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Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.

Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.

Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.

Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».

L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.

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CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT

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par Gerhard Lehmann, Berlin

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Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.

Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).

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Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.

Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).

S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.

Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).

Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).

Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.

Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.

Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).

Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.

Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.

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Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.

Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).

La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.

La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.

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a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.

Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibilecogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.

Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).

L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.

Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).

Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.

b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.

Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».

À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).

Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).

La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.

Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?

Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).

Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.

Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).

Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.

La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).

Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.

c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.

Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.

Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».

Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?

En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.

Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.

À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundusuniversum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).

Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].

Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.

Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ;  il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).

Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).

Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».

Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).

Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».

Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).

Notes

1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.

2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.

3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).

4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.

5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.

6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.

7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).

8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.

9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).

10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).

11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).

12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.

13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)

14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.

15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.

16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.

17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »

18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.

19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.

Kant et le droit civil, par Ernst Swoboda, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Kant und das Zivilrecht d’Ernst Swoboda publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 369-392.

Ernst Swoboda (1879-1950) est un philosophe et juriste autrichien. Il mena conjointement une carrière de juge et de professeur de droit et de philosophie du droit à Prague (1933-1939) et Vienne (1939-1945). En 1944 il fut nommé doyen de la faculté de droit de l’Université de Vienne.

Deux mots de terminologie. 1) Là où le lecteur lira « Allemagne » dans la présente traduction, se trouve le plus souvent dans le texte original le terme Altreich, littéralement « Vieux-Reich », qui désignait sous le Troisième Reich le territoire de l’Allemagne avant sa réunion aux Sudètes et à l’Autriche. Swoboda compare le code civil autrichien et le code civil allemand toujours en vigueur dans leurs territoires respectifs au moment de la parution de l’essai, et préconise pour le droit civil la même uniformisation sur le modèle autrichien que celle intervenue pour le droit pénal en mai 1943, et pour les mêmes raisons. Par ailleurs, l’« ancien droit germanique », comme nous avons traduit le plus souvent, mais aussi parfois, plus prêt de l’original, « ancien droit allemand », correspond non pas au système juridique de « l’Allemagne » telle que nous venons de la décrire, à savoir l’Altreich de la période libérale, mais aux institutions remontant à la plus haute antiquité germanique.

2) Un passage du présent essai fait fond sur une identité lexicale. On sait qu’une des formulations de l’impératif catégorique kantien est : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Cette « loi universelle », consacrée dans la traduction française de Kant, est en allemand « allgemeines Gesetz ». Swoboda s’en sert pour écarter l’idée d’un individualisme kantien, à partir de l’identité de cette loi allgemein avec l’idée de liberté individuelle limitée par les intérêts de l’Allgemeinheit, c’est-à-dire de la collectivité. Si l’on voulait respecter dans ce passage la symétrie du texte original, il faudrait parler soit de « loi collective », ce qui est tautologique, soit des intérêts de « l’universalité », ce qui infirmerait la tendance völkisch de l’auteur. Cette identité lexicale ne peut servir d’argument que pour une définition minimaliste de la loi (« la loi est collective » est une proposition analytique), même s’il paraît indéniable, au demeurant, que la philosophie de Kant n’est pas individualiste (mais « l’individualisme » des Lumières françaises est-il lui-même individualiste ?). Le « cosmopolitisme » de Kant est écarté par l’auteur en note 53, en deux mots, et le laconisme, sur ce point, est sans doute un tort.

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KANT ET LE DROIT CIVIL

par Ernst Swoboda, Vienne

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La relation de Kant au droit a déjà fait l’objet d’études détaillées, mais surtout au point de vue du droit pénal, et notamment de la théorie absolue de la justice pénale, portée par Kant à sa plus grande pureté.

Or, en Autriche, l’influence de Kant a été bien plus déterminante et durable dans le domaine du droit civil. Il est certes connu que sa philosophie n’est pas restée sans influence sur le droit civil en Allemagne (Altreich), mais cette influence ne s’est exercée que de manière indirecte, et en faire la démonstration est souvent difficile.

Dans le droit autrichien, au contraire, la philosophie kantienne a agi directement, et le code civil autrichien (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB) du 1er juillet 1811 est le seul code juridique pour lequel ce soit le cas1.

Que cela ait pu être si longtemps méconnu est dû aux bouleversements intellectuels préparés par les guerres napoléoniennes et dont les premiers effets se firent sentir quelques années après l’entrée en vigueur du nouveau code2. On rendit l’esprit des Lumières responsable des dévastations au cours desquels des millions de vies humaines furent sacrifiées et la prospérité des nations européennes détruite. Par une conséquence nécessaire, dans le domaine du droit on rejeta les idées du droit naturel qui constituaient l’assise des Lumières en matière juridique, et l’on voulut voir dans les façons de penser d’un passé lointain le seul salut possible. C’est dans ce contexte que Savigny réalisa sa grande œuvre, et l’école historique à laquelle il donna son envergure parvint rapidement à une prospérité auprès de laquelle toutes les autres orientations pâlirent. Il en résulta que la doctrine kantienne du droit, fondée, en matière de droit civil, sur de tout autres bases, fut considérée comme un pur droit naturel et ne fut dès lors pas jugée digne, en général, d’une étude approfondie.

Or c’est justement en matière de droit civil que la doctrine kantienne du droit offrait des suggestions entièrement neuves, ne découlant nullement de l’esprit des Lumières et de la Révolution française. Au contraire, de même que Kant surmonta les Lumières dans ses grandioses Critiques, il surmonta les faiblesses du droit naturel dans le domaine du droit civil, même si les forces lui manquèrent pour structurer en détail sa doctrine juridique selon le programme établi par lui-même. Elle est demeurée à l’état de gros œuvre. À cet égard, on ne peut qu’être d’accord avec Rudolf Stammler, quand celui-ci considère que cette cathédrale au plan magnifique est restée inachevée3. Pour réellement l’édifier en tant que système pratique prêt à l’emploi, il manquait avant tout à Kant l’indispensable expérience juridique. Dans le droit comme ailleurs est valable le résultat obtenu par lui avec la plus grande certitude, que l’expérience offre la seule forme de connaissance qui puisse donner de la réalité à toutes les autres synthèses4. En outre, l’année même où fut publiée sa doctrine du droit, commencèrent pour Kant la maladie et l’épuisement. Cela ne l’empêcha pas d’adopter contre la doctrine jusnaturaliste de son temps et la législation qui en découlait la même position résolue qu’il avait prise auparavant contre la philosophie wolffienne. C’était un choix d’autant plus évident que l’ensemble de la législation et de la doctrine juridique de l’époque était imprégnée et dominée par l’esprit auquel Kant s’opposa de la manière la plus véhémente sous la forme de la philosophie de Christian Wolff. De même que Wolff s’évertua pédantesquement dans ses écrits à caser proprement le monde en arides paragraphes, la législation civile cherchait à réaliser l’« exhaustivité » à laquelle elle aspirait par le seul moyen d’une casuistique inquiète. La preuve en est le nombre incroyable de paragraphes du Codex Theresianus – 8.367 – et du Landrecht de Prusse – 17.610.

Dès la Critique de la raison pure Kant affirma la nécessité d’étudier, en lieu et place de l’infinie diversité des lois civiles, leurs principes, car c’est seulement de cette manière que pouvait être résolu le problème de la simplification de la législation5. Après avoir considéré les résultats de la philosophie antérieure comme une simple matière dogmatique qui nécessitait d’abord un examen et inventaire de fond et une clarification systématique, il procéda de la même manière avec les résultats de la jurisprudence de son temps.

Ce faisant, il s’attaqua de la façon la plus énergique aux confusions de la doctrine juridique de Wolff, et leur opposa la nécessaire distinction du droit et de la doctrine de la vertu, en excluant de la théorie juridique l’exigence éthique la plus haute, à savoir que l’homme doit accomplir son devoir dans une pure auto-contrainte6. Cela ne signifiait en aucun cas que les hautes valeurs éthiques dussent être mises à l’écart du domaine de la théorie juridique : sa doctrine du droit est au contraire la première partie de sa métaphysique des mœurs.

Mais il eut la vision claire d’une erreur fondamentale, qui dans la doctrine des philosophes des Lumière avait sa racine dans l’immuabilité du droit naturel, car un tel principe anéantissait en effet toute possibilité de progrès culturel dans le domaine du droit. Ces philosophes avaient oublié la vie, palpitante et toujours en évolution. Or le droit doit servir la vie, car son essence, comme Savigny l’a fait remarquer à juste titre, n’est autre que la vie elle-même considérée d’un certain point de vue7. En conséquence, le droit doit pouvoir évoluer ; il ne doit pas être immuable, purement statique.

De même, Kant identifia le noyau de validité qui se trouvait dans la doctrine de l’intangibilité du droit naturel et sut l’en extraire habilement en le restreignant aux principes les plus hauts. Mais il attribua en outre à ces principes fondamentaux une fonction bien particulière qui distingue du tout au tout les résultats de sa doctrine de celles de ses prédécesseurs. Depuis Platon, les savants avaient en vain cherché une définition unique complète du droit. Kant, au contraire, entreprit de décomposer le concept de droit en ses différents éléments et de lui garantir par là un nouveau fondement durable8 en travaillant, au moyen de l’approfondissement et éclaircissement des pensées les plus excellentes de la révolution intellectuelle qui venait d’avoir lieu, à l’élucidation de « principes régulateurs », et en intégrant ceux-ci dans une synthèse supérieure.

Ces éléments fondamentaux du droit ne sont pas eux-mêmes des normes juridiques mais seulement les inspirateurs de la norme juridique et ses régulateurs9. Dans leur coopération, dans leur influence et pénétration réciproque, ils incarnent en même temps la nature dynamique du droit, car leur contenu concret doit toujours être conquis de nouveau ; ce contenu est toujours déterminé par le stade culturel atteint par une société donnée.

Ces principes fondamentaux, ces principes régulateurs eux-mêmes ne peuvent ainsi avoir un contenu fixé pour toujours. Ce ne sont jamais que de grandes orientations pour la réalisation de l’idée du droit. Ils ne sont pas, en conséquence, statiques, eux non plus, mais doivent être compris de manière dynamique ; de sorte que le fondement du droit lui-même est susceptible d’évolution, parce qu’un droit sain doit toujours refléter la physionomie d’une période culturelle donnée.

En cela, Kant est parvenu à une compréhension de l’idée du droit conforme aux besoins toujours changeants de la vie mais a en même temps fondé la possibilité d’une systématique unifiée globale. La valeur du système est au-delà de toute casuistique10. Les deux grands penseurs que sont Kant et Leibniz étaient sur ce point du même avis. Mais les dérives casuistiques rendues possibles par la méthode scolaire de Wolff ne pouvaient être surmontées, dans un premier temps, que par la reconnaissance de la mobilité du droit nécessaire aux besoins pratiques de la vie. Aussi Kant ne visait-il pas à une pure et simple formalisation du droit, il entendait bien plutôt gagner les principes clés qui puissent garantir un ordonnancement unifié des décisions juridiques ainsi que leur développement dans la pratique et la jurisprudence.

Dans la doctrine juridique de Kant, la raison pure fournit certes les principes a priori, les pensées directrices supérieures, mais l’emploi de ces pensées directrices doit être, conformément au « concept du droit établi dans la pratique », fondé sur « les cas offerts par l’expérience »11, c’est dire que même un système métaphysique du droit doit porter attention à la diversité caractéristique de la vie réelle. Cela ne représente toutefois nullement une disposition casuistique, car les grandes pensées directrices préviennent l’éparpillement et permettent au juge de produire, dans le cadre d’un grand système unifié, une jurisprudence unifiée, même dans les lacunes de la loi, c’est-à-dire là où la loi elle-même ne donne aucune indication au juge, et elles rendent de cette façon inutile la multiplication infinie des lois civiles.

Les éléments de l’idée du droit, et par conséquent les principes régulateurs, Kant les trouva dans les grandes idées de justice12, d’égalité et de liberté. Ces idées ne doivent pas être confondues avec les mots d’ordre des Lumières et de la Révolution française. Cet avertissement vaut tout particulièrement pour l’idée de liberté. La doctrine d’un philosophe allemand ne peut en aucun cas se passer d’une telle idée, et la philosophie de Kant est justement la plus pure expression de l’essence allemande. Le poète romain Lucain appelait déjà « germanum bonum »13 la liberté, et dans le « Miroir des Saxons » Eike von Repkow explique que l’homme créé à l’image de Dieu est un être libre14. À l’unisson, Montesquieu trouva l’origine de la liberté dans les forêts de Germanie, et Guizot enseignait que les Germains introduisirent l’idée de liberté personnelle et la placèrent au berceau des nouvelles civilisations, où elle produisit, en tant que leur élément le plus fondamental, les fruits les plus sublimes15.

Cette pensée germanique de la liberté ne fut cependant jamais conçue de manière individualiste, à la manière des Lumières et par la suite du libéralisme. À cette interprétation-là, Kant était lui-même tout à fait étranger. Et une liberté sans frein, qu’il rejette expressément comme une « monstruosité »16, pouvait encore moins lui servir de fondement dans un système du droit. Il a au contraire toujours, dans son explication de la liberté, eu à cœur la collectivité (Allgemeinheit) et ses besoins et, par voie de conséquence, conçu son impératif catégorique du devoir selon la nécessité d’en insérer l’action dans une « loi générale » (allgemeines Gesetz)17 [Cf. Introduction du traducteur : 2)].

De même, la pensée de l’égalité selon la doctrine kantienne du droit doit être purifiée des confusions des Lumières et, au lieu du mot d’ordre de nivellement, qui dans le jugement de Nietzsche est le plus grand mensonge, une gifle aux inégalités naturelles18, il convient de poser le principe d’égalité des droits (Gleichberechtigung), dans lequel Kant voyait « l’aiguille dans la balance de la justice »19 [« qui consiste à n’incliner pas plus d’un côté que de l’autre »].

C’est au moyen de ces deux concepts purifiés de « liberté limitée » et d’« égalité des droits » que le principe de « justice », la plus haute idée du droit, reçut sa clarification nécessaire. Or cette idée elle non plus ne doit pas être comprise littéralement mais bien plutôt selon un sens supérieur par lequel la justice a devant les yeux les situations particulières des différents cas et n’est jamais partiale. La justice ne doit donc jamais être aveugle, ses yeux ne doivent pas être bandés, comme l’art antique se plaît à la représenter, elle doit au contraire voir avec des yeux de lynx, en ayant en vue les deux parties et sans porter le regard sur l’une d’elles seulement20. Cela vaut tout particulièrement dans le domaine du droit civil. Dans le contentieux civil, en effet, les grâces ne sont dispensées qu’au détriment de l’autre partie ; ce qui n’est point permis car ce serait léser le principe de l’égalité des droits. Une juridiction civile n’est pas, Kant insiste sur ce point, un « bureau de bienfaisance », elle doit chercher le droit21.

Telles sont les trois pensées directrices qui apparurent à Kant comme principes régulateurs, et qui représentent ensemble l’idée du droit.

Mais Kant apporte également des suggestions entièrement neuves pour la structuration des principes fondamentaux, bien que de manière incomplète. Cela correspondait toutefois à sa conception des tâches de sa philosophie, selon ses propres dires, à savoir qu’il ne souhaitait faire que des suggestions22. Son insistance sur la nécessité d’une utilité pratique de la doctrine du droit indique que le développement de sa pensée en système pratique complet ne pouvait être entrepris que par un juriste génial en possession de l’expérience indispensable à la connaissance des détails et de leurs relations entre eux.

C’est le plus grand juriste théorique et pratique de la vieille Autriche, Franz von Zeiller, qui se consacra à cette tâche23. Il venait lui aussi de l’école wolffienne, dont le représentant le plus éminent en Autriche était le baron von Martini, jusnaturaliste, professeur à l’Université de Vienne. Zeiller, né à Graz en 1759, reçut à l’âge précoce de dix-sept ans le doctorat en philosophie de l’université de sa ville natale. Il fut alors accueilli dans la maison de Martini et suivit sous la direction de ce dernier des études de droit. À vingt-trois ans, il assistait Martini dans ses fonctions de professeur et avait, par une thèse brillante, « De suspectis tutoribus », attiré l’attention de larges cercles. Il fut ensuite professeur à l’Université de Vienne pendant plusieurs décennies, dans les domaines du droit naturel, du droit romain, du droit public, du droit pénal procédural et substantiel. Il ne se contenta toutefois pas de son activité d’enseignement, et c’est justement l’étude assidue des écrits de Kant, lequel voyait dans l’expérience la seule connaissance donnant de la réalité à toutes les autres synthèses, qui le poussa à se tourner vers la pratique du prétoire. À sa demande, il lui fut permis en 1789, « contre la promesse de garder le silence », d’assister aux travaux et délibérations de la cour d’appel de Vienne. En 1794, il devint juge ordinaire à cette même cour de deuxième instance et, quelques années plus tard, fut nommé juge (Hofrat) à la plus haute cour, à l’époque la Cour suprême. Ces fonctions le familiarisèrent avec toutes les branches du droit. Le prétoire fut en quelque sorte la clinique de son étude scientifique, et c’est là que ses talents universels parurent en pleine lumière. Les expériences acquises au cours de son expérience du prétoire lui apportèrent les assises les plus solides pour la rénovation du droit dont lui fut confiée la conduite. En 1797, il fut en effet nommé conseiller à la Commission judiciaire des affaires juridiques, et commença alors pour lui l’activité où il devait connaître le plus grand succès.

Il dut, dans un premier temps, corriger les défauts de la législation précipitée de l’empereur Joseph II. Pour cela, il employa sciemment la théorie de Kant. Sur le fondement des projets qu’il établit à cette occasion, il rédigea le code pénal qui entra en vigueur en 1803 et qui s’applique aujourd’hui encore pour l’essentiel dans les Reichsgau des Alpes et du Danube car la loi pénale autrichienne de 1852 n’est autre qu’une seconde édition de ce code qui fut un succès et suscita l’admiration profonde du philosophe et juriste pénal Feuerbach. Ce code pénal conserve encore, en raison précisément de ses dispositions structurées à partir de la forte doctrine kantienne des devoirs, des avantages appréciables par rapport au code pénal allemand né à l’époque libérale, car il place l’accent décisif sur la volonté, et par conséquent traite l’instigateur et le complice selon le degré de leur propre culpabilité volitive (Willenschuld), que la personne incitée ait commis ou non l’acte répréhensible. La meilleure preuve des avantages induits par l’usage de la philosophie de Kant a été apportée récemment par le décret du 29 mai 1943 (J.O. du Reich I, p. 335) visant à aligner les dispositions en vigueur en Allemagne sur ces dispositions anciennes du code pénal autrichien24.

Mais avant même que le code pénal fût terminé, Zeiller se vit confier la réalisation d’un projet en matière civile, et il fut ainsi pendant toute une décennie rapporteur permanent des délibérations au sujet du nouveau code civil. La réforme du droit civil faisait l’objet de travaux depuis un demi-siècle, ayant été engagée à la demande de Marie-Thérèse en 175325. Dans le premier projet, à savoir le Codex Theresianus, la méthode d’enseignement et d’exposition de Christian Wolff était restée, comme pour le Landrecht prussien, déterminante et dans les deux cas avait engendré une casuistique inquiète dont on trouve d’emblée la marque dans le grand nombre de paragraphes. Les confusions irrémédiables du droit naturel qui s’y trouvaient enracinées n’étaient pas moins notable.

En raison de ces défauts, Marie-Thérèse refusa catégoriquement d’entériner le projet portant son nom26. Les tentatives entreprises par Horten, Kees et Martini d’en resserrer le contenu devaient rester vaines, car elles ne surent pas elles non plus se détacher de la façon de penser de Wolff.

Il faut toutefois souligner que ces travaux de réformation étaient dès le départ portés par une ferme volonté de libérer le droit national des chaînes du juridisme romain et de produire un « code populaire » (Volksbuch) qui ne s’adresserait pas seulement aux juristes mais à l’ensemble de la population. Cette volonté de libération, exprimée de manière particulièrement claire dans une lettre de Marie-Thérèse du 4 août 1772, devint toujours plus forte au cours de ce long processus ; elle ne put toutefois parvenir à un plein succès que lorsque Zeiller plaça la philosophie de Kant au fondement de ce travail.

Dans ses propositions, au cours des consultations, Zeiller insista beaucoup sur le fait que les travaux conduits jusqu’alors ne pouvaient être utilisés que comme un matériau préparatoire et nécessitaient un examen et une clarification de fond pour qu’il soit possible de les conduire à un système unifié cohérent27. Il prit donc exactement la même position vis-à-vis de ces travaux que Kant vis-à-vis de ses prédécesseurs. Aussi Zeiller, dans son droit privé naturel, qu’il fit paraître au début des nouvelles consultations, en 1802, écrit-il que la philosophie critique de Kant est la première à avoir porté la théorie juridique au rang de véritable science28. C’est sur le modèle de cette théorie épurée qu’il façonna le code.

Au fondement de ses préconisations il suivit à son tour une idée directrice, qu’il désigna sous le nom de « principes naturels du droit » (§ 7 ABGB). Il se garda bien, toutefois, d’énumérer ces principes. Il ne discuta expressément, dans son commentaire au § 7 sur les principes naturels du droit, que les pensées tirées de Kant de liberté, d’égalité de droits et de justice29, et le fit spécialement en vue de montrer qu’ils ne devaient être confondus avec les plats mots d’ordre des Lumières et de la Révolution française. Au lieu de cela, il les a remplis d’un véritable contenu juridique. Développant la pensée de Kant, il définit la liberté envisagée par le code une « liberté limitée par la raison », liberté limitée « par les buts de la collectivité », et il place au premier rang les devoirs que les individus ont vis-à-vis de la collectivité30. Les concepts d’égalité des droits et de justice sont également compris par lui selon l’esprit de la philosophie kantienne.

Mais Zeiller ne laissa subsister aucun doute quant au fait qu’il ne fallait pas voir dans ces idées directrices les seuls principes naturels du droit, car le fondement du droit lui-même est susceptible d’évoluer et conditionné par les besoins de l’époque. Dans d’autres passages de son commentaire, on voit qu’il comptait aussi parmi ces pensées directrices le caractère autochtone, natif du droit, à savoir son enracinement31, et l’harmonie des décisions32. Mais Zeiller refusa d’introduire explicitement ces pensées directrices dans le code, afin d’éviter une restriction malsaine, car les temps de bouleversements majeurs dans tous les domaines de la pensée et de la connaissance que les auteurs avaient vécus et qui, selon les termes de Zeiller, ne laissèrent aucune vérité debout33, lui avaient appris à tourner ses regards vers l’avenir et à ouvrir grand la porte des futurs développements du droit. Zeiller reconnut en outre que de nouvelles idées pourraient apparaître à l’avenir auxquelles devrait être aussi reconnue la qualité de principes naturels du droit, que c’était inévitable dans la mesure où un droit sain doit présenter les traits de son époque culturelle et que ces traits sont caractérisés par les grandes lignes qui en dirigent le développement. Cette sage réserve du code nous donne aujourd’hui la possibilité, dans son esprit même, d’insérer organiquement dans le système du code juridique, sans qu’il fût besoin d’en changer les dispositions, les principes régulateurs qui se dégagent du programme du Führer, ce qui serait tout simplement impensable dans le cadre d’un code positiviste, quel qu’il soit. Mais toutes ces idées directrices ne doivent avoir, comme Kant le souligne dans sa Critique de la raison pure, qu’une fonction régulatrice34. Elles ont selon Zeiller une triple mission à remplir, à savoir, servir de :

  1. précepte et limite à la législation ;
  2. indicateur dans les vastes régions des choses douteuses ;
  3. source directe de droit dans le domaine des lacunes de la loi35.

Zeiller faisait ainsi clairement litière du mode de pensée casuistique de Wolff et de ses disciples, et parvint à la place à une complétion de la loi dans un sens supérieur36. Son but était de réaliser l’exigence kantienne, déjà évoquée, d’étudier, au lieu de l’infinie diversité des lois civiles, leurs principes, et de simplifier ainsi le droit37.

C’est ainsi que put être garantie au juge la latitude nécessaire à un exercice pleinement satisfaisant de sa fonction. Comme l’a souligné Zeiller à de nombreuses reprises, le juge ne doit pas être considéré comme une « machine à dire le droit »38. Lorsque Kant voit la vocation de l’homme dans le fait de « penser par soi-même »39, cela vaut plus encore pour le juge. Mais il faut en même temps, par une disposition correspondante de la loi, empêcher que son application soit « entièrement libre ». La question de savoir quels principes doivent conduire le juge dans l’application et interprétation de la loi, à quel degré il est lié par les textes et comment il doit savoir aller au-delà lorsque la lettre ne lui est d’aucun secours, fait partie des problèmes les plus importants du droit. Conformément à la doctrine de Kant, Zeiller voulait créer une « architectonique du droit civil »40, dont les piliers seraient les idées directrices et qui permettrait ainsi l’unité de la jurisprudence même dans le domaine des lacunes de la loi. C’est pourquoi le pouvoir du juge doit être encadré rationnellement. Une liberté absolue, c’est-à-dire une jurisprudence entièrement libre, serait là aussi une « monstruosité ». Aussi les §§ 6 et 7 ABGB déterminent-ils explicitement, contrairement au code civil d’Allemagne, comment doit procéder l’application et interprétation de la loi. La lettre de la loi ne doit pas diriger à elle seule le travail du juge, c’est la finalité (l’intention) de la loi qui est déterminante. Or les finalités les plus hautes sont données par les idées fondamentales du droit.

L’ABGB est donc on ne peut plus éloigné d’une disposition telle que celle de l’article 1er du code civil suisse, libéral et si admiré, qui prescrit au juge de décider le cas de la manière dont il le ferait s’il était lui-même législateur. Le juge n’a pas seulement une tâche subjective à remplir. Il ne prononce pas seulement un jugement individuel. Aussi ne doit-il pas combler les lacunes du code seulement selon son idée. Car alors le droit serait différent en fonction des différentes cours et différentes chambres des cours, et l’égalité des droits, « l’aiguille dans la balance de la justice », comme dit Kant, serait lésée. Le juge doit s’insérer dans le rythme de la collectivité. C’est seulement en tant que membre de la collectivité qui lui confère le pouvoir de lier par sa parole, donc seulement en tant que « représentant du législateur », qu’il dit le droit, au nom de la collectivité.

Il doit avoir un regard d’ensemble et donc, dans le domaine des lacunes, chercher du secours auprès des idées directrices du droit. C’est ainsi qu’il acquiert la permission mais aussi le devoir de développer le droit dans l’esprit de la loi. Ceci décrit également son action dans le domaine des « lacunes cachées » de la loi, dont Aristote avait déjà parlé41. Ces lacunes apparaissent « quand une loi possède un énoncé général mais un cas se présente qui ne s’inscrit pas dans cette généralité ». Ici aussi le juge doit, ainsi que le préconisait Aristote, décider le cas « de la même manière que le législateur le ferait s’il était présent et voyait le cas », c’est-à-dire non pas le législateur du temps de la parution du code mais le législateur de l’époque de la décision à prendre. C’est là que se trouve la libération définitive du positivisme ossifié de l’époque libérale et que se trouve garantie aussi une saine dynamique dans le domaine des lacunes de la loi. Ce fut une erreur de sa part quand Julius Binder considéra que, dans les cas de lacunes du droit, l’« équité » offrait la seule issue42. Ce serait un secours trop peu fiable et ne pourrait, tout comme les décisions d’après un simple « sentiment »43, engendrer autre chose qu’un droit aléatoire. La décision doit bien plutôt, conformément à la philosophie kantienne, dériver d’un examen systématique à partir des idées fondamentales du droit et en accord avec leur structure cohérente. C’est précisément là que le « disciplinement de la pensée juridique »44 défendu par J. W. Hedemann trouve son couronnement, sans que la latitude nécessaire à la maîtrise des problèmes de la vie en soit trop entravée. La pensée individuelle du juge est elle aussi engagée sur une voie cohérente qui permet de réaliser un véritable système de jurisprudence de caractère scientifique, même dans le domaine des lacunes. C’est également ici le domaine où les buts de la philosophie du droit et de la jurisprudence se rejoignent dans le traitement jurisprudentiel des cas individuels. Dans le domaine des lacunes du code, les deux travaillent main dans la main, ne sont plus séparées de manière essentielle, et remplissent ensemble les commandements de la raison pratique.

En rapport étroit avec ces lignes directrices, Zeiller a refaçonné de manière entièrement neuve, toujours à l’aide de la philosophie de Kant, les principes fondamentaux du droit. Cela vaut en premier lieu pour le concept de « personnalité », dont le contenu ne se laisse connaître, dans les conceptions du code, que d’après les idées fondamentales du droit, selon lesquelles la liberté de l’individu doit être limitée non seulement en considération d’autrui mais aussi et avant tout du fait de l’insertion des intérêts de l’individu dans ceux de la collectivité45. De sorte que passent au premier plan les devoirs qui s’imposent à l’individu vis-à-vis de la collectivité, ces devoirs qui, dans la présentation inspirée de Kant, conduisent l’homme à la personnalité, car elles lui confèrent sa « dignité humaine »46 et l’élèvent ainsi au-dessus du règne des choses vivantes et non vivantes qui sont devant lui comme autant d’objets soumis à sa volonté.

Sans devoir, il n’est point de personnalité. Sans devoir, aucun droit ne peut non plus revendiquer la moindre validité47. Le concept de personnalité est ainsi élaboré par Zeiller, de manière totalement antithétique de l’antique concept de personne, à partir de l’idée de dignité humaine, dont le respect, selon les assurances de Zeiller, doit naître des lois civiles48. Cette conception exerce la plus bienfaisante action sur les dispositions individuelles du code. L’idée de patria potestas, par exemple, est maintenue en tant que postulat de la raison pratique49, car les personnes mineures ne peuvent gérer leurs affaires de façon indépendante et doivent donc être représentées au plan de la volonté, mais la « personnalité en devenir » de l’enfant est, selon le § 21 ABGB, placée sous la protection spéciale des lois, pour que, ainsi que l’exprime Zeiller, l’inégalité découlant de la nature soit palliée le plus possible50, donc pour que le principe d’égalité des droits ne soit pas lésé. Cette disposition correspond aux vues de Joseph II, l’« ami de l’humanité » (Schätzer der Menschheit), qui fit introduire cette protection dans son code de 178651. La protection spéciale de la personnalité du mineur intervient notamment dans les dispositions relatives au choix de la profession et à la liberté du mariage. Dans les deux cas, le refus du père peut être, au contraire du code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB), avec des raisons suffisantes obvié par le tribunal (§§ 52, 148 ABGB). La première de ces dispositions est également conforme à la façon de voir du national-socialisme et peut servir d’orientation au droit futur52.

Parmi les devoirs de la personnalité, on trouve au premier plan les devoirs envers la collectivité. Ce faisant, l’idée sociale devenait dans l’ABGB, bien qu’encore embryonnaire, vivante. Ce qui est également conforme à la doctrine kantienne. Kant, en effet, que l’époque libérale, en méconnaissant totalement le sens de sa philosophie, a cherché à interpréter comme un pionnier de l’individualisme égocentrique, établit dès 1784, c’est-à-dire cinq ans avant le début de la Révolution française, dans son Idée d’une histoire universelle, le principe selon lequel la culture consiste en la valeur sociale de l’homme, et de cette façon il a valorisé l’homme non plus au point de vue de l’individu mais de sa position dans le cadre de la communauté, du point de vue élevé des tâches et des buts qui ont en vue « la réalisation d’une société civile administrant le droit »53. C’est dans la réalisation de cette valeur sociale, c’est-à-dire de cette valeur pour la société, que Kant a vu les plus hautes finalités de l’humanité, auxquelles l’individu doit contribuer. Il est étonnant de voir dans quelle mesure Kant, à une époque de despotisme débridé, parvint avec une telle acuité à clarifier les relations de l’individu à la collectivité, et distingua, en termes mélancoliques, entre, d’une part, leur organisation dans le sens décrit par lui et, d’autre part, la simple civilisation, en posant que son époque qui étouffait dans les raffinements rococos était certes civilisée à outrance mais que cette civilisation extérieure ne pourrait jamais être que pure apparence, misère brillante tant qu’elle n’acquerrait pas une façon de penser authentiquement morale. Ce concept ennobli de personnalité se rapproche de manière extraordinaire de la conception nationale-socialiste du devoir, et conduit naturellement à la conclusion que le bien général doit se voir attribuer une plus haute importance que le bien de l’individu (§ 364 AGBG), même si la résolution définitive du problème des rapports entre personnalité et collectivité reste, selon les termes justes de Bruno Bauch, une « tâche infinie »54. L’individu ne doit pas être opprimé, effacé, ce à quoi revient la doctrine du communisme, mais d’un autre côté l’unilatéralité de l’individualisme du passé doit être radicalement surmontée.

Or ce n’est pas seulement le concept de personne qui a, dans l’ABGB, via l’application de la philosophie de Kant, acquis une conception entièrement différente, et une conception proche de la pensée nationale-socialiste, mais aussi tous les autres concepts majeurs du droit55. Ainsi, le concept de « chose » du § 285 ABGB n’est plus romain, ni purement corporel comme le concept du code civil allemand (BGB), il est formé dynamiquement selon le concept kantien du « mien et tien extérieurs »56. Kant comprenait par là « le mien et le tien objectivement possibles », c’est-à-dire ces objets « dont l’usage est en notre pouvoir »57. Or il y incluait aussi d’autres personnes58, et ce dans le même sens que l’infortuné concept de droit réel-personnel qu’il développe plus loin59. L’acquisition de personnes, qui sont pour Kant des « fins en soi », dans le sens où des choses peuvent être acquises, est impossible60. Les personnes sont des sujets juridiques, elles ne peuvent devenir objets juridiques. Quand un droit m’est reconnu vis-à-vis d’une autre personne, non pour telle ou telle prestation mais sur la personne elle-même, comme dans le mariage, c’est pourtant toujours – comme Zeiller l’explique – un droit sur elle « en tant que personne », par lequel elle n’est sous aucun rapport assimilée à une chose et il n’est en rien porté atteinte à sa dignité humaine61. En subsumant des personnes sous les concepts du tien et mien extérieurs et de droit réel-personnel, Kant a en réalité percé une brèche dans le système de sa philosophie. Zeiller a évité ces erreurs en procédant à une nécessaire limitation et en définissant ainsi clairement le concept de chose en tant qu’objet juridique. Le mien et le tien extérieur n’est pas seulement ce qui est différent de « ma » personne mais de toute personne. C’est pourquoi le § 285 ABGB dispose : « Tout ce qui est distinct de la personne et qui sert à l’usage des hommes est appelé chose dans le sens légal. »

Zeiller a ainsi gagné en tant qu’objet juridique le concept de chose qui englobe tous les objets du droit patrimonial, et englobe donc aussi des droits, pas, cependant, des droits attachés à la personne mais seulement ceux qui peuvent être objet d’acquisition et de transaction légale62, à savoir des droits patrimoniaux. Mais en ce qui concerne ces droits, un titre obtenu par la promesse d’autrui est déjà une « chose au sens juridique » bien que l’objet de la promesse, ce qui a été promis, n’ait pas encore été transféré63. Je peux déjà faire usage de ce droit. Son usage se tient par conséquent en mon pouvoir64. C’est déjà un objet de mon patrimoine, il fait déjà partie, en tant que – selon les mots de Kant – « obligatio activa », de mon avoir, « quoi que le temps de la prestation soit encore à venir ».

Ce n’est pas la corporéité qui est le caractère déterminant de la chose, mais son exploitabilité. Elle est dans le § 285 désignée comme usage et c’est ainsi qu’il est procédé à la nécessaire limitation du concept de chose aux objets du droit patrimonial.

Au concept de chose appartiennent également des actes et prestations par des personnes. Ces actes et prestations peuvent eux aussi faire l’objet d’acquisition et de transfert patrimonial, à eux aussi une valeur patrimoniale peut être imputée. Ils sont eux aussi des choses « appréciables » [évaluables] (§ 303 ABGB). Leibniz avait déjà introduit de telles actions dans le concept de chose65. Elles peuvent faire l’objet de contrats à titre onéreux ou gracieux. Cela ne doit cependant pas être compris comme signifiant que le travail humain serait une simple marchandise, comme le croyait l’époque libérale. Quand l’objet juridique consiste dans le travail humain, le droit de la personnalité doit intervenir à titre régulateur afin que la dignité humaine de la personnalité qui effectue le travail ne soit pas lésée. Ici s’exprime la valeur spéciale de l’idée fondamentale d’harmonie de la législation, sur laquelle Zeiller insista en tant que condition nécessaire de la valeur intrinsèque du droit.

Peuvent également constituer des choses au sens juridique les abstentions auxquelles s’engage l’individu et qui reposent donc sur une contrainte vis-à-vis de la personne détentrice du droit. Le devoir de s’abstenir de léser le droit d’autrui, dérivé du concept général de devoir et que Kant désigne comme un postulat de la raison pratique66 car un mien et tien objectivement possibles sont rendus possibles seulement par là, ne peut donc pas encore être conçu comme une chose.

Cela étant, ce ne sont pas seulement les prestations de personnes qui appartiennent au large concept de l’ABGB, mais aussi les sources d’énergie impersonnelles, quand leur correspond la caractéristique qu’elles aussi servent à l’usage des hommes67. En cela le concept du § 285 a acquis une élasticité qui a permis d’accompagner les développements techniques et économiques du siècle dernier insoupçonnés au moment de la naissance du code. Tant que ces sources d’énergie ne sont pas soumises à l’exploitation humaine et ne peuvent donc être mises au service de l’homme, elles restent exclues du concept de chose du § 285. Mais avec les progrès de nos connaissances techniques, physiques et chimiques, les contours dynamiques de ce concept s’élargissent de façon continue et autonome. Il inclut aussi, par conséquent, les énergies rendues exploitables par et pour l’homme. Or les temps présents n’ont pas seulement besoin d’un droit des biens de l’énergie, comme le demandait Spengler68 ; nous devons aussi toujours reconnaître un droit des biens pour les corps. Notre droit des biens ne s’épuise toutefois pas en cela, il trouve sa complétion dans un droit des biens pour les objets qui ne sont pas des corps mais qui en même temps sont distincts de la personne et servent à l’usage de l’homme. Le passé et l’avenir se tendent ici la main dans un travail de pensée commun, statique et dynamique, selon le principe de continuité découvert par Leibniz.

La subsomption des énergies exploitables sous le concept de chose a extraordinairement simplifié le traitement juridique des actes de droit portant sur ces énergies. Il devint ainsi possible de traiter simplement, dans le cadre de l’ABGB, la fourniture de courant électrique comme contrat de vente. À défaut d’un tel concept, il est a contrario de la plus grande difficulté aux juristes d’Allemagne de trouver une explication commode de ces affaires paraissant au jour le jour, en d’innombrables cas, et, malgré toute l’ingéniosité juridique dépensée, le résultat reste très défectueux, quand l’affaire est par exemple traitée comme « un contrat de travail sur le type du contrat d’entreprise », ce qui est voué à rester incompréhensible pour les non-juristes et ne peut d’ailleurs pas non plus satisfaire les juristes. Avec l’ABGB, il n’y a en revanche pas lieu de se casser la tête, que l’on veuille appeler le courant électrique une chose « corporelle » ou non, car cette distinction ne change rien, du point de vue de ce code, au traitement juridique.

En jugeant d’un code juridique, il est cependant un point à ne pas oublier : moins il résout de questions juridiques, mieux cela vaut, car il est fait en vue de la vie, et sa finalité n’est pas d’offrir à la théorie une arène pour couper les cheveux en quatre. Il n’est pas fait à l’attention des professeurs mais à l’attention du peuple.

Recourant à la doctrine kantienne du droit, Zeiller a en outre soustrait le concept de propriété aux limites étroites du droit romain69. Kant avait cependant, en conformité avec les jurisconsultes romains, désigné les seules choses corporelles comme objets du droit de propriété. Il n’en forma pas moins aussi le concept du « mien selon le droit »70. Ce « mien selon le droit » (meum iuris) est pour Kant « ce à quoi je suis tellement lié que l’usage qu’un autre en ferait sans mon agrément me léserait ». Zeiller en tire le concept de propriété au sens large, dans le § 353 ABGB, qui se lit comme suit : « La propriété d’une personne se compose de tout ce qui lui appartient, de tous ses biens corporels et incorporels. » L’idée de propriété de l’ancien droit germanique revenait ainsi à la vie, lequel est caractérisé par la notion d’« appartenance » (Zugehörigkeit)71. Kant lui aussi a dégagé la liaison de la personne à la chose dans sa définition du mien selon la loi. Mais c’est le juriste chevronné qu’était Zeiller qui le premier put en tirer les importantes conséquences juridiques. La possibilité lui en fut donnée, là aussi, par le concept dynamique de chose du § 285, et la valeur appréciable de ce concept élargi de propriété se trouve dans le droit d’exclusion, valant pour tout droit de ce type, contre de tierces personnes et dans la protection pétitoire en résultant vis-à-vis des lésions par des personnes sans titre. C’est ce que dispose expressément le § 354 ABGB.

Le concept large de propriété du § 353 ne comprend pas seulement les biens corporels mais aussi les droits sur ceux-ci. Mais il ne confond nullement le concept de propriété avec celui de patrimoine. Ce dernier concept inclut tous les droits et obligations patrimoniaux d’une personne et remplit donc une fonction plus large. La finalité du § 353 est essentiellement plus étroite et requiert une interprétation restreinte. En plus de la propriété pleine et entière du droit romain, qui ne peut être constituée que de biens corporels, il comprend, tout comme l’ancien droit germanique de haute époque, une « propriété limitée de droits », droits qui attestent un contenu plus restreint que la propriété pleine et entière, une propriété restreinte, qui peut être de plusieurs sortes mais doit toujours attester un contenu déterminé72. Pour en définir les contours est déterminante l’idée de publicité (Publizitätsgedanke), qui selon Otto von Gierke est née de l’ancien droit germanique73 et requiert toujours des faits externes déterminés qui fassent paraître et reconnaître extérieurement le bien-fondé du rapport du titulaire et de l’objet, et fonde ainsi l’« appartenance ».

Cela intervient seulement avec des droits qui renferment en soi l’autorisation de l’usage d’un bien corporel appartenant à autrui. Les servitudes n’entrent pas là en considération, car en tant que droits réels elles ont une régulation spécifique ; entrent en considération certains droits de nature personnelle, mais ces droits ne deviennent objet de la propriété au sens large que lorsque la prétention à l’usage d’un bien étranger, tout comme dans la cession de propriété pleine et entière en droit romain, est déjà réalisée et ainsi la relation nécessaire entre personne et bien est extérieurement reconnaissable. Cette réalisation n’intervient qu’avec le début de l’exercice effectif du droit, c’est-à-dire avec l’usage. C’est seulement alors qu’apparaît une « nouvelle relation juridique » qui requiert une protection plus forte que le simple titre personnel, car c’est avec cette réalisation du droit que naît la permission du § 354 d’exclure toute autre personne. Cela intervient, par exemple dans le régime du bail, quand le locataire emménage dans l’appartement loué. Ces dernières décennies, a souvent été soulignée la nécessité d’une protection ainsi renforcée dans le régime du bail74, mais cette nécessité ne doit pas se réduire au domaine de la location, elle vaut pour tout droit d’usage personnel à un bien étranger dès le moment de l’exercice effectif de cet usage, donc aussi pour toute abstention d’usage contractuelle, par exemple dans un contrat de prêt. Tout droit d’usage réel ainsi réalisé jouit selon l’ABGB du droit de protection pétitoire direct contre les lésions de droits par des personnes sans titre. Ainsi, tous les biais pitoyables que nécessite le droit romain pour les propriétés des biens corporels, et l’accumulation de procédures qui en résulte, disparaissent. Tout devient simple et naturel, conforme à la pensée juridique du peuple.

D’un autre côté, la propriété des biens corporels elle-même, c’est-à-dire la propriété au sens romain, est libérée du cancer des interprétations juridiques individualistes, car la pensée directrice de « liberté limitée par les finalités de la collectivité » influe également sur son contenu. C’est ainsi que ce contenu est limité aux termes du § 364 par les devoirs qui s’imposent à l’individu vis-à-vis de la collectivité eu égard au « bien général ». Ainsi, le droit de propriété ne constitue pas seulement un droit subjectif de l’individu mais renferme également en soi une fonction sociale75. Il s’inscrit organiquement dans l’édifice du droit civil et en caractérise l’architectonique organique76. Ici encore le code juridique vieux de presque cent cinquante ans rejoint de manière remarquable la conception nationale-socialiste et est incomparablement plus moderne que les codes plus récents nés dans les époques de matérialisme borné. Les œillères du droit romain sont tombées. Le nouveau droit s’est formé à partir de l’ancienne pensée juridique allemande éclairée par la doctrine philosophique de Kant.

La division nette, implacable entre droits personnels et réels elle-même, que traçait le droit romain et que le BGB a repris de manière encore plus implacable, s’il est permis de penser une telle chose, mais qui reste incompréhensible pour le peuple, est, comme le montre l’exemple du concept élargi de propriété, étrangère à l’ABGB77.

Il en est résulté une extraordinaire simplification de la réflexion juridique, qui se manifeste clairement dans toutes les transactions de la vie quotidienne. Une partition de ces transactions entre une transaction personnelle de base et un « contrat réel abstrait » complètement indépendant, comme cela se produit dans le BGB, est tout à fait étranger au code civil autrichien ainsi, du reste, qu’aux conceptions du peuple. Quand deux personnes passent un contrat de vente à propos d’un bien, ils ne cherchent pas seulement à produire un « fondement juridique » pour l’acquisition d’une propriété sur ce bien : le vendeur veut aussi transférer réellement la propriété à son cocontractant. Autrement, il penserait que la déclaration de vente est malhonnête. Par conséquent, même quand le bien doit être transféré plus tard à l’acquéreur, ce transfert différé ne signifie rien d’autre que l’« accomplissement du contrat », lequel accomplissement est certes différé mais fut conclu dès le départ par la volonté des deux parties. Ce contrat n’aurait autrement aucun sens. Tel est bien le point de vue de l’ABGB. Tout comme l’homme du peuple, il conçoit la transaction comme un tout. L’accord personnel et réel est tout un, car les deux parties sont d’accord lors de la conclusion de l’affaire sur la concession de propriété. Il est vrai que la propriété de biens meubles n’est acquise que par le transfert, mais cette nécessité correspond pleinement aux exigences de l’ancien principe germanique de publicité, qui agissait de manière bien plus forte dans l’ancien droit allemand que dans le droit romain, car ce n’est qu’à partir de ce moment qu’est réalisée l’« appartenance » qui, selon le vieux droit allemand, et de même selon le § 353 ABGB, caractérise la propriété. C’est à partir de ce moment seulement que le bien devient pour l’acquéreur, selon le mot de Kant, « sien selon la loi ». C’est seulement alors que la relation réelle nécessaire à l’apparition d’effets juridiques réels s’ajoute aux éléments volitifs du contrat et que le droit acquis devient opposable à tous alors qu’il n’était jusque-là contraignant que pour les seules parties. Or, avec ce transfert, il ne s’agit pas d’une nouvelle transaction mais bien d’un seul et même acte de cession78.

Ces prescriptions de l’ABGB ont rendu possible une simplification extraordinaire, et en même temps conforme aux conceptions populaires, de l’ensemble des processus juridiques de transaction, et prévenu dans le ressort du code les innombrables contentieux qui se produisent sous le régime juridique de l’Allemagne en raison de la partition des transactions.

Une simplification juridique tout aussi importante a eu lieu dans le domaine de la possession. Là aussi des idées furent formées et employées dans l’esprit de la doctrine kantienne du droit et en s’écartant du droit romain, des idées qui s’enracinent dans les anciennes représentations germaniques de la « saisine » (Gewere)79. Aussi l’ABGB ne connaît-il pas seulement une possession de choses corporelles. Les auteurs du BGB furent, on le sait, obligés – car, comme dans le droit romain, ils ne reconnaissaient de possession que de choses corporelles –, pour tenir compte des besoins de la vie, d’édifier une construction totalement artificielle où les concepts de possession en propre, possession pour le compte d’autrui, possession directe, possession-relais (Staffelbesitz) se fondent l’un dans l’autre. Il en résulte un ahurissant mille-feuille, qui nécessite le plus souvent de véritables acrobaties mentales, car une même personne peut occuper en même temps différents échelons de cette « échelle possessoire », et rend la complexité de la théorie de la possession dans le BGB franchement grotesque. Il va de soi que le non-juriste, même éduqué, est incapable de s’y retrouver dans un tel maquis, et que la connaissance de cette théorie reste complètement fermée au peuple, ce qui est d’autant plus regrettable que la représentation de l’importance de ces questions y est justement très vivace. En outre, selon les dispositions du BGB, qui reflète la pensée matérialiste de l’époque libérale, seule décide l’autorité du fait ; la volonté du détenteur n’a aucune importance. Cette conception anti-allemande (undeutsch) a inconsidérément sacrifié de profondes pensées du vieux droit germanique.

A contrario, l’ABGB a, dans la théorie de la possession également, permis d’éviter ces raffinements absurdes, et il s’est là encore servi de la doctrine de Kant. En adéquation avec Kant et la conviction populaire, le § 309 ABGB donne à la volonté du détenteur une place déterminante. Sa possession n’est pas seulement matérielle. Le code connaît, comme Kant, la « possession intelligible »80 et sépare le domaine de la possession en deux grands groupes : la possession physique et la possession juridique. L’objet de la première sont les biens corporels. Peuvent être, d’un autre côté, objet de possession juridique les droits qui apparaissent au cours de transactions, c’est-à-dire des droits patrimoniaux conformément au concept de chose du § 285, mais seulement ceux qui permettent un usage durable et renouvelé, dont la possession ne s’épuise pas dans une seule occurrence de leur usage.

Les deux groupes de possession sont unifiés dans la « possession en propre ». Il en résulte sans difficultés la possibilité, dans une location, que le bailleur reste « propriétaire physique ». Lui seul a la volonté de garder et traiter le bien loué comme sien, tandis que le locataire entend exercer comme son droit propre le seul droit de bail et ne devient détenteur que de ce seul droit, et ce – conformément à l’ancienne pensée juridique allemande – seulement à partir du moment où il occupe le logement loué car c’est seulement de cette manière que le fait extérieurement reconnaissable de la possession est réalisé. La laborieuse complexité du droit de possession du BGB est ainsi prévenue. Mais en même temps le développement du droit germanique fut pris en considération, et l’institution du droit conduite à la formule la plus simple, si bien que dans ce domaine aussi sont prévenues les innombrables questions litigieuses dont souffre l’Allemagne.

Les principes ici décrits de personne, chose, propriété et possession s’imbriquent sans failles l’un dans l’autre, en dépit de leurs significations fondamentalement différentes, et forment une unité architectonique tirée des grandes idées cohérentes de la philosophie du sage de Königsberg, dont le travail peut certes vieillir sur tel ou tel point de détail mais possède dans l’ensemble une valeur qui apparaît peu à peu dans toute sa splendeur à la postérité admirative.

L’unité ainsi obtenue agit avec succès dans tous les domaines du code civil. Il ne peut être l’objet du présent essai d’établir une liste exhaustive des avantages acquis. Nous en donnerons un dernier exemple avec l’institution juridique de la gestion d’affaires.

Elle est dans tous les autres systèmes juridiques, tout comme dans le droit romain, surchargée d’ergotages, ce qui explique les innombrables théories et querelles qui prolifèrent dans ce domaine81.

Zeiller s’est opposé avec résolution à ces dégénérescences. En partant de la doctrine de Kant, il posa que les fictions juridiques de quasi-contrats et quasi-délits courantes dans ce domaine sont rendues inutiles par les principes bien entendus de la philosophie critique82. Il demanda donc là aussi d’écarter toutes les fictions et conjectures obscures, car les hypothèses « sont permises comme armes de guerre, non pour fonder un droit sur elles, mais seulement pour le défendre »83.

Zeiller prend pour point de départ le développement historique. La forme originelle de la gestion d’affaires, celle où elle est parvenue à la reconnaissance en tant qu’institution juridique, est la gestion « d’urgence », c’est-à-dire une prestation d’aide nécessaire pour prévenir un dommage menaçant directement une personne et dont l’imminence empêche d’obtenir l’accord de celle-ci avant l’intervention de celui qui est en mesure de prévenir le dommage. De la nécessité de cette forme de la gestion d’affaires, l’esprit juridique prit conscience dès les temps les plus anciens. Sa régulation spécifique est par conséquent indispensable. C’est l’objet du § 1036 ABGB.

En cas d’urgence, l’aidant a, selon la conception du code, un droit originaire à agir en fournissant la prestation d’assistance. Mais ce n’est nullement un droit spécifique, seulement une conséquence de son droit de personnalité (des « droits innés » du § 16) qui appartient en tant que telle à la sphère d’action juridique de l’aidant. Il est inutile d’introduire ici des considérations contractuelles et de demander un hypothétique accord de la personne menacée. Cela devient important dans tous les cas où le médecin traite une personne inconsciente pour prévenir un danger sur la santé ou la vie de celle-ci.

Le « gérant » en urgence n’est certes pas mandaté par le législateur, mais la loi, au § 1035, lui a cependant accordé la « permission » d’agir, avec pour ce faire pleins pouvoirs légaux. Il a donc le statut juridique d’un mandataire et a droit, dès lors, à compensation même quand l’assistance est restée, sans que ce soit sa faute, infructueuse. Cette manière d’encourager l’aidant offre un moyen efficace de promouvoir l’assistance entre personnes.

Mais quand il n’y a pas de véritable urgence, la « gestion d’affaires » ne doit pas être encouragée par la loi. Aussi n’est-elle pas permise, aux termes du § 1035, et demander l’accord du « géré » est dans ce cas obligatoire. À défaut, il ne peut être fait droit à la demande par le « gérant » d’une compensation pour ses frais que si son intervention a été « au grand et évident avantage » du « géré », ce qui, en outre, ne doit être apprécié que du seul point de vue de ce dernier. Et la gestion d’affaires n’est pas non plus considérée comme « justifiée », elle ne peut être qu’« excusée ». En cas d’interdiction valide du « gérant », la gestion d’affaires est illicite et inadmissible, le gérant est contraint de dédommager ou de remettre en l’état le bien et n’a aucun droit à la compensation de ses frais. Avec une telle position, toutes incertitudes sont prévenues, et c’est en outre une disposition populaire.

L’uniformisation serrée et la clarification des différents problèmes juridiques se manifestent dans tous les domaines. Le code civil a de fait transformé les enseignements du plus grand philosophe allemand en législation vivante, à un point jamais imaginé auparavant. Contrairement aux codes plus tardifs, positivistes, c’est un code idéaliste. Mais il n’a pas suivi une fausse idéologie et reste, comme l’entendait Kant, sur le terrain de l’expérience pratique84. Ce sont justement les concepts dégagés par Zeiller de la philosophie kantienne d’une part et de sa riche expérience d’autre part qui permettent à ce code d’être adapté aux vertigineux développements économiques des temps présents et expliquent le mystère de sa force toujours jeune que rien ne peut abattre. Grâce à eux nous sont épargnées, dans le ressort de l’ABGB, les graves crises que connaît la justice et qui sont dues aux fondements défectueux des ordonnancements juridiques édifiés sur le modèle du droit romain, parce que le droit romain correspondait à un ordre économique radicalement différent qui reposait essentiellement sur l’esclavage et ne peut par conséquent être transposé à notre temps sans de sévères commotions.

Par là s’explique aussi l’extraordinaire attrait exercé par le code civil autrichien sur d’autres nations. Avec sa simplicité limpide, sa langue merveilleuse, il a porté la pensée juridique allemande bien au-delà des frontières de l’Allemagne à l’est et au sud-est. Le patrimoine juridique allemand qui s’y trouve ancré a été intégré dans l’ordre juridique de ces pays et y est encore en vigueur. Ainsi, le code serbe procède purement et simplement de l’ABGB et le vieux droit roumain s’en est aussi très fortement inspiré.

Mais son plus grand prodige consiste en ce que ce droit est resté au cœur des peuples de l’Est et du Sud-Est même quand ceux-ci se sont entièrement séparés de nous au plan politique, après la Première Guerre mondiale. C’est justement à ce moment-là que notre pensée juridique, malgré l’ingénieuse propagande des Français en faveur de leur Code civil [en français dans le texte], a connu une nouvelle vague. Le projet yougoslave ainsi que le projet tchécoslovaque de code civil suivent fidèlement le modèle de l’ABGB. Le « code populaire » (Volksgesetzbuch) projeté doit par conséquent lui aussi faire siens les avantages de ce code. Cela ne se peut que si le fondement philosophique de l’ABGB sert là encore de modèle85. Il est né du travail commun du Nord et du Sud allemands. Emmanuel Kant, professeur à l’université allemande la plus septentrionale, posa les bases que l’Autrichien, le Styrien Franz von Zeiller, professeur à la plus méridionale des universités de langue allemande, utilisa au plan pratique. L’exemple de ces deux éminents fils du peuple allemand nous montre le chemin que nous devons suivre pour la conception du futur code populaire. Nous n’aurons alors rien à craindre pour l’avenir du droit allemand.

Notes

1 Cf. à ce sujet mes écrits : Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, 1926 ; Die Neugestaltung der Grundbegriffe, zugleich eine Erwiderung auf Oswald Spenglers Kritik des modernen Privatrechts, 1929 ; « Franz von Zeiller, Der große Pfadfinder der Kultur auf dem Gebiete des Rechts », Festschrift des steirischen Kulturschutzbundes, 1931 ; Das Privatrecht der Zukunft, 1932 ; Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, 1935 ; Das österreichische Allgemeine Bürgerliche Gesetzbuch, 2e éd., 1944.

2 Swoboda, Das Privatrecht der Zukunft, p. 13 ss.

3 Stammler, Zeitschrift für Rechtphilosophie, 1929, p. 25.

4 Kant, Critique de la raison pure = Philos. Bibl. vol. 2, p. 182.

5 Ebenda, p. 296.

6 Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit. Introduction. De même, Zeiller, Das natürliche Privatrecht, 1802, §§ 8 ss.

7 Savigny, La vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, 3e éd. [originale allemande], p. 30.

8 Swoboda, Die Neugestaltung der bürgerlichen Rechts, p. 23.

9 Tomsa, Pràvny obzor, 1926, p. 436 s.

10 E. Heyman, Berlin. Akad. « Abh. Über Leibniz’ Plan einer jur. Studienreform », 1931, p. 17 ; Swoboda, Die Neugestaltung der bürgerlichen Rechts, p. 17 ss.

11 Kant, Métaphysique des mœurs, 1e partie : Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Préface.

12 Kant estimait tellement ces « hautes finalités » du droit qu’il a eu cette formule : « Si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre. » Kant, Doctrine du droit 2e partie, § 49 E, I.

13 Lucain, Bellum civile, VII, 435.

14 Sachsenspiegel, III, 42.

15 Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 2e lecture. Cf. à ce sujet Goethe dans sa conversation avec Eckermann du 6 avril 1829.

16 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, = Philos. Bibl. vol. 29, pp. 74 ss. Cf. ses déclamations contre la « liberté sauvage et déréglée » = Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, § 47.

17 Kant, ebenda, p. 55 ss. ; Kant, Doctrine du droit, Introduction = Philos. Bibl., vol. 29, p. 40 ; Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 11 ss.

18 Nietzsche, La volonté de puissance = édition Musarion, vol. 19, p. 332 ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 41.

19 Kant, Doctrine du droit, II, p. 174.

20 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 68 ss.

21 Kant, Appendice à l’introduction de la science du droit, I ; de même, Zeiller, Kommentar zum ABGB, I, p. 69 s.

22 Swoboda, op. cit., p. 45.

23 Swoboda, Franz von Zeiller, Der große Pfadfinder.

24 Sur ce point, Swoboda, « Die neue Rechtsangleichung auf dem Gebiete des Strafrechts », Deutsches Recht, Wiener Ausgabe, 1943, p. 61 s.

25 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 18 ss.

26 Lettre du 4 août 1772 au comte Brünner, facsimile in Festschrift zur Jarhhundertfeier des AGBG, 1911.

27 Zeiller, Vorbereitung zur Gesetzkunde, I, p. 22 ss., ainsi que sa conférence introductive à la 1e réunion de la Commission le 21 décembre 1801, compte rendu p. 2 ss., ainsi que sa conférence de conclusion et de compte rendu à l’Empereur au nom de la Commission en introduction au nouveau code civil, compte rendu II, p. 466 s.

28 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, § 37.

29 Zeiller, Kommentar, I, p. 66, 69 ss. ; Swoboda, Franz von Zeiller, p. 48 ss.

30 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, § 4 ; Zeiller, Kommentar, I, p. 102 s. et sa conférence introductive du 21 décembre 1801, compte rendu I, p. 1 et 12.

31 Swoboda, Das ABGB im Lichte der Lehren Kants, p. 164 ss. Zeiller appela justement ce caractère autochtone (adéquation) une condition relative de l’exhaustivité de la loi. Zeiller, Vorbereitung, I, p. 57 ; Zeiller, Kommentar, I, p. 23.

32 Swoboda, ebenda, p. 157 ss. ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 54 ss.

33 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, Avant-propos.

34 Cf. Br. Bauch, Geschichte der Philosophie, V, p. 149.

35 Swoboda, Franz von Zeiller, p. 53 s.

36 Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 149

37 Kant, Critique de la raison pure, p. 296. Zeiller dit expressément, dès la première page de son Commentaire à l’ABGB, que la doctrine philosophique du droit – et par là il entend la philosophie critique de Kant – constitue la première des connaissances préalables à l’étude approfondie du code. Il s’abstient généralement de citer le nom de Kant, là où il est en accord avec ce dernier ou s’appuie sur lui, pour des raisons de censure. En effet, peu avant les consultations sur l’ABGB, en 1801, une intervention de la police mit fin à des conférences sur Kant par un autre savant, conférences qui attiraient beaucoup de public à Vienne. Sur les points où Zeiller s’oppose à Kant, il le cite en revanche sans exception.

38 Zeiller, Conférence à l’Empereur, Consultations II, p. 473 s. ; Zeiller, Vorbereitung, I, p. 48.

39 Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? p. 137 s. ; Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 147 s.

40 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 47.

41 Aristote, Éthique à Nicomaque, E 14.

42 Binder, Philosophie des Rechts, p. 401.

43 W. Sauer, Die Wirklichkeit des Rechts, p. 28 ss.

44 Hedemann, Grundriß des Sachenrechts, 2e éd., p. 4.

45 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 7 ss.

46 Kant, Critique de la raison pratique = Philos. Bibl. vol. 7, p. 104.

47 Br. Bauch, « Das Rechtsproblem der Kantischen Philosophie ». In : Zeitschrift für Rechtsphilosophie, III, p. 13.

48 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 44.

49 Swoboda, op. cit., p. 16 ss.

50 Zeiller, Commentaire, I, p. 13.

51 Joseph, Code juridique, IV, § 19.

52 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 18 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, I, 2e éd. 1944, p. 101 ss.

53 Kant, Idée d’une histoire universelle = Philos. Bibl. 37/11, p. 4 ss. Kant ne se montra fils de son époque, à qui la signification de la pensée nationale était encore inconnue, que dans la mesure où il voyait la plus haute expression de la culture dans le « cosmopolitisme » ; il lui manquait l’expérience de la direction prise par l’humanité depuis lors.

54 Br. Bauch, Persönlichkeit und Gemeinschaft. Beiträge zur Philosophie des deutschen Idealismus, II/2, p. 1.

55 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 49 ss. ; Swoboda, Das österreichische ABGB, II, p. XIII s., 151 ss.

56 Kant, Doctrine du droit, I, § 4.

57 Ebenda, I, § 2.

58 Ebenda, I, § 4c.

59 Ebenda, I, §§ 23, 25 et Appendice (erl. Bem.)

60 Zeiller, Das natürliche Privatrecht, §§ 2, 41.

61 Zeiller, Vorbereitung, I, p. 4 s.

62 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 59.

63 Kant, Doctrine du droit, I, §§ 4, 20.

64 Ebenda, I, § 2.

65 Leibniz, Nouveaux Essais. = Philos. Bibl., édition Kirchmann, p. 419.

66 Kant, Doctrine du droit, I, § 2.

67 Swoboda, Die Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 66 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 159 s.

68 Spengler, Le déclin de l’Occident, II, p. 97.

69 Swoboda, Neugestaltung der Grundbegriffe, p. 69 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 162 s.

70 Kant, Doctrine du droit, I, § 1.

71 Spengler appelle le concept de propriété construit sur l’appartenance la « propriété au sens le plus profond », le « fait d’adhérer à quelque chose » (Le déclin de l’Occident, II, p. 423, n. 3, p. 123)

72 O. v. Gierke, Deutsches Privatrecht, II, p. 349 ss.

73 Ebenda, II, p. 188 ss.

74 Löning, Die Grundstückmiete als dingliches Recht.

75 Swoboda, Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, p. 71 ss. ; du même, Das österreichische ABGB, II, p. 159 s.

76 Kant, Critique de la raison pure, p. 641 ss.

77 Swoboda, Das österreichische ABGB, III, p. 3 s.

78 Swoboda, op. cit., II, p. 237 ss. ; du même, « Die Neugestaltung des Liegenschaftsrecht », Deutsches Recht, éd. viennoise, 1943, p. 69 ss.

79 Swoboda, Die Neugestaltung des bürgerlichen Rechts, p. 97 ss.

80 Kant, Doctrine du droit, I, §§ 1 ss.

81 Swoboda, Bereicherung, Geschäfstführung ohne Auftrag versio in rem, 1919, p. 44 ss. ; Swoboda, Das ABGB im Lichte d. L. K., p. 208 ss.

82 Zeiller, Conférence à l’Empereur, Consultations II, p. 485 s.

83 Kant, Critique de la raison pure, p. 598 s.

84 Pratobevera, Materialien, 1814, vol. I, p. 199.

85 Swoboda, « Der Beitrag der Ostmark zum Volksgesetzbuch der Zukunft ». Deutsches Recht, éd. viennoise, 1941, p. 113 ss.