Tagged: Alexandrins
Je n’ai pas voulu t’effrayer: Poème
À Philis
Non, je n’ai pas voulu t’effrayer, bel oiseau.
Quand vers la branche en fleurs au-dessus du ruisseau
Je tendis plein d’espoir la main, à quoi pensais-je ?
Pouvais-tu ne point voir dans cette main un piège,
Bel habitant de l’air et mon enchantement ?
Je crois que je voulais être branche un moment,
Être rameau fleuri bercé par ton plumage
Et les trilles accorts de ton joyeux ramage.
J’aurais voulu servir de base à ton envol ;
Retenu par destin à la force du sol,
Au moment où tu vas dans l’air, vive étincelle,
J’aurais senti voler mon âme sur ton aile.
Et j’ai tendu la main, et tu n’es pas venu
T’y poser car je tremble et mon cœur est à nu
Et les fleurs que je tiens par moi furent coupées
Et je presse en mes yeux des larmes échappées.
Fatma va sur Vénus : Recueil de poésie
Écoutez : je vais vous dire des choses du cœur. (Hafiz, cité à l’exergue des Odes et Ballades de Victor Hugo)
Votre allure est chez lui si fière et si guerrière,
Que, tout roi qu’est le roi, son Altesse a souvent
L’air de vous annoncer quand vous marchez derrière,
Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant. (Hugo)
TABLE DES MATIÈRES
1) Quand j’étais mort
2) Je suis mort
3) Quelques souvenirs de la vie : Fatma va sur Vénus
*
QUAND J’ÉTAIS MORT
I
Où te cacher, mon cœur, pour que la foule atroce
Ayant pour le malheur un appétit féroce
Ne devine le sang de ta plaie ? Où mourir
Si je dois le silence à ton dernier soupir
Et qu’en tous lieux les ris méchants des fous résonnent ?
Où vivre, avec ton mal ? Mes forces m’abandonnent.
Où vivre, avec ta peine ? Un si grand désarroi
Me transforme en statue et je demeure coi.
Où vivre, avec ta mort ? Sous cette forme humaine
S’est ouvert un abîme, et c’est une ombre vaine
À qui l’on croit parler et qui de loin répond,
Depuis l’inanité d’un cénote sans fond.
Avec ta mort où vivre ? À quelle fantaisie,
Dans cet effondrement, cette paralysie,
S’accrocher quand les murs sont couverts de ton sang ?
Et quand on me dira qu’il faut tenir son rang,
Que répondrai-je alors à ces belles paroles ?
Pour ta douleur sans nom tous les mots sont frivoles,
Les encouragements âpre dérision.
Depuis ce jour fatal de la collision
De vœux désespérés, tu te traînes sordide
Vers l’ombre de ta fin et je fais, invalide,
Comme si j’avais tout mon vouloir, comme avant,
Sachant que m’abattra le premier coup de vent.
Allez ! ce sera beau de voir sur la chaussée
Tomber ce mannequin et s’ouvrir, défoncée,
Sa carcasse futile, où l’on croyait un cœur
Vivant, mais ce n’était que cendre sans couleur.
Où vivre, avec ton cri mourant dans ces ruines,
Ton éploré fantôme embrassant des épines ?
Quelle vie en ce gouffre horrible et ténébreux ?
Allez, ce sera beau comme un amour heureux !
*
II
Quand j’étais mort
Quand j’étais mort d’amour et que, le cœur brisé,
Je marchais sous un ciel de plomb carbonisé,
Ce jour où, gravissant la côte solitaire
Que les murs des jardins couvraient comme un suaire,
Le néant de la vie en moi se proclama.
L’impossibilité d’un rêve m’alarma ;
Je sus, gelant mes pleurs au-dedans de moi-même,
Que je ne pourrais pas lui dire que je l’aime.
Quand j’étais mort d’amour et que mon cœur saignait,
Quand je n’étais qu’une ombre éteinte et qui feignait
De garder la lumière où se chauffe l’espoir,
Lampe de verre obscur dont le foyer est noir,
Quand j’étais mort et vous, ô témoins de mes gestes,
Prétendiez voir la vie en ces ultimes restes
D’un courant dissipé, d’un souffle évanoui,
N’étais-je pourtant pas plus vivant qu’aujourd’hui,
Quand j’étais mort d’amour, alors que tout s’efface
Et que j’ai dans la nuit sans amour une place ?
*
III
Vous ne me croyez pas quand je parle d’amour
Comme de ce chemin que l’on fait sans retour,
Comme si l’on pouvait vouloir finir sa vie
Quand notre piété n’est pas d’effet suivie :
Vous jugez sans valeur ma définition,
Pour vous l’amour n’est point chose de passion.
Qui vous donnerait tort ? Tout s’arrange à merveille,
Que viens-je importuner de ma voix votre oreille ?
Pourtant, ce goût de mort à ma lèvre est réel.
Ça passe, dites-vous, c’est superficiel,
Un peu d’expérience efface l’amertume.
La nature a bon sens, cette peine est l’écume
Que dissipe un retour au monde pondéré.
Pourtant, ce goût de mort ne s’est pas altéré.
Les brises du printemps, un séjour agréable
Savent charmer l’esprit par leur concours aimable
Et le désabuser d’un futile chagrin.
Pourtant, ce goût de mort est pour moi loi d’airain.
Il n’est guère de maux qu’un peu de temps ne soigne ;
Il guérit les amants dont l’être aimé s’éloigne
Et présente à nos sens d’autres objets plus doux.
Pourtant, ce goût de mort est moins fourbe que vous !
*
.
JE SUIS MORT
IV
Ce goût de sang, si pur que mon cœur s’est brisé,
Cet amour sans parole et jamais apaisé,
Cet amour qu’un soupir frêle a pu faire naître
Et que notre néant ne fera disparaître,
Cet amour dont je meurs, cet amour dont tu ris,
Cet amour dont les jours angoissés sont fleuris,
Pourquoi ? Que veut donc dire à nos voix éphémères
Ce cri d’éternité dans les larmes amères ?
Pourquoi ? Que nous faut-il trouver dans cette nuit,
Si le mépris revient, si le remords nous suit ?
Pourquoi ? Ces mots, sans toi, que voudraient-ils bien dire,
Et sans toi que sera le nom que je dois lire ?
Je ne suis pas un homme à la hauteur des cieux
Pour trouver ton bonheur dans le bleu de tes yeux.
Ce qui n’a point de nom couvrira de tempête
La contrée où personne, y pensant, ne s’arrête.
J’ai mal de ta beauté plus que d’autres tourments,
De ton amour plus que de tous acharnements.
Il faut mourir, il faut fermer ce triste livre,
Car ton amour n’est pas pour ce qui voudrait vivre.
*
V
Si l’enfer est ce cercle où tu n’iras jamais,
C’est là que je veux être, ô femme que j’aimais.
Et si dans mon amour pour toi se trouve encore
Du feu, qu’il me consume, ô femme que j’adore.
Et si dans ton amour il reste encore un peu
De tendresse pour moi, brûle-moi dans ce feu.
Si jamais dans le peu que tu m’es devenue
Tu vois de quoi pleurer, c’est ma blessure nue.
Et si dans ta tendresse il reste un souvenir,
Jette-le dans le vent, que je puisse mourir.
Et si je meurs demain, ô femme que je pleure,
Qui feras-tu pleurer, pour qu’à son tour il meure ?
Et si plus rien ne peut nous réconcilier,
Moi je ne suis qu’un homme et ne peux t’oublier.
Et si plus rien ne peut rien, me rendre heureux comme
Je le fus avec toi, moi je ne suis qu’un homme.
*
VI
Ce qui naît en ce monde est terminé d’avance,
La tombe ouvre ses bras à la petite enfance.
Que veux-tu donc de moi ? Ce que j’ai ruiné
Ne pourrait en ce monde être jamais donné,
Et nous avons eu tort de croire à ces promesses
Dans nos regards profonds et leurs tristes caresses.
Et je ne te suis pas non plus reconnaissant
D’avoir pu rendre heureux cet autre moi naissant,
Qui n’a jamais été qu’un étranger sans âme.
Comme si je n’étais aussi né d’une femme.
Dans cette lassitude où je suis à présent,
Je me détache enfin, propice apaisement,
De cet esclave fou qui voyait dans tes rires
Des papillons voler et planer des vampires.
Que veux-tu donc de moi ? Le tombeau s’est fermé
Dès l’instant où mon cœur de soupirs s’est formé.
*
VII
J’avais la passion de ton image en moi
Et n’ai jamais voulu te demander pourquoi.
Ta vie était alors une simple inférence
Au milieu des calculs de mon indifférence,
Mais enfin un secret me devint évident :
Notre conjonction n’est pas un accident.
– C’est comme si, le jour où nous nous aperçûmes
De cela, le jour où sans plus douter nous sûmes,
Je m’étais approché le matin du miroir
Et t’y vis, ayant cru que je devais m’y voir ;
Au lieu de mon poil noir tes deux pommettes roses,
C’était ma passion qui déformait les choses.
Alors, quand la tempête aura tout abattu,
Rêves, chimères, tout, comment souriras-tu ?
Il ne restera rien des aurores dorées
Qu’en pensant à nous deux nous avons adorées,
Qu’en pensant l’un à l’autre alors que nous pleurions,
Étrangers, combattus, debout nous saluions.
*
VIII
Je suis mort
J’aurais voulu te dire à quel point je t’aimais ;
Si tu ne l’as pas vu, ça ne viendra jamais.
Si tu me crois vivant, puisque je suis la route,
Que ton esprit dissipe à ce sujet le doute :
Je suis mort.
Je t’aimais. Que veulent donc ces mots
Pour venir à ma bouche exprimer tant de maux ?
Je t’aimais, soupirais, je ne touchais plus terre,
Devenu transparent, devenu comme verre,
Et ne sais même plus ce qui m’a fracassé
En innombrable bris : tout ça, c’est du passé.
Je suis mort, mais pourquoi tant de regrets encore ?
J’aurais voulu te dire à quel point je t’adore.
Je suis mort mais je t’aime encore, alors dis-moi
Pourquoi je devrais vivre en ce monde : pourquoi ?
Je suis mort mais je t’aime, alors, s’il te plaît, tue
-Moi, tue, ô prends ma vie insensée, abattue,
À défaut du bonheur que je t’avais promis,
Et ne soyons jamais l’un pour l’autre ennemis.
Je suis mort, ma blessure était large et profonde,
Et maudit soit le jour où je vins en ce monde.
*
IX
Devant toi s’ouvre un monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je pleurai.
Que verras-tu là-bas ? qui pourrait te le dire ?
Ici le cœur qui parle est un cœur qui soupire.
Ne laisse pas ce rêve orphelin, sans appui,
Car il verra le jour qui se cache aujourd’hui.
Tu le verras, ce ciel qui parle à ta tendresse,
Il ne reviendra pas sur sa belle promesse.
Ne laisse pas ce rêve inhabile sans soins,
Ne laisse sans amour ses innocents besoins,
Donne à ce bonheur fou ta fidèle espérance,
Donne à l’ardent espoir le feu de ta souffrance :
Tu le verras, ce monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je mourrai.
*
X
Perdus à tout jamais, les oiseaux de l’amour
Par l’orage emportés n’auront pas vu le jour,
N’auront pas vu la mer, n’auront pas vu le sable,
N’auront pas vu, Philis, sur le rivage aimable
Les arbres verdoyants de leur riant abri,
Le refuge lointain d’où la vague a souri,
Le pays dont leurs cœurs se faisaient une image
D’un si grand réconfort au sein de ce voyage,
Et je pleure avec toi leur essaim foudroyé.
Leur élan dans le gouffre accablant s’est noyé
Et je pleure sans toi ce désastre inutile,
Cet absurde naufrage, effondrement stérile,
Catastrophe sans nom… Que crois-tu donc cacher
Dans un silence amer de tombe ou de rocher ?
Non, rends à ces oiseaux l’hommage de ta peine,
Et soyons réunis dans la douleur humaine.
*
XI
Tant de serments détruits et d’espoir emporté,
Le rêve d’une vie en morceaux, avorté,
Et notre amour, Philis, est un château de cartes.
Puisqu’il faut que je fuie et qu’il faut que tu partes,
Nous avons bien perdu tous les deux notre temps
À bâtir sur le sable, aveugles, impotents,
Deux oiseaux abattus retombant sur la terre,
Qui chantaient mais depuis ont appris à se taire.
Et notre amour, Philis, dans l’abîme englouti,
Sert de gîte aux poissons, navire anéanti.
C’était un éléphant, déité noble et fière,
Qui marchait nuit et jour vers le grand cimetière.
*
XII
Il me semblait parfois, devant notre projet,
Qu’une part de moi-même en avait le rejet
Et comme, aussi, la honte, ou la haine, et la crainte
Que tout cela ne fût de notre part que feinte.
Je voyais au-delà des larmes de bonheur
Un portrait de nous deux ensemble peu flatteur,
Quelque chose de pauvre et blême en sa fortune,
Du linge au lieu de gants baisés au clair de lune.
Je refusais de voir tomber un masque après
Que fut par toi conquis le but de tes apprêts.
Pourquoi de tels soupçons à mon vœu si contraires ?
Quel fond de cruauté projette ses lumières
De palustres fongus sur l’amour innocent,
Sa délétère aura de lichen pourrissant
Sur le rêve éternel et grand de l’âme émue ?
Quel noir limon au fond de l’onde qu’on remue
Exhale un brouillard glauque entre les nénuphars ?
Et quels venins dissous dans les humus blafards
Infectent la pensée au couchant recueillie ?
Alors, dans cette foi par le doute assaillie,
Que pouvais-je comprendre à ton encerclement,
Quel penser pouvait bien ne point m’être tourment ?
Je me croyais acteur d’un vil opéra bouffe,
Arlequin fasciné par un jupon qui bouffe,
Un objet de mépris universel, mais toi
Que je voulais si fort chérir, sais-tu pourquoi
La fleur que dans nos mains jointes nous avons prise
N’est plus qu’un triste rêve effeuillé par la brise ?
*
XIII
La mandore
Par-delà les tourments, je t’appelle à nouveau.
Si notre rêve était ou trop grand ou trop beau,
Ce n’est pas notre faute, alors écoute encore,
Si tu l’aimes, le chant triste de ma mandore.
Pour penser je n’ai pas besoin de compliments,
Pour apprendre, de prix ni d’encouragements,
Mais que te chanterai-je, inspiré par ton âme,
Si tu n’en répands point par ta voix une flamme
Sur mon cœur, en disant des mots d’affection ?
Oui, je reste muet sans ta dilection ;
Je ne suis rien sans toi, barde moqué des Muses.
Car il n’est dans cet art ni finesses ni ruses :
Si tu ne m’aimes plus, j’ai fini de chanter,
L’esprit du rossignol ne peut plus me hanter.
Écoute ma chanson, Philis, verse une larme
Si tu sais que je suis prisonnier de ton charme.
Regarde le lion dans ses chaînes de fer
Se lever impromptu pour te chanter un air
Près de ton canapé, sur lequel tu t’éventes
En fumant au hookah, rêveuse, et tu décantes
Le thé dans une tasse en kaolin bleu-vert.
Si tu ne m’aimes plus, l’enchantement se perd,
J’ouvre les yeux, je vois ma misère infernale
Dans ton indifférence, et la chaîne fatale
Alors me servira de corde et de gibet ;
Tu me verras mourir, en mangeant un sorbet.
Par-delà les tourments, je te convie encore,
Encore, encore… au son de la triste mandore.
*
XIV
Quel démon ténébreux paraphera le pacte,
Quand je l’aurai mandé pour qu’il me rende intacte
La pure affection de ton cœur merveilleux ?
Quels incubes sournois et maléficieux
M’apporteront le philtre avec lequel contraindre
Ton amour que je crains de ne pouvoir atteindre,
Ayant pour mon malheur causé ton reniement ?
Avec quel sang humain paierai-je, quel tourment,
Cette dilection dont mon âme orpheline
Pleure la mère-perle ardente et cristalline ?
Ces lugubres secrets d’horribles parchemins
Me rendent redoutable au troupeau des humains
Mais à mes propres yeux impie et misérable.
Nos instants sont comptés, comme les grains de sable
Qui coulent dans le vase, et sans ton pur amour
Que m’importe de voir la lumière du jour ?
Tu ne veux plus aimer, me voilà donc infâme,
Ô me voilà banni du cercle de ton âme !
Me voilà donc un monstre, alors que d’un soupir
De ta bouche j’aurais accepté de mourir !
*
XV
Le kriss
Que me diront tes yeux, que diront-ils, Philis,
Quand ton sang couvrira la lame de mon kriss
Et que tu sentiras fluer par ta blessure
Le souffle de la vie avec ton âme impure ?
Que me diront, Philis, tes deux yeux grands ouverts ?
Que ma main est coupable ou ton cœur est pervers ?
Connaîtrai-je le sens, enfin, de tes caresses,
De tes soupirs et pleurs et brûlantes promesses ?
Verrai-je le sournois secret de ta beauté,
Ou que je suis malade et l’ai toujours été ?
Si c’est que tu me plains que je vois à cette heure,
Philis, le coup suivant sera pour que je meure.
*
XVI
Le kriss 2
Que me diront tes yeux, que me diront-ils, miss,
Quand je t’aurai planté dans le ventre mon kriss
Et que tes intestins se répandront par terre,
Fumant dans un bouillon de chaud électuaire ?
Que me diront tes yeux, passé le premier choc,
Et que tu me sauras possédé par l’amok ?
Je n’ai point de pardon pour ton indifférence,
Depuis ce que je vis, confusion, souffrance.
Ta froideur est l’aveu d’un apprêt infernal
Lorsque je te fis don de l’anneau nuptial.
Aurais-je convoité ta main, sans cette ruse
Dont ta duplicité de fille d’Ève abuse ?
Tu feins depuis ce jour de me prendre en pitié
Pour avoir confondu l’amour et l’amitié,
Comme si tu savais le respect que demande
Un lien, toi qui n’as au cœur que réprimande.
Tu ne pourrais pas plus avoir de vrais amis
Qu’un homme à tes côtés, ton esprit est soumis
Aux plus folles humeurs, à des lunes perverses
Dans cette nuit sans fin qu’en spectre tu traverses.
Sois maudite. Et Dieu fasse, en me guidant la main,
Que tu ne viennes plus hanter le genre humain.
*
XVII
Car je croyais devoir me libérer du monde
Pour mériter l’amour qu’avait ton âme blonde,
Je ne comprenais pas que lui seul, ton amour,
Pouvait me libérer de ma misère pour
Que je te méritasse, en tant que tributaire.
C’est pourquoi je parlais quand j’aurais dû me taire
Et gardais le silence au moment de parler.
Quand ta présence eut dû sans peine me combler,
J’y trouvais un prétexte à d’intimes images,
De celles que l’on croit voir au sein des nuages,
Et tu n’existais plus pour moi dès cet instant
Où l’Idée imposait son prestige envoûtant,
Crainte que ta substance en altère la forme,
Comme il faut au buveur d’opium qu’il s’endorme
Pour que la griserie atteigne à son zénith.
Ainsi, je te tournais le dos vers cet exit
Qui toujours plus conduit loin dans la solitude,
Et ne savais surtout quelle sollicitude
Aurait pu secourir cet amour désolé
Qui te rend malheureuse et me laisse accablé.
*
XVIII
C’est pourquoi je te dis que la vie est cruelle.
Elle le serait moins si tu n’étais si belle,
Car celui qui te voit s’arrête de marcher
Sur le chemin, devient un inerte rocher
Que la vie abandonne au sort des choses vaines.
Inutiles tourments, infructueuses peines,
Ses jours sans lendemain tombent dans le néant,
Rien ne comble son cœur, précipice béant,
Et tout ce qu’il peut faire, en sa paralysie,
C’est de sentir le feu d’une âcre jalousie.
– Quand autrui la regarde, une dilection
Est belle, on applaudit à cette passion,
Et je sens la pitié qu’il faut bien que j’inspire
En ce monde, vivant quand j’aurais dû m’occire,
Blafard épouvantail agitant les corbeaux
Et semblant répéter le soupir des tombeaux.
*
XIX
L’amour n’a pas de place en un monde lépreux,
Comment as-tu pu croire un jour me rendre heureux ?
Tout ce qu’il peut donner, nous l’avons eu : souffrance,
Larmes, brûlants espoirs, et la désespérance.
Si nous avions reçu plus que cela, Philis,
Aurions-nous vu bientôt se faner ces beaux lys
Et l’or se transformer en plomb dans l’habitude ?
L’amour n’existe pas hors de la solitude.
*
XX
L’irréparable
De tous les maux, Philis, que j’ai pu provoquer
Dans ma vie, où c’est tout ce qu’on peut remarquer,
Ceux-là dont tu souffris, contrairement aux autres,
Ne me torturent point, car ces maux sont les nôtres.
Ces maux m’ont fait souffrir autant ou plus que toi !
Ma conscience est calme et ne voit pas de quoi
Me poursuivre la nuit et le jour en silence,
Intouchable lépreux couvert de pestilence.
Tu sais que je t’aimais. Si nous n’avions souffert,
Le bonheur attendu que je t’aurais offert
Entre nos doigts aurait coulé comme la pluie.
Ô je revois tes yeux que ta main pâle essuie
Mais je ne souffre point du mal que je t’ai fait :
Une telle détresse à te voir m’étouffait
Que je fus retranché sur le champ, sans excuse,
Jusqu’au jour de ma mort, dans mon âme recluse.
Je ne puis donc flétrir en moi la cruauté
Qui chassa hors du monde un diable patenté,
Moi-même, pour le bien de tous et de toi-même.
Mais j’aurais préféré te dire que je t’aime.
*
XXI
La veuve
Quels fers voulais-tu donc me passer par amour,
Quelle porte fermer sur nous à double tour,
Quelle geôle apprêter pour mes élans rebelles ?
Ces fers, ce sont les maux, les tracas, les querelles,
Cette geôle est le monde où nous voulons briller,
Ce monde, un lamentable et sale poulailler.
Tu voulais être heureuse avec moi dans la boue,
Les larmes ont coulé de tes yeux sur ta joue.
Tu voulais avec moi cueillir de belles fleurs,
Tes mains couvrent le sel sur ton visage en pleurs.
Tu voulais partager avec moi cette vie,
Mon âme refusa d’être à rien asservie.
Dans l’hymen tu voulais l’avenir radieux,
Ton amour te fait mal et tu baisses les yeux.
Tu voulais que je sois un gendre pour ta mère,
Tu manges ton chapeau de fine soie amère.
Tu me voulais à table à charmer tes parents,
Ils ne peuvent guérir tes sanglots déchirants.
Tu me voulais à table à siroter la fine,
Le ventre bien calé, la grimace porcine,
Mais moi je ne voulais que mourir dans tes bras,
Tué par je ne sais quels brigands scélérats.
Frustré de l’idéal d’une veuve éternelle
En mantille tétrique et pénitentielle,
Sublime de douleur à cause de ma mort,
Je me vis te frapper au cœur d’un coup si fort
Que tu fus admirable en raison de ma haine.
Et je ne portai point ta bienveillante chaîne.
*
XXII
El padre
Depuis toujours, je crois, je voulus être prêtre
Et c’est, je crois, pour ça que je t’envoyai paître.
Car comment expliquer, autrement, le parti
Que je pris contre nous, bien qu’ayant consenti
D’avance à tout le bien et le mal d’une chaîne ?
Et comment expliquer que je causai la peine
La plus impardonnable à mes yeux, sans ciller,
Après m’être promis de toujours te veiller ?
Quand tout mon rêve était cette douce alliance,
Où pouvait se cacher en moi la méfiance
Que je trahis, frappant ton cœur d’un coup brutal ?
T’abaissant d’un si haut et si beau piédestal,
Comment pus-je trahir de si noires pensées,
Qui jamais devant moi ne s’étaient confessées,
Si ce n’est qu’un amour plus grand que notre hymen
Et plus impérieux me défendait ta main ?
*
XXIII
J’aurais voulu mourir, pour que tu sois en deuil.
Pourquoi la plénitude, entière, dès le seuil ?
Je ne pouvais pas croire, en te voyant sensible,
Qu’un plus grand agrément ou bonheur fût possible
Que celui dont j’étais par ton amour comblé.
Et comme cet état de trouble inégalé
Appelait une crise, ignorant la nature,
Je ne voyais, frappé par cette conjecture,
D’autre couronnement au bonheur que la mort.
Et je suis convaincu que je n’avais pas tort :
Rien d’autre ne pouvait être aussi souhaitable
Car t’aimer davantage était inconcevable.
Puisque, donc, quelque chose allait nous arriver,
Si je ne mourais pas, on viendrait me priver,
Ne fût-ce qu’au moyen du moindre défalquage,
De la totalité que j’avais en partage.
*
XXIV
Tu pleures des saphirs dans un désert de sel,
C’est ainsi que tes yeux réfléchissent le ciel.
Si tu ne pleurais pas un amour impossible,
De quels poisons secrets ne serais-tu la cible ?
Le poignant souvenir de ton bonheur perdu
Te comprime, avouant ce qui nous était dû,
Mais, parce que tu sais que comme toi je souffre,
Tu ne te venges pas en plongeant dans le gouffre ;
Seul ton triste silence accable ma douleur.
L’injustice n’est point, Philis, dans notre cœur,
Quand, en fait d’union et de béatitude,
Notre lot à tous deux sera la solitude.
Nous aurions partagé la même intimité
Et nous partagerons la même iniquité.
Nous ne nous battrons pas, acharnés, comme d’autres,
Pour défendre des droits qui ne sont pas les nôtres.
*
XXV
Par cet amour, Philis, que tu voulais si pur,
Comment aurais-je pu, transporté dans l’azur,
Demeurer en ce monde, à tenir une place,
Alors que tout me blesse ou me laisse de glace
En dehors de ton rêve, où j’ai droit de cité ?
Et c’est depuis le ban de cette humanité
Que je t’écris ces mots, pour que tu n’ailles croire
Que j’aurais pu garder, en brisant notre histoire,
Mes attaches avec ce qui sans toi n’est rien,
Ni que, sur les débris épars de notre bien,
J’eusse dû reconstruire un autre sanctuaire
Avec je ne sais quelle autre femme ou chimère,
Comme si, t’ayant vue en larmes et passé,
J’avais encore droit, dans un cœur fracassé,
De rejouer ce rôle… Ô quelle comédie
Ce serait, pour un mort, et quelle perfidie,
Dire pouvoir aimer, non point avec un cœur,
Avec le sentiment d’un possible bonheur,
Mais une cicatrice, un vide, une blessure,
Fantôme dont la flamme est un trou qui suppure !
Non, hors du monde et loin de tenter mon retour,
Je vis et je vivrai, Philis, par cet amour :
Il m’aurait avec toi transporté sur la cime
Et par lui je vivrai foudroyé dans l’abîme.
*
XXVI
L’épave
Plonge avec moi, Philis, allons voir dans l’abîme
L’épave sans éclat de notre amour sublime.
C’est dans les fonds obscurs d’un océan glacé
Qu’elle gît, là que dort notre amour trépassé.
Où traînent les débris du butin de la pieuvre,
C’est là qu’on peut chercher, à l’abandon, notre œuvre.
Dans les fonds ténébreux où chassent les requins
Pourrissent lentement nos rêves arlequins.
Toutes voiles dehors, la nef allait vers l’île
Des bienheureux, mais c’est maintenant un fossile
Que les varechs grouillants recouvrent de leurs glus.
Plonge avec moi, Philis, et ne remontons plus.
*
XXVII
Je voulais que tu sois ma veuve
Je voulais que tu sois ma veuve, refermée
Sur notre souvenir, de douleur abîmée,
Que coulent de tes yeux noyés sur mon tombeau
Tes larmes, la plus pure offrande, et que cette eau
Creuse la pierre froide à force de souffrance,
Que tu ne sois pour tout autre qu’indifférence,
Traversant le néant avec du crêpe aux doigts,
Comme une ombre à qui parle un fantôme sans voix,
Que coulent de tes yeux sur ta joue adorée
Des bris de diamant, sur ta lèvre éplorée
Des éclats de ton cœur glacé de désespoir,
Traversant cette vie absurde sans rien voir.
Je voulais que tu sois ma veuve, que ta bouche
N’ait plus aucun baiser, que plus rien ne la touche
Que le sel dévorant, brûlant de ton malheur,
Que tu ne sois pour tous qu’un objet de terreur,
De respect trop profond, dans leur peine inquiète,
Pour oser regarder quand tu passes, muette,
Que tu ne vives plus qu’en cierge pour mon nom,
Que tu sois sur ma cendre un constant lumignon,
Que tes jours soient un feu consacré dans le temple,
Et que ton œil perdu dans le vide contemple
Le désastre produit par un funeste écueil,
Mesure à chaque instant l’inouï de ton deuil,
L’énormité sans nom de cette horrible perte
Après que tu te fus à mon bonheur offerte.
Je voulais que tu sois ma veuve, et ce depuis
Qu’un rire de ta joie obnubila mes nuits.
*
XXVIII
Quelle joie, à la fin, quand on voit son cadavre,
Sans ce qui le contraint, le tourmente et le navre,
Quand enfin on se voit, dans l’existence, mort,
Pour avoir triomphé de l’amour le plus fort
Surmonté le désastre infini de nos songes
Engloutis dans l’abîme et recouverts d’éponges !
Quel bonheur, avoir mis le pied sur son bonheur,
Ou bien être écrasé sous le pied du malheur
Et ne plus rien sentir, ne plus rien voir, entendre,
N’avoir plus rien à faire et ne plus rien attendre,
Et ne plus même ouvrir sa fenêtre au matin,
Ne plus prétendre avoir ni projet ni destin,
Quand tout est bien fini, désert, brûlé, stérile,
Quand l’avenir n’est plus qu’un néant, inutile,
Que rien ne reviendra, rien de nouveau, non plus,
N’apparaîtra, que rien ne nous rend nos saluts
Et que rien n’est par nous salué, rien ne pleure
Et rien ne se prétend autre chose qu’un leurre,
Rien ne sourit, ne rit, n’appelle, ne comprend,
Rien n’est donné, surtout, et rien ne se reprend,
Rien ne reste, ne part, rien ne tourne la page,
Rien de ce qui volait ne chante dans sa cage !
Ce qui chante n’a pas sa maison sous un clou,
Dans la cage on n’entend que des rires de fou.
*
XXIX
Il existe plus fort que la trique ou le fouet :
Comme une veuve noire immole son jouet,
Tu te sers de l’amour, Philis, pour me détruire.
M’as-tu jamais aimé ? Peut-être ce délire
Ne sert-il qu’à répandre un écran nébuleux
Sur le motif réel, turpide et scandaleux,
De tes agissements en apparence tendres,
Et qu’en me regardant tu ne vois que les cendres
D’un corps carbonisé car tu veux m’abolir.
Je dois par tes appâts atrocement souffrir
Pour que, dans ta folie abjecte, tu te pâmes
En comblant ton désir de supplices infâmes,
Et croyant m’aduler dans tes illusions,
Me couvrir de baisers, hallucinations,
Tu dévores mon cœur, ô tu te rassasies,
Tu satures de chair tes noires frénésies
En broyant sous tes dents mes tendons, mes boyaux,
Comme font les frelons dénudant des noyaux.
Un instinct cannibale est la clé de tes rêves ;
Quand je t’offre mon cœur, tu le mords et le crèves,
Et moi, marabouté par je ne sais quel sort,
Je souris à tes crocs et j’accueille la mort
Les deux bras grands ouverts, les yeux dans ton œil glauque,
Sourd à l’étrangeté de ton murmure rauque.
*
XXX
À ma veuve
Ce qui ne passe pas avec le temps est fort,
Je dois le diamant de ton cœur à la mort.
Ta beauté, devenue une tombe de marbre,
Attachée à ce sol comme l’ombre d’un arbre,
Comme un ange de pierre entrelaçant ses mains,
Sacrifie au passé de vides lendemains,
Et dans ton souvenir obstiné de statue
Le bonheur d’être aimée, en me pleurant se tue.
Tous les brumeux chemins de ton malheur fervent
Mènent à ce sépulcre enveloppé de vent
Où ta forme, de deuil couverte, est prosternée
Et ton âme vêtit ta lumière fanée.
Qu’un rayon de soleil éblouisse ton œil,
Tu ne vois point le jour au travers de ce deuil.
Qu’un doux parfum de rose embaume la nature,
Tu ne sais pas quitter des yeux ma sépulture.
Qu’un enfant, plus timide et doux qu’une souris,
Passe, il ne voit qu’une ombre, et pourtant tu souris.
Ô de tous les cyprès de ce funèbre asile,
Ton ombre solitaire est le plus immobile.
Dans l’abîme où je vois ton destin se jeter,
Mon souvenir t’apprend le moyen de flotter ;
Et dans le tourbillon de chagrin qui t’emporte,
Ta vie inconsolable est une feuille morte.
*
XXXI
Philis, après m’avoir convaincu de mourir,
Ne prendrez-vous de part à mon dernier soupir ?
Vous n’avez pas voulu que je sois en ce monde
Un compagnon pour vous, ma détresse est profonde,
Je ne puis endurer la peine de mon sort.
Vous refusez ma main, acceptez-vous ma mort ?
Je vous offre le sang de ce cœur sur la terre,
Après avoir pour vous bu dans la coupe amère
Le poison glacial d’aimer sans être aimé.
Ce que j’aurai devant les hommes proclamé,
C’est qu’on reste ignorant de ce qu’est la souffrance
Quand on n’a point pâti de cette indifférence.
Je veux mourir, Philis, certes vous le savez,
Mais je vivrai pourtant – comme ces fous sauvés
Par des passants émus qui préviennent leur acte –,
Votre équanimité devant rester intacte.
*
XXXII
Ma vie ayant été dure et funèbre, en somme (Victor Hugo)
Philis, si dans la mort je trouve le repos,
Si je peux oublier notre amour et mes maux,
Qu’a-t-elle d’effrayant, et pourquoi donc le monde
Voudrait-il m’empêcher, dans une paix profonde,
D’aborder au néant final qui nous attend ?
Que celui qui de jours sans saveur est content
Repousse comme il peut le terme inévitable ;
Pourquoi l’autre pour qui, loin d’être redoutable,
Ce terme est à présent le seul espoir qu’il ait,
N’ayant rien obtenu du cœur qu’il appelait,
Devrait-il, dépouillé de la moindre énergie,
Fuir l’abîme où le veut sa longue nostalgie ?
Quels devoirs ai-je donc envers d’aveugles fous
Qui s’agitent en vain et vis-à-vis de vous,
Philis, qui ne m’avez donné que de la peine ?
Vous pâlirez peut-être en apprenant la haine
Que j’avais d’une vie où Philis manquera,
Mais sans doute un fidèle à vous s’en moquera
Et vous rendra bientôt meilleure contenance ;
Que vous importe, au fond, ma mort ou ma souffrance ?
Mais je dois briser là, je vous cause du tort.
Vous n’avez que la vie et je n’ai que la mort.
*
XXXIII
Ô Mort mystérieuse, ô sœur de charité (Rimbaud)
Hélas, si j’avais pu, Philis, croire à la vie,
La vie après l’amour, je vous aurais suivie
Par tous les accidents et contrariétés
Que réserve ce monde aux amants transportés.
Mais je ne pouvais croire au bonheur sur la terre.
Devant votre beauté j’aurais voulu me taire,
Et je chantai ; pourtant, qu’avait pour votre cœur
Ce chant, sinon un rêve abritant la douleur ?
Comment aurais-je pu, Philis, vous rendre heureuse,
Dans ma mélancolie innée et douloureuse ?
Me pardonnerez-vous d’être mort dans le feu
Comme le papillon qu’il aveuglait ? – Adieu.
*
XXXIV
Quand tu pensais à nous, je pensais à la mort.
Quand je pensais à toi, sans doute avais-je tort
Car je t’imaginais sur une île déserte
Perdue à l’horizon et de forêt couverte,
Où nous contemplions le crépuscule à deux,
Chaque jour que Dieu fait, sous d’insondables cieux,
Naufragés, parias, libres, la solitude
Pour seule compagnie ; et dans cette attitude
Je ne comprenais pas que ton attachement
Pour moi pût n’être point un désalignement
Total avec le monde et cette ère abêtie ;
Nullement une entrée, en fait une sortie.
Je voulais m’échapper avec toi pour toujours,
Mais tu me voyais, toi, prisonnier sans recours
Du système honni dont j’éprouvais la bile.
Tu me voyais esclave, excellent mais débile,
D’un monde que j’avais en détestation.
Tu voulais arrondir d’une perfection
Quelque chose de fort ayant un petit manque,
Comme s’il s’agissait de mon compte à la banque
Qu’il faudrait reremplir pour que je sois heureux,
Alors que tout m’était, hormis toi, douloureux.
Philis, si j’avais su te donner cet empire,
Je t’aurais vue alors régner sur mon martyre
Et t’aurais prise en haine, avec tout cet enfer.
Je voulais t’emmener au-delà de la mer.
*
XXXV
Une île
(i)
Pas d’amour, ô Philis, sans une île déserte !
Pas d’amour sans une île indécouvrable et verte
Où nous serons les seuls à vivre, naufragés.
Cette île, dont j’aurai maîtrisé les dangers,
Nous permettra de voir dans un ciel sans nuages
Des couchers de soleil, blottis sous des ramages,
Serrés l’un contre l’autre, absorbés par le ciel.
Je n’ai que ton amour, rien d’autre n’est réel.
Une île ou je perdrai le trésor de ma vie,
Quand ta foi me sera par le monde ravie !
Une île ou, je le sais, tu partiras un jour !
Cette île aura beaucoup d’eau fraîche, et nous d’amour.
Une île ou tu voudras abjurer un poète !
Et je me fanerai, comme une violette.
Une île ou tu pourrais mépriser un rêveur !
Je ne pourrais survivre à si grande douleur.
Une île ou tu verras, sans l’aimer, ma faiblesse !
Tu ne me pourras plus prodiguer ta tendresse.
Une île ou tu voudras quitter notre oasis,
Et moi je ne peux pas ne pas t’aimer, Philis !
(ii)
Une île ou, je le sais, un jour tu partiras !
Comme tu m’es venue, un jour tu t’en iras
Et je ne verrai plus ta gaîté de mer bleue.
Une île où des sajous se tirent par la queue,
Sinon, je te connais, tu ne m’aimeras plus.
Une île où berceront les palmiers chevelus
Nos étreintes au bord de l’horizon limpide,
Sinon je ne sais quelle émotion turbide
Viendra peser la nuit sur ton sein oppressé ;
Quand ce trouble m’aura de ton cœur évincé,
Je ne serai plus rien. Une île, et nulle voie
Pour trahir le refuge éternel de ma joie,
Loin de ce qui dérobe à nos regards le ciel
Et que l’abaissement rend sinistre et cruel,
Loin de la servitude accablante aux faux astres.
Une île ou je vivrai de terribles désastres,
Tu seras l’instrument des haines sans pitié,
On mettra dans la main tendre de ma moitié
Le fer dont je dois être immolé par des lâches,
On me strangulera par nos douces attaches,
Tu ne sauras pourquoi ce monde veut ma mort
Et n’écouteras plus ton cœur mais le plus fort.
Une île ou les péchés funestes de nos pères
Feront de cet amour la plus triste des guerres !
*
XXXVI
Je voudrais tant, Philis, en sectateur occulte
Et sacrificateur d’un innommable culte,
Par la séduction d’un statut élevé
Renforcé par un train de vie en tout réglé,
Parachevé surtout par une humeur légère
Créant un bel effet de gaîté mensongère,
En contraste charmant avec la gravité
D’un prudent apparat et la solennité
Des sphères de la haute influence invisible,
Ayant en vous trouvé la plus parfaite cible,
Vous conduire devant notre dieu très-puissant,
Qui demande aux dévots de son trône du sang,
Devant la grande idole obèse et monstrueuse
Aux yeux de diamant, à la face hideuse,
Parmi l’encens du temple, et là vous égorger
Tout en psalmodiant des vers, pour asperger
L’image où se rencontre, avide, le sublime
Qui porte nos esprits vers l’admirable cime.
Ainsi connaîtrez-vous le comble de l’horreur
Dans l’instant qui devait sceller votre bonheur.
Il est beau de mentir pour un dieu cannibale,
Beau de feindre l’amour au sein d’une cabale
Où le monde apparent et vulgaire est un jeu,
Une chasse, et la proie un aliment du feu ;
Où les initiés n’ont de vie en ce monde
Que dans les souterrains d’une crypte profonde
Et ne montent au jour que pour servir le plan.
Leur occupation : celle de chambellan
Pour le dieu. Leurs moyens : la ruse et le mensonge.
Leur bonheur : la terreur où la victime plonge.
Leur mépris : voir les gens croire à des intérêts
Étrangers à la soif de l’idole, aux secrets
Conclaves dans la crypte au milieu des cadavres,
Croire à des sentiments de mouches dans leurs havres,
Quand eux tissent la toile où s’enfonce l’humain
Recherchant la fortune ou la gloire ou l’hymen,
Dont les jours sont comptés au flux de la clepsydre.
Oui, je suis ce ministre halluciné de l’hydre !
C’était un jeu, Philis, en vrai vous vous fourrez
Le doigt dans l’œil : je suis dément et vous mourrez !
*
XXXVII
Tout est facile à qui n’a point de sentiments,
Car ce qui pour un autre est cause de tourments
À ses yeux est un show entièrement futile,
Et ce que nous vivons, passion, joie, idylle,
Incertitude, angoisse, est pour lui simple jeu,
La vie est pour cet homme un tapis sans enjeu.
C’est ainsi que trouva le parfait sigisbée
Philis qui, stupéfaite, en resta bouche bée :
Intelligence, charme, argent, humour, vigueur,
Prévenance, amitié, sérieux, noble cœur,
Compétence, cheveux soignés, grosse voiture,
Cravates en satin, éclatante denture.
Mais la perfection était un faux-semblant ;
Elle ne coûtait rien au sublime galant
Parce qu’il agissait d’après un stratagème.
Las ! tandis que Philis goûtait ses « je vous aime »
Dans l’agitation d’une chair tendre, lui,
Au contraire en cela n’eût éprouvé qu’ennui
S’il n’accomplissait point un acte méritoire
En livrant une proie à sa cabale noire.
Au moment où Philis trouvait qu’il était beau,
Dans son antre le monstre aiguisait un couteau.
Quand Philis, abusée, entendait mariage,
Le bourreau préparait son pieux abattage,
Lui récitait des vers, La Lune de zircon,
Mais chez lui compulsait le Nécronomicon,
Composait des cocktails colorés – dits salubres –,
Apprenant dans son trou des recettes lugubres
À base de sang frais, parlait lune de miel
En pensant sacrifice humain au sombre autel.
Philis voyait venir la nuit de ses délices,
Quand il aurait fini d’apprêter les supplices.
Elle lui donnerait son seul, son grand amour,
Mais finirait avant en morceaux dans un four.
Elle allait lui montrer son intimité nue,
Mais ce serait devant la secte prévenue.
Elle avait retrouvé l’appétit du bonheur,
Parce qu’il lui mentait comme un ambassadeur.
Elle croyait enfin aux rêves de l’enfance,
Car ici-bas sévit la noire indifférence.
*
XXXVIII
Je vous offre mon sang répandu sur la terre,
Après avoir chanté quand j’aurais dû me taire.
Je vous offre un soupir dans le vent printanier ;
Ce soupir est unique, en tant que mon dernier.
Je vous offre un poème, est-ce bien ? est-ce digne ?
Philis, acceptez-le car c’est le chant du cygne.
Je vous offre une rose au parfum pénétrant ;
Tout passe, jetez-la dans le ruisseau courant.
Je vous offre un collier que le destin m’accorde :
Ma tête aura touché le nœud de cette corde.
Je vous offre un sourire et rien ne l’a forcé :
Sans ressort, le visage est calme, délassé.
Quel bonheur de savoir que votre âme attentive
Endure de mes vers la semonce plaintive ;
Je ne me lasse pas de vous faire sentir
Que vous êtes cruelle et que je veux mourir.
*
.
QUELQUES SOUVENIRS DE LA VIE :
FATMA VA SUR VÉNUS
XXXIX
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie
On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve (Victor Hugo)
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie.
Ce qui me fascinait le plus : sa connerie.
Je ne voulais plus vivre ici-bas, sans Ninon.
Et dire qu’elle avait un faciès de guenon.
On m’a vu très souvent soupirer pour Simone.
Vraiment, que j’étais con : qu’est-ce qu’elle était conne.
Chaque nuit, je rêvais aux yeux de Conchita.
Haute et maigre, on eût dit une chipolata.
Si j’avais su comment séduire Bérengère,
Dont charmaient les salons ses mœurs de harengère…
Je voulus épouser la grande et blonde Alix.
C’était, avec un casque, un Vercingétorix.
Quand je repense, après notre brouille, à Gudule,
Je me souviens surtout d’une énorme pustule.
Comme nous riions, avec mon Ysabeau,
Dont la voix ressemblait à celle d’un corbeau.
Quelle folie, aimer, quand c’est avec Marine,
Qui refoule du bec, schlingue de la narine.
Mais qui remplacera demain Félicité,
Son aérophagie et son obésité ?
Et qui remplacera l’accorte Nathalie,
Prodige souverain de microcéphalie ?
Vous souvient-il combien je prisais Fiona,
Dont le prénom finit par la grâce d’un a ?
J’ai cru que me perdrait l’amour de Marianne,
Qui parlait peu, c’est vrai, mais riait comme un âne.
Je ne sais que penser, la grosse Magali
Faillit me subjuguer avec son patchouli.
Vous dirai-je à présent combien j’aimais Françoise,
Dont le nez recouvrait les dents, long d’une toise ?
Je n’ai jamais caché ma passion pour Maud,
Qui ne parlait qu’anglais et seulement « My Gawd ».
Je devins vraiment fou d’amour pour Roseline,
Dont n’aurait point rougi la race chevaline.
La peste soit du faux outré chez Larissa,
Qui pour son prurigo blâme la harissa.
Je suis très fatigué des plaintes de Monique,
Si chiante et si plate, ainsi que la Belgique.
Que vouliez-vous qu’il fît, avec une Gladys ?
Rendez-vous à moins cinq, « à la prochaine » à dix.
Un jour on me parla des grands charmes de Berthe.
Ramassant son mouchoir, je vis la morve. Verte.
Picaresque, elle crut qu’on s’enfuirait, Carmen.
Mais Quevedo m’a dit ce que vaut son hymen.
Je l’aurais emmenée au paradis, Florence.
Mais entre elle et le marbre aucune différence.
Je suis toujours ému quand je revois Agnès.
Elle a pris un peu d’âge et gardé son herpès.
En aurais-tu voulu ? je t’aurais donné, Rose,
Ma vie ; au moins des sous pour soigner ta cirrhose.
Elle m’aimait beaucoup et je l’adorais, Fleur.
Qu’aurais-je fait, eût-elle appris le mot coiffeur ?
Je l’aimais à mourir, la tendre Madeleine,
Pensant qu’un bon docteur purgerait son haleine.
Qui pourra remplacer la raffinée Astrid,
Qui marchait en canard, si ce n’est pas Ingrid ?
Qui me consolera de la perte d’Alice,
Dont l’odeur, au début, était un vrai supplice ?
Et de la perte aussi, plus tard, de Barbara,
Qui buvait comme un trou, qui me consolera ?
J’oubliais de parler de la douce Gertrude,
Fumant comme un pompier, et la voix si peu rude.
Je ne peux évoquer sans tendresse Shirley,
Maniant le stylo plus mal que le balai.
Je fus trop peu de temps avec Éléonore
Et ne sais si sa taille enfin s’améliore.
Comment vivrai-je donc loin de Conception,
Qui de me tourmenter avait la passion ?
Je voulais dire un mot au sujet de Raymonde,
Mais non, pardonnez-moi car elle est trop immonde.
Que dire de loyal au sujet de Fatou ?
Je fus son compagnon et je plains son toutou.
Ce qu’il fallait, pour plaire aux beaux yeux de Paulette,
C’était de trimer dur, d’allonger la galette.
Enfin, je ne sais pas vous mais moi, pour Elif,
J’ai fini de vouloir être compréhensif.
*
XL
Je te chante l’agneau mais tu vois de la viande.
Je veux toucher ton cœur, c’est ta panse gourmande
Qui répond que c’est beau ; ton cœur, lui, n’entend rien.
Je veux toucher ton âme, et ton sac dit : c’est bien.
*
XLI
Comme le meilleur fer attaqué par la rouille,
Les histoires d’amour finissent en pot-bouille ;
C’est pourquoi je n’ai pas aimé comme il fallait,
Pourquoi je repoussai le cœur qui m’appelait.
Puisque donc doit finir, d’une ou d’autre manière,
Cet état hors duquel notre cœur est de pierre,
Je dis que finir bien ce n’est pas bien finir,
Et que par dévouement il vaudrait mieux mourir ;
Car voulez-vous en faire une chose pratique,
Ce fatal attentat vous rendra pathétique
Et vous n’aurez pas vu la lumière du jour.
Celui qui n’en meurt point n’a pas connu l’amour.
*
XLII
Poème pour le retour du printemps
Voilà, c’est le printemps, les touristes reviennent,
Leurs ignobles patois capiteux nous reprennent.
Les troupeaux aveulis traînent leur nullité
Chez tous les aigrefins de l’auguste cité,
Et pressés de trouver d’augustes pissotières
Vont de bouis-bouis en cafés délétères.
Dieu sait pourtant, hélas, quels empoisonnements
Les attendent parmi de grossiers ornements,
Et l’eau du robinet est peut-être gratuite
Mais se paye, insultés, d’audace déconfite.
Moi, consterné, prenant des chemins détournés,
Je les vois répandus, mornes déracinés,
Sur les axes centraux de loin, et qu’il m’en coûte
Quand par nécessité je croise cette route :
C’est comme culbuter dans la fosse à purin,
Où la tour de Babel aurait charge de drain.
*
XLIII
Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum
Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum,
Nous vîmes à nouveau, comme pour l’opium,
Cet effort dénoncé, car le libre commerce
Ne pouvait consentir qu’on abaissât la herse
Devant un artefact pourtant empoisonné.
Et, comme est le Chinois de pavot gangrené,
Le Singapourien doit mâcher de la gomme,
Dont traiter le déchet, quand on a fait la somme,
Coûte plus cher encore aux intendants locaux
Que ne gagnent d’argent les Yankees libéraux
Exportant ce produit depuis l’aube des âges.
Ce déchet monstrueux de savants bitumages,
Mi-pétrole visqueux, mi-plastique effrayant,
Qui jamais ne pourrit, aussi dur que gluant,
Adhère à tous les pans de la ville conquise,
Plongée entièrement dans la poisseuse crise
Qu’un rebut diabolique et craché sans égards
Gommeusement étale à nos tristes regards.
Quels surpuissants lasers, hélas, quels lance-flammes
Pourraient bien, dissolvant les limaçons infâmes,
Délivrer notre monde en proie à ce fléau ?
Vous vous y collerez au fond du caniveau
Pour l’éviter, saillant, sur le trottoir pouacre,
Et vous vous assoirez sur ce mucus de nacre
Synthétique en prenant place dans le métro.
Voilà pourquoi je dis : tolérance zéro !
Singapour héroïque, accélère la lutte
Contre le Blob hideux dont chacun veut la chute,
Ô sauve la nature aux déclosements vrais
Du centipède pus qui pousse sans engrais,
De l’affreux cartilage aux bulles chitineuses,
Aux filaments vitreux, fibres caoutchouteuses :
Cette mollesse ferme a trop longtemps sévi,
Ce mollusque d’acier n’est jamais assouvi.
*
LXIV
L’esprit du rossignol hante un lion captif
Qui chante ses forêts dans un hymne plaintif.
Liz, je suis cet ilote amoureux de sa chaîne
Mais suis lion, hélas, et dans ma voix la peine
Toujours se fait entendre, à cause de ces murs
Et des rêves que j’ai de grands espaces purs
Où je devais m’ébattre et combattre, impavide.
Loin de mon sol natal, partout je sens un vide
Dont la présence en moi m’accable et me contrit,
Et qui retient le cœur quand la bouche sourit.
Je porte le collier autour d’une crinière,
Marque d’un animal farouche et solitaire.
Je rêve à mes déserts, à leur immensité,
Où j’étais fait pour être et vivre en liberté,
Et ne sais comment dire à votre cœur sensible
Que j’ignore comment le bonheur est possible.
*
XLV
Layla, que ta main en son creux porte l’eau
Qui, dans la hamada sans fin, sauve l’agneau.
Que ton nom, Layla, couvrant le vent des dunes,
Soit comme le silence heureux de blanches lunes.
Layla, que tes yeux, dans la profonde nuit,
Soient comme le flambeau d’où l’amertume fuit.
Layla, que ton cœur à cet amour éclose
S’il manque à ton bonheur le parfum d’une rose.
Que ton cœur, Layla, quand viendra le printemps,
Couvre de mille fleurs la rive des étangs.
Layla, que ta voix, dans le grand labyrinthe
De vent, guide l’agneau dont t’invoque la plainte.
Que ta voix, Layla, puisque je dois partir,
Chante, et je l’entendrai chanter dans le zéphyr.
Layla, que l’amour dont je vis me rachète ;
J’étais comme le vent qui sur les flots se jette.
*
XLVI
Allô, Fatma
Allô, Fatma, la nuit tombe et je pense à nous.
Je veux être devant ta babouche à genoux.
Chaque baiser donné, le cours du baril monte,
Comme chaque caresse apure un nouveau compte.
Qu’il est beau par amour de ne point travailler,
De seulement dormir pour faire scintiller
À ton cou les plus beaux diamants de Golconde
Sous l’abaya, surtout d’époustoufler le monde
Par l’application du verset bien connu
De l’Injil : « Car c’est Dieu qui donne à l’oiseau nu
Son pain de tous les jours » : vois comme l’hérétique
Doit peiner comme un chien pour sa pitance étique.
Qui lui dira que c’est pour sa punition ?
Misère en cette vie et puis damnation,
Tel est le sort du cafre, infortuné cloporte.
Douce Fatma, la nuit tombe, ouvre-moi ta porte,
Le moment est prescrit par le grand ouléma.
Ouvre-moi car je suis l’émir. Allô, Fatma…
*
XLVII
Nous ne sommes pas des Zandj
Messieurs, vous connaissez la raison pour laquelle
Le chef zandj Mamadi Mansour est un rebelle.
Refusant de laisser Mayotte aux mécréants,
Il subit de leur part d’horribles châtiments,
Avant de s’échapper pour conduire la lutte
Contre l’ogresse impie aux crocs de bête brute ;
C’est alors que, pressé par le besoin d’argent,
Il n’eut guère le choix, en ce travail urgent,
Que d’aller le chercher dans les trous des murènes,
Les ténébreux chemins des laideurs souterraines.
Ainsi ce Zandj, hélas, aux nobles idéaux
Devint-il pour Riyad un des pires fléaux
Que nous devions combattre, et parmi nous le crime
A dans l’antre secret de ce félon sa cime.
Nous avons pour devoir d’éradiquer le mal
Qui sur La Mecque exhale un miasme fatal.
Vous n’entendez que trop, messieurs, le souffle rauque
De ce monstre dont luit, dans son gouffre, l’œil glauque.
Aujourd’hui, l’araignée a ses crochets sur nous,
Ses pattes aux poils longs, piquants comme des clous,
Enserrent la Ka’ba dans un taillis d’épines.
Ses regards globuleux sur nos mœurs bédouines
Guettent l’occasion d’injecter du venin
En l’innocence heureuse aux parfums de jasmin.
Et Mamadi Mansour, bandit paranoïaque,
Erre loin de l’islam en fou démoniaque
Féru de rites noirs des lugubres forêts.
Il se repaît de chair humaine et de sang frais.
Le sorcier de sa cour funèbre est un squelette
Qui parle par la voix d’un grêle anachorète ;
Et si vous m’en croyez, messieurs, sur nos thobés
De ce spectre des mots sans nombre sont tombés,
Oui, nous faisons l’objet de tant de maléfices,
Scellés avec le sang d’infâmes sacrifices,
Que si nous accordions du crédit à ces sorts,
Nous serions déjà tous une ou plusieurs fois morts.
Un étrange babouin bossu lui sert d’oracle,
Et c’est, je dois le dire, un curieux spectacle
Que de voir ce grand Zandj avec anxiété
Demander de quel air son singe s’est gratté.
Nous sommes sur le point d’attaquer son repaire,
Les armes vont parler et les fatmas se taire :
Je jure devant vous, sur mon pistolet d’or,
Que j’anéantirai ce boa-constrictor.
*
XLVIII
L’émir cauchemar (L’emiro incubo)
Hommes de l’Occident décadent et frivole,
Si vous voulez en croire un vieillard bénévole,
Écoutez mon conseil : quand sur Monte Carlo
Tombe la nuit, craignez la main de l’Incubo !
Ne laissez pas sortir vos filles bien-aimées,
Car il court en vos murs des horreurs innommées
Depuis le jour funeste où l’émir cauchemar
Vint promener son bisht de spectre et son kandjar
Parmi votre innocence aveugle et doucereuse.
L’émir, en son habit de flamme ténébreuse,
Possède le pouvoir de voler dans la nuit
Comme une pipistrelle effrayante sans bruit,
Mais surtout son argent paraît inépuisable,
Comme si ce n’était, transformé, que le sable
Des grands déserts brûlants où vaguent ses chameaux.
Sous la tente là-bas, ici dans des châteaux
Qu’il achète à vil prix grâce à nos turpitudes,
Il se livre en secret à d’occultes études,
Mais surtout le baril ne cesse de monter,
Sa poche – si le bisht en a – près d’éclater.
Les femmes qui l’ont vu tombent comme des mouches ;
Celles qu’il veut pour lui rêvent à ses babouches,
Tel est le signe sûr de leur damnation.
C’est un suceur de sang par délectation,
Mais surtout il leur offre en flambantes rivières
Des gemmes, des joyaux, des huîtres perlières
Sans la coquille, bref, des trésors fabuleux
Qui leur coupent le souffle et font voir bleus ses yeux,
Dont nul n’a jamais vu, sous ses lunettes noires,
Le pigment dérobé par ces froids accessoires ;
On dit que ce serait parce que, loin d’être bleu,
Son œil est flamboyant, rouge comme le feu.
Mais surtout, mais hélas, il est tellement riche
Que, si c’est un démon, tout le monde s’en fiche.
*
XLIX
L’émir contre les Yakuzas
Messieurs, contrairement à l’Occident croisé,
Nous sommes ennemis du crime organisé.
Chez nous, les malfaiteurs n’ont point pignon sur rue,
On n’y vend point les corps comme la viande crue.
Vous m’avez envoyé traquer les Yakuzas
Pour me changer un peu des mangeurs de pizzas ;
De retour du Japon où la paupière plie,
Je le dis devant vous : Mission accomplie.
À Tôkyô, je fus la cible de sumos,
Spadassins engraissés comme des animaux,
Et les mitraillai tous, ensuite sur leur ventre
Je dus trampoliner pour sortir de leur antre.
Kyôto m’a vu battre un parti de ninjas
– Dans les champs des croquants moissonnaient les sojas :
Tournoyant dans mon bisht entre une giboulée
De sifflants shurikens et contre une volée
De nunchakus claquants, j’abattis ces démons
Sauteurs comme des djinns et de noires guenons
De mon pistolet d’or, et puis fis ma prière
Car c’était l’heure. Alors, sur la mer perlière,
Je montai dans la jonque où régnait le bandit
Qui trafique en nos eaux malgré notre interdit :
En me voyant il crut bon de saisir une arme,
Ce qui témoigne assez de son état d’alarme,
Mais je prévins son geste en tirant contre lui
La roquette apprêtée, et je fus ébloui
Par le vol déployé de sa poussière ardente.
Sur ce, je fus conduit dans la tour décadente
Où vivait le seigneur de ce clan endurci,
Et bien qu’à ce moment j’eusse quelque souci,
Craignant de reporter la prière prescrite,
J’abolis sans délai la race décrépite
Qui depuis trop longtemps hantait cet univers.
Et je revins, messieurs, vers vous chanter ces vers.
*
L
L’émir contre la reine des vampires
Messieurs, notre pays a supprimé les goules (الغول)
Mais le monde est hanté par des monstres en foules,
L’Occident en produit de grandes quantités,
Le Dar al-Koufr est plein de monstruosités,
Et vous avez voulu que j’allasse combattre
Dans son antre hideux, un cloaque saumâtre,
La reine des buveurs de sang, qu’ils soient maudits.
J’allai donc à Paris laver ce grand taudis.
Dans le métro chantait un alcoolique sombre
Dont je vis qu’il n’avait sous le corps aucune ombre ;
Le forçant à me dire où trouver mon chemin,
Il m’indiqua la voie où passerait mon train,
Voilà comment je pus atteindre le Meurice.
De bon matin, après la nuit réparatrice,
Je mangeai des croissants avec un café crème
En lisant un journal qui n’était que blasphème,
Puis je dis au valet de m’indiquer Longchamp
Car j’avais un tuyau très certain, sur le champ
J’y fus et gagnai gros ; alors, cherchant un bouge,
Je priai le taxi d’aller au Moulin-Rouge.
C’est ainsi, dissipés les soupçons par trop bas
De l’agent qui suivait le moindre de mes pas,
Que je pus à la fin accomplir mon office.
Je savais que la reine avait pour tel jocrisse
Un grand attachement : allant voir ce jobard,
Je lui cassai le nez et lui mis un cocard,
Il me conduisit donc sur les Champs-Élysées.
Les portes du manoir étaient fleurdelysées.
Des humains corrompus protégeaient ce tombeau
De jour, la vampiresse étendue au caveau.
La nuit allant tomber, j’égorgeai les séides
Et pénétrai sans plus surseoir dans ces murs vides.
Il me fallait trouver très vite son cercueil,
Car bientôt rouvriraient les ténèbres son œil.
En bas je découvris le maudit sarcophage
Et dedans le visage émacié par l’âge
Du monstre – car on voit quand ils dorment leurs traits
Tels qu’ils sont et non pas selon leurs faux attraits.
Quand elle ouvrit les yeux, ce fut pour voir sa tête
Rebondir et son corps redevenir squelette.
En somme, assez facile et pas tellement dur,
Pas comme de garder un harem franc et sûr.
*
LI
Émir contre กระสือ
Messieurs, si j’ai longtemps différé ce rapport,
Ce n’est point pour avoir vu de très près la mort,
– À chaque mission je pourrais le redire –,
Mais c’est que les horreurs que je vais vous décrire
À présent m’ont frappé d’un si profond effroi
Que si je n’étais point très soumis à la Loi
J’aurais entièrement sombré dans la folie,
Ma raison eût été sous le choc abolie.
Il est en Thaïlande, au milieu des forêts
Profondes, un pouvoir sombre dont les décrets
Condamnent les humains à de sinistres peines.
La vie y prend un goût de bananes malsaines
Et l’odeur des fongus visqueux dans les sous-bois.
Les misères sans nom s’y poussent en convois.
Des êtres malheureux et flétris par la crainte
Végètent sans espoir de desserrer l’étreinte
Dont ils sont étouffés par la noire krasseu (กระสือ).
Ce monstre abandonné de la face de Dieu
Est le corps d’une femme adepte de mystères
Trop hideux pour que l’homme y songe sans ulcères,
Et dont, de nuit, la tête, arrachée à ce corps
Et volant par les airs en d’horribles transports
– Son cou sanguinolent brandillant les entrailles
Qui cortègent ce chef en dégouttantes mailles –,
Cherche, comme un vampire altéré, du sang frais
Parmi les pauvres gens sur le bord des forêts.
Parfois, elle se mue en boule de feu verte,
Zigzague entre les joncs dont la tourbe est couverte.
Son rire sardonique épouvante les bœufs
Dans l’étable, et les chiens, et fait pourrir les œufs.
Elle s’en prend surtout à des femmes enceintes,
Dans un sommeil fiévreux par ses baisers atteintes,
Suce par leur pudeur le sang de l’embryon,
Fatalement détruit, martyr de ce démon,
Puis retourne, assouvie, à son corps immobile
Qui l’attend, mannequin décapité, débile,
Et s’étant ressoudée au tronc, elle reprend
La place que son crime odieux lui défend.
Je fus par un imam de ces tristes contrées,
Au nom du grand malheur des femmes éplorées,
Appelé pour sévir contre le monstre obscur.
Il fallut débrouiller quel était l’être impur
Qui, parmi tous ces gens, se mettait à la brune
À voler de la tête en riant sous la lune.
C’était, je l’établis avec un ouléma,
Une vieille poison au doux nom de Fatma.
Au plus noir de la nuit, nous trouvâmes chez elle
Son corps raide sans tête et debout : « Criminelle,
Criai-je, horrifié, c’est donc toi le suppôt
Qui fais trembler la mère et l’enfant sur le pot
Et ne laisse de paix à ces gens outragées,
Toi par qui les mamans à venir, ravagées
Par ta langue impudique, échouent à procréer
Et pleurent le fœtus que Dieu veut agréer !
Tiens ! voilà des bâtons de bambou dans ta nuque :
Comme manque son zob à Brahim, mon eunuque,
Ta tête ne peut plus se conjoindre à ce cou,
Et tu devras errer sans fin, le regard fou ! »
Or la tête revint, hagarde, échevelée,
À cet instant et vit sa poitrine scellée.
Je ne saurais décrire avec des mots le cri
De haine et de fureur, sur ce faciès flétri,
Que suscita notre acte éprouvé de justice
Et mets fin au rapport. Voyez la cicatrice
Qui me barre le front : stigmate qu’imprima
Le combat qui me vit triompher de Fatma.
*
LII
L’émir contre la secte des bonzes conjurateurs
Cette secte a fondu les rites d’exorcisme
Et les arts martiaux, un occulte bouddhisme
Avec des rituels de nécromanciens.
Ses bonzes sont boxeurs, tueurs, magiciens ;
Si leurs sorts et mantras ne vous ôtent la vie,
Ils vont, par le détour de votre ombre suivie,
Chez vous pour pallier ce léger contretemps
Et, prononçant les noms de leurs saints prépotents,
Vous ouvrent d’un long kriss les veines jugulaires.
Sous les Bouddhas de jade ornant leurs sanctuaires,
Et les dragons d’ivoire ouvrant leur gueule d’or
En chryséléphantin et formidable essor,
Ils chantent je ne sais quels odieux blasphèmes,
Ce qui vient éveiller quelques revenants blêmes
Du Barzakh, qui, surpris par cette attraction,
Se présentent parmi ces suppôts du Démon
Et s’en font contrôler, pour servir de séides
Aux malhonnêtes fins d’infidèles cupides.
Non contents d’attirer par force ces esprits,
Ils pratiquent sur eux, à coups de bistouris
Psychiques, un travail chirurgical insane
De greffes – car c’est là leur plus terrible arcane –
Transformant à leur guise en monstre décuplé
L’ectoplasme hagard devant eux étalé.
Et c’est ainsi, messieurs, qu’en leur sombre folie
Ils créèrent un jour l’énorme anomalie,
L’être le plus fatal et dangereux, FATMA,
Qui pour bien commencer tua leur grand lama
Et les détruisit tous, réglant notre problème ;
Mais Fatma qui devint une menace extrême.
Ils l’avaient composée avec des bouts divers
De larves, loup-garou, stryge, fantômes verts,
Ogre, cerveau de singe et cyborgs ou robots,
Et je ne sais comment mais ses yeux étaient beaux,
Le reste aussi d’ailleurs… Passons. Or cette drude
Avait, en se voyant, acquis la certitude
Qu’elle anéantirait bientôt le genre humain.
Seuls pouvaient l’éviter les doux rets de l’hymen,
Mais quel être sur terre aurait assez de flamme
Pour sourire à Fatma sans abdiquer son âme ?
Saluons le travail du docteur Fatmastein,
Qui créa sur notre ordre un fabuleux pantin,
Sa créature : alors, Fatma fut si contente
Que par surprise on put l’ensevelir vivante.
*
LIII
Docteur Fatmastein
Vous m’avez demandé comment je mis au point
Mon surhomme, taillé pour être le conjoint
Du problème Fatma, cherchant à le résoudre
Avant que l’univers ne vînt à se dissoudre
Sous l’effet désastreux d’une calamité
Sans égal depuis qu’Ève eut l’Éden habité.
Messieurs, il faut savoir que Fatma, mi-lamie,
Mi-loukoum, un peu rose, un peu ronce, ennemie
De la paix mais aussi de l’ennui, n’avait pas,
Malgré son fond pervers et ses nombreux appas,
L’instinct dénaturé d’une stryx dissolue.
Il ne suffirait pas d’une patte pelue
Pour qu’elle soit changée en mouquère au foyer.
Cependant un gandin se serait fait broyer,
Et donc la question était fort épineuse.
Il me fallait trouver la matière spumeuse
Qui ferait un cerveau de haute intensité,
Tout en laissant courir de l’électricité
Par les nerfs, les tendons, les os et cartilages
Grâce à des transistors et les plus fins réglages,
Pour assurer l’effet recherché sur Fatma,
En évitant que tombe, aussi, dans le coma
Notre homme foudroyé par le désir lubrique.
Bref, vous imaginez le nombre astronomique
De facteurs à traiter dans ce sévère effort.
Mais avec des calculs, et la chance, on s’en sort :
Moi, Docteur Fatmastein, je créai le surhomme
Qui de Fatma ferait une boule de gomme
Dans sa main, une glaise à pétrir comme on veut,
Un jardin à couvrir de roses tant qu’on peut.
Messieurs, j’envierais presque un simple simulacre,
Si le noble idéal auquel je me consacre
N’était supérieur à ces fatmacités,
Si la science auguste, au-dessus des cités,
Ne planait dans l’éther de l’Esprit insondable ;
Je laissai mon chef-d’œuvre à son sort délectable
Et vous pûtes, messieurs, anéantir Fatma
Dans les bras du bonheur, quand elle s’y pâma.
*
LIV
L’émir contre les Arachnozoïdes
C’est la reine Fatma des Arachnozoïdes
Qui menace le monde, à cause des suicides.
Ces insectes sur l’homme atterrissent d’un bond,
Puis, entrant par l’oreille, atteignent le plafond
– La voûte crânienne en haut de l’encéphale –,
Où la vermine, ayant soif de l’eau cérébrale,
Se tisse un trou de toile et demeure en ce lieu,
Immune aux électrons dont c’est l’aire de jeu,
Et pompe, en attendant qu’un autre la rejoigne,
Pour que dans des transports innommables s’empoigne
Cette paire décrite en dialecte ancien
Par l’émir Aboul-Haq, le grand chirurgien,
Qui rechercha ces faits en soigneux empiriste,
Bien qu’Aristote ici fût son antagoniste,
L’humeur servant au Grec d’unique fondement.
La femelle dévore après l’accouplement
Son époux aussitôt, rote et puis pond dix mille
Arachnozoïdeaux dans le bain que ventile
Un courant d’anions, et ce gluant amas
Se répand du cortex au rachis, jusqu’en bas,
Puis sort, passés trois jours, du méat de la verge
À l’air libre, la nuit, en longs fils de la Vierge.
Et ces émissions d’aranéens têtards
S’accompagnent toujours d’effrayants cauchemars.
La présence au plafond d’un tel animalcule
Rend l’homme dépressif ; il pleure, il gesticule,
Il écrit de mauvais poèmes où le nom
FATMA revient toujours, il dit « Viens ou sinon… »
Mais personne ne vient, il pose alors sa plume
Et se pend, à la bouche un blanc filet d’écume.
Or cette épidémie a pour cause Fatma,
La reine de ces poux, qui nous en parsema
Depuis Vénus – trouvée aux cieux par Avicenne –
Car, l’ayant visitée en transe, elle en est pleine.
*
LV
Les Arachnozoïdes de Vénus
FATMA va sur Vénus par sublimes transferts.
Dans la lumière bleue elle a les cheveux verts.
Comme il n’est pas permis de traverser la nue
Avec le moindre habit, par ce mode, elle est nue.
Ses yeux de mer Égée ont des paillettements
Que là-bas font lilas de longs rayonnements.
Et son sourire rend plus améthyste encore
Ce regard que chez nous, même sans ça, j’adore.
Elle est nue et je sais qu’elle va se baigner
Dans un lagon d’argent conçu pour l’imprégner
De parfums d’aloès et d’oud vénusiaque,
Et j’en sens la vertu très aphrodisiaque.
Dans l’onde où se reflète une verdure d’or,
On dirait un oiseau bleu qui prend son essor.
Mais c’est là qu’ont pondu les Arachnozoïdes
Que ne peuvent faucher nos humains pesticides.
Son séjour psionique aux lagons de Vénus
Contamine Fatma nageant dans les lotus
Et notre humanité depuis est menacée
Par ces poux de l’espace et peut être effacée.
*
LVI
L’émir contre les Shogbits
La planète Aton-4, orbitant dans l’espace
Compris dans Zogyoth, la ceinture de glace,
A dans ses souterrains par des sources chauffés
Des ruches et des nids de grands dômes coiffés,
Où vivent en États royaux et militaires
Les Shogbits, mi-frelons mi-mouches sédentaires,
Dont la reine est, hélas, Fatma. Vous connaissez,
Messieurs, suffisamment les crimes insensés
De cette créature au fond des nébuleuses,
Comment elle a conquis ces mouches globuleuses
Dans leur avernes noirs et lancé contre nous
Leurs si féconds essaims qui pondent dans les trous
De l’ectoplasme cent millions d’œufs orange
Dont tous forment des vers, sauf un qui fait un ange,
Et ces vers affamés minent le corps astral
En faisant un bruit sourd de soupir sépulcral,
Tandis que les kérubs ont des têtes déchues
Et barattent la nuit de leurs ailes crochues.
Les larves des Shogbits rongent le tissu mou
Dont est fait l’univers derrière le grand clou,
Et nous levons en vain des légions d’alfanges,
Des méharis sans nombre et d’immenses phalanges
De djinns motorisés : le pouvoir fructueux
De ce ventre acéphale et chaud est monstrueux.
*
LVII
Allô la terre, ici Fatma
Allô la terre, ici Fatma : tout va très bien
Mais dites à Miloud de promener le chien.
Qu’il ne m’attende pas pour manger le tajine,
Je vais être en retard : la fuite de benzine
M’a pris un peu de temps et puis l’ordinateur
De bord s’est fait boguer par un E.T. hackeur,
Alors j’ai dû poser l’appareil sur la lune
De Vénus et c’était un grand pas pour chacune
Des femmes, un petit pour l’autre humanité.
Ah oui, dites aussi qu’Ahmed est invité
Chez les Shogbits demain pour dîner, à huit heures,
Méridien de Zgeg. Les huîtres les meilleures
Sont chez Sidi Brahim : qu’il aille les chercher
De ma part, et surtout qu’il file au maraîcher
Pour les citrons, sinon c’est l’incident très grave ;
Insistez là-dessus ou je vais le marave.
Oui, le président Chnouf m’a transmis ses bons vœux.
Non, Noura doit demain me friser les cheveux,
Elle ne pourra pas recevoir le ministre.
En plus, elle lui trouve une tête sinistre.
Allô ? Je suis en pleine averse de protons,
Vous entends mal, et vous ? Oui, j’ai bien mes jetons
Du conseil. Non, pourquoi voulez-vous que j’y siège ?
Allô ? Demandez au préfet d’attaquer le cortège,
Employez les obus de désencerclement.
Comment ça, ça discute au sein du Parlement ?
Je croyais qu’ils étaient en vacances. Qu’ils causent,
Ça les fait digérer : on verra bien s’ils osent,
En s’exerçant ainsi, dire quoi que ce soit.
Quand regimbe mon chien, je le fais marcher droit.
– Las ! de Fatma ce fut l’ultime chevauchée,
Sa navette s’étant dans le vide crashée.
.
FIN