle est pour moi passée,
L’heure d’un pur soulas toujours recommencée !

Que mon cœur n’a battu pour de vrai qu’un instant,
Que ce moment, perdu, fut le seul important,

Que ma main retombée inerte dans le vide
Jamais ne pressera la main de ma sylphide,

Et que, mes jours passés dans la peine, à souffrir,
Je n’aurai dit « je t’aime » avant que de mourir !…

*

XV

Comme le fier vaisseau dans l’ouragan chavire,
Je plonge, par tes yeux, au plus profond délire.

Que m’emporte la vague aux fosses sans retour,
Je ne reviendrai pas de si fatal amour !

Depuis que ce despote a souhaité descendre,
Que reste-t-il des ans sans t’aimer ? De la cendre !

Que vive un cœur aimant, glorieux de souffrir ;
Que vive cette mort, si t’aimer c’est mourir !

*

XVI
Rêve

Cette nuit, j’ai rêvé que je vous faisais mienne,
C’est le plus beau moment que j’ai jamais connu.
En moi je cacherai cette faveur certaine,
Le souvenir du bien qui m’est ainsi venu.

(ii)

Je la vis, je l’aimai, joie ! et l’aime encore.
J’ai rêvé qu’elle aussi me voulait pour sien,
Le monde a disparu comme un météore :
Le souvenir d’un rêve est mon seul vrai bien.

(iii)

Si mon espoir doit être ainsi réduit à rien,
          Je le dis à genoux :
Il ne sera jamais pour moi de plus grand bien
          Qu’avoir rêvé de vous !

.

II
AUTRES POÈMES

.

XVII

Ô faisons choir la bobinette,
Ouvrons la porte au souvenir.
Je ne savais pas me tenir ;
Elle jouait de l’épinette.

Gauche, tel sa marionnette,
Près d’elle je n’osai venir.
Elle savait tout aplanir
D’un sourire, la mignonnette.

Pourrai-je chanter dans mes vers
Ce qui rend les cœurs émus fiers,
Ce qu’est le bonheur en famille !

Son prince charmant fut un roi,
Son garçon, beau comme une fille,
C’est le petit lord Fauntleroy.

*

XVIII
Hymen

Vierge était votre époux quand, vierge, il vous conquit.
Ces deux virginités se firent même offrande,
Dans l’échange des vœux solennelle guirlande ;
Ce que l’un comme l’autre offrit, il se l’acquit.
Ô jours de votre vie ensoleillés de joie !
À tous il est donné d’emprunter cette voie
Et d’accueillir l’hymen d’un noble cœur tremblant.
Bénis soient les enfants de la grâce éternelle !
Que sa lumière efface en nous le faux-semblant
Qui nous fait concevoir une essence charnelle.

*

XIX
Nos ancêtres

Ce gâteau de meringue rose,
Blandices aussi pour les yeux,
Cette gourmandise à la rose,
En mousse, est-ce pas merveilleux.

Tempérament gaulois, je glose
Sur le don d’appétit joyeux
Et boirai le vin qui dépose
En hommage à tes blonds aïeux.

Que ta beauté règne en tyran,
Sans pitié pour les cœurs à cran
Qui ne connaissent point la vie !

Moi, pour mieux jouir de ton nu,
Je m’enivre, tête ravie,
Dans le crâne d’un roi vaincu !

*

XX
Nos ancêtres (2)

Comme il se lamentait : « Hélas ! cette bedaine,
Ce ventre que je mets… Vous ne m’aimerez pas. »,
Elle, pour le calmer : « Quelle calembredaine !
Ce ventre ? L’important, c’est ce qui vient en bas. »

(ii)

« Suis-je à blâmer d’aimer de toutes la plus belle ?
Je ne puis vous avoir, je n’entends y compter.
Que vos attraits vers Dieu me fassent une échelle…
– C’est parfaitement clair : vous voulez me monter ! »

*

XXI
Nos ancêtres (3)

L’infortuné mari que sa femme harcèle
De désirs capiteux et d’âcres voluptés
Et du déchaînement de ses sens irrités
Au sein des dignités que le succès recèle !

Le malheureux époux qui sous le faix chancelle,
Connaissant les devoirs de son autorité
Mais harassé d’efforts et de lubricité,
Évoque en soupirant sa promise pucelle !

N’accablez point, Madame, un chevalier hors pair ;
Comblez ces appétits qui vous fouettent la chair
Sur un objet plus ferme en ses intempérances !

Qui pourra vous blâmer si, prodiguant vos feux
En courtois rendez-vous et tendres conférences,
Vous rendez tout son lustre au garant de vos jeux ?

*

XXII
Tonatiuh

XXIII
Los Desollados

Voyez « Sonnets des conquistadores » ici.

*

XXIV
Groenland médiéval

Le village de bois est bordé de glaciers
Et contemple une mer de tourmaline étale
Où l’iceberg errant, en nef monumentale,
Resplendit au soleil sous un vol d’échassiers.

Les trappeurs sont en quête, et les ours carnassiers
Redoutent ces intrus dans la forêt natale.
L’église, au bourg qui fume et qui bruisse, étale
Son ombre sur les cours des noueux mégissiers.

Au Groenland lointain élu des Valkyries,
Le tomte continue avec ses trolleries,
Le skræling est fâché du florissant hameau.

Pays vert des Sagas, où sont tes hommes braves,
Depuis qu’ils ont cédé leur terre à l’Esquimau,
Eux pour qui l’Océan n’eut aucunes entraves ?

.

Gentianes de Lozère

.

XXV
Le pré Célestine

À Nicole

Je savais qu’à le voir ce lieu m’enchanterait !
C’est au bout d’un chemin courant dans la prairie
Une conque boisée, odorante, fleurie
Où l’oiseau hennissant a son arbre secret.

Sur le bord du jardin les vaches en arrêt
Contemplent la gaîté de mainte chatterie,
Des canidés pattus, et la galanterie
Du paon qui pour sa belle accuse tant d’attrait.

Partir dans ces hauteurs lointaines planter, vivre
En nouveaux Robinsons, c’est, nous dit-on, poursuivre
Le rêve d’un fakir ou d’un romanichel :

Qu’aux maîtres du logis nul mot vil on n’accole,
Car vous ne trouverez pas beaucoup de Michel
Et je ne connais, vrai, qu’une seule Nicole !

*

XXVI
Le château de Ressouches

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » ici.

*

XXVII
Le Versailles du Gévaudan

Surplombant une mer de mouvante pâture,
Non loin d’un lac bleui par le jour cristallin,
Comme sur l’imagier d’un précieux vélin,
La tour montre au sommet sa noble architecture.

Si l’on goûte en ses bois un parfum d’aventure,
Par l’aspect de la Baume à des rêves enclin,
Les trésors recueillis par le bon châtelain
Égalent les beautés de l’agreste nature.

Chaque siècle y reçoit sa part de souvenir,
Et l’histoire des lieux offerte à l’avenir
– L’âtre monumental des évêques de Mende,

L’arme du pastoureau contre le loup diablé… –
Au sublime français s’amalgame et l’amende :
L’appui de l’Empereur, Las Cases, dévoilé !

*

XXVIII
Le lac des songes

On raconte beaucoup de choses à propos du lac de Saint-Andéol : village englouti, vieux rites païens qui auraient perduré jusqu’à une époque assez proche de nous. (Nicole Lombard, Le cheval au bord du lac)

La Mesnie Hellequin entame sa ruée
Par la lande où ne croît ni bois ni boqueteau :
Il danse, il s’ébaudit, le vent du haut plateau,
Sur des eaux de cristal où roule la nuée !

Sous le saphir tremblant, l’opale remuée,
Ne croirait-on pas voir un antique château,
Un lugubre portail, sa herse, son linteau,
Une ville perdue, en sirène muée ?

Et que vénère-t-on au bord mystérieux
Du lac ensorceleur ? Beaucoup de curieux
Ont entendu chacun une histoire et l’ont crue.

Serait-ce un Waasensteffl†, mi-homme mi-poisson,
Fossile d’une race à présent disparue,
Mort solitairement sous un dais de cresson ?

On trouva vers l’an 1750 en Waasen, pays de marais des bords danubiens, un enfant sauvage qui avait les mains et les pieds palmés, et qui fut appelé du côté autrichien le Waasensteffl ou « Stéphane des marais ». Son histoire est le sujet du roman Le château sans nom (1877) de l’écrivain hongrois Mór Jókai.

*

XXIX
Katmandou-sur-Aubrac

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (même lien que pour XXVI).

.

Encens de Siam

.

XXX
Le Bouddha d’émeraude

Dans son attraction de cristal chatoyant,
L’Éveillé devenu forme mythologique,
Le Bouddha tutélaire offre au pays croyant
Sa translucidité d’émeraude magique.

Sans lui disparaîtrait le haut renom thaï
– Sans, peut-être, l’espoir d’une métempsycose –,
L’héritier de Borom et de Sukhothaï,
Des feux d’Ayutthaya la cité grandiose.

C’est le palladium du Siam éternel,
D’où rayonne, éclairant les pagodes dorées
Jusque dans les forêts du vert sempiternel,
Le sens libérateur des maximes sacrées.

Au matin, quand l’oiseau léger prend son envol
Et qu’au nouveau soleil le gecko vient se cuire,
Le moine mendiant recueille dans son bol
Le riz de la journée, en feuilles de sourire.

Comme on n’est jamais sûr de discerner le bien
Et qu’on doit se garder de possibles tempêtes,
La volute d’encens nourrit l’ange gardien
Et le parfum des fleurs l’éléphant à trois têtes.

Et puisque nos destins sont écrits dans les cieux,
Le bonze a computé le jour du mariage,
Car il faut déjouer l’astre pernicieux
Qui ferait de la vie un sinistre voyage.

Et pour que les bambins soient beaux et bien portants,
Le bonze a ciselé l’argentine amulette
Que touchera la mère à venir en tout temps ;
Sa joie ainsi sera très pure et très complète.

L’époux peu diligent à remplir son devoir
Ira chercher au temple un talisman phallique,
Et l’amant délaissé recouvrera l’espoir
S’il suspend à son col un farfadet oblique.

Celui qui ne sait pas quel grigri lui revient
Demande à la pauvresse assise dans la rue
Lequel de ses cailloux informes lui convient
Et lui laisse une obole aussitôt qu’il l’a crue.

C’est que, de sa pagode aux flèches de rubis
Et d’or étincelant, en mirages de flammes
Sur le miroir de l’onde opalescent et bis,
Le Bouddha d’émeraude est le centre des âmes,

Jusque dans les halliers denses de ces climats,
Les temples souterrains des cavernes tortues,
Où la chauve-souris frôle les Gautamas
Et l’eau stalagmitique irise des statues,

Jusque dans les forêts d’âge immémorial
Où se sont établis de secrets monastères,
Où naît au temps voulu l’éléphant blanc royal
Propice à la couronne et témoin des mystères.

*

XXXI
Le Gurdwara de Bangkok

Crevant un ciel de cendre, au temps de la mousson,
Du bulbe lumineux de ses arches ventrues,
Le temple sikh au cœur du dédale des rues
Appose sur le jour son mystique poinçon.

Pahrat, « la petite Inde », entonne sa chanson
D’ateliers de saris, madras, toiles écrues…
Venir au Gurdwara des âmes secourues,
C’est goûter à l’amrit, séraphique boisson.

Sur les tapis carmin de la grand-salle ourlée,
Un orchestre dévot exalte l’assemblée,
Chacun ayant reçu le halva rituel.

Dans sa chapelle attend l’homme savant et sage,
Le chevalier coiffé du turban solennel,
Sous le dais en satin de porter le Message.

*

XXXII
Tiao Po : Le parrain

C’était dans un ballon de verdâtre cristal… (Ernest d’Hervilly, poème Le poisson rouge)

Le Chinois de Bangkok gardera le secret
Sur le nom du seigneur dont la puissance lie.
Personne, tenancier, rabatteur ou coolie,
Ne se départira d’un mutisme discret.

Le bavard, en sortant d’un joyeux cabaret,
Ainsi que le fumeur qui trop souvent oublie
L’échéance et le dû pour sa mélancolie,
Trouverait en chemin, vif un coupe-jarret.

Parmi les dragons d’or, les potiches de jade,
Les Bouddhas déridés par quelque galéjade,
Le maître se confie à ses épouvantails.

Et dans l’aquarium, aux conciliabules,
Acteur de tragédie avec ses éventails,
Le betta combattant réplique par des bulles†.

Les poissons ne font pas de bulles, en général ; les mâles betta sont une exception, car ils construisent des nids de bulles.

*

XXXIII
Canon pali

Le vénérable Po, bonze thaïlandais,
Dont quelqu’un me vanta la sagesse infinie
Et que je vis conduire une cérémonie,
Daigna me recevoir, à l’ombre de son dais.

Ne sachant trop pourtant ce que j’en attendais,
J’écoutai son laïus sur la théogonie,
Le récit du séjour qu’il fit en Birmanie…
C’était déjà beaucoup, plus que je n’entendais.

Vous ne vous doutez guère – aveugle certitude ! –
Que vivent des savants consacrés à l’étude
Qui sont intitulés tipitakadharas.

Mais ils sont peu nombreux, les hauts aréopages
De qui savent par cœur, non point quelques mantras
Mais le canon entier, soit vingt-deux mille pages !

*

XXXIV
Théravada occulte

Le pèlerin fourbu nuite dans la forêt.
Il parviendra demain, sans doute, à l’ermitage
Si, tandis qu’il s’endort serrant son paquetage,
Le vampire des lieux devant lui n’apparaît.

Plus loin, c’est un hameau cachant un lourd secret :
Dans la maison sans vie au chancelant faîtage,
Quand les astres au ciel sèment leur pailletage,
Un fantôme soupire et gémit, sans arrêt.

Quel bonze vagabond donnera l’amulette
Au marcheur soucieux de sûreté complète ?
Qui chassera le mal du village hanté ?

Et qui donc bénira, pour la phase cyclique
Où me verra renaître un hymen enchanté,
Le puissant talisman de forme ithyphallique ?

.

Les Panites

.

Pilosi, qui Gaece Panitae, Latine incubi appellantur. (Isidorus Hispalensis)

Panida: Poeta o descendiente de Pan. (Dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne)

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Voyez « Les Panites » ici.

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XXXV
Le Blob de l’espace

XXXVI
La nuit des goules

XXXVII
Swedenborg contre Frankenstein

XXXVIII
Télépathie

*

XXXIX
Marie-Antoinette à l’orgue de verre

Tableau

Qui ne connaît Schönbrunn n’est pas un bon Français,
Car c’est là que grandit notre Reine martyre.
Là l’enchanta Mozart de ses premiers succès ;
Là l’enfançon l’aima, comblé de le lui dire !

Quand au printemps l’oiseau s’en venait l’appeler,
Au milieu de ses sœurs belles comme des roses
Depuis la gloriette elle allait contempler
Sa Vienne resplendir sous des nuages roses.

Ses premiers ans charmés, en l’abri filial,
Par les airs d’Italie et les toiles des Flandres,
Elle goûtait la paix de l’orbe impérial ;
Ses jours comme son cœur étaient purs, étaient tendres.

Qu’as-tu fait, mon pays, de cette frêle enfant,
Ta mère aimante et douce, et trop infortunée ! –
Que ta peine, au revers d’un songe triomphant,
Blonde Antonietta, nous soit donc pardonnée.

Dans le donjon glacé, secoué de frissons,
Où te mirent l’émeute orde et le fou sévère,
Tu repensais peut-être aux plaisantes leçons
Qu’on te donnait jadis à ton orgue de verre.

Wolfgang a composé son dernier adagio
Pour ce bel instrument qu’on ne voit plus qu’en livre.
Avec lui, le prodige, et toi, brillant joyau,
S’en est allé le temps de la douceur de vivre†.

Même remarque qu’à notre sonnet « La Suède à Versailles » : « Des personnalités aussi différentes que Talleyrand et Nietzsche s’accordent sur le fait que la fin du Grand Siècle marque la disparition historique de la douceur de vivre. »

*

XL
Bombe H

(Eros liebt blonde Haare)

Aphrodite au sein rose, ô Reine à tête blonde… (Leconte de Lisle)

Vous qui seriez contents de lire de l’anglais
En prémisse à ces vers de facture hellénique,
Ne me reprochez pas un mot alémanique,
Mais accusez plutôt vos titres incomplets.

Hellénique, comment ? Car c’est avec Pégase
Comme fringant coursier que la Muse s’en vient
Visiter son ami, que plus rien ne retient
De rhapsoder, son art s’escrimant dans la gaze.

Et je chante en aveugle un amour immortel
– Dût ma flamme par tous être morigénée –
Depuis que je connais la blonde hydrogénée
Qui me dégoûte un peu des ondoiements pastel.

Voyez donc quelle attrape ou bien farce est ma tombe :
Quoi, la femme que j’aime est un leurre vivant ! –
Et ton éclat serait d’un astre décevant,
Radieuse Vénus, wasserstoffblonde Bombe !

*

XLI
Acqua-Toffana, ou Les veuves de Naples

De Palerme en Sicile est venu le poison
Sous le cachet trompeur d’une manne sacrée†.
Ce leurre, ce faux suint de relique adorée,
Devait causer la mort en plus d’une maison.

L’épouse mécontente attendait livraison
De ces flacons pieux pour être délivrée ;
Naples, de ses maris encombrants épurée,
Louait la Toffana pour sa combinaison.

Mais l’État, dont la voie est juste et circonspecte,
Non sans raison jugea l’hécatombe suspecte.
L’enquête allait détruire un infâme alambic :

Avec effroi, bientôt on recueillit les preuves
De la toile de crime et d’odieux trafic
Que froidement tissait la mafia des veuves.

Manna di S. Nicola di Bari

*

XLII
Les momies de Palerme

Voyez les « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (au même lien que pour XXVI).

*

XLIII
Les treize lampes de sainte Philomène

La nuit tombe, étincelle aux nimbes des vitraux.
Dans l’ombre balsamique, en éternel hommage
Au cœur pur exalté, face à la sainte image
Brillent des lumignons, flaquant sur les carreaux.

C’est ici qu’est le sang – versé par ses bourreaux –
De sainte Philomène, aux côtés d’un roi mage.
Cette essence bénie a subi sans dommage
L’écoulement des jours aux antres sépulcraux.

Treize ans, c’était son âge à l’heure du martyre,
Mais Dieu, quand de ce monde à son heure il retire
Une telle âme, donne à croire aux malheureux.

L’huile du sanctuaire un matin recueillie
Réalise en onguent des miracles nombreux :
Pour l’œil enténébré, la couleur est jaillie !

*

XLIV
Santo Antônio Milagroso

Tableau de Coïmbra

Au milieu de la place où l’escalier amène,
Sous un dais pâle et bleu la marchande d’oignons
Semble un azulejo parmi ceux des pignons
Et ne se départ point d’une grimace amène.

Le passage des chats†, où nul ne se promène,
Conduit dans une église aux tremblants lumignons.
Les femmes ont couvert d’un voile leurs chignons
Pour se signer devant la douleur surhumaine.

Je ne parlerai pas des vestiges romains,
De la bibliothèque et de ses parchemins,
Ni des jardins, phénix de la pharmacopée,

Car mon esprit s’attache au seul miraculeux
Saint Antoine en sa bure, à vendre : une poupée
À la tête de noix, sombre marron calleux.

Rua dos gatos

*

XLV
La luxure de l’Alhambra

Voyez « Le Diwân » ici.

*

XLVI
Le poisson Pompadour

Dans le lagon d’azur, un arc-en-ciel frétille
Lorsque majestueux un ban de Pompadours,
Effleurant le tapis de corail qui scintille,
Sur ces joyaux du sable étalent leurs atours.

Envoi

Prince, éclatant fanal de ces eaux merveilleuses,
Si grande est ta beauté, si bonne ta façon
Qu’il fallait pour fixer tes vertus glorieuses
Qu’offrît son nom pompeux la Pompadour-Poisson !

*

XLVII
Un Prussien

Le 1er août 1914, rien que dans l’armée prussienne, descendants d’exilés ou d’émigrés français, nous étions quatorze généraux, trente-deux colonels, et trois cents officiers. Je parle des gentilshommes. (…) Depuis Louis XIV, nous ne sommes plus allés en France que pour les invasions. Nous y retournerons. (Jean Giraudoux, Siegfried)

L’ancêtre catholique et d’Action française,
Félibre actif, auteur d’un fort glossaire audois,
Bienfaiteur du denier, pieux jusqu’à l’ascèse,
Et féal défenseur du trône de nos rois,

Cet auguste notable à la ligne constante
Ne put guère empêcher que son fils épousât
La femme de son cœur – elle était protestante –
Si fort que son penchant à leur vœu s’opposât.

Et j’ai beau posséder, dans un grand reliquaire,
Un fétu de la Croix qui me vient de l’aïeul,
Un brin de saint Stéphane, un cheveu solitaire
Que portait Bernadette à son front ­– mais un seul –,

Quand bien même j’ai lu dans sa bibliothèque
Déroulède et Maurras, Barrès, Louis Veuillot,
Vitupéré comme eux le rasta, le métèque,
Et qu’il faut que la France aille toujours plus haut,

Je ne peux me garder, à de certaines heures,
D’entendre en moi débattre une tout autre voix.
Cette voix, je ne sais que penser de ses leurres…
C’est la mienne pourtant, elle parle et j’y crois !

La Voix

Parpaillot, oui, je suis du sang et de la race
Du vainqueur de Sedan, par la France maudit ;
Dans tous mes sentiments se conserve la trace
D’une haine sans nom pour l’infamant édit†.

Nous avons émigré de France en Allemagne ;
Au temps de notre exode, où, défaits, sans un mot,
Nous partîmes vers l’Est, plus loin que Charlemagne,
Un Berlinois sur trois était un Huguenot.

Or qui ne sait vers où notre vengeance pointe ?
Qu’on selle sans retard mon fougueux destrier,
Qu’on m’apporte ma schlague, avec le casque à pointe,
Ma cuirasse, mon sabre, avec le baudrier !

Mes pères, vous n’aurez pas sujet de vous plaindre
D’un fils qui doit ou vaincre ou tomber en héros ;
Mais Paris peut trembler, ce pays peut tout craindre,
Car je veux à mon tour châtier vos bourreaux !

De Fontainebleau, qui révoqua l’édit de Nantes.

*

XLVIII

Quand Dieu rappelle à Lui l’être qui nous est cher,
Rien ne peut consoler nos cœurs que Dieu Lui-même.
S’Il reprit l’ornement dont le monde était fier,
C’est parce qu’Il l’aimait et parce qu’Il vous aime.

Or il n’est point d’amour qui soit supérieur.
S’Il cache votre fille au monde, qui la pleure,
Vous la retrouverez avec notre Seigneur,
Et le doux souvenir vous la rend à cette heure.

Certes, comme de tout dans notre affection,
Jamais une douceur en ce monde n’est pure ;
La mémoire ravive en nous l’affliction,
Et la perte souvent vous paraîtra bien dure.

Oui, cette enfant a droit au sang de votre cœur,
Mais Jésus ne veut point qu’en sa peine il s’irrite.
En acceptant la Croix avec notre Sauveur,
Vous Le rendez témoin de tout votre mérite.

.

III
UNE JEUNESSE

.

Entre tous ces parfums…

(Supprimé)

*

Ta chevelure zinzoline…

(Supprimé)

*

Que suis-je maintenant…

(Supprimé)

*

XLIX

C’est le bonheur enfin, dispersant les nuages ;
C’est l’aube qui s’élève à la fin de la nuit.
Le calme est revenu sur l’or de nos visages ;
De cet amour, de notre amour naisse le fruit !

*

L

Je vais vous dire un rêve – oui, je rêve en parlant –
Mais vous allez trouver qu’il est un peu galant.
C’est à Jérusalem que la chose se passe.
Salomon, le roi sage, en sa cour se délasse :
« L’inspiré, me dit-il, qu’es-tu venu chercher ? »
Je lui réponds : « Crains-tu le châtiment des flammes ?
Car le danger te guette et je viens l’empêcher :
Roi, garde ta sagesse et donne-moi tes femmes ! »

*

LI

Ne me méprise pas, j’attendis si longtemps,
Si longtemps ce beau jour et me voilà conquise !
Mon voile s’envolait au souffle de la brise ;
Dedans tu rassemblas les roses du printemps.
Puissent autant que moi les cœurs être contents.
La clef de mes secrets, ton regard me l’a prise ;
Comment se défendra ma volonté soumise ?
Je veux boire sans frein le vin que tu me tends !

*

LII

Quelle source de maux m’est son indifférence !
Car je l’aime, ô terrible, ô fatale occurrence,
Cette étoile éclipsa jusqu’aux clartés du ciel !
Notre union devint mon but, essentiel,
Et le dégoût de tout hante ma solitude.
Tout le temps qu’elle accorde à ce monde honni !
Duquel je m’exilai pour la béatitude
De n’aimer, de ne voir qu’elle, dans l’infini…

*

D’où provient ce parfum…

(Supprimé)

*

LIII
La banshee

Dans les ténèbres pleure une âme labourée.
Tandis que sur les rocs se disloquent les flots,
Qu’en la lande de brume errent quelques halos,
La nuit règne. Sa plainte oppressante expirée

Se mêle aux aboiements de la dune inspirée,
Où semblent retentir de lugubres galops ;
Les vents soufflent l’effroi de fantasques grelots
En haut du promontoire où l’âme est attirée.

Sa misère immuable est le fruit d’un forfait,
Car une main inique a d’un seul coup défait
Le bonheur de ce lis comme son espérance.

Cœur dont la pureté ne connut la douleur,
C’est un spectre glacé ; morte sans délivrance,
Le cri de la banshee annonce le malheur.

*

LIV

Ma Julie
Touche
Sa jolie
Bouche

Et c’est l’heure,
Preste.
Moi je pleure :
« Reste ! »

Elle joue,
Fille ;
Ô sa joue
Brille !

Elle est telle
Celle
Que j’appelle
Belle !

*

LV
Délectation morose

J’ai dit que la luxure attirait l’ignorant ;
Il me faut déjuger ce propos péremptoire.
Si le mot n’est pas faux, l’intention est noire :
Ne souffrons-nous pas tous même état déchirant ?

L’homme dans son malheur est esprit désirant ;
Entre l’âme et la boue il vague, dérisoire.
Sans jamais de repos s’il ne consent à croire,
Il veut se délivrer de lui-même en mourant.

L’entendement souvent occupé par la chose,
La délectation est dite alors morose.
Je m’en dirais exempt, ce serait vous tromper.

Tous, en cet ici-bas, menons les mêmes luttes ;
Au prestige charnel comment donc échapper ?
Le bel esprit y pense au moins comme trois brutes !

*

LVI
Saudade

Comme un jour sans te voir, Marceline, est maussade !
J’y cherche ton sourire étoilant mon exil.
Supporter ton absence, un cœur le pourrait-il,
Quand tu verses dedans une douce saudade ?

N’emmènerons-nous pas l’amour en promenade ?
Dans nos regards, lien familier, très subtil,
À l’unisson vibrant aux deux bouts de ce fil,
Nous verrons haut le ciel, où notre amour s’évade !

Sur son col nous transporte un oiseau fabuleux,
Aux plumes de couleurs, joyaux verts, ambre, bleus,
Traversant la nuée illuminée, astrale.

Il nous dit qu’être unis, c’est cela, notre sort !
Et tu rougis alors, pivoine sidérale,
Nos cœurs battant plus vite et notre sang plus fort.

*

LVII

Marceline, avant toi je vivais dans l’attente ;
Un jour suivait un jour et j’en cueillais le fruit
Qui tombait en poussière au seuil de chaque nuit,
De mes ennuis sans but la ronde évanescente.

Nous nous vîmes miroirs d’une même âme ardente,
À l’aube d’un grand jour, lequel sur chacun luit,
Conduisant notre amour par-delà ce qui fuit,
Par-delà ce qui passe élevant notre entente.

Et le gai rossignol du domaine enchanté
Gazouilla tout le soir son couplet argenté
À l’approche des cœurs venus voir les étoiles.

Si j’osais – mais je tremble ! – inviter à genoux
Ta beauté solennelle à dénouer ses voiles,
Car ô l’inattendu s’est produit entre nous !

*

LVIII

Quand irons-nous ensemble à l’abri des regards ?
Je sens une chaleur merveilleuse, insolite,
Chaque fois qu’à ta lèvre un sourire m’invite
À des égarements, de plus secrets égards…

Mais tu gardes pour toi le doux de tes foulards,
Tu caches sous du lin ta blancheur interdite.
Et c’est pourquoi j’implore – en vain – la mort subite :
Je pâtis de désir, tous mes sens sont hagards !

Hélas ! autour de nous, la multitude amère
De mon amour me rend une image vulgaire ;
Elle souille les cœurs de ses propos scabreux.

Et tu prendras, hélas ! pour de l’indifférence
La crainte de blesser, le souci d’être heureux
Si, parmi tant de bruit, n’est brisé le silence !

*

LIX

Marceline, aimons-nous, tandis que dans les cieux
Les colombes de neige, en s’effleurant les plumes,
Roucoulent, ignorant les pleurs, les amertumes,
Enchantent le regard d’un long vol gracieux !

Marceline, aimons-nous car c’est délicieux ;
L’éclat pur de l’amour qui dissipe les brumes
Et du flot ténébreux fustige les écumes,
C’est pour le cœur ému si doux, si précieux !

Comment put faire naître une enfant, aussi frêle,
Blanche comme le feu du soleil quand se mêle
La Méditerranée à l’aube et l’infini,

Comment donc, Marceline, as-tu pu faire naître
Si lancinant amour et de tout démuni
S’il ne peut, te couvrant de baisers, te connaître ?

*

LX
Favola

Dans le ciel sans nuage un amour batifole ;
Je le vois car il vient de transfixer mon cœur.
Le foudroiement d’amour est un choc sans douleur :
Philis, n’entends-tu pas comme un air de viole ?

Il rit, l’angelot blond, tandis que je m’affole.
Dans mon regard, Philis, naît-il une lueur ?
Philis, si je m’approche, est-ce que tu prends peur ?
Tends l’oreille, à présent qu’un souffle est ma parole.

Ne vois-tu point, Philis, la pâleur de mon front ?
Ne prends pas cet appel ému pour un affront ;
Si tu doutes de moi, contemple cette flèche !

Car elle a mis à mal la pudeur que j’avais.
Au donjon du refus je veux faire une brèche ;
Épargne-moi ton blâme, enfant, si tu savais !

*

LXI
Pastorale

Au ciel sont retournés les vents de la tempête ;
L’espoir élève enfin mon cœur blessé d’amour,
Tandis que le jardin de roses tout autour
Regagnant des couleurs aux voluptés s’apprête.

De la haute montagne, en vagues sur la crête,
Ses rayons dévalant des flancs, l’astre du jour,
Flamboyant étendard au sommet d’une tour,
Fait monter les soupirs de la nature en fête.

Au loin se fait entendre un joyeux tintement ;
Le pastoureau conduit son troupeau noblement
Et son bouvier poursuit les brebis curieuses.

Aimer plus que je l’aime, aimer tant, le peut-on ?
Au milieu de ses sœurs moins vives, envieuses,
De la rose écarlate est éclos le bouton !

*

LXII
La dormeuse

Tu dormais près de l’onde, à demi découverte :
Cassandre, est-ce prudent, même en ces lieux fleuris ?
Le poète qui passe est aisément épris ;
Comme le rendra fou ta chemise entr’ouverte !

Tu rêves, sans me voir, sous la feuillaison verte,
Mais les lis, le sommeil ne sont point des abris ;
En te découvrant là, comme je fus surpris,
Ô vierge inconsciente à mes regards offerte !

Un poète, sais-tu, parfois peut tout oser ;
Il me vient à l’esprit de voler un baiser,
Peut-être un maléfice a fermé tes paupières.

La pénombre sur toi dessine ses réseaux ;
Ton cœur est palpitant sous des formes si fières…
Je passai, près de l’onde et des petits oiseaux.

*

Des gravures, amie…

(Supprimé)

*

LXIII
Méditerranée

LXIV
Crépuscule

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (Même lien que pour XXVI).

*

LXV

On n’entend plus le chant harmonieux des merles.
Sur le scintillement paisible et frémissant
De l’infini des cieux comme une mer de perles,
         Éclat jamais éblouissant,

Se découpe la forme immobile des branches,
Et c’est dans le réseau de ces doigts effilés
Que se montre la lune en ses étoffes blanches,
         Ses contours nets auréolés.

Il semble émaner d’elle une douce musique.
Joyau se dessinant sur un champ de clartés,
Cette présence impose à l’âme nostalgique
         De longs vibratos répétés.

Et semblant près de nous mais tellement lointaine,
Elle tient séparés les mondes haut et bas,
Le domaine du spleen et de l’ombre incertaine,
         Des soupirs et puis des combats,

De l’éternel abîme où gravitent les sphères
Tendant sur un tapis leurs divines splendeurs.
Le cœur connaît, plongeant dans la nuit de lumières,
         L’accolade des profondeurs.

*

LXVI

Sainte Vierge Marie, éveille à piété
Ce cœur tout frémissant des coups et des blessures.
Du sublime rayon tombé de tes mains pures,
Ravive cet oiseau par l’orage emporté.

Puisse-t-il entrevoir le nuage enchanté
Où scintille l’encens, dans l’éclat de dorures,
Et d’amours potelés deviner les murmures
Dont la rumeur s’épanche autour de ta beauté.

Fais-lui de Salomon connaître la sagesse,
Ô du fruit de ton ventre évoque la promesse,
Quand sa propre injustice a cloué son essor !

Restaure de ce cœur les flamboyantes ailes,
Et qu’il fende l’azur, qu’il amasse un trésor,
Dans son plumage blanc, de vertus éternelles !

*

LXVII

Si comme une colombe il possédait des ailes,
Ce baiser qu’ont fait naître, en soupirs assourdis,
Vos lèvres de nectar, confins du paradis,
Droit dans le firmament s’envolerait vers elles.
Ce baiser rejoignant les jardins étoilés,
Vos yeux très doucement, de tendresse voilés,
Se fermant sur la nuit d’été délicieuse,
S’il parvenait au but, s’il ne craignait d’oser,
Messager traversant l’ombre silencieuse,
Il vous apporterait mon âme, ce baiser !

*

LXVIII
Soutras

Si du poids de son torse implacable, puissant,
Il ne maintient la vierge aux côtes bien bâties,
Ou ne la saisit point par ses molles parties
Fermement, sans fléchir, l’émoi l’envahissant,

Comment de ses assauts le choc étourdissant,
Inopportunément causant trop de sorties,
N’éloignerait de lui les grâces investies,
Dont la fragilité fait l’attrait ravissant ?

Seul à ce compte-là les princesses sont belles,
Les farouches bégums cessent d’être rebelles,
Au soulas de tenir un nabab dans leurs bras.

Marceline, il est bon d’avoir de la culture,
Puisqu’on peut faire assaut de louable ouverture ;
Ces choses, je les lus dans les Kama Soutras.

*

LXIX

Noblement aligné, ce nez de caractère
Imprime à son visage aux traits bien réguliers
Le cachet de la Dame, aux courtois chevaliers
Inspirant sous l’acier des feux que rien n’altère.

Possédant la blancheur des marbres de Cythère,
Ses mains, comme des lis, passant sur les colliers
Égrenés sous les doigts rêveurs et familiers,
Sont la coupe où l’amour brûle et se désaltère.

Que les esprits sournois, chassés hors de ces lieux,
Ne troublent point l’état le plus délicieux ;
Elle ne peut souffrir une abjecte nature.

Ses yeux sont un hanap bleu, providentiel ;
Délectable à l’amant servant avec droiture,
Son sourire est pour lui le plus beau don du ciel.

*

Rosemonde

(Supprimé)

*

LXX
Une fée

Au cœur des tourbillons que forment ses longs voiles,
Dans la clairière obscure elle danse aux étoiles
Quand le vent fait tinter la jeune frondaison,
Et ses chaussons à peine effleurent le gazon.
Sa beauté pétulante, accorte et non moins fière,
Irradie autour d’elle un halo de lumière
Qui brille sur le jais de ses cheveux bouclés,
Par ses mouvements vifs peu à peu déroulés.
Un sourire content ne quitte point sa lèvre
Tandis qu’elle évolue en lestes bonds de lièvre.
Puis elle rit soudain, et monte dans les airs ;
Zigzaguant dans le ciel comme un bouquet d’éclairs,
Son maelström joyeux va la mettre hors d’elle.
Se posant sur la mousse, expansive hirondelle,
Elle écoutera battre, avant de s’endormir,
Pantelant son grand cœur ; et, l’entendant gémir,
Les animaux des bois garderont sa cachette.
Mais l’homme n’entendra que le cri de la chouette.