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Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist), publié dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahiers 1-3, 1935, pp. 81-95.
Le philosophe suédois Per Efraim Liljequist (1865-1941) est le dernier représentant d’une philosophie inconnue en France mais qui fut, dit-on, pendant quelque cent ans une sorte de « philosophie nationale » de la Suède, le boströmianisme, du nom de son fondateur Christopher Jacob Boström (1797-1866).
L’essai qui suit a été rédigé en allemand. Dans le volume des Kant-Studien dont nous nous sommes servi, ne se trouve malheureusement que la première partie, la suite étant renvoyée au prochain numéro, que nous n’avons pu jusqu’à présent consulter. Quand ce sera le cas, nous ne manquerons pas de traduire et de publier sur ce site la suite et fin de l’essai. Il nous semble important d’introduire notre lecteur à cette philosophie sans attendre de trouver un exemplaire de la revue, recherche dont le résultat est au demeurant incertain.
Avant de présenter l’essai lui-même, voici ce qu’une rare étude française sur la philosophie dans les pays scandinaves dit au sujet du « boströmianisme ». Il s’agit du « Que sais-je ? » sur Les philosophies scandinaves, par Olivier Cauly (1998). Liljequist est cité deux fois dans l’ouvrage (pour dire chaque fois qu’il est le dernier représentant du boströmianisme), sans que sa propre pensée, toutefois, ne soit présentée.
« La pensée suédoise (et dans une large mesure d’expression suédoise pour la Finlande) a encore plus souffert de cette situation [son isolement international]. Certes, il y a les figures de la reine Christine, de Linné et de Swedenborg. Mais toutes trois possèdent pour des raisons différentes un rapport oblique à la philosophie et l’on sait par exemple le sort qu’a réservé Kant à Swedenborg, devenu pour longtemps la figure emblématique de la divagation, mais dont le passé scientifique et philosophique se trouvait par là même radicalement occulté. Le paradoxe est que l’on est venu à ne plus rien savoir de philosophes de la stature d’un Höijer à l’époque de l’idéalisme ou plus récemment de celle de Hagerström. Mais il faudrait encore évoquer la figure de Boström dont l’influence sur la philosophie suédoise fut décisive au XIXe siècle, au point d’avoir engendré ce que certains historiens appellent une véritable philosophie nationale (le Boströmianisme) qui persistera jusqu’à la mort de son dernier représentant E. Liljequist en 1941. » (op. cit. p. 5)
L’isolement de la pensée suédoise doit être relativisé. Selon Cauly, cet isolement prendrait fin après la Seconde Guerre mondiale, par l’insertion sur la scène académique internationale via l’usage de l’anglais (et, de fait, l’adoption des tendances de la philosophie anglo-saxonne) ; or, avant la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare, il était même courant que les philosophes et d’autres intellectuels scandinaves écrivissent en allemand et fussent donc connus dans la sphère culturelle germanophone, une tendance qui a entièrement disparu après la guerre (et, selon nous, du fait de la guerre, c’est-à-dire du fait des armes). L’essai de Liljequist ici traduit fournit un bon exemple de ces contacts : avec un texte en allemand publié dans la prestigieuse revue Kant-Studien (sur deux numéros), il est impossible de dire que ce philosophe était inconnu dans les pays et les communautés de langue allemande. L’unique note de bas de page dans l’essai de Liljequist montre d’ailleurs qu’il faisait aussi des conférences en langue allemande, à l’intérieur (Berlin, 1934) comme en dehors du Reich (Vienne, 1933). Avant cela, les auteurs scandinaves, comme ceux du reste de l’Europe, écrivaient en latin, d’abord entièrement dans cette langue, puis dans l’une ou l’autre langue, le latin et la langue nationale : leurs œuvres en latin étaient par conséquent sur un pied d’égalité avec celles des auteurs d’autres pays européens, en termes d’accessibilité linguistique. L’œuvre de Boström, par exemple, est encore en partie écrite en latin, jusque dans les années 1840. (Le fait qu’elle soit restée inconnue en France ne tient donc peut-être pas tant à un isolement de la Suède qu’à un isolement de la France !) Poursuivons les citations.
« Si l’idéalisme est devenu après Höijer la conscience philosophique de la Suède, c’est aussi au prix d’une évolution qui le détermina davantage comme une philosophie de la religion, sans doute plus conforme aux aspirations d’une monarchie conservatrice. Ce sera le cas notamment de la pensée de C. J. Boström dans les années 1830, qui définira lui-même sa philosophie comme un « idéalisme rationnel », mais qui unit plus étroitement la rigueur de la construction systématique (l’héritage de Höijer) à la profondeur de l’aspiration religieuse. » (op. cit. p. 80)
« Après Höijer, mais d’une tout autre manière que lui, Boström est la figure la plus marquante de l’idéalisme suédois. Il appelait lui-même sa philosophie, en conservant l’orientation de ses prédécesseurs, un idéalisme rationnel, en réalité un système (l’héritage de Höijer) comprenant la théologie, l’anthropologie et l’ethnologie (entendue toutefois comme science des fins de l’humanité). La philosophie théorique se subordonne à la philosophie pratique dans le sens où Boström l’entend, c’est-à-dire à la religion pensée comme source de l’éthique et du droit. La philosophie possède par conséquent le caractère d’un système achevé qui trouve son fondement en Dieu considéré moins comme la raison impersonnelle de tout ce qui est que comme personnalité morale absolue. Comme telle, elle est la fin à laquelle tout homme aspire à travers la reconnaissance de la loi suprême de sa personnalité.
« La philosophie de Boström prend sa source au voisinage de Berkeley et de Leibniz pour y trouver le fondement d’un idéalisme pour lequel tout ce qui est et vit est fondamentalement sujet, c’est-à-dire perception. La réalité est en soi spirituelle dans la mesure même où toute vie est conscience, c’est-à-dire une perception qui se perçoit elle-même plus ou moins confusément (Leibniz) dans sa représentation du monde. Esse et percipi sont alors des concepts identiques (De mente ac perceptione aphorismi, 1839). À l’instar de Biberg et de Grubbe, Boström va voir dans la perception la racine d’une raison qui enveloppe le sens de l’infini et élève tout homme au-delà de sa représentation seulement finie du monde pour lui donner de surcroît une perception de l’absolu ou de Dieu lui-même en tant qu’il comprend la totalité des idées (perceptions) de tous les êtres. La rationalité de l’être même de l’homme se déduit de sa capacité à réfléchir sa perception (conscience).
« L’idéalisme de Boström se dévoile en réalité comme une éthique religieuse formulant l’exigence à tout homme [sic] de s’élever de son être perçu en Dieu à la perception de cette idée pour exprimer dans sa vie cette conscience de soi en Dieu. L’idéal d’une vie rationnelle (sagesse) impose le devoir de s’approprier cette idée pour la réaliser dans sa personnalité, à l’image de la personnalité de Dieu. La fin de l’éthique ne peut comme telle se restreindre à la seule autonomie de la personnalité, ce que Boström a exprimé en disant que la sagesse doit comprendre la béatitude qui est pour l’humanité l’établissement du royaume de Dieu sur la terre. Boström qualifie au demeurant de rationalisme positif une telle éthique, pour mieux la distinguer de celle, négative selon lui, de Kant, qui en reste à l’abstraction du Sollen et à la pensée seulement formelle de l’autonomie.
« Dans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières pour exposer le concept d’un organisme supérieur et d’une personnalité morale distincts de la société civile. La meilleure législation est par conséquent celle qui réalise l’idée de l’État incarnée par un monarque réunissant le législatif et l’exécutif. L’État lui-même se fonde en dernière instance sur la personnalité absolue de Dieu dont le monarque est le représentant en tant qu’incarnation de l’idée pratique (Satser om lag och lagstiftning, 1845, Propositions sur la loi et la législation). L’influence de Hegel est au demeurant manifeste sur tous ces points. » (op. cit. pp. 101-102)
Cet exposé, certes sommaire, est important pour au moins deux raisons avant la lecture de l’essai qui suit. Tout d’abord, l’expression « idéalisme personnaliste », par laquelle nous traduisons le terme Persönlichkeitsidealismus, peut être à présent comprise, au vu de ce qui figure dans cet exposé sur la notion de « personnalité ». Nous avons emprunté l’expression commode d’« idéalisme personnaliste » à la traduction espagnole « idealismo personalista » du dictionnaire philosophique Ferrater Mora. Il n’y a pas de lien avec le courant de pensée connu en France sous le nom de « personnalisme » (Mounier).
Ensuite, le présent essai de Liljequist traite de la théorie du contrat social, pour s’y opposer, ce qui confirme l’exposé de Cauly quand celui-ci écrit que « [d]ans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières ». Liljequist discute la fameuse idée du contrat social non pas en remontant seulement jusqu’à Rousseau, comme on le fait en France, ni jusqu’à Hobbes, comme on le fait en Angleterre, mais jusqu’à l’Antiquité grecque, puisque c’était une théorie de sophistes fameux en leur temps, combattue tant par Platon que par Aristote.
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CONSIDÉRATIONS DE PRINCIPE SUR L’INDIVIDU ET LA COLLECTIVITÉ
SELON L’IDÉALISME PERSONNALISTE SUÉDOIS
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par P. E. Liljeqvist, Lund (Suède)
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La question ici traitée est l’une des plus importantes de la philosophie du droit et de la philosophie politique, peut-être même la plus importante, mais n’a pas encore trouvé de solution unanime : il s’agit de la question de la personnalité de la collectivité et en particulier de l’État. Cette question a pu paraître dans le passé d’une plus grande actualité que ce n’est le cas aujourd’hui, alors qu’elle est bien souvent écartée comme une question métaphysique ; en Suède, ce fut même une question brûlante en raison de la défense zélée par Christopher Jacob Boström de la représentation politique des quatre états et la forme plutôt agressive de cette défense. Tant que ce sujet de discorde faisait passer les autres au second plan dans la politique intérieure de la Suède, Boström fut le porte-parole et le théoricien philosophique du conservatisme de l’époque, à la fois véhémentement combattu par le libéralisme et le combattant avec véhémence. Avec le triomphe du bicamérisme en Suède – comme presque partout ailleurs dans le monde civilisé –, l’intérêt public pour cette question disparut1 ; elle ne semblait plus s’agiter que dans la cervelle de quelques théoriciens endurcis. C’est seulement ces derniers temps qu’elle a regagné une certaine actualité, non sans rapport avec les tendances à l’œuvre dans l’aire culturelle allemande, à l’instar des conceptions d’Othmar Spann.
La participation de Boström aux discussions politiques de son temps avait pour fondement, tout d’abord, sa doctrine de la personnalité inhérente à toute communauté réelle entendue dans le sens le plus élevé, une doctrine qui s’inscrit naturellement et de manière éminente dans son idéalisme personnaliste mais n’en est pas, cependant, une extension nécessaire ; deuxièmement, sa séparation stricte des deux collectivités les plus importantes, le peuple et l’État, qui poursuivent chacun des buts différentes, à savoir, pour le peuple, un libre but moral, la culture, et, pour l’État, le droit formel ou juridique2, essentiellement coercitif, en gardant à l’esprit que pour la moralité la disposition intérieure est ce qui est le plus important et ce qui doit être souhaité (moralité), tandis que pour le droit l’obéissance extérieure suffit (légalité) ; troisièmement, son idée que le peuple a pour organes immédiats les quatre états, noblesse, clergé, bourgeoisie et paysannerie, qui sont eux-mêmes des personnes ; quatrièmement, enfin, le fait que le peuple et l’État, malgré leur distinction, sont, un peu comme contenu et forme, assignés l’un à l’autre et constituent une communauté de vie organique, où la direction revient à l’État, que le peuple doit utiliser comme son organe selon certaines voies. Sur les individus, en revanche, aucun droit quel qu’il soit ne se laisse directement fonder, ni le droit formel ou juridique ni le moindre droit moral ou éthique : la condition indispensable de tout droit est apportée par les communautés en tant que personae morales. Sur les communautés dites publiques, à commencer par l’État, se fonde le droit formel ou juridique, essentiellement coercitif. Un droit d’une tout autre nature, droit privé ou moral-éthique, en tant que tel non coercitif – et qui ne doit pas être confondu avec le droit civil de la théorie juridique, en ce qu’il ne vise nullement à réguler certaines relations personnelles extérieures mais ce qui est moralement juste dans la poursuite des tâches culturelles à l’intérieur de cercles plus ou moins grands –, ce droit privé ou moral-éthique repose sur les communautés privées ou morales qui font partie du peuple et que, par conséquent, Boström décrit comme subordonnées à l’État jusqu’à un certain point, tout comme le peuple lui-même. Les individus font directement partie de la communauté privée ou morale qu’est la famille : la famille – allant de pair avec le mariage, et les deux, selon Boström, étant des personnes dans « l’être pour soi » (im Für-sich-sein) – fait partie de la société communale ; cette dernière est à son tour en relation organique avec les quatre états du peuple, en ce que les états ont leurs racines dans la commune. La relation organique-personnelle des quatre états avec le peuple et l’État a déjà été évoquée. J’ajouterai, en guise de parenthèse, que vers la fin de sa vie Boström en vint à nier le caractère organique des communes, ne voyant plus en celles-ci qu’une unité locale – sans vraiment de raison suffisante pour cela, car à peu près tout ce qui conduit à caractériser une communauté au sens le plus éminent se trouve également ici. Boström fut vraisemblablement conduit à cette nouvelle position, sans en avoir conscience, par le fait qu’avec les sociétés communales se laisse gagner un support relativement organique pour le système bicaméral tellement honni par lui et considéré comme inorganique. Quoi qu’il en soit, pour le Boström de la dernière période, les sociétés communales doivent être, historiquement parlant, exclues de la catégorie des communautés au sens le plus éminent.
L’État est dans cette conception un organisme de communautés plus ou moins élevées – toute une hiérarchie, si l’on veut, de personnalités organiques associées selon différents degrés de dignité. Au-dessus de l’État, la même perspective se prolonge avec des communautés en devenir tels que les systèmes d’États et le système des systèmes d’États. Ces derniers aussi sont pour Boström des personnalités, qui, depuis les profondeurs de la possibilité, tendent de manière toujours plus certaine à leur pleine réalisation dans le monde. Si le système des systèmes d’États devenait une réalité, avec une personnalité mûre et de pleine capacité, la paix perpétuelle serait atteinte – dans la mesure où quelque chose peut être dit perpétuel en ce monde du changement et de l’éphémère –, alors serait aussi réalisé principiellement le droit dans sa forme ultime et la plus haute, tous les conflits entre droit et puissance disparaîtraient, il ne serait plus nécessaire que l’État possède une autre puissance que celle couverte par le droit et sa puissance ne servirait plus que comme instrument de la réalisation de ce dernier. Protégée par le droit formel, la moralité pourrait connaître un épanouissement jamais connu encore, dans l’accomplissement de l’ensemble de ses tâches culturelles.
En dehors de la communauté, sous toutes ses formes, et sans la communauté, il n’y aurait au contraire, comme cela ressort de ce qui a été dit, aucun droit. La thèse faisant de l’individu la source et l’origine du droit n’est pas validée par l’examen. L’individu n’a pas de droits par sa nature propre originelle ou avant la communauté, mais seulement dans la communauté et par elle. De même, il a des droits par chacune des communautés auxquelles il appartient, même si c’est l’État qui conduit de manière privilégiée à la stabilisation de ses droits. Plus sont nombreuses les communautés auxquelles l’individu appartient, plus il a de droits et, inversement, moins elles sont nombreuses, moins il a de droits : une thèse aux antipodes de l’ancien droit naturel puisque le droit naturel signifie que l’individu a par nature droit à tout, que ces droits naturels sont non seulement innombrables mais aussi éternels et illimités, qu’aucune communauté ne peut être bâtie sans une limitation des droits de ses membres, limitation qui débouche finalement sur leur annulation : status civilis, la société civile, signifie l’absence de droits, du moins s’agissant des droits naturels de l’homme. S’il peut y avoir, et dans quelle mesure, une compensation pour cette perte, dans les droits civils, c’est, à l’intérieur du droit naturel, une question sujette à débat.
Le point de vue développé par Boström sur les relations entre l’individu et la société ou la collectivité, entre l’individu et l’État, est indéniablement grandiose mais à des années-lumière de la façon de voir des classes éduquées ! Pour ces dernières, une telle doctrine est un discours fabuleux, pour beaucoup, un pur non-sens – surtout en raison de l’insistance sur la personnalité réelle et pleinement individuelle de toute communauté dans le sens le plus éminent, une personnalité qui serait parfaitement analogue à celle de l’être humain. L’opinion éduquée nourrit encore majoritairement les mêmes tendances contre la doctrine de Boström telle qu’elle vient d’être esquissée3, même si les luttes politiques internes ont lieu aujourd’hui sur d’autres questions, sur une autre toile de fond après un grand déplacement de coulisses. Mais on voit sans peine encore dans les questions de notre époque le problème de la relation de l’individu à l’État et plus largement à la collectivité.
La marque du moment présent n’est cependant pas la seule politique intérieure, même si, en Suède comme dans bien d’autres pays, les querelles partisanes ne se sont nullement tues à la veille de l’embrasement mondial ni ne peuvent, depuis lors, être conduites à un silence pensif devant la fumée qui continue de monter des ruines. En face de tensions internationales ayant éclaté en conflit mondial sans précédent dans l’histoire, le problème fondamental de la philosophie politique tel qu’il vient d’être présenté peut paraître sans importance. Mais une telle supposition est peut-être trompeuse. Il existe peut-être, en profondeur, une véritable unité vitale entre politique intérieure et politique internationale. La recherche est en train de se rendre mieux compte des corrélations qui vont dans ce sens, et dont la célèbre phrase de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », ne serait qu’une application spéciale. Il ne faudrait pas méconnaître, derrière cette thèse, la conception selon laquelle la politique est par nature quelque chose d’unitaire et d’intégral, quelque chose d’organique, et que par conséquent politique intérieure et politique internationale ne doivent pas être séparées. Dans tous les cas, la guerre mondiale fut menée non seulement par les moyens de la politique internationale mais aussi, et au moins autant, par ceux de la politique intérieure. L’expérience semble confirmer que politique intérieure et politique internationale sont la continuation l’une de l’autre. Le problème central de la philosophie politique se pose alors autant dans le domaine de la politique internationale que dans celui de la politique intérieure. Pensée jusque dans ses conséquences ultimes, cette considération suggère une interdépendance organique complète dans la vie de toutes les communautés authentiques et conduit à l’idée d’une communauté englobant tous les États ainsi que des sortes d’individus, peut-être pas directement mais de telle façon que les États se groupent en unités supérieures qui auraient au-dessus d’elles une ultime unité collective achevée. Je n’ai pas besoin de souligner qu’un tel point de vue est conforme aux vues de Boström, si l’on voit dans toute communauté authentique une personnalité.
Peu de temps après l’éclatement du conflit mondial, un historien anglais, J. W. Allen, publia un livre intitulé Germany and Europe, dans lequel il soutient que la cause profonde de la crise mondiale serait l’opposition entre une conception ouest-occidentale et une conception germanique de l’État. Dans la première conception vivrait la pensée que l’État existe pour l’individu, qu’il est en définitive un contrat libre des individus en vue de la réalisation de leurs buts, une création des individus pour la couverture de leurs besoins vitaux. En principe, il devrait donc dépendre de la volonté de l’individu d’être ou non partie à un tel contrat, de se maintenir dans l’État ou de s’en séparer. Et je suis frappé par ce qu’un collègue danois me présenta un jour comme étant la conception danoise de l’État, à savoir l’idée que l’État serait quelque chose comme un club, où l’individu fait connaître sa volonté d’en faire partie ou d’en sortir ; à coup sûr, les sympathies du Danemark pour les puissances alliées au moment de la guerre mondiale ne tenaient pas tant, dans ce cas pas, à la question du Schleswig-Holstein qu’à une vision du monde. En Allemagne, au contraire, prévaudrait selon Allen l’opinion surannée selon laquelle l’État est une sorte d’organisme naturel au sein duquel les individus partagent une communauté vitale. – Or la conception de l’État et de la collectivité comme être personnel est manifestement un développement idéaliste de la conception organique de l’État et de la société ou de la collectivité. On ne peut donc dénier à notre problème une actualité profonde, quand bien même les apparences donneraient peu de prise à une telle interprétation.
Si Allen est dans le vrai en parlant d’opposition entre les conceptions de l’État en Allemagne et dans les puissances alliées, entre d’un côté la conception organique de l’État et de la communauté et de l’autre la théorie du contrat social, et si ces conceptions opposées furent les véritables forces internes en jeu dans la crise mondiale, on peut alors expliquer le fait qu’en Suède comme ailleurs les sympathies exprimées dans le cadre de ce grand conflit international aient été corrélées à des lignes de séparation en politique intérieure. Là où dominait une conception organique des communautés et de l’histoire, les sympathies allaient le plus souvent vers l’Allemagne ; le radicalisme, au contraire, dans la mesure où il est fortement influencé par la théorie du contrat social, soutint généralement les puissances alliées. Comme, en outre, le développement politique des pays dits civilisés s’est accompli dans le sens du radicalisme, défini par les conceptions inorganiques de la théorie du contrat social, on comprend que l’Allemagne et ses alliés eurent en réalité pour ennemi le monde entier ou peu s’en faut, et que ce monde croyait mener un combat pour la civilisation, l’humanité, le droit et la culture, contre la barbarie.
Il n’est guère besoin de souligner qu’un grand nombre de facteurs produisirent des exceptions et continuent d’en produire après le traité de paix, plus encore même que pendant le conflit, semble-t-il, en particulier parce que ce traité est revenu sur toutes les proclamations et promesses qui avaient été faites. La cause invoquée par Allen est certes une raison de philosophie de l’histoire, difficilement constatable, mais elle n’en donne pas moins à penser. Laquelle de ces deux conceptions de l’État et de la communauté est réellement la plus surannée – pour Allen, la conception organique –, c’est une question à laquelle nous allons revenir dans un instant. Pour le moment, je suis bien moins intéressé par les conséquences évidentes au plan de la philosophie de l’histoire et de la philosophie politique qui viennent d’être suggérées que par le fait qu’Allen retrouva au plus profond de la situation d’alors en politique internationale ce que j’ai plus tôt appelé le problème fondamental de la philosophie politique : le problème de l’individu dans sa relation à l’État, à la collectivité. Si la solution à ce problème se dégageait de la façon suggérée plus haut, à savoir par l’intégration organique des communautés dans des formes supérieures, de façon analogue à l’intégration de l’individu dans la forme la plus directe de la communauté (famille, c’est-à-dire mariage), et via celle-ci à la suivante, et ainsi de suite, ce serait de toute évidence une réfutation du point de vue adopté principiellement par Allen.
Selon Allen, la conception organique de l’État et de la communauté est « surannée ». Elle est, c’est certain, la plus ancienne historiquement, mais cela ne signifie nullement qu’elle soit surannée. En disant « la plus ancienne historiquement », j’entends qu’elle est celle qui paraît spontanément au sein de l’humanité dès lors que celle-ci est éclairée par la lumière de l’histoire. Je laisse en suspens la question de la valeur des spéculations sur les développements préhistoriques, au cas où elles postuleraient autre chose. – Au moment où l’homme entre dans la lumière de l’histoire, la manière animiste de réagir à l’existant domine encore. Cette manière animiste « anime » les choses (leur confère une âme) et les personnifie. Les faits de formation de mythes et légendes sont suffisamment connus pour que je n’aie pas besoin de m’y attarder. Les études du folklore ont permis d’établir avec profusion leurs effets durables jusque dans les temps présents. Imprégnées par cette façon de voir, les plus anciennes spéculations de philosophie naturelle chez les Grecs de l’Antiquité articulent l’hylozoïsme, c’est-à-dire appréhendent la matière originaire comme vivante et animée (pourvue d’âme). C’est selon le même point de vue que l’être humain appréhende à l’origine sa relation aux ensembles sociaux nés spontanément : il a avec eux une relation d’appartenance vitale, de sorte que l’homme n’est rien en soi et qu’il est tout ce qu’il est par le biais de ces communautés. Sans droit en soi, il acquiert tout le droit via la communauté, qui peut par conséquent aussi tout lui demander. Toute vertu est comprise dans son être, du moins par l’Antiquité, comme une vertu civile, l’homme libre ne trouve que dans la vie politique les actes dignes de lui, ainsi que le bonheur dont il est capable. Quand l’individu, en hybris titanique, s’élève contre la puissance supérieure de la communauté, sa situation devient inévitablement tragique.
Ai-je besoin de rappeler comment et par qui fut sapé le naïf esprit commun imprégné de cette façon de voir ? Les inventeurs de la théorie du contrat social furent les sophistes. Selon Protagoras, les hommes s’accordent pour former une société afin de se défendre en commun contre les bêtes sauvages et d’autres dangers. Mais la théorie du contrat social se développe immédiatement comme opposition entre la nature et la loi. Dans cette opposition est anticipé le droit naturel de la Renaissance, qui établit une distinction stricte entre status naturalis et status civilis. Les promoteurs de cette idée sont d’abord, d’après Platon, le sophiste Hippias et l’élève des sophistes Calliclès. Pour ce dernier, le droit de nature est le droit du plus fort, c’est-à-dire purement et simplement la force. Seulement, pour se prémunir de l’oppression par les plus forts, les faibles s’unissent et mettent le droit, droit de nature qui veut que les forts dominent et les faibles obéissent, cul par-dessus tête. Il n’est donc pas étonnant que le plus fort se soustraie à la loi de l’État dès qu’il le peut sans dommage pour lui ! Le remarquable esprit de suite de la pensée grecque se montre ici en ce qu’on voit tout de suite clairement comment la théorie jusnaturaliste du contrat social aboutit à l’anarchie. Cet esprit de suite se montre aussi en ce que l’état de nature et l’homme naturel sont pensés exclusivement selon la sensibilité, sans la moindre injection d’éléments rationnels indéfinis compris de manière confuse. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, le paradoxe ne peut pas davantage expliquer que l’on nie tout droit réel que la célèbre phrase de Protagoras, pour qui « toute chose est pour chacun comme elle lui apparaît », ne pouvait dissimuler son scepticisme épistémologique radical. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, toutes les formules jusnaturalistes plus récentes, que l’on aurait dans l’état de nature droit à tout ou que les droits y seraient infinis, illimités, deviennent aussitôt caduques : même le plus fort n’a pas le pouvoir de tout faire et ne possède pas une force infinie, illimitée.
Contre ce genre de doctrines dissolvantes pour toute forme de communauté, Platon réagit avec tous les moyens de la spéculation. L’État, dont les but sont les mêmes que ceux de l’individu, à savoir la justice, la moralité, est conçu comme un homme en grand, avec les mêmes rapports organiques aux individus que l’homme individuel avec ses membres ou l’âme avec ses facultés. Aristote aussi conçoit l’État comme totalité morale organique, en dehors de laquelle l’individu ne peut atteindre ses buts et à laquelle il est prédisposé par nature. La pensée de ces deux philosophes définit aussi dans une large mesure celle du Moyen-Âge, quand celui-ci se préoccupe du problème, et elle trouve alors à s’employer particulièrement dans l’Église, où l’on a voulu voir un corpus mysticum Christi. Le Christ avait lui-même expliqué à ses disciples : « Je suis la vigne, et vous, les sarments. » L’Église en tant que communauté, c’est-à-dire une personne. Dans son recours à des points de vue organiques et à une théologie toute extérieure, le Moyen-Âge se porte cependant à de tels extrêmes qu’il a fait perdre tout crédit à la position principielle ici indiquée, si bien que la pensée philosophique à partir de la Renaissance n’a pendant longtemps rien voulu en savoir. Ce n’est qu’avec Leibniz que fut réhabilitée la conception organique, mais seulement pour chaque monade en soi, non pour les relations des monades entre elles, ce qui ne viendra qu’avec les spéculations postkantiennes, nous y reviendrons. Entre le Moyen-Âge et les spéculations postkantiennes s’épanouit le droit naturel des temps nouveaux, dont la conception contractualiste de la communauté subsiste encore de nos jours, comme chez l’Anglais Allen.
Présenter cette théorie dans les différentes formes où elle a été développée par la spéculation jusnaturaliste de plusieurs penseurs à partir de la Renaissance serait superflu. Je la montrerai dans ses traits caractéristiques, qui apparaissent encore dans les affirmations d’Allen exposées plus haut. Que la collectivité ait pu être expliquée en supposant un contrat libre à sa naissance dans le monde humain est une construction si contraire à l’expérience qu’une telle grossièreté laisse rêveur. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que parût l’objection qu’avec une telle pensée les faits sont culbutés tête en bas : il est en effet impossible d’expliquer l’État par un contrat puisque c’est au contraire l’État qui définit et limite tous les contrats. Les contrats ne sont nullement valides et contraignants du seul fait de leur forme, ainsi que Hobbes paraît le croire avec sa thèse pacta sunt servanda, « les conventions doivent être respectées ». La théorie juridique connaît une chose comme le pactum turpe : des contrats de nature indigne ou à tout le moins illicite, auxquels ne peut être reconnue la moindre validité. – La théorie du contrat social ne pouvait chercher à affaiblir cette objection que de la manière suivante. Dans le cadre de l’État, c’est un fait que naissent et disparaissent des sociétés et des communautés, qu’on y entre et qu’on en sort, et ce par convention, c’est-à-dire par libre choix. X conclut un mariage avec Z ; et la loi positive aurait le pouvoir de décider qu’un mariage peut être dissous par libre accord des époux. Y quitte sa commune et en intègre une autre, par libre choix. N. N. choisit librement sa profession et, changeant plus tard d’idée, prend un autre métier ; l’intégration dans un certain état résulterait donc du libre arbitre de l’individu. C’est de la même manière que se font et défont les sociétés commerciales – par libre accord –, et tout ce qui s’appelle société ou communauté au sens le plus éminent serait à comprendre selon le même parallélisme.
En supposant que l’on puisse expliquer de cette manière la naissance de sociétés ou communautés particulières, il n’en résulterait pas pour autant que l’on ait expliqué la naissance de la vie collective elle-même parmi les hommes. Nous ne connaissons pas d’individus n’ayant pas grandi et vécu dans un cadre social. La communauté est factuellement un prius pour tous les individus contractants, même si des sociétés ou communautés particulières peuvent naître à la suite d’accords individuels. Supposons que l’on voulût, dans un esprit de robinsonnade, conduire une expérience avec un certain nombre d’individus des deux sexes isolés à leur naissance et grandissant dans un complet isolement avant d’être réunis, pour déterminer s’ils en viendraient par accord à constituer une sorte de société ou communauté, on ne pourrait pourtant pas exclure le facteur héréditaire – et leurs parents et ancêtres ont vécu une vie sociale. Une telle expérience ne prouverait même pas, dans le meilleur des cas, ce que l’on voudrait prouver. Sans parler des difficultés et contradictions de toutes sortes qui apparaîtraient dans la conduite de l’expérience : comment les nourrissons isolés pourraient grandir sans soins ou comment ces soins seraient possibles en maintenant l’isolement, comment l’accord libre pourrait se produire sans la médiation du langage ou comment un langage compréhensible pourrait se présenter aux contractants dans un isolement complet, etc. etc.
Aujourd’hui encore, les perspectives de résolution par la biologie du problème de la generatio spontanea ou autogénération de la vie ne semblent pas particulièrement bonnes – la thèse omne vivum ex ovo prévaut toujours, ou sa forme modernisée omnis cellula e cellula : toute cellule présuppose pour sa naissance une autre cellule. L’hypothèse bien connue de mon compatriote Arrhénius au sujet de l’immigration des germes de la vie sur notre planète [panspermie] est caractéristique de la détresse de la recherche en biologie vis-à-vis de ce problème. Mais il est plus certain encore que les sciences sociales ne pourront jamais expliquer comment on pourrait penser la naissance de la société ou de la communauté par une convention à partir d’un état absolument asocial. – La théorie du contrat social, rejeton de la pensée anhistorique et non empirique, est une forme superficielle de spéculation empiriste constructionniste et par là-même, si elle est quelque chose, c’est une chose surannée. Le reproche d’Allen quant au caractère suranné de toute conception organique de la communauté lui est applicable à bien plus juste titre.
Un autre trait non empirique de la théorie du contrat social est plus important encore : le fait que les associations économiques entre les hommes sont si volontiers considérées comme le modèle des sociétés ou communautés au sens le plus éminent, un trait par lequel on témoigne de son propre aveuglement sur quelque chose d’absolument constitutif pour les sociétés ou communautés au sens le plus haut. Je me bornerai dans un premier temps à certains cas où il semblerait que telle société ou communauté particulière se fasse ou se défasse, s’agrandisse ou perde des membres en fonction du libre choix des individus. Le mariage est conclu par accord ; et certains ont revendiqué qu’il puisse être dissous de la même manière. Indubitablement, des mariages sont conclus, et ce n’est pas rare, en vue par exemple de gagner des avantages économiques, des titres nobiliaires ou une position sociale : tel homme cherchera à mettre de l’ordre dans ses finances par un riche mariage, telle femme recevra de son mari un titre convoité – dans le meilleur des cas avec une claire conscience de la situation, sans illusions de part et d’autre. Comment, à présent, une psyché normale réagit-elle face à de telles situations ? Par une ostensible improbation. On concède qu’il y a mariage dans les formes mais on y voit un abus des formes : ce n’est pas ce que le mariage devrait être, aucun mariage ne devrait être conclu sur un tel fondement. Autre exemple. Un homme et une femme sont épris l’un de l’autre, il n’existe aucun obstacle légal au mariage, ni aucune barrière morale, la santé, les conditions de fortune etc. permettent le mariage. Dépend-il ici du libre arbitre des deux qu’un mariage se conclue ? Certainement pas. On dira peut-être que le mariage sera conclu librement. Peut-on vraiment compter là-dessus ? Cet homme tient peut-être par nature à son confort et craint les cris des enfants, son aimée est pusillanime et, fuyant les douleurs de l’enfantement, ne veut pas d’enfants. Il n’est pas du tout certain, dans un tel cas, qu’un mariage se fera ; et s’il se fait, il restera peut-être, contre la nature du mariage, sans enfants. Une psyché normale réagit face à une telle situation [le mariage conclu sans désir d’enfants, je suppose. Ndt] par l’improbation la plus ferme. Et notre psyché ne peut pas non plus approuver qu’un mariage soit dissous arbitrairement [par libre arbitre]. Seul le point de vue du ferme Sollen doit ici décider.
Cela vaut également pour le choix du métier. Les qualités naturelles, les possibilités économiques, les besoins de notre peuple et de l’humanité le placent par principe au-dessus de la sphère du libre arbitre. Ou, nous tournant à présent vers la vie de l’État, si un voleur ou un assassin disait : « J’ai mis fin en mon for intérieur au contrat social et l’on ne peut légitimement demander une renonciation formelle extérieure car je n’ai jamais véritablement conclu un tel contrat, je suis seulement né dans cette société existant de fait », certainement la psyché normale exigerait dans tous les cas la condamnation de ce criminel aux arguments d’anarchiste ; et elle ne se satisfait pas de rabaisser la sanction pénale à un acte de pouvoir mais conçoit l’activité pénale en même temps comme un droit et un devoir de l’État et de ses organes.
Le devoir, le devoir et encore le devoir, c’est le point de vue en dehors duquel toute pensée sociologique fait inévitablement banqueroute. Or la théorie du contrat social croit pouvoir se passer de ce point de vue ou du moins ne perçoit pas son importance fondamentale. Le point de vue des droits est lui aussi indispensable, bien sûr, mais il est bien plus facilement faussé. Et le point de vue des droits est faussé dès lors qu’il n’est pas pensé en cohésion avec celui des devoirs mais seulement comme une liberté admise d’agir et de laisser agir arbitrairement. Le devoir est la pierre angulaire que rejettent les architectes de la théorie du contrat mais sans laquelle ne peut être construite aucune théorie solide de la société ou de la communauté, in specie aucune théorie de l’État, pas plus que n’est possible sans elle la moindre philosophie pratique.
Une théorie sociale, une philosophie, pratique ou théorique, qui laisserait Kant de côté ne peut à notre époque être que dépassée. C’est une question différente de savoir si l’on peut ou si l’on doit en rester à Kant†. À cet égard, il convient de remarquer que Kant lui-même n’est pas parvenu à une conception organique de l’État et de la communauté ; encore moins attribue-t-il une personnalité à l’État et à la communauté. Pourtant, sa doctrine est, pour cette position aussi, une étape nécessaire. Je ne peux ici qu’esquisser ce qu’est une position véritablement moderne en philosophie politique et l’importance de Kant pour celle-ci.
Kant constate que le devoir est le véritable point de départ non seulement de la doctrine de la moralité mais aussi de la philosophie pratique dans son ensemble. Le devoir signifie une conduite appelée inconditionnellement. Or tout inconditionnel, tout non-arbitraire, toute validité apodictique a son fondement dans la raison et ne se laisse pas déduire des sens ou de la sensibilité. Toute exigence est adressée à la raison et est l’expression d’une volonté. Une exigence non arbitraire et inconditionnelle est donc l’expression d’une volonté rationnelle. Et, pour l’homme, la raison est l’expression de son être le plus intime. Le fait du devoir signifie d’abord et immédiatement que l’être de l’homme en tant que volonté rationnelle exige de lui quelque chose, dans la mesure où il a en même temps une volonté sensible. Dans cet ensemble composé de sensibilité et de raison qu’est l’homme, se trouve la possibilité que l’homme se détermine dans l’une ou l’autre direction. Malgré l’exigence inconditionnelle du devoir, il y a en l’homme la possibilité qu’il se détermine pour autre chose que le devoir. Une telle possibilité disparaît quand on pense la volonté comme entièrement rationnelle, pure et sainte, volonté divine. Mais l’exigence du devoir est universelle, doit être dans chaque volonté rationnelle pensée comme au principe de celle-ci. Ce qu’exige la raison n’est donc rien qu’elle n’exigerait de toute créature rationnelle douée des mêmes dispositions naturelles et placée dans les mêmes circonstances et rapports, si bien que l’exigence du devoir est en outre reconnue et approuvée principiellement par tous les êtres rationnels quand la voix de la raison se fait entendre sans obstacles. Par conséquent, le devoir doit être rapporté à l’impératif catégorique, qui s’énonce et doit s’énoncer comme suit : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ou en principe d’une législation universelle, ou dont tu puisses vouloir qu’elle soit une loi de la nature », également comme suit : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Dans l’esprit de l’impératif catégorique, tous les êtres rationnels sont pensés comme soumis en réalité seulement à leur propre législation, mais celle-ci exige la même chose de chacun, principiellement. De telle manière, cependant, qu’aucune exigence ne puisse être élevée vis-à-vis de la volonté pure et sainte, la volonté de Dieu – car l’exigence de la raison coïnciderait alors avec son accomplissement et ne serait donc plus une exigence. A contrario, Dieu dont la volonté est sainte exige de tous les hommes la même chose que ce que leur être et celui de toutes les créatures rationnelles exigent d’eux. En outre, le commandement du devoir s’individualise en fonction de la situation et des dispositions, des circonstances, des rapports.
Si, à présent, la valeur interne de l’impératif moral dépend d’un accomplissement volontaire, si une moralité contrainte est une contradiction, il est clair cependant que l’accomplissement de l’impératif moral présuppose aussi, dans l’agir extérieur, que l’homme ait dans le monde de la sensibilité une sphère externe de liberté, et les sphères de liberté des différents individus doivent s’accorder les unes aux autres. Le droit est principiellement la généralité des conditions dans lesquelles cet accord peut se produire ; et l’État est nécessaire comme une institution pour la réalisation du droit, et donc, indirectement, de la moralité, même si l’État est indispensable pour d’autres buts rationnels que la seule moralité, et sans que son but puisse être directement caractérisé comme spécifiquement moral. Si, à présent, l’État doit remplir sa fonction de réalisation du droit, cela implique eo ipso qu’il doive intervenir par la force et la contrainte contre les atteintes aux sphères de liberté des sujets de droit individuels par lui stabilisées de la part d’autres sujets de droit. Aussi le droit formel ou juridique doit-il être caractérisé comme un droit coercitif.
Une certaine objection s’impose ici eu égard au caractère institutionnel de l’État. Les autres moments de la doctrine kantienne venant d’être esquissée doivent également s’incarner, sous des formes un peu modifiées, dans toute conception philosophique de la société ou de l’État qui élève des prétentions à la pertinence scientifique, à l’actualité dans le meilleur sens du terme. Le caractère institutionnel de l’État chez Kant découle, c’est un fait, de l’orientation unilatérale de son épistémologie vers les mathématiques et la science de la nature ; et cette orientation unilatérale dépendait à son tour de la situation générale des sciences de l’époque. Mais une science historique moderne était déjà en train de naître, et les points de vue historiques firent bientôt leur entrée, avec l’école dite historique, dans le temple de la philosophie. Or les points de vue historiques entraînent nécessairement aussi les points de vue organiques et développementaux, non dans la forme courante de la science de la nature, cependant, mais tels qu’ils sont dans les humanités. Les prémisses de cela, nous le verrons bientôt, sont déjà présentes chez Kant, bien qu’il n’en ait point fait usage. Ces prémisses sont fournies principiellement par le questionnement entièrement téléologique de la philosophie transcendantale critique de Kant, et ont par ailleurs trouvé une expression spécifique dans son concept d’organisme.
On peut montrer que Boström, en tant que continuateur et acheveur de certaines réflexions de Kant, a su exploiter aussi les possibilités contenues dans une vision foncièrement organique-téléologique. Kant se trouvait devant un royaume des êtres de raison dont le souverain était la sainte volonté de Dieu et où tous, même les sujets, sont législateurs en vertu de leur raison, tous pareillement législateurs. Comment ce royaume doit par ailleurs être conçu, Kant ne le dit pas. Le mérite de Boström est à la fois d’avoir posé la question et d’y avoir répondu. Selon lui, tous les êtres rationnels finis sont contenus en Dieu comme ses idées, c’est-à-dire qu’ils sont tous liés formellement dans un système, réellement dans un organisme. En outre, pour Boström, les idées de Dieu sont, tout comme lui, des êtres rationnels concrets ou personnes. Des abstracta ne peuvent être portés que par un abstracteur, donc par un être fini ; il est en conséquence exclu qu’il y ait en Dieu des abstracta tels que le sont les idées et concepts humains. La cogitation divine est intuition intellectuelle infinie par opposition à la cogitation humaine, à laquelle s’applique la phrase de Baader : Cogitor ergo sum, je suis pensé, à savoir par Dieu, donc je suis ; plus précisément : je suis pensé, par Dieu, donc je suis là en tant que moi ou que personne. Reste à savoir s’il faut supposer entre Dieu et les individus humains des idées spéciales de collectivité qui en tant qu’idées de Dieu auraient alors nécessairement elles aussi des personnalités individuelles. Boström lui-même répond par l’affirmative. Son élève le plus éminent, C. Y. Sahlin, doute cependant de la nécessité de telles idées de collectivité. Conformément au progrès de la philosophie depuis Kant, tel qu’il se présente dans l’idéalisme personnaliste suédois, on doit supposer un fondement vital personnel et en même temps organique à tout ce qui existe, ce qui inclut naturellement les communautés. Mais que le fondement vital personnel-organique des communautés leur soit spécifique et propre ou qu’il coïncide avec le fondement personnel extérieur de l’ensemble de l’existant, reste incertain. Ce fondement personnel général de l’existant semble pouvoir garantir et expliquer à lui seul le caractère organique-personnel de toutes les communautés, à l’encontre de toute théorie du contrat social. Il paraît donc superflu d’ajouter autre chose, du moins d’après le vieux principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, « les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire ». Avant de tenter de trancher cette différence entre Boström et Sahlin, se recommande à la réflexion de s’attarder un peu sur le caractère organique des communautés au sens le plus éminent.
(À suivre dans le prochain numéro.)
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Note de l’auteur
† Je me permets de renvoyer à ma conférence de 1933 devant la Société philosophique de Vienne (groupe local de la Kant-Gesellschaft), publiée en 1934 dans les Actes de cette société ; de même, à mon « autoportrait » dans le volume VI de la Philosophie der Gegenwart in Selbsdarstellungen [La philosophie des temps présents exposée via des autoportraits] de Meiner ; enfin, à ma conférence de 1934 devant le groupe local berlinois de la Kant-Gesellschaft, Das korporative Volksvertretungsproblem im schwedischen Persönlichkeitsidealismus [Le problème de la représentation populaire corporatiste dans l’idéalisme personnaliste suédois], publiée en 1935 dans Arch. f. Rechts- u. Sozialpol. [Archives pour la philosophie du droit et la philosophie politique].
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Notes du traducteur
1 La question du bicamérisme par opposition au monocamérisme est généralement secondaire (et un peu en-dessous du « problème fondamental de la philosophie politique ») mais il s’agissait d’un sujet de friction majeur dans le cadre de la monarchie constitutionnelle suédoise, pour les raisons que nous allons dire. Comme nous l’avons montré dans nos écrits « Philosophie politique : Tocqueville », le bicamérisme sert en général un but plus ou moins avoué d’affaiblissement du pouvoir législatif vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce n’est pas ce qui préoccupait Boström, que Liljequist, confirmé par O. Cauly, décrit comme un représentant du conservatisme. Il faut donc comprendre que la question avait des implications pour la « représentation politique des quatre états » (dont la liste est dressée plus loin dans l’essai) chère à Boström, et que le bicamérisme portait un coup à cette représentation parce que le Parlement bicaméral tel que défendu à l’époque par ses partisans était un alignement sur le modèle libéral tandis que le Parlement monocaméral défendu par Boström remplissait une fonction « corporative » de représentation des états. Liljequist ne dit rien du fait que la problématique du bicamérisme ne présente pas de telles oppositions dans d’autres pays où il a triomphé, comme en France, mais le nom du penseur allemand Othmar Spann dans ce même paragraphe et le titre d’une conférence de l’auteur à Berlin cité dans la note de bas de page ne permettent pas de douter que c’est au corporatisme que Liljequist fait allusion.
Le Parlement suédois, depuis le quinzième siècle, assurait la représentation des quatre états. Son nom était d’ailleurs le « Parlement des états » (Ståndsriksdag) ou « les états du royaume » (Rikets ständer). Le lecteur français un peu familier avec l’histoire sait ce que sont les « états », expression de la pensée sociale tripartite indogermanique étudiée par Dumézil. En Suède, le « tiers état » est historiquement scindé en deux : bourgeoisie et paysannerie, ce qui témoigne de l’importance du paysan libre (odalman ou odalbonde) dans ce pays. Une réforme de 1866 mit fin à ce système pluriséculaire.
Plus loin dans l’essai, Liljequist parle des communes qui peuvent donner un semblant de justification organique au bicamérisme. Une justification du bicamérisme est en effet que la seconde chambre assure, comme dans la Constitution de la cinquième République française, la représentation des collectivités locales. Ce serait là le semblant de justification organique visé par Liljequist, et le mot important à souligner ici est « semblant », c’est-à-dire que, du point de vue de Boström et de l’idéalisme personnaliste suédois, cette justification est trompeuse. Pour Liljequist, Boström était si emporté contre une telle justification de l’objet réprouvé par lui qu’il en vint, pour la priver de force, et sans raisons vraiment valables, à nier que les collectivités locales (dans l’essai, les « communes ») fussent des communautés « au sens le plus éminent ».
2 L’expression « droit juridique » est un pur pléonasme dans les théories du droit les plus courantes. Elle doit cependant être conservée dans la mesure où l’intention de Boström est d’appeler la moralité une forme du droit, ce qui rend nécessaire de qualifier cette autre forme du droit qu’est « le droit » selon nos conceptions séculaires, qui devient donc le « droit formel ou juridique ». Plus loin dans l’essai apparaît expressément le « droit moral ou éthique ».
3 Cette remarque de Liljequist est de nature à relativiser le statut de « philosophie nationale » accordé par Cauly, sur la foi de sources scandinaves, au boströmianisme. Il est certain que toute philosophie qui peut être placée d’un côté ou de l’autre d’une ligne de fracture politique ne saurait être « nationale » qu’autant que la force politique avec laquelle elle est identifiée, ici le conservatisme, garde la haute main d’une façon ou d’une autre. Comme nous l’avons dit en note 1, le Parlement « corporatif » suédois pluriséculaire fut aboli en 1866, remplacé par un Parlement libéral bicaméral (mais le Parlement aurait pu être libéral tout en étant monocaméral, comme le Parlement suédois depuis 1971). 1866 est aussi l’année de la mort de Boström : le combat politique que ce dernier avait mené fut donc perdu. Cela n’empêche pas l’historiographie de parler pour le boströmianisme de « philosophie nationale » jusqu’à la mort de Liljequist en 1941. Manifestement, ou bien O. Cauly a mal compris ses sources ou bien celles-ci sont enclines à grossir le trait.
Documents. Histoire de la Constitution “corporatiste” du Paraguay (1940-1967)
Nous présentons ici la version française et remaniée d’un texte que nous avons écrit en 2009 en (mauvais) espagnol, sur la Constitution du Paraguay de 1940 comme exemple de Constitution « corporatiste » et « fasciste » ainsi que la présentent différents chercheurs. L’inspiration des dispositions corporatistes dans cette Constitution aurait été trouvée par ses auteurs dans le modèle fasciste italien (« lois fascistissimes » de 1925 et 1926).
Ces dispositions sont principalement, dans la Constitution paraguayenne, celles relatives à un Conseil d’État (Consejo de Estado) où seraient représentés les « corps » de la nation, mais ceci, en soi, ne diffère en rien d’une institution comme le Conseil économique et social créé en France par la Constitution de 1946 et maintenu dans la Constitution de 1958 (et renommé Conseil économique, social et environnemental par une réforme constitutionnelle de 2008). Dans les deux cas, cette institution n’a guère qu’un pouvoir d’avis, si bien qu’affirmer que dans l’un de ces cas elle donnerait une coloration corporatiste ou fasciste au régime en question semble exagéré. D’autres articles de la Constitution paraguayenne de 1940 nous semblent davantage refléter un esprit fasciste, en dehors de l’importante concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif (qui caractérise toute forme d’autoritarisme), nonobstant le caractère déclamatoire, selon toute apparence, d’au moins certaines d’entre elles.
La raison de choisir un tel sujet est que cette Constitution serait, si l’on retient son étiquette corporatiste, la Constitution fasciste ayant eu la durée de vie la plus longue. Cela n’est cependant vrai que si nous ne considérons pas le Portugal salazariste ni l’Espagne franquiste comme relevant du même genre de régimes. Quand on parle, comme les historiens dans le cas de la Constitution paraguayenne, d’influence italienne, on a à l’esprit un régime, le fascisme italien, que tous les spécialistes ne sont pas d’accord pour classer dans une même catégorie avec les deux autres, selon des nuances plus ou moins objectives entre autoritarisme, totalitarisme, traditionalisme et autres.
Si l’on s’appuie donc, pour parler de fascisme dans le cas du Paraguay, sur deux choses : (1) un pouvoir fortement concentré dans les mains de l’exécutif et (2) la présence d’institutions corporatistes sous la forme d’un Conseil d’État représentant les corps de la nation, alors le Paraguay a connu le plus long régime fasciste de l’histoire mondiale, dépassant même le Portugal et l’Espagne, puisque la Constitution de 1967 voulue par Stroessner et qui la remplaça maintenait ces deux éléments et assura donc une continuité dans le fascisme jusqu’en 1992, soit plus d’un demi-siècle. Par ailleurs, si l’on retient ces deux éléments comme critères, on peut dire aussi que la Constitution gaulliste de 1958 ressemble beaucoup à du fascisme.
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I/ Le père de la Constitution : José Félix Estigarribia
(i) Le gouvernement Estigarribia : 1939-1940
(ii) Le texte de la Constitution de 1940
II Le continuateur : Higinio Morínigo
(i) L’« État nationaliste révolutionnaire » de Morínigo et son philofascisme
(ii) Exemple : Le « Front de guerre »
III/ Le stronisme : Alfredo Stroessner et la Constitution de 1967
(i) Stroessner durant la guerre civile de 1947
(ii) La prise du pouvoir en 1954 et la Constitution de 1967 : Une Constitution également « corporatiste »
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I/ Le père de la Constitution : José Félix Estigarribia
(i)
Le gouvernement Estigarribia : 1939-1940
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José Félix Estigarribia fut à partir de 1933 le commandant en chef de l’armée du Paraguay dans la guerre du Chaco contre la Bolivie (1932-1935), où il démontra de grandes aptitudes militaires. Le Paraguay fut le vainqueur de cette guerre, avec la victoire remportée lors de la plupart des batailles et un traité de paix final défavorable à la Bolivie. Estigarribia avait acquis sa première expérience militaire au Maroc français, sous le commandement du maréchal Lyautey, après avoir suivi une formation à l’École supérieure de guerre en France. On dit que ce fut un trait de génie de sa part d’avoir mené, lors de la guerre du Chaco, les combats dans les vastes déserts de cette région comme des batailles navales.
Peu après la guerre, éclata en 1936 au Paraguay la « Révolution de février », au cours de laquelle Estigarribia fut emprisonné puis exilé. Il revint en 1937, après le coup d’État mettant fin au gouvernement issu de la révolution de 1936, et fut nommé ministre plénipotentiaire du Paraguay aux États-Unis.
Candidat victorieux du Parti libéral à l’élection présidentielle de 1939, il fut nommé Président de la République du Paraguay le 15 août de cette année. À la suite de troubles, il suspendit la Constitution en février 1940, avec l’accord du Parlement, ce qui conduisit à la promulgation d’une nouvelle Constitution en juillet. Estigarribia resta Président jusqu’au 7 septembre 1940, jour de sa mort dans un accident d’avion. Il fut nommé maréchal de manière posthume, le 8 septembre 1940, par son ministre de la guerre et successeur Higinio Morínigo.
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(ii)
Le texte de la Constitution de 1940
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C’est ainsi durant son court mandat présidentiel, entouré par un cabinet de ministres du Parti libéral, que fut promulguée, avec le dessein proclamé de lutter contre l’anarchie dans le pays, une Constitution de nature dite corporatiste, sur le modèle fasciste italien. Cette Constitution resta en vigueur jusqu’en 1967.
En plus d’octroyer au Président des pouvoirs étendus, de supprimer le Sénat et de réduire les prérogatives de la Chambre des représentants, de déclarer religion d’État la religion catholique, apostolique et romaine (article 3), la Constitution de 1940 créait un Conseil d’État (Consejo de Estado) sur le modèle corporatiste. Il s’agit des articles 62 à 66 de la Constitution, dont voici traduits les articles 62 et 63.
Article 62 : « Est créé un Conseil d’État dont seront membre les ministres du pouvoir exécutif, le recteur de l’Université nationale, l’archevêque du Paraguay, un représentant du commerce, deux représentants de l’agriculture et de l’élevage, un représentant des industries de transformation, le président de la Banque de la République, et deux membres des forces armées, l’un pour l’infanterie et l’autre pour la marine, avec le grade de colonel au minimum et en retraite. Le mode de désignation des Conseillers qui doivent l’être sera déterminé par la loi. Les membres du premier Conseil d’État seront désignés par le Président de la République. »
(Note sur la traduction. « Les conseillers qui doivent l’être » (los Consejeros que no sean natos) sont ceux qui sont appelés « représentants » de tel ou tel secteur par l’article, étant entendu que les autres, par exemple l’archevêque du Paraguay, n’ont pas à être « désignés », c’est leur qualité qui les désigne.)
Article 63 : « Les attributions du Conseil d’État sont les suivantes :
- Donner un avis sur les projets de décrets ayant force de loi.
- Donner un avis sur les affaires de politique internationale soumises à sa considération par le pouvoir exécutif.
- Approuver la nomination des membres de la Cour suprême et des agents diplomatiques à l’étranger.
- Approuver les promotions militaires à partir du grade de colonel.
- Donner un avis sur les affaires d’ordre financier et économique, fonction pour laquelle il pourra se faire assister par des commissions techniques. »
L’article 64 énonce quant à lui les conditions requises pour siéger au Conseil d’État. L’article 65 dote le Conseil d’une fonction supplémentaire de tribunal pour les membres de la Cour suprême. Enfin, l’article 66 traite de la nomination du président du Conseil d’État et précise que ses membres bénéficient de l’immunité parlementaire.
L’article 2 de l’avant-projet de la Constitution prévoit que la Constitution sera soumise au plébiscite du peuple le 4 août de la même année (1940), et la procédure semble avoir été respectée car nous n’avons pas trouvé qu’elle ne le fût pas.
D’autres dispositions intéressantes de la Constitution de 1940 sont :
Article 9 : « Le gouvernement favorisera l’immigration américaine et européenne (fomentará la inmigración americana y europea) et réglementera l’entrée des étrangers dans le pays. »
Article 13 : « En aucun cas les intérêts privés ne prévaudront sur l’intérêt général de la nation paraguayenne. Tous les citoyens sont obligés de prêter leur concours au bien de l’État et de la nation paraguayenne. La loi déterminera les cas où ils seront obligés d’accepter des fonctions publiques, en accord avec leurs capacités. »
Article 14 : « Est proscrite l’exploitation de l’homme par l’homme (Queda proscripta la explotación del hombre por el hombre). Afin d’assurer à tous les travailleurs un niveau de vie compatible avec la dignité humaine, le régime des contrats de travail et d’assurance sociale et les conditions de sécurité et d’hygiène des établissements seront placés sous la vigilance et l’inspection de l’État. »
Article 15 : « L’État régulera la vie économique. (…) L’État pourra nationaliser, avec compensation, les services publics et monopoliser la production, la circulation et la vente des articles de première nécessité. »
Article 21 : « (…) La loi pourra fixer la surface maximale de terrain dont il sera permis à une personne physique ou une personne morale légalement constituée d’être propriétaire, et l’excédent devra être mis aux enchères ou exproprié par l’État pour sa distribution. »
Article 22 : « Tous les habitants de la République sont obligés de gagner leur vie par un travail licite. Chaque foyer paraguayen doit être établi sur sa propre part de la terre (Todo hogar paraguayo debe asentarse sobre un pedazo de tierra propia). »
Article 23 : « Les droits civils de la femme seront régulés par la loi, en vue de maintenir l’unité de la famille, l’égalité de la femme et de l’homme, et la diversité de leurs fonctions respectives dans la société. »
Article 26 : « Aucune loi n’aura d’effet rétroactif. »
Si cet article n’a pas été entendu de manière restrictive par les interprètes de la Constitution, c’est une mesure extrêmement avancée : en France comme aux États-Unis, par exemple, la non-rétroactivité des lois ne s’impose que pour les lois pénales. La suite de l’art. 26 évoquant des situations pénales, il est fort possible cependant que le législateur et les juges aient entendu la phrase citée de manière restrictive, comme en France et aux États-Unis. Dans ce dernier pays, ladite restriction est controversée mais semble, malgré les débats, solide : voyez notre bref commentaire de la jurisprudence U.S. Calder v. Bull à Law 9 (en anglais).
Article 28 « Les prisons doivent être saines et propres. La torture et les coups sont interdits (Se prohibe el empleo de todo tormento y azote). »
Article 35 « Il n’est pas permis de promouvoir la haine entre les Paraguayens ni la lutte des classes. »
On voit, avec ce dernier article, qu’une législation comme la nôtre contre les contenus haineux fut inscrite dans une Constitution fasciste.
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II/ Le continuateur : Higinio Morínigo et l’État nationaliste révolutionnaire
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(i)
L’« État nationaliste révolutionnaire » de Morínigo et son philofascisme
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Chef d’état-major du Deuxième corps d’armée pendant la guerre du Chaco, Morínigo devint célèbre au Paraguay en dirigeant l’expédition de Cerro Corá organisée en 1936 pour retrouver les restes du maréchal Francisco Solano López (1827-1870). Ces restes furent retrouvés et inhumés au Panthéon national des héros, inauguré pour l’occasion (quelques années plus tard, Morínigo y fit inhumer Estigarribia à la mort de ce dernier).
Resté neutre pendant la révolution de 1936, il fut nommé chef de cabinet du ministère de la guerre et de la marine après le coup d’État de 1937. En 1940 Estigarribia le nomma ministre de la guerre et de la marine. Il devait, comme on l’a vu, lui succéder.
Arrivé au pouvoir, Morínigo interdit le Parti communiste ainsi que le Parti libéral. Il ne reconduisit pas les ministres libéraux de son prédécesseur.
Resté d’abord en dehors de tout parti politique, il sut se maintenir, malgré d’innombrables complots contre sa personne, quelque huit ans au pouvoir, grâce à l’appui de deux groupes en particulier : un groupe de la société civile constitué autour du journal El Tiempo et inspiré par les modèles du Portugal salazariste et de l’Espagne franquiste, et un groupe de jeunes officiers plus nettement favorables à l’expérience du Troisième Reich en Allemagne, réunis dans une loge militaire nommée le Front de guerre (cf. infra).
Tout en maintenant la Constitution du maréchal Estigarribia, Morínigo institua un État nationaliste révolutionnaire en lançant une « Révolution nationaliste paraguayenne ».
Conformément aux dispositions de la Constitution, des élections furent organisées en 1943 et Morínigo fut élu Président. Il commençait alors à s’assurer le soutien du Parti colorado, qui devint un parti unique, sous le nom de l’Association nationale républicaine-Parti colorado (ANR-PC). Le Partido Colorado, dont le nom signifie littéralement « parti rouge », est, comme son nom ne l’indique pas, nationaliste et anticommuniste.
Morínigo provoqua le déplaisir des États-Unis en refusant d’agir contre les intérêts économiques et diplomatiques allemands jusqu’aux derniers moments de la Seconde Guerre mondiale. Il existait au Paraguay une influente communauté allemande. Le premier parti national-socialiste en Amérique du Sud fut fondé au Paraguay en 1931. Des écoles d’immigrés allemands, des églises, des hôpitaux, des coopératives agricoles, des groupes de jeunesse, des sociétés de charité furent, comme dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’ailleurs, des foyers de soutien actifs du national-socialisme. Les mémoires du ministre de Morínigo, Amancio Pampliega (Misión cumplida [Mission accomplie], seconde partie, publiée en 1984, la première, Fusil al hombro [Le fusil à l’épaule] ayant paru deux ans plus tôt, en 1982), apportent de nombreux renseignements à ce sujet.
Selon les historiens, on peut dire sans exagération que Morínigo dirigea un régime favorable à l’Axe. Un grand nombre d’officiers de l’armée et de fonctionnaires du gouvernement sympathisaient ouvertement avec les régimes autoritaires et totalitaires européens. Parmi ces fonctionnaires, le chef de la police nationale, Vicente Machuca baptisa son fils Adolf Hirohito en hommage au dirigeant de l’Allemagne et à l’empereur du Japon. En 1941, le journal officiel, El País, déclara sa position pro-allemande.
L’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941 et la déclaration de guerre de l’Allemagne contre les États-Unis permit cependant aux Nord-Américains d’accroître leurs pressions et d’obliger Morínigo à s’engager dans la cause des Alliés. Morínigo rompit toutes relations diplomatiques avec les pays de l’Axe en 1942. Il ne déclara cependant la guerre à l’Allemagne qu’en février 1945, quand tout était déjà décidé en Europe. Il maintenait par ailleurs des relations étroites avec l’Argentine : ce dernier pays ne déclara de son côté la guerre que le 27 mars 1945, in extremis et, selon certains, en fait uniquement afin de pouvoir organiser matériellement ce que l’on a appelé en anglais des « ratlines », c’est-à-dire des voies d’évasion de l’Allemagne vers l’Argentine.
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(ii)
Le « Front de guerre »
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Durant cette période, de hauts chefs militaires de l’armée paraguayenne constituèrent un groupe favorable au national-socialisme, qu’ils appelèrent le Front de guerre (Frente de Guerra). Ce groupe comptait parmi ses membres le commandant de cavalerie Victoriano Benítez Vera, le chef d’état-major de l’infanterie Bernardo Aranda, le général d’infanterie Heriberto Florentín, commandant militaire de Concepción, et le commandant de l’armée de l’air Pablo Stagni. Entre autres choses, le Front de guerre usa de son influence pour empêcher les États-Unis de construire pendant la guerre une piste d’aviation au Paraguay qui leur aurait servi à conduire des opérations de « renseignement ».
Les loges militaires ont joué un rôle politique important dans l’Amérique latine du vingtième siècle. Fortement influencés par le fascisme italien et le national-socialisme allemand, les hommes de ces loges, ayant des liens avec les cercles du pouvoir politique et assumant parfois des responsabilités gouvernementales, comme dans le Paraguay d’Estigarribia et de Morínigo, furent un pilier du pouvoir de ces régimes. Il y a deux façons d’analyser leur action au plan historique : soit comme la continuation du « caudillisme » militaire du siècle précédent, soit comme une nouvelle orientation des milieux militaires dans ces pays sous l’influence des régimes totalitaires.
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Le « stronisme » :
Alfredo Stroessner et la Constitution de 1967
« Stronisme » (Stronismo) est le nom donné à la période du pouvoir d’Alfredo Stroessner, un mot formé à partir de son nom. Ce nom est d’origine allemande ; le père de Stroessner était bavarois.
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(i)
Stroessner durant la guerre civile de 1947
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Les insurgés de 1947 au Paraguay étaient une union hétéroclite de « febreristas » (anciens révolutionnaires de 1936), libéraux et communistes que liait ensemble la volonté de renverser Morínigo. Si le Parti colorado se rangea du côté de ce dernier contre l’insurrection, l’homme qui sauva le gouvernement au cours des combats fut le commandant du régiment d’artillerie « Général Brúguez », le lieutenant-colonel Alfredo Stroessner Matiauda. Une révolte dans une base navale d’Asunción ayant fait tomber dans les mains des rebelles un quartier ouvrier stratégique, c’est le régiment de Stroessner qui sauva la situation pour le gouvernement.
Le Président argentin Juan Domingo Perón soutint Morínigo en lui envoyant des armes et des munitions, ainsi que des moteurs de rechange pour ses avions.
Dans la période d’instabilité créée par la guerre civile, Morínigo fut finalement renversé par un coup d’État militaire en juin 1948 et s’exila en Argentine.
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(ii)
La prise du pouvoir en 1954 et la Constitution de 1967 :
Une Constitution également « corporatiste »
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Les divisions au sein de l’ANR-PC conduisirent en mai 1954 à un nouveau coup d’État militaire, conduit par Alfredo Stroessner. À la suite de quoi, le Parti colorado nomma ce dernier son candidat à l’élection présidentielle, qui eut lieu en juillet et que Stroessner remporta faute du moindre candidat en face de lui. Il dirigea le Paraguay pendant près de trente-cinq ans, jusqu’en 1989, date où il fut à son tour renversé.
Il avait combattu lors de la guerre du Chaco avec le grade de cadet d’artillerie puis joua, on l’a vu, un rôle important dans la guerre civile de 1947. Il était membre du Parti colorado depuis 1951.
Pendant treize ans il gouverna le pays sous le régime de la Constitution de 1940, avant de convoquer une Assemblée constituante en 1967. La nouvelle Constitution maintint les vastes prérogatives du pouvoir exécutif de la Constitution de 1940 mais rétablit le Sénat que cette dernière avait supprimé. Surtout, le Conseil d’État corporatiste était maintenu, quasiment dans les mêmes formes (art. 189), si ce n’est que les représentants de l’armée passaient de deux à trois, et que venait s’ajouter un « représentant des travailleurs ». Il était également précisé dans la Constitution de 1967 que ce représentant ainsi que ceux des industries de transformation et du commerce étaient élus au Conseil d’État par leurs organisations représentatives. Les prérogatives (art. 188 et 190) ne changeaient guère non plus, si ce n’est que le Conseil d’État était désormais appelé en outre à donner son avis sur le candidat du pouvoir exécutif au poste de procureur général de l’État soumis à l’approbation du Sénat.
Au vu de sa composition et de ses prérogatives restreintes, on peut se demander si ce Conseil d’État « corporatiste », « fasciste », inspiré de l’Italie mussolinienne, au fond ne serait autre chose qu’un Conseil économique et social façon Cinquième République française.
Quoi qu’il en soit, puisque ce Conseil d’État est le principal élément faisant parler les historiens de « corporatisme » dans le régime politique paraguayen, et puisqu’il est présent dans les deux Constitutions, et que la Constitution de 1967 a duré jusqu’en 1992, on peut dire que le corporatisme fasciste paraguayen a duré de 1940 à 1992, soit cinquante-deux ans. Une belle longévité.
Comme autres dispositions intéressantes de la Constitution de 1967, on peut relever :
Article 5 : « Les langues nationales de la République sont l’espagnol et le guarani ; l’espagnol sera d’usage officiel. »
Sauf erreur, il s’agit de la première mention d’une langue indigène amérindienne dans une Constitution d’Amérique latine. Nous avons souligné ce fait dans nos traductions de poésie guaranie du Paraguay (traductions depuis des versions espagnoles) (x).
À l’article 6, la religion catholique est à présent dite « religion officielle », léger changement terminologique par rapport à « religion d’État » (différence terminologique qui n’a certainement pas la moindre conséquence en droit), mais cette fois avec une mention « sans préjudice de la liberté religieuse ».
« L’exploitation de l’homme par l’homme » est de nouveau citée, à l’article 104 : « Est proscrite l’exploitation de l’homme par l’homme. La loi pénale sanctionnera toute forme de servitude ou dépendance personnelle incompatible avec la dignité. »
L’article 22 de 1940 sur la propriété terrienne de « chaque foyer paraguayen » devient l’article 83 : « Toute famille a droit à un foyer établi sur sa propre terre, ce pour quoi seront perfectionnées les institutions et dictées les lois les plus à même de généraliser la propriété immobilière urbaine et rurale et de promouvoir la construction de logements économiques, commodes et hygiéniques, en particulier pour les travailleurs salariés et les agriculteurs. »
Quant à l’article 26 sur la non-rétroactivité des lois, il devient l’article 67 ainsi rédigé : « Aucune loi n’aura d’effet rétroactif, sauf les lois pénales plus favorables à la personne accusée ou condamnée. » C’est le principe en vigueur en France pour les lois pénales, mais encore une fois le texte semble assez large pour inclure la non-rétroactivité de toutes les lois et non des seules lois pénales comme en France.
Enfin, l’interdiction relative à la théorie de la lutte des classes se retrouve dans un article 71 plus étoffé : « La liberté de pensée et d’opinion est garantie de manière égale pour tous les habitants de la République. Il ne sera pas permis de prêcher la haine entre les Paraguayens ni la lutte des classes, ni de faire l’apologie du crime ou de la violence. La critique des lois est libre, mais nul ne pourra promouvoir la désobéissance à ce qu’elles disposent. »
Les autres dispositions de 1940 que nous avons citées et dont certaines au moins paraissent bien représentatives d’un état d’esprit fasciste (art. 13, 15, 21), semblent avoir disparu ou être diluées dans ce nouveau texte.
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Pour compléter cette lecture, on pourra consulter ici nos travaux sur la « littérature latino-américaine engagée… à droite » dans la partie relative au Paraguay, avec des éléments biographiques et critiques sur les écrivains Juan Natalicio González, Juan O’Leary, Facundo Realde, ainsi qu’Augusto Roa Bastos.



