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Le développement philosophique d’Aristote, par Paul Gohlke, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par F. Boucharel de l’essai Die philosophische Entwicklung des Aristoteles de Paul Gohlke publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 393-410.
Paul Gohlke (1892-1982) est un philologue et philosophe allemand, spécialiste d’Aristote. Hommage lui a été rendu en 2001 par Jean-François Monteil, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, dans un article « Une exception allemande : La traduction du De Interpretatione par le professeur Gohlke », dont le résumé indique : « Le Professeur Paul Gohlke est le seul à traduire les propositions indéterminées d’Aristote conformément aux vues du maître. Il fut le premier à percevoir le problème posé par l’indéterminée négative. Tous les autres traducteurs du De Interpretatione rendent les indéterminées d’Aristote, qui sont des particuliers, par des universelles. La faute est imputable à l’une des deux traductions arabes. »
L’essai ici traduit survole différentes notions majeures de la philosophie d’Aristote par le biais d’une reconstitution du développement de la pensée du philosophe. Cela passe par un travail philologique. Les conclusions de ce travail, l’auteur le dit lui-même, ne font pas consensus. La plupart des spécialistes se montrent cependant prudents plutôt que catégoriques, quand il s’agit d’imputer tel ou tel texte au philosophe. En l’occurrence, Gohlke est aujourd’hui dans la minorité quand il attribue au Stagirite le cours de rhétorique à Alexandre et la lettre à Alexandre sur le monde, la majorité suivant en cela Werner Jaeger qui contesta leur authenticité après que ces deux textes firent longtemps partie du corpus aristotélicien, notamment pendant tout le moyen âge. On notera que Jaeger (cf. note 6 du présent essai) contestait également l’authenticité des Catégories, ce pour quoi il est aujourd’hui, sur ce point, dans l’infime minorité.
L’idée qu’Aristote n’ait jamais envisagé une « Théologie » semble étonnante, compte tenu de sa polymathie. Nous sommes enclin à suivre Gohlke, qui considère que la Physique et la Métaphysique annoncent une telle théologie, et qui en voit une esquisse dans la lettre sur le monde, dont la paternité est aujourd’hui contestée à Aristote, ainsi que cela vient d’être dit. L’idée que le parangon occidental du polymathe n’ait pu vouloir être l’auteur d’une théologie, pourrait bien résulter, selon nous, d’une disposition psychologique propre au positivisme moderne.
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LE DÉVELOPPEMENT PHILOSOPHIQUE D’ARISTOTE
par Paul Gohlke, Berlin
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La présentation du développement philosophique d’Aristote dépend dans une large mesure d’un travail philologique préliminaire par lequel il est d’abord possible d’acquérir une image correcte du sens de ses textes didactiques. Je tiens pour démontré que la présentation du destin de ces écrits, présentation que Strabon nous a laissée de manière tout à fait fortuite en mentionnant la petite ville de Scepsis en Asie Mineure1, est entièrement correcte et doit servir de point de départ à tous les efforts, car l’ensemble de nos manuscrits aristotéliciens remontent aux éditions qui furent faites à partir de la redécouverte de ces textes. Du fait que son disciple Nélée emporta les manuscrits d’Aristote à Scepsis, ils furent si longtemps soustraits au Péripatos qu’ils en acquirent une dimension mythique : personne n’a osé, après leur redécouverte, y changer la moindre virgule, et s’il en avait été autrement il n’eût guère été possible de conserver ces documents de la naissance du travail scientifique dans l’humanité occidentale tels qu’ils sortirent de la main de leur auteur. Celui-ci ne les destinait pas à la publication, il ne les a jamais finis et au contraire y portait sans cesse de nouveaux changements, soit par d’occasionnelles ratures soit, bien plus souvent, par de nombreux ajouts, rédigés entre les colonnes de la rédaction originale ou bien insérés au moyen de fragments de parchemins intercalaires ou même de rouleaux entiers. C’est seulement quand il s’était par trop écarté de son premier point de vue, dans tel ou tel domaine de ses recherches, qu’il rédigeait un manuscrit entièrement nouveau, ce fut le cas par exemple en matière d’éthique. Je ne m’étendrai pas ici sur les preuves philologiques des convictions qui vont suivre, acquises et confirmées au cours de longs travaux minutieux : ma présente intention est d’en communiquer les résultats.
L’activité du philosophe dans son ensemble est pour nous encadrée en quelque sorte par deux écrits qui furent adressés à Alexandre le Grand et qui, conformément à la volonté expresse d’Aristote, ne furent pas publiés eux non plus, ce en quoi ils partagèrent la destinée des textes de cours. Le plus ancien des deux est le texte connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre, rédigée pour le jeune roi au cours de sa formation intellectuelle en étroite liaison avec la Rhétorique à Théodecte [Theodectia]. Dans le cadre de l’Académie platonicienne, à laquelle il appartint pendant vingt ans, Aristote eut à apprendre la rhétorique. Quand il quitta l’école de son maître, à la mort de ce dernier, il laissa à l’Académicien Théodecte son manuscrit sur la rhétorique, pour qu’il en fît librement usage. Il en laissa également une copie pour Alexandre ; elle ne nous est point parvenue mais la Rhétorique à Alexandre nous en donne un bon aperçu, ainsi que de la méthode d’enseignement du philosophe à l’époque. Le second écrit est adressé au roi Alexandre alors que celui-ci avait entretemps conquis un empire mondial. C’est le texte Du monde, qui fut rédigé aux alentours de 327 avant J.-C. Il est très important de reconnaître, à l’encontre de l’opinion courante, répandue y compris par Wilamowitz dans son manuel de grec, que ce texte n’est pas une falsification de l’époque impériale julio-claudienne. J’en ai démontré l’authenticité2, et montré en même temps qu’il doit dater des dernières années d’Aristote. Pour le stade ultime du développement de la pensée du philosophe dans le domaine de la métaphysique, il est d’une importance capitale3.
Le fait qu’après son départ d’Athènes Aristote se consacra d’abord à développer sa pensée éthico-politique est lié à la charge qu’il assuma aussitôt de l’éducation d’Alexandre le Grand. Cette pensée est exposée dans la Grande Morale4, dont un écrit précurseur est le traité de l’époque platonicienne sur les vertus et les vices5. La rédaction plus ancienne de la Grande Morale nous permet de reconnaître clairement qu’elle fut rédigée dans une aire linguistique différente qu’un grand nombre des autres écrits aristotéliciens. Le plus ancien texte politique, De l’éducation, doit lui-même dater de cette époque. Il ne nous est point parvenu mais a beaucoup servi, peut-être dans le manuscrit même, pour les septième et huitième livres du cours de politique qui nous est conservé.
Les plus anciens textes logiques et métaphysiques datent eux aussi de cette époque. Ce sont les Catégories6 et les plus anciens livres des Topiques, à l’époque appelés « Dialectique », au sens platonicien. Ils se consacraient à l’étude des définitions et sont conservés dans nos Topiques aux livres trois à six. Leur complément, les Classifications (Einteilungen), ne nous est connu que par extraits. Dans son activité d’enseignement, Aristote devait donnait une importance particulière à la maîtrise de cette matière. Dans ces écrits, il se place encore sur le terrain de la théorie des idées, s’il en vient souvent à discuter les arguments articulés contre celle-ci. Il comprend encore le concept d’espèce comme οὐσία. Tout particulièrement après son retour à Athènes, les critiques devinrent, dans les cercles de personnes partageant ses conceptions, une opposition ouverte. Les différents traités sur la théorie des idées rédigés à cette époque n’ont pas été conservés mais ils furent à peu près complètement repris dans la Métaphysique. Dans les premier et deuxième livres se trouvent maints passages dans lesquels Aristote montre qu’il appartient encore au cercle des Académiciens ; il combat une doctrine « que nous représentons ».
Après avoir fondé sa propre école, il devait naturellement accentuer sa différence avec l’Académie platonicienne, qui continuait de prospérer. D’abord virent le jour la deuxième version de la Grande Morale ainsi qu’un cours d’éthique à nouveau modifié qu’il confia à Théophraste. Ce cours ne nous a pas été conservé mais est bien connu par l’abrégé qu’en a fait Arius Didyme. Dans ce domaine suivirent l’Éthique à Eudème, à partir de laquelle Eudème devait vraisemblablement enseigner, et enfin l’Éthique à Nicomaque, à son fils. Dans cette dernière, il utilisa les livres du milieu de l’Éthique à Eudème, auxquels il trouva peu de choses à changer. Plusieurs versions de son cours politique nous sont également connues ; il confia l’une d’elles à Théophraste, qui est pour l’essentiel conservée dans la Politique, laquelle laisse voir le développement dans son ensemble.
Les plus anciennes parties de la grande série d’écrits sur la physique forment les premier, cinquième, sixième et septième livres de la Physique (la dernière dans la plus ancienne des deux versions qui nous sont conservées)7. Les plus anciennes parties de la Métaphysique et de la Logique [Organon] ont elles aussi été produites à la même époque. On voit que le développement propre du philosophe commence véritablement après son retour à Athènes. Jusqu’alors il était resté fidèle à son maître, non seulement extérieurement mais aussi dans son enseignement. Ainsi, Platon le maintint sous sa coupe jusqu’à sa quarantième année, à partir de ce moment Aristote développa rapidement une pensée qui avait certes été préparée mais ne s’était pas encore exprimée, car elle avait été plus ou moins refrénée.
Aristote, le grand maître des définitions et classifications, avait un sens profond de l’autonomie des différentes disciplines philosophiques. Nous pouvons donc à présent suivre le développement de sa doctrine dans les différents domaines. Dans le cadre de ce court essai, nous ferons ressortir les étapes du développement dans ces domaines, au détriment d’une présentation systématique de la doctrine.
Commençons par l’éthique. Aristote est parti de la doctrine platonicienne de la tripartition de l’âme. La vertu est seulement possible quand domine le νοῦς [noos], ainsi que l’illustre la parabole du char de l’âme dans le Phédon. Les vertus se répartissent rigoureusement entre les différentes parties de l’âme, et la liste des vertus de la dernière période aristotélicienne laisse encore transparaître cette origine. La Grande Morale introduit un changement sur deux points essentiels : le rejet du rationalisme de Socrate et la division de la raison en résultant en raison théorique et pratique. Les vertus sont alors définies d’après un principe entièrement nouveau, en tant que juste milieu entre deux extrêmes erronés. À cet égard, le philosophe accorde une importance particulière au fait que la vertu n’a pas seulement sa racine dans la raison mais aussi dans une prédisposition favorable. Le but de la vie est le bonheur. Au départ, Aristote ne semble pas avoir considéré la satisfaction des désirs comme nécessaire. Mais il intégra par la suite dans son cours d’éthique un traité sur les différentes sortes de désir. Il convient de noter par ailleurs que, dans la version la plus ancienne, la divinité ne joue quasiment aucun rôle : Aristote place son influence dans un monde dont il ne sait que faire et que, en tout cas, il ne souhaite pas discuter ici. On remarque cependant qu’il a changé d’avis à cet égard dès la deuxième version. Il a de très belles expressions sur ceux qui, favorisés du bonheur, en trouvent le chemin sûrement, sans avoir à bander leur raison. – Le plus grand progrès de l’Éthique à Eudème est la séparation nette entre les vertus éthiques et dianoétiques. Par ailleurs, Aristote éprouva le besoin de rendre l’ensemble de cette matière plus cohérent, alors que les nombreux ajouts et modifications avaient créé de la confusion, par exemple dans l’essai sur le libre arbitre. De même, la valorisation de la prédisposition naturelle devint plus saillante encore. – Le concept de vertu bien dotée est caractéristique de l’Éthique à Nicomaque ; la contribution des biens extérieurs au bonheur est ainsi soulignée avec plus de force. L’essai sur le désir, qu’il avait tiré de l’Éthique à Eudème, fut ultérieurement remplacé par une autre version. Partout se remarque un rejet croissant de la doctrine de l’Académie, qui entretemps s’était érigée sur le fondement général d’une métaphysique propre. Aussi, l’Éthique à Nicomaque paraît bien plus rationaliste que l’Éthique à Eudème : tandis que celle-ci s’appuie de manière répétée sur l’expérience comme source de connaissance, dans celle-là cela n’a lieu pas même une fois. Le νοῦς redevient particulièrement saillant, nous verrons à quoi c’est dû ; ce n’est plus le νοῦς platonicien mais le νοῦς aristotélicien.
La pensée politique aussi s’éloigne de Platon, par exemple au sujet du parallélisme entre le style de vie des individus et les différentes formes de constitutions politiques. Aristote partage avec Platon une même appréciation de la Constitution de Sparte. Mais c’est justement là que se fait jour un changement particulièrement notable après la défaite des Lacédémoniens dans la guerre contre Antipater, en 3318. À cette époque, Aristote changea plusieurs passages de son cours. La valorisation de la monarchie subit un refroidissement considérable. L’idéal politique est au départ le même que pour Platon : il consiste en la vie vertueuse et nécessite la pleine reconnaissance des philosophes, à savoir le gouvernement par les philosophes, qui doivent être spécialement éduqués à cette fin avec le plus grand soin. Les philosophes coexistent avec l’état militaire et l’état nourricier. Ainsi, Aristote voit son idéal réalisé au mieux par une aristocratie ou une monarchie. Mais là encore intervient un changement manifeste. L’idéal de la vertu recule et à sa place apparaît dans la politique également le principe du juste mélange, ce qui a pour conséquence une sorte d’élargissement démocratique de la Constitution de l’État idéal. Celui-ci est obtenu en ne reconnaissant plus l’état nourricier comme partie de l’État : les travaux nécessaires sont confiés à des esclaves, et la paysannerie est réduite à cette condition. En outre, les citoyens doivent tous participer au gouvernement, même dans l’âge le plus avancé. Il sera plus tard souligné que les citoyens doivent apprendre à la fois à obéir et à gouverner. Dans l’État idéal de la dernière version, il n’est plus question d’aristocratie. Pourtant, la condition originelle transparaît partout. Enfin, le concept de vertu bien dotée est lui aussi repris de l’éthique. Ni l’abondance de l’oligarchie ni la pauvreté de la démocratie n’est favorable à la formation de la vie idéale. L’attention portée à la satisfaction modérée des besoins de la vie est apparente dans la permission ultérieure de la musique ionienne et la célèbre théorie de la catharsis. Il convient de noter aussi la modification du schéma des constitutions politiques. À l’origine, Aristote n’en connaissait que quatre formes : monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie. On pouvait compter la tyrannie comme cinquième forme. Mais la « politeia » qui fut par la suite fortement préférée par Aristote est le résultat du développement ici décrit. Le célèbre schéma des six constitutions, trois saines et trois dégénérées, est une conception tardive de ses leçons. De même, le principe de jugement, à savoir la réalisation du « bien commun », qui fut introduit à cette occasion, ne joue plus aucun rôle dans les cours plus tardifs. La naissance de la version que nous connaissons peut être correctement retracée. Aristote avait au départ placé son texte De l’éducation après le troisième livre, mais plus tard il utilisa ce rouleau pour y retravailler l’État idéal et le plaça à la fin. Ce changement de point de vue est partout discernable dans les livres les plus anciens, dans quelques ajouts au troisième livre, dans les doublons considérables du quatrième, un peu moins dans les cinquième et sixième, qui durent toutefois échanger leur place.
Avant de considérer le développement de la rhétorique, il est préférable d’examiner celui de la logique. Aristote découvrit le syllogisme après son retour à Athènes. Dans la Rhétorique à Alexandre, il ne se trouve aucune trace des enthymèmes, qui sont le pendant rhétorique du syllogisme, et dans les Catégories apparaît deux fois le principe du syllogisme alors que le nom n’en était pas encore trouvé. Que le syllogisme ne soit pas mentionné une seule fois dans l’Herméneutique [De l’interprétation], on peut y voir la preuve que la base de cet écrit est encore plus ancienne. Auparavant, Aristote avait recherché la force probante dans certains « points de vue » généralement admis, ou τόποι [topoï], bien sûr aussi dans les définitions et classifications, qui appartiennent certes à cette matière et dans lesquelles les τόποι jouent un rôle. Comme tous les prédicats de l’espèce s’appliquent aussi à ses sous-espèces, il en résulte le syllogisme. Mais dans un premier temps la logique construite sur ce fondement n’était nullement « formelle ». Il manquait encore pour cela les nécessaires jugements « particuliers », tous les jugements étaient au contraire, dans la forme, généraux ; ainsi, dans le domaine du nécessaire, à savoir du monde immuable des concepts, venait au jour une conclusion nécessairement valide, et dans le monde du seulement en partie valide, au contraire, une conclusion elle-même seulement en partie valide. Quand Aristote, à cette époque, disait que quelque chose était contenu « dans le tout » et ailleurs seulement « dans la partie », il entendait encore par là une proposition au sujet de l’espèce en opposition à une proposition au sujet de l’une de ses sous-espèces. Un très bel exemple en est donné par un ajout à la Grande Morale 1201 b 24-40. De même, la distinction plus tard si fréquente chez le philosophe entre, d’un côté, l’opposition contradictoire par exemple du jugement universel affirmatif et du jugement particulier négatif et, de l’autre côté, l’opposition « seulement » contraire du jugement universel affirmatif et du jugement universel négatif, date de cette époque. Il existe seulement opposition entre une affirmation et une négation correspondante, et ceci se répète à tous les stades, dans le domaine du nécessaire et du seulement en partie valide. C’est seulement avec l’introduction du jugement particulier, indépendamment de la signification métaphysique des concepts employés, que pouvait être édifiée la célèbre structure syllogistique des quatre figures. Mais la logique n’en devint pas encore « formelle ». Car les niveaux de validité demeuraient, ici le monde éternel, là le domaine terrestre. Par sa théorie de la détermination modale des conclusions, Aristote chercha en effet à saisir cette différence logiquement, en définissant le concept de pure possibilité de façon que, d’un côté, il ne pût jamais nommer ce qui vaut nécessairement et, de l’autre, qu’il laissât toujours ouverte la proposition contraire : ce qui est possiblement, peut aussi possiblement ne pas être. Cela fait partie des plus brillantes prestations de son extraordinaire capacité intellectuelle que d’avoir édifié sur cette base une théorie des conclusions sur le possible conduite sans presque aucune contradiction et qui se gardait en même temps de tous excès formalistes. Cette théorie des conclusions déterminées modalement appartient cependant aux parties les plus tardives des Analytiques, sur lesquelles aucune autre partie ne s’appuie. Ses disciples Théophraste et Eudème ont les premiers saisi le concept de possibilité de manière purement formelle, comme c’est devenu courant dans l’enseignement de la logique : est possible ce qui de manière non nécessaire n’est pas (möglich ist, was nicht notwendig nicht ist), est donc possible aussi le nécessaire. Aristote n’aurait jamais accepté cela, car par « nécessaire » il entendit toujours le monde éternel et par « possible » le monde terrestre. Les vingt années d’activité dans l’école de Platon laissèrent des traces.
La découverte du syllogisme fut pour le monde philosophique un événement important. Naturellement, l’école concurrente, l’Académie, chercha à démontrer que le syllogisme était depuis longtemps employé dans la dialectique platonicienne. Mais Aristote rejette subtilement cette prétention au chapitre I, 31 des Premiers Analytiques. Et il arriva très vite, en particulier sous l’influence d’Eudoxe, à l’idée que les définitions ne se laissent pas démontrer. En conséquence de quoi, tout ce qui se trouvait à ce sujet dans les Topiques ne pouvait être intégré dans la théorie de la démonstration. Par là, la théorie cognitive dominante jusqu’alors, la dialectique, fut reléguée à un niveau inférieur. Mais une question cuisante restait sans réponse. Dans la mesure où il ne peut y avoir dans la syllogistique aucun regressus ad infinitum, pas plus que dans aucun autre domaine, il doit donc exister des principes premiers indémontrables. Comme, ensuite, les connaissances qui en découlent ne peuvent en aucun cas être plus certaines que ces principes qui en sont la condition, la question se pose : d’où tiré-je ces principes indémontrables ? Aristote répondit d’abord inconsidérément : « De l’expérience. » À la fin de la deuxième syllogistique, il en parle un peu plus en détail ; il décrit comment des connaissances se forment à partir d’expériences. Le fait que furent ajoutées ultérieurement au sein de cet exposé des précisions sur le νοῦς est de la plus grande valeur. Cet ajout ne s’y trouvait manifestement pas encore quand la pensée du premier chapitre de la métaphysique fut à nouveau employé. Et l’on ne peut douter qu’il s’agisse d’un ajout car les deux premières lignes dans le texte connu de nous apparaissent trop tôt (100 a 14-15) ; elles coupent à contretemps l’exemple ou, plus exactement, l’analogie avec la troupe de soldats en fuite, et sont en réalité l’introduction à l’ajout 100 b 5-17.
Diogène Laërce affirme dans sa liste des écrits d’Aristote9 que les Premiers Analytiques consistaient en neuf rouleaux. Il y a dans les Premiers Analytiques que nous avons suffisamment d’indices pour faire apparaître chacun d’eux ; ils n’ont pas du tout rédigés dans l’ordre que le philosophe leur a donnés à la fin. En outre, les Seconds Analytiques sont plus anciens que certaines parties des Premiers.
À l’origine, Aristote traita les erreurs qu’il est possible de commettre au cours du raisonnement ainsi que les procédés sophistiques qui conduisent au but là où la vérité seule ne suffit pas, dans les Analytiques même. Quand, par la suite, la dialectique fut abaissée à un niveau inférieur, il lui attribua le domaine considérablement élargi des conclusions apparentes et des raisonnements sophistiques. Les huitième et neuvième livres des Topiques furent donc rédigés après la plus grande partie des Analytiques, tandis que les premiers livres, en dehors d’un petit nombre de parties du premier livre, furent écrits avant les Analytiques.
Que la rhétorique touche à la fois à la politique et à la logique, Aristote le répète à plusieurs reprises. Quand le dernier rouleau des Premiers Analytiques fut rédigé, la Rhétorique n’avait pas encore sa forme actuelle ; l’enthymème, qui dans ces Analytiques domine tous les exposés, au moins théoriquement, n’était pas encore « découvert ». Mais l’irruption de l’enthymème peut être très bien retracée dans la Rhétorique que nous avons ; il est manifeste que le plus gros de cette idée est né de manière indépendante et que cette matière s’est seulement revêtue d’un nouvel habit, de sorte que seule la tendance à porter un regard constant sur l’enthymème est nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous possédons dans la Rhétorique une véritable mine pour connaître le stade le plus ancien de la théorie éthique et politique. Son éthique ne connaît pas encore le principe de juste milieu, sa politique ne connaît pas encore les six constitutions politiques ni, par conséquent, la politeia. Là où Aristote souligne souvent que l’orateur n’a pas besoin d’être savant, il n’était pas non plus nécessaire d’adapter constamment le contenu de la rhétorique au progrès des connaissances dans les différents domaines des sciences. Il était facile de comprendre que la pensée rhétorique différait de la dialectique au sens de Platon et du premier Aristote ; la façon dont elle doit se distinguer du raisonnement dialectique et donc seulement apparent dans le sens aristotélicien plus tardif est une question difficile, et même insoluble, qui peut tout au plus recevoir une réponse quand l’orateur ne dialogue pas avec un public.
De fragment que nous avons de la Poétique, on ne peut rien dire pour le moment si ce n’est que sa théorie de la catharsis en est sûrement une des parties les plus anciennes.
Venons-en à présent à l’admirable série d’écrits dans tous les domaines des sciences de la nature. Les plus anciennes parties, déjà nommées, de la Physique, les premier, cinquième, sixième et septième livres, s’enracinent encore, comme les Catégories, dans le sol de la théorie du substrat (ὑποκείμενον) [hypokeimenon] : la substance est ce qui se trouve inchangé au fondement de l’alternance des contraires. Les contraires sont nommés forme (εἶδος) [eidos] et privation de forme (στέρεσις) [steresis]. La Physique est, dans son cœur, la théorie des transformations ; elle inclut la génération (quand le substrat lui-même naît), la corruption (quand le substrat disparaît) et le mouvement (quand le substrat demeure), et il existe un mouvement dans les trois catégories de lieu (déplacement positionnel), de grandeur (croissance et déclin) et de structure (modification). La forme essentielle de tout mouvement est le mouvement circulaire, car lui seul peut être éternel. Le problème de fond de tout mouvement est l’uniformité. Aristote le résout par la découverte géniale qu’une ligne droite a certes une infinité de points mais qu’il est impossible, quand on prend un point au hasard, d’indiquer le point voisin. Il répond au moyen de cette découverte aux paradoxes soulevés par Zénon contre la possibilité du mouvement. Il résout le problème de l’infini avec des moyens semblables. L’infiniment grand est impossible, Aristote pose ici un principe qui a conservé jusqu’à nos jours une importance fondamentale : quand je conjoins deux grandeurs données, je peux toujours dépasser chacune de ces grandeurs. A contrario existe la divisibilité à l’infini, dont le modèle original est la réduction de moitié toujours répétée d’une distance.
Ce travail reçut une première grande modification sous l’influence de la théorie de la puissance nouvellement découverte. C’est alors que virent le jour les troisième et quatrième livres (le deuxième livre avait déjà été ajouté avant et fut simplement retravaillé en tenant compte de la théorie de la puissance), ainsi que la seconde version du septième livre. Il n’est guère évident de se faire une image claire de la naissance de la théorie de la puissance. Aristote a toujours distingué entre le simple fait d’avoir (ἕξις) [hexis] une faculté et son exercice réel (ἐνέργεια) [energeia]. Cette théorie plus ancienne est à présent rendue par la paire conceptuelle δύναμις-ἐνέργεια [dynamis-energeia], possibilité-réalité. Mais ce n’est pas décisif. D’un autre côté, Aristote (comme Platon) connaissait aussi depuis longtemps le concept de force (δύναμις) qui réalise un travail. Platon explique dans Le Sophiste que tout ce qui existe s’atteste réel au moyen d’une telle δύναμις. Cela non plus n’est pas décisif. La théorie de la puissance affirme que quelque chose de réel doit d’abord être selon la possibilité. Il ne s’agit donc plus seulement, à présent, de facultés dormantes, ni de forces de substances réelles, mais d’un nouveau plan métaphysique de l’être. La théorie du substrat n’avait pas résolu le vieux problème des Grecs qui cherchaient à savoir comment quelque chose pouvait être à partir de rien, ou plutôt comment on pouvait éviter cette hypothèse fatale. Quand, dans le substrat, la στέρεσις est remplacée par l’εἶδος, il n’y a certes pas de risque que quelque chose naisse de rien. Mais comment le substrat lui-même naît-il ? Il est à présent répondu à cette question à l’aide de la théorie de la puissance : la chose qui naît « est » déjà auparavant en puissance, elle ne naît donc pas de rien, de manière absolue, mais seulement d’un « étant » en puissance. Il n’est pas vrai, par conséquent, que la théorie de la puissance aurait été déjà préparée d’une manière ou d’une autre par Platon. Ma démonstration de la naissance tardive de cette théorie chez Aristote s’appuie sur deux faits, d’une part, l’emploi de la paire conceptuelle ἕξις-ἐνέργεια dans les écrits plus anciens quand il est question de facultés mentales, et, d’autre part, le concept plus ancien de force. Dans le livre de la Métaphysique sur les concepts (Δ, 12), le concept de δύναμις est encore mentionné sans la moindre évocation de sa contrepartie, l’ἐνέργεια, et Aristote lui-même le dénonce au livre Θ. Particulièrement précieux est aussi le passage 1237 a 34-37 de l’Éthique à Eudème, qui va avec Métaph. Δ, 12. Un passage du septième livre de la Physique, où le concept de δύναμις est employé dans son ancienne acception, a été changé par la suite sous l’influence de la théorie de la puissance. Comprendre ce processus est la preuve par neuf (247 a 28 – b 23 ancienne version, 247 b 1-9 version plus récente). C’est en raison de la grande portée de ces faits qu’exceptionnellement j’ai apporté quelques indications de démonstration philologique. J’ajoute que les philologues de l’école de Werner Jaeger n’admettent pas ce point de vue10.
Il va sans dire que cette théorie de la puissance devait révolutionner également la métaphysique aristotélicienne. C’est aussi le cas pour l’autre théorie dont la physique reçut une modification substantielle, celle du moteur immobile. Platon avait placé à l’origine de tout mouvement le mû par soi-même, l’âme. Aristote le suivit dans un premier temps, ainsi que le montre le septième livre de la Physique dans ses deux versions. Mais pour lui ce ne sont plus seulement les êtres vivants qui se meuvent selon leur nature, il y ajoute les éléments, la terre et l’eau qui vont vers le bas, l’air et le feu qui vont vers le haut, et l’éther qui se meut en cercle. Et Aristote souligne à plusieurs reprises que même la plus petite particule de terre tend selon sa nature vers le centre du monde, même la plus petite étincelle tend vers l’extérieur. Ainsi, les éléments ne sont pas concernés par les objections soulevées au premier chapitre du septième livre contre un mû par soi-même et l’avertissement adressé contre de telles hypothèses. Si l’éther, dont les étoiles sont faites, accomplit de sa propre nature un mouvement circulaire, il n’est bien sûr plus besoin d’expliquer la carrière des corps célestes par un quelconque moteur. Le philosophe expliqua le fait que les planètes participent de plusieurs mouvements circulaires en même temps en déclarant que les étoiles sont d’autant moins capables d’atteindre leur modèle, le « premier ciel », qu’elles sont plus près du point central. Elles font ce qu’elles peuvent. Cette théorie fut complètement changée par l’hypothèse d’un principe moteur immobile introduit au huitième livre de la Physique. Deux principes, explique à présent Aristote, sont nécessaires pour garantir l’éternité du monde, c’est-à-dire l’éternité du changement : (a) un moteur immobile et (b) un mobile se mouvant éternellement de façon uniforme, mis en branle par le premier. Ce second principe n’est pas, comme on l’a supposé de manière erronée, le ciel des étoiles fixes, mais l’éther. Dans la mesure où celui-ci accomplit, comme avant, un mouvement circulaire, il n’a besoin que d’une seule amorce ; un effort continu du moteur immobile n’est pas nécessaire. Le Dieu suprême ne meut que le ciel des étoiles fixes. Il se distingue des autres divinités en ce qu’il ne se meut point, pas même par accident ou « adventicement ». Quelqu’un se déplace « adventicement » quand il est immobile sur un bateau en marche ; une telle personne ne peut pas être dite essentiellement immobile. Cela vaut pour les autres moteurs immobiles, qui (tout comme le Dieu suprême) ne meuvent chacun qu’une sphère, qui est faite naturellement elle aussi d’éther. Chacun de ces moteurs se tient cependant lui-même dans une sphère mue par un autre moteur. Pour que tous ne déplacent chacun qu’une seule sphère, mais que tous aussi soient dépendants du mouvement du ciel des étoiles fixes, Aristote inventa les sphères tournant à rebours. Quand, par exemple, l’hypothèse de quatre sphères imbriquées l’une dans l’autre était nécessaire pour expliquer le mouvement d’une planète, alors étaient introduites trois moteurs tournant à rebours pour obtenir à nouveau une carrière conforme au mouvement du ciel des étoiles fixes, et dans la dernière sphère, qui se déplaçait ainsi à l’unisson avec le ciel des étoiles fixes, se trouvait à présent le premier moteur des moteurs permettant le mouvement des planètes voisines. Il est connu qu’Aristote avait besoin, en utilisant la théorie des sphères de Calippe – Calippe lui servit d’expert car Aristote n’était pas lui-même suffisamment versé dans ces matières –, de cinquante-cinq moteurs de sphère. Il se fit ainsi une image extrêmement plastique du mécanisme des mouvements célestes. Il ne peut donc y avoir aucune époque où il aurait cru pouvoir s’en tirer avec seulement unmoteur immobile [sans moteurs mobiles], car l’explication des phénomènes observés lui était plus importante que le maintien d’un principe. Il est toutefois remarquable qu’il ne dise pas expressément que le principe se déplaçant de manière uniforme est l’éther, c’est-à-dire qu’il fournisse l’aliment à l’erreur selon laquelle ce principe était selon lui le ciel des étoiles fixes. Je suppose qu’il souhaitait voiler son changement de point de vue ; car c’est à quoi il tend aussi en d’autres endroits. Mais dans l’écrit sur le monde cette incertitude est écartée : là l’éther est nommé à côté du moteur immobile et la liaison des deux principes est assurée au moyen de comparaisons. Il convient également d’apporter dans la discussion un des derniers écrits de science naturelle, celui sur le mouvement des animaux, pour comprendre comment Aristote conçoit les choses. Il compare le monde à un théâtre mécanique de marionnettes. Les mouvements que les figurines peuvent accomplir sont prescrits par le mécanisme, seul l’opérateur peut les impulser11.
Naturellement, les écrits se rattachant à la Physique sont eux aussi impactés par cette nouvelle théorie. Seul le quatrième livre de l’écrit sur le ciel a été produit après le huitième livre de la Physique. Dans les Météorologiques, dont le cœur est de même plus ancien, il se trouve une troisième, et très significative, modification, mais qui sur la formation des autres écrits physiques n’a plus joué aucun rôle, à savoir la théorie du πνεῦμα [pneuma]. Il s’avéra que cette représentation n’était pas capable d’expliquer les phénomènes météorologiques des quatre éléments terrestres. L’air occupe dans l’ensemble un espace si vaste qu’il menaçait de prendre le pas sur les autres éléments ; il fallait donc segmenter l’espace occupé par l’air. En particulier, on ne pouvait comprendre, l’air passant pour l’élément humide et chaud, d’où venaient la neige et la grêle. Le problème de la conversion des éléments l’un dans l’autre passa au premier plan. De l’eau naît d’abord la vapeur, laquelle est toutefois une chose intermédiaire entre l’air et l’eau. Par combustion se forme la fumée, laquelle, toutefois, à la différence de la vapeur n’a pas d’effet humidifiant. Cette différence entre l’effluve sec et l’effluve humide est encore complètement étrangère à l’écrit sur les éléments (De la génération et de la corruption), ainsi qu’au quatrième livre, manifestement bien plus ancien, de la météorologie. Le πνεῦμα est à présent l’effluve sec, il ne peut plus par conséquent être distingué du feu, l’élément sec et chaud. La vapeur (ἀτμίς) [atmis] conserve cependant sa tendance à se convertir en eau. D’elle naissent la pluie et la neige, tandis que le πνεῦμα est la substance du vent. Dans les Météorologiques aussi nous pouvons observer la tendance du philosophe à expliquer les phénomènes dans l’espace du feu par le πνεῦμα. En outre est suggérée une affinité entre le πνεῦμα et l’éther. Il devient par là un véhicule commode du νοῦς : ce dernier utilise le πνεῦμα pour entrer dans les corps des hommes, et le πνεῦμα l’utilise pour agir en lui comme moteur immobile (« adventicement » mû, bien sûr). Nous trouvons ces idées seulement dans les écrits sur la génération des animaux, le mouvement des animaux et le πνεῦμα ; elles ne sont pas prises en compte dans la métaphysique elle-même, et le sont seulement après modification dans la théorie de l’âme.
Dans les écrits de science naturelle se trouvent enfin une série de modifications d’une portée moindre. Par exemple, l’importance du cerveau n’est reconnue que tardivement, l’explication des vents passe d’une rose des vents de huit à douze directions, l’importance de la φαντασία [phantasia] pour la pensée n’est reconnue et intégrée qu’a posteriori. Mais ce sont des points de détail qui n’ont pas eu d’influence significative sur la formation de la représentation métaphysique de base. Et comme cette dernière est mon sujet principal, je laisse ces questions de côté et me tourne à présent vers la métaphysique.
Au début de la métaphysique aristotélicienne se trouve sans le moindre doute la discussion de la théorie platonicienne des idées. Que cette discussion commença du vivant du maître, c’est ce que montre non seulement l’emploi du pronom « nous » dans quelques passages de la Métaphysique (en particulier A, 8 et 9) mais aussi l’apparition du nom d’Aristote dans le Parménide de Platon. Dans le commerce familier des longues années de leur travail commun, il n’a pas été possible à Platon de dissiper les doutes de son élève. Pour ce dernier, la position exprimée dans la plus récente version de la Grande Morale devait prévaloir : les idées et leur monde peuvent bien exister, mais ce n’est pas notre monde. L’idée du Bien vaut pour les dieux ; pour nous c’est le plus haut bien terrestre qui doit entrer en considération. Même les Catégories reflètent ce point de vue. La substance première est le substrat et, avec lui, la chose individuelle, mais en outre espèce et genre sont des substances secondes. Dans les Catégories, un passage ajouté établit même une différence entre les concepts d’espèce et de genre au profit du concept de genre (2 b 7-28). Plus, donc, un concept est général, moins il est susceptible d’être élevé au rang de substance. On ne peut donc pas dire que l’εἶδος aristotélicien soit venu remplacer d’emblée l’idée platonicienne, il convient bien plutôt de supposer une période transitoire, qui se laisse clairement voir dans la Grande Morale, dans les livres les plus anciens des Topiques, et dans les Catégories. Au cours de cette période, Aristote se comptait encore parmi les adeptes de la théorie des idées, mais il ajournait volontairement ses doutes, n’ayant sûrement pas encore trouvé une alternative complète. Car restait toujours la notion que l’objet de la connaissance scientifique n’est pas la chose individuelle mais le concept général. Comment, donc, le concept aristotélicien d’εἶδος est-il apparu ?
Dans la Métaphysique, l’εἶδος figure partout et sans exception, dès la première occurrence, parmi les οὐσία. Mais la métaphysique, la philosophie première, a été commencée relativement tard, ce dont on peut se rendre compte à deux points de vue généraux. Tout d’abord, la question des principes est longuement discutée dans les écrits physiques ; ensuite, la théorie de la faculté cognitive est notablement restée une partie de l’éthique, parce que Platon en traitait lui aussi dans son cours sur le bien. Deux considérations authentiquement aristotéliciennes devaient mettre le concept de genre toujours plus en avant. La première tenait à la philosophie du substrat. Le substrat ne pouvait en aucun cas être la matière, car celle-ci nous reste inconnaissable en soi, elle est toujours formée telle que nous la trouvons. La seconde considération naît de réflexions sur l’histoire naturelle : l’homme engendre des hommes, mais jamais la créature n’engendre une créature. Un cheval ne peut engendrer qu’un cheval, le bardot est une créature contre-nature et infirme. L’εἶδος manifeste là encore sa force plasmatrice. Et cet εἶδος est véritablement éternel, comme l’οὐσία platonicienne pouvait l’être. L’εἶδος, qui est si fertile dans la nature et prouve pareillement sa force procréatrice dans l’âme de l’artiste, est quelque chose de tout à fait différent de l’idée platonicienne, qui est gagnée par la dialectique, c’est-à-dire par la définition, et (du moins dans la conception d’Aristote) ne fait qu’englober ce qu’il y a de commun à certains objets, par exemple dans l’idée d’égalité. Le principal argument contre la théorie des idées est le principe « rien de général ne peut être substrat », ne peut être « séparable ». Cet argument ne peut absolument rien contre l’εἶδος. Celui-ci n’est pas général, l’εἶδος « homme » n’est pas dit des hommes pris individuellement comme l’espèce « créature » est dite des hommes (Mét. 1058 b 6 ss.). L’εἶδος partage donc avec les choses individuelles la propriété qu’il est un « ceci », ainsi que le dit Aristote, à savoir quelque chose de complet et entièrement déterminé, et partage avec l’idée, en revanche, la connaissabilité. Cela n’a été possible qu’au moyen d’un isolement total de la matière, et Aristote appelle souvent la compréhension du concept de matière son bien. Les hommes pris individuellement se différencient certainement en ce qu’ils ont chacun leur propre squelette, des squelettes différents, mais selon l’espèce ils ne sont pas différents. La matière ne peut être un attribut formateur d’espèces. On peut donc dire, curieusement, que l’εἶδος aristotélicien se distingue de l’idée platonicienne par son immatérialité absolue. Car l’idée platonicienne pouvait toujours utiliser définitionnellement les attributs matériels, simplement elle ne possédait pas de « matière compacte ». Le concept d’espèce lui-même est, contrairement au pur concept de genre, une sorte de matière ; il adhère encore à la détermination qui en fait un « ceci » et sans laquelle il resterait « un quelque chose comme ça » („ein solches“). On ne peut donc nullement dire que l’εἶδος est né de l’idée platonicienne. Et il serait tout à fait superficiel d’affirmer qu’on doit rechercher à la loupe les différences entre les deux parce qu’Aristote n’aurait au fond cherché qu’à justifier l’existence de sa propre école.
Telle est la première étape de la métaphysique, qui met la philosophie de l’εἶδος à la place de la philosophie du substrat mais jette un pont avec la doctrine plus ancienne en enseignant qu’il y a trois substrats : l’être individuel, l’εἶδος et la matière, où le premier est le composé des deux autres, l’εἶδος est la véritable οὐσία et la matière reste inconnaissable. Mais l’εἶδος devait être considérablement renforcé dans sa fonction par l’entrée en scène de la théorie de la puissance. Tant que la δύναμις ne signifie que « force », elle vaut en tant que cause matérielle-mécanique, c’est-à-dire : ce qui arrive est déterminé par ce qui est arrivé avant. Mais quand δύναμις signifie « puissance », il s’y trouve une préfiguration de l’être à venir. Ce qui arrive est donc déterminé par ce qui doit arriver. Cet être à venir, à l’inverse, est seulement une réalisation (ἐντελέχεια) [entelecheia] de ce qui existe déjà à l’état d’ébauche. Par là sont enfin saisis le processus de procréation naturelle comme celui de création artistique et technique dans ce qui les distingue de tout ce qui est seulement mécanique. Mais Aristote a là un nouveau souci : il lui importe beaucoup que l’être potentiel ne prenne pas le premier rang sur l’être réel, pas même dans le temps. Au commencement de tout développement doit se trouver un être actuel. L’homme se développe à partir de la semence mais celle-ci vient du père qui incarne le même εἶδος en actualité. De même, la forme d’une œuvre d’art doit être dans l’âme d’un artiste vivant, en chair et en os, avant de pouvoir, depuis cette ébauche, paraître à la lumière.
Il est à présent facile de connaître comment le dernier pas, la théorie du moteur immobile, devait agir sur ce concept de genre. Toute cause mécanique est motrice et mue, toute cause téléologique est motrice et immobile. Tout est dit dans cette simple formule. Aristote ne considère donc pas seulement le Dieu du ciel mais tout bien désirable (ὀρεκτόν) [orekton] comme un moteur immobile. Les affirmations à ce sujet sont en relation directe avec le chapitre astronomique du livre Δ. Le νοῦς pur, c’est-à-dire entièrement libre de la matière, et qui ne repose pas non plus sur la mémoire et l’imagination, ni, d’abord, sur les perceptions des sens, saisit les espèces pures, c’est-à-dire immatérielles, il les voit pour ainsi dire avec l’œil spirituel. Ainsi le genre pur correspond-il toujours, du moins pour l’ultime étape connue de nous du développement philosophique d’Aristote, à la cause finale. Une maison n’est pas un ensemble de briques agencées de telle ou telle façon, mais un abri contre les intempéries, un homme n’est pas une créature à deux jambes mais un être pensant (il doit penser). Ainsi, la métaphysique devient théologie. Cela ne se trouve qu’à l’état de vague esquisse dans les livres ΚΔ, et un début de modification des livres plus anciens en ce sens est perceptible ; à ce sujet doit être particulièrement pointé le livre Η, dans lequel nous trouvons le dernier mot qu’Aristote ait écrit sur son εἶδος.
La Métaphysique a été commencée relativement tard et relativement tôt laissée en l’état. Car il n’est plus rien entré dedans du πνεῦμα ni du rôle de l’imagination dans la pensée. Il est profondément regrettable qu’Aristote n’ait pas laissé le plan d’une théologie. Une notion de son intention à cet égard ne nous est fournie que par l’écrit sur le monde. Il ne fait aucun doute que le Dieu suprême est identique au νοῦς ; toutefois, ce n’est pas simplement le νοῦς platonicien mais un concept acquis par Aristote lui-même par les plus grands efforts, j’espère l’avoir montré. On comprend alors que l’ajout sur le νοῦς à la fin des Seconds Analytiques a un autre sens que celui de l’explication encore entendue au sens platonicien de la Grande Morale, selon laquelle le νοῦς est la capacité de connaître les fondements du savoir.
Un renouvellement important que nous ne trouvons que dans la Métaphysique consiste dans la théorie, ajoutée en Ζ, de la « matière spirituelle » (ὕλη νοητή) [hylé nooté]. L’εἶδος peut se lier à de la matière réelle, il en résulte alors une chose individuelle perceptible par les sens. Il peut aussi y avoir de la matière simplement spirituelle, c’est alors une généralité abstraite. Les mathématiques elles-mêmes ne peuvent rien inférer de simples concepts, elles doivent lier ces concepts à des grandeurs ; c’est seulement alors que les mathématiques peuvent gagner par eux des vues plus larges. Le pur concept de cercle ne comporte pas de segments ni de sections, ces derniers ne se trouvent que dans le cercle représenté. Il est permis de mettre cette théorie en relation avec l’enseignement des Seconds Analytiques selon lequel les définitions ne se laissent pas démontrer, il faut d’abord ajouter l’être à un concept, quand on veut l’utiliser dans une démonstration.
Mais la modification la plus remarquable et la plus profonde est sans aucun doute que la science de « l’étant » ou de la substance devait devenir une théologie. Nous avons décrit le chemin vers cette pensée. Nous ne pouvons saisir la façon dont Aristote l’envisageait qu’au moyen de quelques suggestions. Et en premier lieu se présente l’esquisse plusieurs fois mentionnée aux livres Mét. ΚΔ. Elle est conduite très hâtivement. Aristote en ébauche la pensée préparatoire en étroite relation avec les exposés déjà conduits aux livres Β, Γ, Ε, Ζ, Ν de la Métaphysique et Β, Γ, Ε de la Physique. On reconnaît là encore à quel point les deux écrits, la philosophie première et la philosophie seconde, sont proches. De fait, pour que l’exposé pût culminer dans la description de l’essence du Dieu suprême, donc du moteur immobile, il devait y avoir des conditions non seulement métaphysiques mais aussi physiques. En d’autres termes, le livre Θ devait lui aussi avoir été préparé, car c’est le livre qui comporte les idées les plus essentielles qui conduisirent Aristote à l’hypothèse d’un moteur immobile. Les extraits de la Physique dans Mét. Κ sont tout à fait à leur place, quand on se rend compte que ce livre fut pensé comme une introduction au Δ. Ces extraits sont en outre à leur place parce que la Métaphysique, selon A, 2, devait être la théorie des quatre causes, à laquelle appartient aussi l’origine du mouvement. Mais le νοῦς humain est de même essence que le Conducteur des mondes, et n’est pas différent, par ailleurs, des objets qu’il pense, à savoir du pur εἶδος, de l’οὐσία authentique. L’εἶδος aussi est, en tant qu’ἐντελέχεια, un principe moteur immobile, exactement comme le Seigneur de l’univers. Aristote ne pouvait mieux souligner l’importance unique de son εἶδος qu’en nommant par amour pour lui la « philosophie première » tout entière théologie. Il considéra toujours comme un grand prodige qu’un Dieu suprême immobile gouvernât l’univers tout entier jusque dans les moindres détails, que « notre salut dépendît de lui », sans que jamais il ne s’épuise ni ne se détraque. Les choses doivent être disposées de façon qu’elles se laissent gouverner par lui, non seulement l’éther, avec son mouvement circulaire naturel, mais toutes les autres choses, même si c’est de façon toujours plus réduite à mesure que l’on s’approche du centre de l’univers. Que faut-il penser d’une philologie qui dénie à Aristote le travail où il exprima ses pensées les plus profondes, son écrit sur le monde12 ? Je conclurai par une citation de ce texte (399 a 30).
[Trad. fr. Batteux, revue et corrigée par M. Hoeffer] « Quand donc le Chef suprême, le Générateur, qu’on ne voit que par l’esprit, a donné le signal aux natures qui se meuvent entre le ciel et la terre, toutes, sans s’arrêter jamais, s’avancent dans leurs cercles, selon les bornes qui leur sont prescrites, disparaissant et reparaissant tour à tour, sous mille formes qui s’élèvent et qui s’abaissent, toujours par l’impression du même principe. On peut comparer ce qui s’exécute dans le monde aux mouvements d’une armée. Quand le signal de la trompette s’est fait entendre dans le camp, l’un saisit son bouclier, l’autre revêt sa cuirasse, celui-ci prend son casque ou ses bottes d’acier, celui-ci ceint son baudrier. Le cavalier met le mors à son cheval ; celui-ci monte sur son char ; cet autre donne le mot d’ordre : le capitaine se place à la tête de sa compagnie, le taxiarque à la tête de son bataillon ; le cavalier à l’aile de l’armée ; le soldat léger court à son poste : tout marche à un signal donné, qui émane du commandant en chef. Voilà comment il faut se représenter l’univers. Par l’impulsion unique d’un être qui règle tout selon ses propres lois, et qui, pour être invisible et caché, n’en est ni moins actif ni moins démontré à notre raison. Notre âme, par laquelle nous vivons, et par laquelle nous construisons des villes et des maisons, est également invisible ; elle ne se manifeste que par ses œuvres. C’est elle qui a dressé le plan régulier de la vie humaine, qui le suit, qui le remplit : c’est elle qui a montré à cultiver les terres, à les ensemencer : c’est elle qui a inventé les arts, établi les lois, institué l’ordre des gouvernements, distribué les fonctions de la vie civile : enfin c’est elle qui a montré à faire la guerre et la paix. Il en est de même de Dieu. »
Notes
1 Strabonis Geographica éd. Meineke (Teubner), Livre XIII, 54
2 « Aristoteles an Alexander über das Weltall », Neue Jahrbücher, 1936, p. 323 ss.
3 Werner Jaeger tient les deux textes à Alexandre pour inauthentiques. Dans son livre Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin 1923, il ne les mentionne pas du tout.
4 Hans von Arnim a démontré l’authenticité du texte (édition Susemihl de la Bibliotheca Teubneriana) dans trois essais à l’Académie des sciences de Vienne : « Die drei aristotelischen Rhetoriken », 1924, « Arius Didymus’ Abriß der peripatetischen Ethik », 1926, « Das Ethische in Aristoteles’ Topik », 1927. Cependant, Jaeger, dans « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals » (Comptes rendus de l’Académie prussienne des sciences, 1928, XXV), croit fermement à leur inauthenticité. Von Arnim réfuta ses raisons dans son essai à l’Académie « Nochmals die aristotelischen Ethiken », Vienne 1929. Je pense avoir apporté de nouvelles lumières sur la question dans mon essai « Die früharistotelische Ethik, Politik, Rhetorik », qui fut accepté par l’Académie de Vienne et reçut une publicité considérable dans les notices de cette année.
5 Paru comme supplément dans l’édition Susemihl de la Rhétorique à Eudème, Bibliotheca Teubneriana. Von Arnim n’a pas encore reconnu cet écrit authentique d’Aristote. Dans la note 4 de mon traité précédemment cité, j’ai présenté la preuve de son authenticité.
6 Cet écrit aussi est considéré inauthentique par Jaeger, dans « Aristoteles », p. 45. J’ai défendu son authenticité dans « Untersuchungen zur Topik des Aristoteles », Hermes 1928, p. 471 ; voir aussi mon livre Die Entstehung der aristotelischen Logik, Berlin : Junker und Dünnhaupt 1936, p. 26.
7 La naissance de la Physique et de la Métaphysique est le sujet de mon livre Die Entstehung der aristotelischen Prinzipienlehre, qui doit paraître dans le cadre des « Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte ».
8 C’est une découverte particulièrement belle et éclairante de von Arnim : « Zur Entstehungsgeschichte der aristotelischen Politik », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1924, pp. 113/4.
9 Cf. Rose, Aristotelis fragmenta (Teubner 1886) p. 5 n° 49.
10 Cf. la discussion de l’un de mes travaux préparatoires par Werner Jaeger dans Gnomon, 1928, pp. 630-634. Qu’à l’époque déjà je voyais les choses de manière plus juste que lui ne peut cependant être montré qu’à l’aide de l’écrit déjà cité sur la naissance de la théorie aristotélicienne des principes [note 7 supra].
11 Cf. de mundo 398 b 16 ss et de animalium motu 701 b 1 ss.
12 Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, p. 3631 ss., utilise ce texte dans sa présentation de la philosophie du premier siècle avant le christianisme. Wilamowitz les tient pour une falsification de l’époque impériale julio-claudienne (Griech. Leseb., 2e moitié du vol., p. 186) ; quant à Werner Jaeger, il ne daigne même pas expliquer à ses lecteurs pourquoi il ne s’en sert pas comme source de la philosophie aristotélicienne.
Philo 31 : Jean-Jacques de Genève
FR-EN
Dire, dans une introduction à la philosophie, que c’est une forme de paresse, ou de peur, qui empêche de philosopher a quelque chose d’arrogant envers le genre humain, quelque chose qui s’appuie sur un certain postulat discutable critiqué par des philosophes comme Jean-Jacques Rousseau. On a donc, pour commencer, une définition de la philosophie qui est en soi une réfutation de la pensée de certains philosophes, par exemple du rousseauisme, et qui exclut des philosophies de son champ.
Dire que philosopher c’est être non conformiste appelle la même remarque. En outre, cela n’a pas de sens : dans une société de philosophes, être non conformiste ne serait pas philosophique. Certaines philosophies développent l’idée d’un « État idéal » : la vie dans cet État idéal ne suppose aucune « révolte » philosophique. Par conséquent, l’idée même de révolte philosophique est entièrement conditionnée et sa limite implicite est une application à l’ici et maintenant, qui reste non défini (s’agit-il de se révolter contre un capitalisme, un autoritarisme, un libéralisme ou autre chose, ce n’est pas dit). Dans l’État idéal de Platon, le philosophe n’est pas révolté : il est roi. La définition est donc subjective, et son étayage dans l’histoire de la philosophie, à savoir le procès de Socrate, n’est guère pertinent non plus puisque les religions elles aussi ont des martyrs, peut-être même elles principalement, et que ce conflit de la société et de la pensée est d’abord l’axe d’interprétation des religions plutôt que de la philosophie. Or une définition de la philosophie semblerait classiquement appeler la discussion de ce qui la distingue de la religion. La religion est parfois mise du côté de la société sans autre forme de procès. La définition de la philosophie comme révolution réflexive contre la tradition est dans le prolongement et appelle les mêmes remarques, en ajoutant que cette idée s’inscrit soit dans le mouvement vers un État idéal, à savoir que toute tradition est mauvaise ou insuffisante car l’État idéal se trouve à la fin de l’histoire, soit dans le fatalisme, à savoir que, si les traditions sont insuffisantes ou mauvaises et que nous n’allons pas vers un État idéal, alors « les choses ne vont pas changer ». Quand l’auteur ajoute, après cette expression de fatalisme, « ce qui est faux évidemment », on voit d’emblée qu’il se situe dans la pensée d’un État idéal à venir.
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Appeler Socrate, qui n’a jamais quitté Athènes, « le philosophe errant » est une erreur. L’auteur de cette erreur nous dit que Socrate errait dans les rues d’Athènes : cela décrit un flâneur, pas un voyageur. Un errant est celui qui va de ville en ville, de province en province, comme un moine mendiant. Socrate est le type même de la personnalité sédentaire. Il n’a jamais quitté son logis alors que le caractère acariâtre de sa femme Xanthippe est entré dans l’histoire. Le fait est que Socrate, bien qu’il passât un temps considérable sur la place publique, devait tout de même aimer son chez-soi puisque la présence de Xanthippe ne l’empêchait pas d’y retourner. De l’attachement envers et contre tout de Socrate à sa cité la Prosopopée des lois est l’ultime illustration philosophique, avec le refus de Socrate de quitter Athènes, au prix de sa vie.
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« Pour quiconque croit à la science, le pire est que la philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques, un savoir qu’on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi. On ne saurait le contester : en philosophie il n’y a pas d’unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu’une connaissance s’impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d’être philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable. » (Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950)
Ce défaitisme, cette débâcle de philosophastre devant la science empirique est confondant. La science empirique est dans une synthèse continue d’inductions qui ne peut jamais présenter la moindre certitude « apodictique », contrairement à ce que prétend formellement Jaspers, ces certitudes apodictiques ne pouvant être qu’a priori et jamais découler de recherches empiriques. Il faut complètement ignorer Kant – et c’est forcément délibéré chez Jaspers, donc insultant envers l’un des plus grands noms de la philosophie – pour dire une telle balourdise. Ce médiocre penseur écrivait dans une période de scientisme effréné, dans une société complètement intoxiquée par ses réalisations matérielles, avec une idéologie scientiste étriquée pour toute orientation. Ces réalisations matérielles sont tellement peu ce que prétend le scientisme qu’elles sont le pur Gestell heideggerien, une nullification de l’homme.
Dans son Carnet d’un biologiste (1959), recueil d’aphorismes, l’un des grands noms de la science française, Jean Rostand, découvre le pot aux roses : « Certitude, servitude », écrit-il. Sauf à comprendre cet aphorisme comme une apologie de la servitude, nous avons ainsi, face au philosophastre Jaspers qui parle (après Kant !) des « résultats apodictiques » de la science empirique, le savant Rostand avouant son absence de certitudes.
Si, à présent, on lit cet aphorisme en ayant à l’esprit l’activité de vulgarisateur scientifique de Jean Rostand, on peut y voir une forme de conditionnement à la méthode empirique : l’esprit qui se consacre à la science doit évacuer toute exigence de certitude, et quel meilleur moyen psychologique de conditionner cette évacuation, de produire ce vide que d’égaler certitude avec servitude ? Si je suis convaincu que toute certitude est une servitude, certes je ne voudrai d’aucune certitude. La science est un scepticisme ; c’est au fond ce que tendent à dire tous les grands noms de la science.
On interprète généralement ce scepticisme comme étant réservé aux questions métaphysiques, et que c’est parce que la science offre dans l’empirique au contraire du consistant, du solide. Rien n’est plus éloigné de la réalité de ce scepticisme qu’une telle interprétation vulgaire. Ainsi, toujours dans le Carnet d’un biologiste : « Apprendre à se contenter du momentané, du précaire, du changeant, de l’approximatif, de l’incertain, de l’insuffisant, de l’impur… » ; « L’infinie et stérile fécondité de l’esprit humain » ; « J’ai en moi quelques lambeaux de certitude, mais je ne sais pas les coudre ensemble » ; « Toutes les doctrines philosophiques briseront leurs fausses dents sur les réalités coriaces de la science » (c’est-à-dire, pour un minimum de cohérence avec les autres citations, que toute certitude est vouée à se briser sur l’incertitude) ; « Je sais gré à certaines erreurs de me rappeler l’indigence de ma vérité » ; « Je consens qu’on fasse béer nos lacunes pourvu qu’on ne les bouche pas avec des rêves » (tout ce qui ressemble à une certitude est un rêve) ; « Quel métier [celui de naturaliste] qui consiste à humer quotidiennement le mystère ! » (lyricisation du scepticisme : il est beau de humer le mystère et l’on peut donc s’en contenter avec honneur), etc., etc.
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« À la différence d’Oppenheimer, je ne pense pas que les non-savants soient désormais condamnés à ignorer les grandes conclusions – toujours provisoires – de la science. Mais ce qui leur est quasiment interdit, c’est d’avoir un avis, de porter un jugement. » (Jean Rostand, Carnet d’un biologiste) J’avoue n’avoir qu’une vague idée de la façon dont fonctionne un four comme de celle dont on surgèle les pizzas mais je ne crois pas non plus que ce soit d’aujourd’hui que les non-spécialistes omettent volontiers de se farcir la tête avec les platitudes micrologiques de telle ou telle science quand ils se servent de ses résultats. L’aurige antique pas plus qu’Euclide ne connaissait l’art du charron et vice-versa. Ah mais pardon, ce ne sont pas là de grandes conclusions toujours provisoires, seulement de petites prémisses suffisamment établies.
S’il y a bien une chose dont peut se passer un homme qui va mourir (et tout homme doit mourir), c’est d’avoir un avis sur de grandes conclusions toujours provisoires.
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Apprenez d’abord comment les pyramides d’Égypte ont été construites avant de parler de progrès de la technique.
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On ne peut évidemment pas croire que l’homme soit bon par nature si l’on pense pouvoir trouver un exemple de son comportement chez les animaux, qui sont loin, tous autant qu’ils sont, d’être toujours « aimants et doux » ; il fallait attendre Darwin pour confirmer ce qui n’était jusque-là qu’un odieux préjugé. À l’époque où Rousseau écrivait, il avait raison de dire que l’homme est bon par nature ; c’est lui qui avait raison à l’époque – car on a toujours raison contre les préjugés.
Dans le contexte chrétien, que l’homme soit mauvais par nature, c’est-à-dire avant toute considération, du moins, des effets des institutions sur lui, fait partie du dogme, via le péché originel. Cet élément a été conduit à sa limite par le luthéranisme et surtout le calvinisme, où, la mauvaise nature de l’homme rendant son salut impossible par les actes, son salut ou sa damnation sont forcément prédéterminés. Je ne sais si l’on a discuté le fait que le « citoyen de Genève » prenait, avec son homme bon par nature, le contrepied exact de la théologie radicale de Genève, laquelle nous pouvons définir par la centralité du dogme de l’homme mauvais par nature (nonobstant qu’il soit une créature de Dieu : ce qui d’ailleurs est pour cette théologie une façon de montrer que la nature n’est pas le tout de l’homme ; la grâce prédéterminée est hors des atteintes du mal naturel).
L’amour-propre ombrageux (par opposition à l’amour de soi naturel) que Rousseau impute aux effets des institutions et de la société plutôt qu’à l’état de nature se trouve aussi chez les singes et tous autres animaux sociaux, par exemple les oies. Vivent-ils, ces animaux, dans l’état de nature ou bien faut-il croire qu’eux aussi pourraient réformer leurs institutions pour vivre de manière plus conforme à cet état de nature perdu ?
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On ignore volontiers en France (un peu moins, semble-t-il, en Suisse) le compositeur Jean-Jacques Rousseau, nonobstant le succès plus que considérable de son Devin du Village, produit continument pendant trois quarts de siècle. Le contraste entre ce succès que certains qualifient de prodigieux et le relatif oubli, voire dénigrement présent m’intrigue. Quel est le sens de ce renversement, alors que les autres succès de Rousseau, littéraire et philosophique, ne sont pas quant à eux démentis ? La critique, par exemple Pierre Lalo (fils du compositeur Édouard Lalo), s’est voulue définitive. Mais je me suis demandé, pour être tout à fait éclairé, ce qu’en disait par exemple un Mozart. À douze ans, Mozart écrivait un opéra, Bastien und Bastienne, sur le livret du Devin et après en avoir entendu la « parodie » par Favart. Rien d’étonnant compte tenu du succès du Devin à l’époque, même si le terme de « parodie » reste assez mystérieux pour moi puisqu’on pourrait apprécier une œuvre et vouloir s’en inspirer via sa parodie : s’agit-il d’un livret comique appliqué purement et simplement à la musique originale ? La question est de savoir si l’on peut tirer de ce fait que Mozart a été « marqué » par le compositeur Jean-Jacques Rousseau.
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On me répond que le Devin eut un succès « dans certains milieux ». Or il me semble qu’au vu des faits on peut véritablement parler d’un succès auprès du public. Cela peut d’ailleurs résulter dans les premiers temps du succès rencontré à la cour du roi (première représentation à Fontainebleau) et le reste a suivi, puis l’habitude. Mais, même dans ce cas, d’autres opéras d’abord produits devant la cour y ont forcément rencontré un bon accueil sans connaître la même durée que le Devin ensuite. Si le succès est public, l’hostilité connue des musiciens français, leur boycott passe par conséquent pour une cabale, inspirée par un esprit de parti dans une querelle entre musique française et italienne, Rousseau affirmant qu’il avait étudié la musique italienne dans le pays, où il fut secrétaire d’ambassade à Venise, et composait sous cette inspiration à une époque où la musique française ne connaissait pas la musique italienne, laquelle il aurait donc introduit en France.
« Je la composai [la pièce du Devin], revenu depuis peu d’Italie, passionné pour la musique italienne que j’y avais entendue et dont on n’avait encore aucune connaissance à Paris. Quand cette connaissance commença de s’y répandre on aurait bientôt découvert mes pillages si j’avais fait comme font les compositeurs français, parce qu’ils sont pauvres d’idées, qu’ils ne connaissent pas même le vrai chant et que leurs accompagnements ne sont que du barbouillage. » (Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques : Troisième Dialogue)
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Jean-Paul Sartre et la grande tradition française du philosophe vaudevilliste : Voltaire, Diderot…
Voltaire écrivit en huit jours une pièce en cinq actes, L’Écossaise, pour se venger de Fréron et de ses écrits. Elle eut un grand succès. La littérature en sort certainement grandie.
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Ce qu’écrit Rousseau de l’intolérance des philosophes vise entre autres l’auteur du Traité sur la tolérance.
« Grands imitateurs de la marche des Jésuites ils furent leurs plus ardents ennemis, sans doute par jalousie de métier, et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire … et substituant peu à peu l’intolérance philosophique à l’autre, ils deviennent sans qu’on s’en aperçoive aussi dangereux » (Dialogues)
« L’orgueilleux despotisme de la philosophie moderne a porté l’égoïsme de l’amour-propre à son dernier terme. Le goût qu’a pris toute la jeunesse pour une doctrine si commode la lui a fait adopter avec fureur et prêcher avec la plus vive intolérance. » (Ibid.)
« cette génération nourrie de philosophie et de fiel » (Ibid.)
« [S]’il renaissait quelques vrais défenseurs du Théisme, de la tolérance et de la morale, on verrait bientôt s’élever contre eux les plus terribles persécutions ; bientôt une inquisition philosophique plus cauteleuse et non moins sanguinaire que l’autre ferait brûler sans miséricorde quiconque oserait croire en Dieu. » (Ibid.)
« les prêtres … devenus philosophes comme les autres » (Ibid.)
« Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. … cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. » (Les rêveries du promeneur solitaire)
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« [E]st vraisemblable : par exemple détester ceux qui vous en veulent » (Aristote, Premiers Analytiques)
Les protestations répétées de Jean-Jacques Rousseau qu’il ne hait pas ses ennemis, restent invraisemblables, accordée même la singularité du personnage. Il dit s’éloigner de ses ennemis (s’éloigner du monde) pour ne pas avoir à les haïr, mais c’est restreindre indument le sens du mot que de faire de la haine plus qu’un sentiment et vouloir qu’elle désigne aussi des manœuvres qui seraient la suite et l’effet de ce sentiment.
Il affirme en outre, en réponse à Diderot, que celui qui est seul n’est pas méchant puisqu’un méchant doit chercher les occasions de faire du mal tandis que le solitaire s’ôte quant à lui toute occasion d’en faire. Mais ne peut-on point faire du mal par des écrits, et qu’est-ce qui empêche un homme seul d’écrire ? – Il est vrai que le retrait du monde par Rousseau correspondit à la fin de ses activités éditoriales, jusqu’à ce qu’il éprouvât la nécessité de se justifier dans des œuvres autobiographiques.
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L’application par Spinoza d’une méthode géométrique – en fait de la méthode démonstrative d’Euclide – aux questions dernières est un contresens compte tenu de l’intuitivité de la géométrie (Kant). L’erreur, dans l’idée, doit être retracée jusqu’à Descartes, dont la « méthode » donnait des résultats à la fois en géométrie et en métaphysique – sans que Descartes ait pour autant appliqué la méthode géométrique aux questions métaphysiques, mais « la méthode ». Le reproche de Schelling à Spinoza est que ce dernier confond logique et existant, notre reproche est qu’il confond géométrie et logique (comme toute la philosophie analytique anglo-saxonne). (Philo 30)
Critique schellingienne : avec la logique on ne parvient qu’à ce qui est possible et ce n’est pas encore suffisant pour dire que cela existe. Cependant, il y a un peu plus que de la logique dans la géométrie, à savoir : de l’intuitivité. Et c’est pourquoi Spinoza s’est cru, tout en taisant la distinction fondamentale entre logique et géométrie parce qu’elle ne semble pas, sauf erreur, lui avoir effleuré l’esprit, permis de tirer de la « méthode géométrique » des résultats quant aux fins dernières. Car dans l’intuitivité, une figure géométrique existe dès lors qu’elle est possible. La frontière entre le possible et l’existant disparaît : ce que l’intuition se représente est existence parce que possibilité ; une figure géométrique, l’intuitionner c’est la concevoir comme existant en tant que modèle pur de l’intuition empirique. C’est le domaine propre de l’existant avant l’expérience. La figure, en tant que forme pure, n’existe pas nécessairement comme objet empirique, par exemple sur un dessin, mais elle existe comme schème a priori dans la représentation sans l’aide d’un travail de l’imagination à partir d’objets empiriques. De même pour les nombres, correspondant au sein du temps aux figures géométriques de l’espace. Ce qui est possible dans l’intuitivité n’est pas la même chose que ce qui est logiquement possible : le logiquement possible, c’est un objet dont la possibilité n’entraîne pas encore la réalité empirique, mais l’intuitivement possible, ce sont des schèmes inconditionnés, aprioriques par rapport à toute réalité empirique, donc existants avant l’expérience. Le schème est lui-même un objet, intuitionné dans une forme, tandis que la connexion logique a besoin d’un objet, par exemple une figure géométrique, pour produire un objet. Avec la seule logique on n’a point d’objets, tandis que l’intuition a ses objets propres.
Mais la critique de Schelling reste valable car si l’objet donné à la logique est le schème géométrique, celui-ci existant de manière inconditionnée, il n’en peut découler par la seule connexion logique des objets existants nécessairement dans l’expérience possible, mais seulement des objets possibles. L’inconditionnalité du schème empêche en effet de conclure à une nécessité empirique puisque, par cette inconditionnalité, il est indépendant de toute expérience concrète.
La démonstration euclidienne – qui ne porte pas sur tous les axiomes – n’est déjà plus de la géométrie fondamentale mais du logique sur du géométrique. Ce que Schopenhauer expose de la manière suivante : « Nous exigeons que toute démonstration logique se ramène à une démonstration intuitive ; les mathématiques, au contraire, se donnent une peine infinie pour détruire l’évidence intuitive, qui leur est propre, et qui d’ailleurs est plus à leur portée, pour lui substituer une évidence logique. C’est absolument, à nos yeux, comme si quelqu’un se coupait les deux jambes pour marcher avec des béquilles. » (Le monde comme volonté et comme représentation, Livre I, 15.)
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Quand Heidegger bougonne contre la logique, il pense à ces travaux universitaires de logique formelle aussi éloignés de la philosophie que les mathématiques pures ; il pense que s’il n’émettait pas de réserves contre la logique, il lui faudrait concéder qu’il ne possède pas ce bagage et que sa philosophie manque donc de la sophistication requise. Mais une telle concession est prévenue par la simple considération que ces travaux de logique formelle sont à la logique philosophique ce que la scolastique tardive est à la philosophie, à savoir une maladie dégénérative du squelette ; considération qui prévient en outre le malaise que doit inévitablement produire l’impression qu’un penseur cherche à s’affranchir du canon logique.
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Parmi les contraires, dans les Catégories d’Aristote, la paire de contraires qui sont dits ne pas appartenir nécessairement à un corps, à savoir que soit l’un soit l’autre des contraires appartient au corps (santé ou maladie), cette paire qui n’appartient pas nécessairement au corps possède un intermédiaire : quand ce n’est pas soit l’un soit l’autre, c’est ou l’un ou l’autre ou l’intermédiaire : blanc ou noir ou gris, bon ou mauvais ou « ni bon ni mauvais ». La conception postérieure, chrétienne, voit quant à elle la paire bon-mauvais comme nécessaire et sans état intermédiaire, au plan moral, et ce plan est bien considéré de son côté par Aristote comme non nécessaire selon le principe puisqu’il ajoute, après « ni bon ni mauvais » : « ni juste ni injuste ». – Une vie qui doit être jugée est forcément ou bonne ou mauvaise, ou juste ou injuste ; il n’y a pas de vie « ni bonne ni mauvaise ». Qu’on examine cette question : si l’on peut dire qu’une vie n’est ni bonne ni mauvaise au plan moral sans que cela signifie que toute vie n’est ni bonne ni mauvaise au plan moral.
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« Tout non-juste est non homme revient à dire qu’aucun juste n’est non homme. » (Aristote, Sur l’interprétation, ch. 10)
Non, « tout non-juste » ne dit rien du juste, qui peut donc être homme ou non-homme.
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« [C]’est faux de dire un homme mort est un homme ». (Sur l’interprétation, ch. 11)
Un homme n’est pas défini par la vie mais en tant que taxon dans un classement d’espèces et de genres, donc un homme mort est toujours un homme dans la mesure où ce n’est toujours pas un cheval ou un chien. Simplement, ce n’est plus un homme vivant puisque, par définition, il est mort. La contradiction formelle « un homme x ou y ou z n’est pas un homme » saute aux yeux. – La commentatrice explique ce passage de la manière suivante : « Homme inclut animal comme terme de sa définition essentielle. Animal (zôon) veut dire vivant au sens propre, d’où la contradiction. » Cela ne change rien : un homme partage certes un caractère commun qui est la vie avec les animaux mais il est homme en ce qu’il n’est pas un cheval ou un chien. (Il peut d’ailleurs arriver qu’un mort soit plus homme qu’un vivant, comme dans le culte des morts ou encore dans les législations où frapper un mort peut être plus grave que frapper un vivant.)
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Si les lois servent à « réglementer et protéger la propriété » (la citation et celle qui suit expriment deux pensées de Locke dans son traité du gouvernement), alors le devoir de « défendre l’État contre les attaques venues de l’étranger » ne s’explique pas vraiment si l’étranger protège aussi la propriété : le propriétaire n’a pas de préférence a priori entre deux États défendant également la propriété. Il manque à la théorie libérale de l’État l’élément explicatif de l’État « nation », qu’elle se borne à postuler.
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Littérature contemporaine : prendre les personnes qu’on voit aux informations et imaginer leur vie sexuelle.
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Les journalistes sont des speakerines.
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Le capital a le droit d’adresser des messages sexuels dans ses publicités mais l’individu qui voudrait l’imiter est condamné pour harcèlement sexuel. La publicité sexuelle est du harcèlement sexuel mais les capitalistes sont au-dessus des lois.
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Jean-Jacques : Le bien que font les riches par leurs dons ne peut compenser le mal qu’ils font pour accumuler leur richesse.
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Aujourd’hui, Oscar Wilde ne serait pas condamné pour homosexualité mais pour misogynie. Quel progrès. (Il ne serait pas condamné pour ses mœurs mais pour ses écrits.)
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D’un certain point de vue, dire à quelqu’un qu’il mérite de mourir, c’est lui faire un compliment. Si la mort est un long sommeil, y a-t-il un bienfait plus grand que la mort ?
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Les présocratiques sont-ils tous des sophistes ? Socrate est le « père de la philosophie », donc…
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Pour comprendre la place respective de la science et de la philosophie, une image : Kant décrivit correctement l’origine des galaxies avec une précision suffisante encore aujourd’hui – modèle dit de Kant-Laplace – quasiment en sortant du collège (dans une œuvre de jeunesse, même s’il avait presque trente ans), et publia la Critique de la raison pure à cinquante ans passés (c’est une œuvre de la maturité).
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EN
Nature’s Fault
Physics is a limited field with no grasp on ultimate questions. The Big Bang is no answer to an ultimate question, only a working hypothesis inside the limited field of physics; it makes no sense, outside this limited field, to talk of an absolute beginning of the totality of things, that is, of “the world,” by physical ways. The expansion we observe may have been started by an initial explosion but that still would not be an absolute start of the cosmos as in the very terms of empirical science we cannot think of something entirely new in nature (“nothing is lost, nothing is created, everything is transformed”†), so we are touching here an intrinsic contradiction of science. On the one hand science is limited to natural phenomena and its axiom is “nothing is lost etc,” on the other hand it claims to be able to deal also with the totality of natural phenomena, of which totality we have no experience whatsoever, and when it talks of a Big Bang, this might be a valid explanation for a natural phenomenon such as the formation of a local region of the totality but can never claim to satisfy the mind as far as the totality of things are concerned because it violates the very postulates it is based upon whenever it claims to deal with the totality of things rather than with particular things, their totality being no object of our experience (the world remains a guiding idea). Physics cannot prove or disprove metaphysics. The only claim scientism can make in this regard is that there is no metaphysics to start with – and this remains an unsubstantiated claim.
As far as quantum physics is concerned, the so-called “Copenhagen consensus,” according to which uncertainty or indetermination (from Heisenberg’s principle of uncertainty or indetermination) is in the nature itself rather than in the scientific apprehension of it, smacks of pure ideology: physicists claim nature is indeterminate in order to salvage science as a relevant instrument of knowledge. In other words, “it’s not science’s fault but nature’s”…
† The axiom comes from chemistry (Lavoisier) rather than physics; for some reason we talk of astrophysics rather than astrochemistry, which it is for the most part at this stage.
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Given a constitution, statutes are not needed. All the law derives from the constitution as a matter of inference and judgement (Urteilskraft).
Statutory law is an instrument of the administrative state, it only serves to shift cursors on existing scales, a merely budgetary activity. Yet the political cartel uses it as sham debate, deceptive communication.
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A man who has never felt sorry for the end of slavery or aristocracy cannot achieve anything of value. An ambitious man by necessity must feel the great things he could do with slaves or as a privileged aristocrat.
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The right to bear arms is a human right.
