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Les Pégasides : Poèmes
Le recueil Les Pégasides, dont on trouvera la présentation ici, a été publié aux Éditions du Bon Albert (EdBA) en 2011, la même année que le précédent, Le Bougainvillier.
Les mêmes remarques introductives s’appliquent aux deux recueils en ce qui concerne leur version numérique : il s’agit d’une version révisée, suivant les conseils de Nicolas Boileau. Ici, outre des changements dans les poèmes, le plan même du recueil a été modifié. En effet, la version papier, dont le plan est à peu près purement chronologique, répartit les poèmes par période de composition, en plaçant les plus anciens au début, les plus récents à la fin. Or les premiers poèmes selon cette présentation sont des œuvres de la plus tendre jeunesse, ce qui fait que nous donnions à lire en premier nos tâtonnements, une erreur assez monumentale. Un poète connu et apprécié pourrait se permettre ce genre de fantaisie et toucher le lecteur en lui montrant ses premiers pas en exergue d’un recueil, pour que le lecteur se dise : « Voilà qui promettait, annonçait le maître. » Mais pour un poète obscur tel que nous, il eût fallu suivre la voix de la raison et placer en tête ce que l’on pouvait penser être le plus abouti, afin que l’appréciation de ce matériau, si elle était acquise, conduisît à l’indulgence pour les pièces qui suivent. Nous avons donc adopté, dans la présente version, l’ordre inverse, en commençant par les plus poèmes les récents et en terminant par les plus anciens. Les livres premier (années 2007-2011) et deuxième (1999-2003) pourraient à la rigueur se placer dans l’un ou dans l’autre ordre, c’est surtout le livre troisième (1991-1992) qu’il importait de remettre à sa place finale en tant qu’art encore tâtonnant (quoi que l’on pense de l’inspiration dominante dans chacune de ces périodes). Les sections qui figurent ici au sein des livres premier et deuxième ont été ajoutées (les sections du présent livre troisième étaient quant à elles déjà dans la version papier) ; l’ordre des poèmes eux-mêmes au sein de chaque période n’a pas été grandement modifié.
Les années séparant ces périodes sont dues, pour celles qui séparent les présents livres 2 et 3, au renoncement provisoire à la poésie classique (essentiellement pour de la poésie en vers libres, dont nous n’avons quasiment plus rien aujourd’hui en raison d’un « autodafé » frénétique survenu entre-temps), et, pour celles qui séparent la période 1 et 2, à l’abandon de toute forme d’écriture littéraire, au profit d’autres recherches intellectuelles. On voit ainsi le cheminement chaotique de cette poésie, dont la production ne s’est cependant pas laissé empêcher par toutes sortes de conditions adverses et de considérations hétéroclites, à commencer par la solitude littéraire irrémédiable à laquelle se voue de nos jours le poète empruntant cette voie classique, tombée dans l’abîme. Mais la passion a jusque-là été pour nous la plus forte, l’étrange passion d’écrire des vers classiques en une époque où la quasi-totalité du milieu des lettres, quand il commente pompeusement ses champions vers-libristes, ne manque pas de diffamer le « carcan », voire la bastille de la métrique, dont l’humanité s’est proprement « libérée », et où les professeurs qui continuent d’enseigner les rudiments de cet art au rebut (pour que les enfants continuent de vaguement savoir ce que faisaient les poètes qu’on les force tout de même à lire) sont devenus des archéologues de la littérature. Mais le secret de cet état de choses, c’est, nous osons le croire, une mauvaise honte parmi les gens de lettres, du moins ceux ayant quelque culture, de l’abandon des règles de l’art, justifié par de vaines philosophies sur les changements de la société et de la psyché humaine, changements en réalité complètement superficiels eu égard à ce dont il s’agit. L’unique changement qui justifierait de renoncer, comme l’ont fait nos poètes, à l’art des vers, c’est la mort de l’art lui-même (annoncée par Hegel et Nietzsche), de tout art, de la vie esthétique dans sa totalité, c’est-à-dire un changement qui impliquerait de ne plus écrire de poésie, de littérature.
Aussi nous est-il indifférent de n’avoir pas suivi la voie scolaire étroite qui conduit depuis deux cents ans à quelque considération dans les lettres de ce pays, puisque, si nous l’avions suivie en manifestant notre goût de l’écriture, la passion que nous éprouvions déjà d’écrire des vers classiques eût été vraisemblablement étouffée par les pressions bienveillantes et les facilités à publier d’autres choses, tandis que, dans la voie sans lustre (bien qu’honorable) où nous avons été engagés tout au long de notre formation intellectuelle institutionnelle, aucune voix extérieure n’a pu peser sur nos choix, et les enseignements et conseils dont nous n’avons pas bénéficié ne peuvent non plus faire défaut au développement de notre art dans sa partie classique puisque précisément plus personne dans la voie royale ne connaît aujourd’hui ces choses autrement qu’en pet-de-loup.
Des quatre recueils que nous avons publiés chez un éditeur, tous au Bon Albert (les neuf autres à ce jour l’ont été en ligne sur ce blog), Les Pégasides sont le seul à n’avoir pas été primé, bien que nous l’ayons présenté comme les autres à divers concours. Le recueil est donc passé entièrement inaperçu. Outre le défaut de composition exposé ci-dessus, nous pensons que son volume (119 poèmes, 115 ici car nous en supprimons quatre dans la partie des textes juvéniles) le rendait trop copieux pour un jury.
*
La présente introduction appelle également une remarque sur l’emploi des rimes embrassées dans notre recueil, en guise de justification.
Note sur les rimes embrassées
« Le cas des rimes embrassées. Jamais une rime masculine ne doit être suivie d’une rime masculine différente (ou une rime féminine d’une rime féminine différente). Beaucoup de poètes débutants font la faute en commençant un quatrain par une rime du même genre que celle qui a terminé le quatrain précédent. » (Cette citation, qui n’est pas de nous, se trouve dans notre essai sur la versification ici.)
Ceci est démenti par la structure des deux quatrains d’un sonnet, qui reste cependant exceptionnelle. Nous avons publié dans le présent recueil des poèmes où des quatrains à rimes embrassées suivent le modèle du sonnet et sont donc fautifs, mais nous revendiquons l’exemple de Baudelaire, dont le poème liminaire des Fleurs du mal, Au lecteur, est lui-même ainsi construit, sur dix quatrains :
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
etc.
Ici le « débutant » Baudelaire fait commencer un quatrain avec une rime féminine (lâches) alors qu’il a terminé le précédent par une rime féminine (vermine), et ainsi de suite. Baudelaire ne réitère pas cet écart dans le reste du recueil, mais la mise en exergue, à la place liminaire, d’un poème présentant une structure considérée comme fautive, est significative. Quoi qu’il en soit, ceux de nos poèmes que nous avons écrits ainsi se réclament de ce modèle, le poème Au lecteur des Fleurs du mal.
On trouve le même genre d’« anomalie » dans des stances de Malherbe :
Quoi donc, ma lâcheté sera si criminelle ?
Et les vœux que j’ai faits pourront si peu sur moi,
Que je quitte Madame, et démente la foi
Dont je lui promettais une amour éternelle ?
Que ferons-nous, mon cœur, avec quelle science,
Vaincrons-nous les malheurs qui nous sont préparés ?
Courrons-nous le hasard comme désespérés ?
Ou nous résoudrons-nous à prendre patience ?
Non, non, quelques assauts que me donne l’envie
etc.
Ces stances se trouvent pp. 46-7 des Poésies de Malherbe dans l’édition de 1971 chez Poésie/Gallimard. C’est le seul exemple de rimes ainsi embrassées dans l’ensemble du volume.
Mêmes rimes embrassées « baudelairiennes » ou « malherbiennes » dans le poème Captive de Marie Noël (en son recueil Les Chants de la Merci, 1930) :
Il était une fois une joyeuse enfant
Dans mon pays. Son âme en elle était plus gaie
Que l’oisillon des champs sautillant sur la haie,
Plus vive que le vent.
Quand elle s’en allait à l’herbe le matin,
Mêlant ses pieds aux fleurs le long de la venelle,
L’espérance en secret voltigeait devant elle
Sur la menthe et le thym.
Et quand elle vaquait aux soins de la maison
etc.
On trouve également des rimes de cette façon dans la pièce Dom Garcie de Navarre de Molière (1661). La pièce est en rimes suivies, à l’exception d’une lettre lue sur la scène qui comporte trois quatrains en rimes embrassées (Acte II, scène VI). Les rimes de ces quatrains ne respectent pas la règle énoncée.
Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme,
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
Je chéris tendrement ce qu’a fait Dom Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs ;
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux, avec sa jalousie.
Ôtez donc à vos feux ce qu’ils en font paraître etc.
On trouve encore de telles rimes dans le poème « Arcades ambo » du recueil posthume Invectives de Verlaine. Dans ce poème de six quatrains, les deux premiers et les deux derniers quatrains ne respectent pas la règle ; il y a en revanche alternance du deuxième au troisième et du troisième au quatrième. Plus qu’une intention délibérée, il faut très vraisemblablement y voir une indifférence du poète, dans un recueil qui, entre autres négligences prosodiques, rime « prussien » et « messin », ce qui est l’occasion de cette note de bas de page par l’auteur : « Ça rime mal, / Mais m’est égal. »
On voit que « l’erreur » en question apparaît de manière sporadique chez certains de nos poètes. Cet usage irrégulier des rimes embrassées est, dans le présent recueil, systématique. La cause en est certes une erreur consécutive à l’oubli de la règle, mais, cette erreur se recommandant de précédents illustres, elle devient admissible. En l’occurrence, cela ne concerne tout de même, sur les 115 poèmes du recueil, que quatorze poèmes ainsi composés en « rimes embrassées baudelairiennes », ou « malherbiennes » (malherbiennes pour ce qui est de l’antériorité, baudelairiennes pour l’assomption de la pratique dans un poème liminaire), étant entendu qu’un tel nom, s’il était adopté, ne peut s’appliquer qu’à des poèmes en dehors de la forme du sonnet puisque par construction les rimes embrassées d’un sonnet n’alternent pas les rimes masculines et féminines d’un quatrain à l’autre. Après avoir pris ou repris connaissance de la règle dans sa rigueur, nous avons renoncé à cet usage irrégulier.
*
LIVRE PREMIER
(2007-2011)
.
(i)
La guerre en dentelles
.
I
Croyez-vous que j’ignore, en vous aimant, le prix
De la noble vertu dont je me trouve épris ?
Et qu’en y renonçant vous perdriez encore
Plus que je ne puis rendre à celle que j’adore ?
Je ne peux donc vouloir ni cesser de vouloir.
Vous aimerais-je autant si je croyais pouvoir
Compenser une perte à mes yeux inouïe ?
L’âme pleure le ciel dont elle est éblouie.
*
II
De ses larmes mon cœur fait son unique bien :
Connaissant mon secret, vous ne dites plus rien !
J’avais votre amitié, votre appui, votre estime,
Et me pris à rêver d’amour – tel est mon crime.
Las ! il aurait fallu que je garde pour moi
Ce sentiment coupable, et périr de l’émoi
Qui me brûle et devait se répandre en lumière
Pour élever mon cœur ainsi qu’une prière !
Las ! il aurait fallu vous celer à jamais
La seule vérité qui compte désormais,
Et baiser votre main, à cet ami tendue
Qui manque d’y pleurer sa tristesse éperdue !
*
III
En vos yeux d’horizon où la mer et le ciel
Unis en un seul bleu lumineux, irréel,
Rayonnant en éclats d’émeraude sentante,
Effusent les reflets d’une aurore éclatante,
Sans douter du trésor qu’ainsi je divulguai,
En ce saint tabernacle un jour je regardai…
Et moi qui me drapais dans la mélancolie,
Je sus ce que veut dire aimer à la folie.
L’impertinence, hélas, du vil profanateur
Appelait un dédain juste et réparateur !
Depuis que le repos m’a quitté, pour mon crime,
Je déclame mon mal, honteux, rime après rime.
Mais le pire de tout, en ce long châtiment,
C’est qu’il ne peut produire aucun amendement,
Car j’espère toujours – est-ce scélératesse ? –
Que vous aurez un jour pitié de ma détresse.
*
IV
Ô fuir où je pourrai me cacher pour toujours !
Vous dites me bannir à jamais de vos jours.
Mon cœur se glace, un froid m’étreint, c’est l’hébétude,
Et pour toujours, à tout jamais la solitude !
Le jugement des dieux, fatal, est donc rendu.
Ma déraison vous choque, hélas ! j’ai tout perdu.
Et vous marquez mon front du sceau de l’infamie
Pour que me prenne en haine une tourbe ennemie
– Qui se trouve un délit plus grand que ses forfaits ! –
En détournant de moi vos merveilleux bienfaits.
*
V
Comment, mais vous pleurez à l’abri des regards !
Et moi qui ne voyais en vous qu’indifférence
– Hormis votre beauté, cause de ma souffrance –,
Je découvre ces traits brouillés, ces yeux hagards !
Moi qui voulais rejoindre un couvent de bégards
Afin d’y renoncer à jamais l’espérance,
J’entends de votre cœur la chaste remontrance :
Cassandre, vous étiez sensible à mes égards !
Mais comment, pensiez-vous, accueillir cet hommage
Sans qu’il en dût venir pour vous quelque dommage ?
Le monde est si méchant, si cruel envers nous !
Faut-il donc que des pleurs, renouvelés sans cesse,
Naissent fatalement d’un sentiment si doux,
Que l’amour soit toujours ce qui le plus nous blesse ?
*
VI
Non seulement, hélas, vous n’entendez céder
Mais vous dites peut-être à qui veut bien l’entendre
Que l’on ne pouvait guère en mon cas rien attendre
Et que vous regrettez d’avoir voulu m’aider.
Ce litige est absurde, il nous faut le vider.
Cassandre, vous vivez dans le pays du Tendre,
Votre vue au-delà ne saurait point s’étendre
Et vous blâmez l’élan que je n’osai brider.
Soit ! je confesse avoir dérogé sans scrupule
Aux clauses qu’à jamais courtois amour stipule,
Abusant de mes droits et vous causant souci.
Or si j’ai haut loué vos attraits, dans mes larmes,
C’est qu’ils sont le reflet de l’âme. C’est ainsi,
Pas plus que l’âme, non, ne pâliront vos charmes.
*
VII
Dans le pays du Tendre où vous vivez, ma mie,
Le plus prisé de tout, le plus aimable bien,
Nul ne peut l’acquérir : il est donné pour rien.
Quel est donc le secret de cette économie ?
Le résultat en est la plus belle harmonie.
Et, surtout, c’est celui qui met le plus du sien
Le mieux récompensé, du nom de citoyen.
Donner vaut tout. La loi, c’est cette antinomie.
Madame, j’ai compris, le vide inquiétant
Qu’oppose la pudeur au désir insistant
Sollicite l’aveu de ma folle conduite.
Je vous tins des propos… Je ne l’aurais pas dû
– Reconnaître sa faute, est-ce en bouter la suite ? –.
La demande fait choir le don, alors perdu.
*
VIII
Sans doute je conçois, et j’approuve, Marquise,
Que vous vous indigniez d’un banal compliment,
Mais que vous répétiez le même mouvement
En présence de vers dont vous êtes conquise,
C’est abuser, vraiment, d’une pudeur exquise !
Sachez-le, ce n’est pas votre ami seulement
Que punit ce rebut si fort cruellement,
Mais c’est l’Art, dont la loi sur nous tous est acquise.
Veuillez considérer aussi ce qu’est l’état
Qui s’atteste limpide en un tel attentat
Et que d’autres devoirs ne veulent point connaître.
Votre amour est certain, autant qu’on puisse l’être ;
Souffrez donc à bon droit que je l’appelle mien.
Il faut céder, Madame, et vous en trouver bien.
*
IX
Je vous ai fait du tort, le chagrin me tourmente.
Hélas, en vous prêtant un dessein irrité,
J’ajoutais à l’affront pour votre dignité
Un mépris déplacé pour la vertu clémente.
La pudeur assurant l’audace véhémente
Qu’elle ne prévaudrait sur sa sécurité,
Quoi ! j’arme le dépit contre la vérité.
Ô que de déplaisirs le désir nous fomente !
Pour ce qu’un tel excès dût vous causer d’horreur,
Ce qui le plus vous blesse, en cette grave erreur,
C’est de me découvrir un début de bassesse.
Et m’entendant frémir devant quelque embarras,
Vous ne pouvez celer un soupir de tristesse…
Que tout serait plus simple et plus beau dans vos bras !
*
X
« Cette flamme importune, à la fin que veut-elle ? »
Ah, Madame, à vos pieds une place pour moi !
Pourquoi flétrissez-vous du nom de bagatelle
Ce qui suscite en nous un aussi doux émoi ?
Madame, pour la France et sa palme immortelle,
N’ai-je point tout quitté, commandé par mon Roi ?
N’ai-je point combattu nos guerres en dentelle ?
Pas plus que ma valeur n’a défailli ma foi.
En bravant les dangers je voyais votre image,
Au triomphe éclatant je lui rendais hommage ;
La nuit, je composais pour vous maintes chansons.
Et c’est cette chaleur dans le cœur, bien vivante
– Dont, si j’en crois vos yeux, tous deux nous jouissons –
Qui forme les héros dont un pays se vante !
*
XI
Croyez-vous que m’arrête un silence confus ?
Pensez-vous que j’oublie, en pleurant, votre absence ?
Et quand vous opposez à mes vœux la décence,
Croyez-vous apaiser mes feux par un refus ?
Ô si vous haïssez cet ami que je fus
Pour l’audace sans tact de sa concupiscence,
Pensez-vous provoquer une résipiscence,
Quand tout est balayé par ce torrent profus ?
Eh, lequel de nous deux est-il le moins blâmable ?
Moi qui ne craignis point votre souris aimable ?
Vous qui cachez vos rets, ou bien les ignorez ?
Réduirez-vous ma voix à vous être importune ?
Vous finirez mes jours ou vous vous donnerez :
D’une ou d’autre façon, cesse mon infortune !
*
XII
Zaïde, je caresse un rêve – farfelu ? –,
Devenir éminence et, par ton entremise,
Pouvoir ainsi combler en prince de l’Église
Un appétit d’honneurs, de gloire et d’absolu.
Cette bureaucratie inclite de prélats,
Cardinaux en cuirasse et flanqués de maîtresses,
J’en rêve, en suscitant tes romaines caresses.
Sa pompe, dans tes yeux, brille de mille éclats.
C’est impie ? Et pourtant, j’ai seulement cité
Les exemples connus de bergers estimables,
Ou ne sort-il jamais que des ragots damnables,
D’odieuses rumeurs de l’Université ?
Selon d’aucuns, l’Église en maître temporel
Ignore de Jésus le sublime message :
Un régime chrétien ne peut donc être sage ?
L’Église est pure enfin n’étant rien ? C’est cruel.
Comme je n’ai jamais, en dehors de tes bras,
Connu des voluptés plus belles, plus profondes,
Je comprends qu’ont grandi tes nobles tresses blondes
Dans l’enclos consacré du meilleur des haras.
Et tel un cardinal dont les gants de velours
S’ornent de grands rubis, stigmates symboliques,
Je te vénérerai : mes vers mélancoliques
Soient les joyaux saignés de mon cœur, à toujours !
.
(ii)
.
XIII
Je te regarde, tu souris,
Cette minute est solennelle ;
Dans sa splendeur presque irréelle,
Je suis complètement épris.
Je ne sais quelle gravité
S’empare alors de mes pensées
Quand, toutes choses effacées,
Ne reste plus que ta beauté.
C’est pourtant le plus grand plaisir,
C’est une véritable ivresse !
J’éprouve comme une caresse,
C’est la clef d’un secret désir.
Troublé ? Serein ? Je suis lié ;
En tous lieux tu seras suivie.
Avec le monde, avec la vie,
Je me sens réconcilié.
*
XIV
En pleurant j’ai lavé mon cœur de ses souillures
Et j’accueille l’amour, la beauté, le bonheur.
À présent les oiseaux cachés dans les ramures
Font descendre du ciel un babil enchanteur.
Je sens sourdre en mon âme une joie infinie.
Sur les rayons sonnant au rythme de l’azur
Passent les doigts d’un ange, et tout est harmonie
Quand la harpe céleste accompagne un cœur pur.
*
XV
Où sont parents, amis, souvenirs, projets fous ?
Je me regarde ma vie et ne vois rien que vous.
Cette joie est si forte, avec vous survenue :
Je ne vis que du jour où je vous ai connue.
L’angoisse que je ne cessais pas d’éprouver,
C’était la crainte, ainsi, de ne point vous trouver !
Le jour où je vous vis me sourire, Madame,
Vous fîtes pour toujours le bonheur de mon âme.
Mais un nouvel effroi me vient effaroucher :
Celle qu’un jour, bientôt, j’ose vous approcher !
*
XVI
Je ne peux plus rien dire. En effet, dire quoi ?
Mon cœur en est brisé, tu ne veux pas de moi.
C’est un coup imparable. À quoi bon la défense ?
Rien ne peut me sauver, ni l’humour ni l’offense.
Je ne vois qu’un désert, devant mes yeux s’ouvrir,
Qu’il me faut désormais sans un mot parcourir.
Tous mes projets d’amour abattus, tous mes rêves
Anéantis, ma joie envolée, heures brèves,
Douces, que je vécus croyant que tu m’aimais
Et qui – mon seul bonheur – ne reviendront jamais…
Étais-je sot ? naïf ? étais-je fou ? le suis-je ?
Tu ne veux pas de moi, c’est tout, voilà, qu’y puis-je ?
Pardon de l’avoir cru, pour moi c’était trop beau !
C’était si merveilleux et c’était si nouveau,
Je crus ce que mon feu voulut me faire croire.
Maintenant je comprends dans quel monde illusoire
J’ai vécu tout ce temps de mon soulas heureux.
Je suis seul à jamais dans le froid ténébreux.
*
XVII
Une Ase
Exemple singulier de sagesse abarique†,
Oyez, chétifs badauds, cette grande leçon !
L’éthique des aïeux vous donne le frisson,
À l’instar des exploits du jarl Théodorique.
Fille de Langobard et joyau dynastique,
Elle s’appelait Grudrr et portait bien son nom,
Fière princesse à qui l’on ne dit jamais non,
Belle comme une Gothe, Ase mégalithique.
Un Hérule, omettant de méditer les lois,
Lui tint en aparté quelques propos grivois,
Dont elle fut – au sens de chatouille – irritée.
Las ! quand il dut prouver qu’il était homme, et fort,
Par ses proportions minimement flattée,
Elle appela sa cour et le fit mettre à mort !††
† D’Abaris, poète hyperboréen.
†† Tiré de Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, hormis le nom de Grudrr qui est une pure invention.
*
XVIII
« Prenez votre courage à deux mains. » Ah ! Madame,
Le diable le pourrait, un séducteur infâme,
Un corrupteur sans âme et de sens frelaté,
Fort irrespectueux de votre chasteté ;
Mais quand je pense à vous, pour moi c’est impossible,
Car je n’ai qu’une main, hélas ! de disponible.
Devant à la fureur de l’inspiration
La rage d’exprimer ma vive passion,
Et jetant ce sanglot sur de la cellulose,
Après m’être vidé, je ne vaux plus grand-chose.
D’où ma sauvagerie et ma banalité,
Ma platitude en fait d’originalité,
Ce ton de morne plaine et de fauteur de troubles,
D’indigne virtuose en sous-entendus troubles,
Ma brusquerie insane et mon orgueil têtu
Qui me font dire « tu » quand vous me dites « tu » !
Muet comme une tombe entre deux logorrhées,
Impassible et, d’un coup, expert en simagrées.
Peu me chaut d’être froid dans un tel clair-obscur !
Cette règle ne souffre au fond qu’un bémol dur :
Pas de sang-froid possible en vous voyant si belle,
Ô Vénus, ô Marie, Isis, Freya, Cybèle !
Je croyais caresser vos longs cheveux dorés,
Votre peau d’abricot douce aux reflets nacrés,
Vos lèvres de lilas sur des perles ouvertes,
Vos deux mains sur mon cœur, palpitantes, offertes,
Vos melons si primeur, vos noix de coco d’or,
De vos vierges forêts vaillant conquistador…
« Vous rêvez », dites-vous ? Ces bruits sur votre compte,
Cette histoire de vous que partout l’on raconte,
Que vous seriez épouse et mère, sont-ils vrais
Ou bien un plan conçu pour qu’on vous laisse en paix ?
Blasphème, impiété, simonie, anathème,
J’ai commis un tel crime ! et c’est que je vous aime.
« Or le crime n’est pas de m’aimer, insensé,
Car tout le monde m’aime. » En effet, c’est forcé :
Nous sommes tous pécheurs, Aphrodite isiaque,
Blonde comme un lagon bleu paradisiaque !
Tenter le moindre geste en matière d’amour,
C’est passer à jamais le point de non-retour ;
Le détour est permis mais non pas un virage.
Espérer, c’est un crime, ne le pas, un outrage.
Aimer, c’est être esclave et superstitieux.
Le nectar, on le sait, est la boisson des dieux,
Mais un simple mortel féru de poésie
Peut s’enivrer de même au ruisseau d’ambroisie.
Dans vos veines circule un fabuleux ichor !
L’histoire de Jason et de la Toison d’or
Est une allusion à votre grâce insigne
Dont, le Roi mis à part, un héros seul est digne.
*
XIX
Neige de feu
« Si vraiment vous m’aimez, vous prendrez patience. »
J’attendrai, pour vous plaire, ayant bien conscience
Que cet amour m’est tout, que le temps n’y fait rien,
Ne pouvant altérer le prix de votre bien.
Si d’aucunes – beaucoup – se préparent aux larmes,
Les ans ne peuvent guère attenter à vos charmes.
C’est même le contraire : un blond mieux platiné,
Quelques légers sillons sur un front éburné,
Un regard attendri, plus doux et plus céleste,
Une main ciselée au geste toujours leste,
Un grain de peau plus mûr, au fond moins irréel,
Du fait que vous soyez un archange du ciel,
Rehausseront encore un peu plus cette grâce.
Ce déclin pour quiconque est pour vous une grâce
Et vous serez toujours plus belle avec le temps.
Nos ébats ne feront d’envieux mécontents ;
Quelques vieux soupirants me maudiront peut-être,
Rendus inoffensifs par la loi de tout être.
N’ayant plus de soucis, nous vivrons ignorés ;
J’enlacerai sans peur vos appas adorés.
Détachés d’ici-bas, nous ôterons les voiles
Qui cèlent à nos yeux la beauté des étoiles.
Je n’attends pas en vain. Ah ! quand nous serons vieux,
Non comme des humains, nous aimerons en dieux !
Ronsard en ses sonnets dit de bien pauvres choses,
Sur la neige de feu resplendissent les roses !
*
XX
Cratès et Hipparchie
La morale, instrument de toute ambition,
Un penchant comme un autre, une inclination :
Ô voilà ma réponse à votre long silence,
Qui m’est, vous le savez, pis qu’une violence.
Ne m’en veuillez pas trop d’exprimer du dépit :
Cet amour ne me laisse, hélas, aucun répit.
Pourtant, si vous venait le goût de me répondre,
Je croirais que le ciel sur ma tête s’effondre
Et j’en mourrais peut-être. Aussi, tout en pleurant,
Je louange l’esprit qui me laisse ignorant.
Si peu de sérieux que l’on me subodore,
Tout ce que je sais, moi, c’est que je vous adore !
Je vous dirai cela qui me rendrait heureux.
Connaissez-vous Cratès, qui, sans être lépreux,
N’en demeurait pas moins, par choix, au ban du monde,
Méprisant tous les biens, cette trappe profonde,
Et se riant des us en vigueur de son temps ?
C’était un philosophe, et des plus compétents :
Cratès, entre les chiens, fait honneur à la niche !
Hipparchie était jeune, était belle, était riche.
Elle aurait pu régner sur des foules de rois,
Qui pour en être aimés eussent cédé leurs droits ;
Elle aurait fait la paix, la guerre, et tout le reste,
Et préféra Cratès à ce destin funeste.
L’ordinaire où vécut ce ménage est connu.
À ce point du récit maintenant parvenu,
En me recommandant de l’illustre modèle,
Il me plaît d’avouer que, vous étant fidèle,
Je place mon bonheur en vous et dans l’espoir
Que vous vous donnerez à moi, non dans le noir,
Mais devant tout le monde, à dessein, réfléchie,
Ainsi qu’avec Cratès le voulut Hipparchie !
*
XXI
Rose et coccinelle
La coccinelle rouge aux points noirs s’est posée
Sur le gonflant bouton pour s’offrir un festin.
Dès les premiers rayons du soleil, au matin,
Belle s’ouvre la rose humide de rosée.
La lumière, à ses pieds de reine déposée,
Poudre d’or supernel son habit de satin.
Elle s’épanouit, absorbant le butin
De la foule des fleurs hier décomposée.
Le parfum est exquis et cérémoniel
Que dans ce sanctuaire elle consacre au ciel.
Hosanna ! Resplendis, patère enchanteresse.
Et la bête au Dieu bon, de ses crocs monstrueux,
Dilacère en dansant, prise de folle ivresse,
Les pucerons poilus, croustillants et juteux !
*
XXII
Frère-frappart
Le calme recueilli du monastère
Où médite sans trouble un chœur nombreux
L’exemple édifiant des bienheureux,
Parfois fomente un tout autre mystère.
Et l’on voit tel reclus, hier austère,
S’adonner sans vergogne, et tout fiévreux,
Aux mousseux élixirs des vieux chartreux,
Voire au dom pérignon, comme à Cythère,
Et lutiner la gueuse au flanc puissant,
Non comme un sénateur de Maupassant,
Mais rimant en latin quelque poème.
Nous savons – à chacun revient sa part –
Que le vrai précurseur de la bohème
N’est autre que ce bon frère-frappart.
*
XXIII
Égyptiaque
Dans le tombeau sacré d’une jalouse idole,
Où brûle par magie un millénaire encens,
Profane explorateur, pas à pas tu descends ;
Des chimères aux murs tournent en farandole.
De corridor brumeux en douteuse coupole,
Tu sondes une nuit de sphinx iridescents.
Une splendeur funèbre est ce que tu ressens
En ce dédale obscur d’occulte nécropole.
Contemplant les trésors jadis amoncelés,
Les sarcophages d’or, de gemmes constellés,
Et le rictus affreux d’un chacal, qui t’oppresse,
Tu ne vois pas, couvert par l’aile de l’asfir,
Que dans l’ombre envoûtée un squelette se dresse,
Dardant sur toi des yeux de flamboyant saphir.
*
XXIV
Res Mortuis
L’eunuque mystagogue, au temple tripartite,
Ses vieux traits adipeux de céruse couverts,
Conduit dans la pénombre aux caveaux entrouverts,
Soumise à son pouvoir, la vierge idolothyte†.
Devant une chimère obscure d’hématite
Que baigne de torpeur l’encens aux nimbes verts,
Un puits s’ouvre. Le mage, assisté de convers,
Tout en psalmodiant y jette l’interdite.
Cette chute sans cri lui brise plusieurs os ;
Elle ne le sent pas, en transe sur le dos,
Droguée au plus haut point d’herbe sacramentelle.
Son corps gît sur un tas de squelettes broyés.
Par l’extase soustraite à l’angoisse mortelle,
Sans comprendre elle entend des soupirs réveillés…
† Destinée à être sacrifiée aux idoles. Syn. de nécrothyte, car les idoles étaient parfois appelées du nom de « morts ». Necrothytae: res mortuis, la chose des « morts », la chose consacrée aux « morts » (Macri Hierolexicon).
*
XXV
Frater August
Frère Auguste Strindberg, veux-tu paraître
Et me laisser toucher ton athanor ?
Toi qui de vils métaux créas de l’or,
Comment t’égalerai-je un jour, ô maître ?
Quels enfers sillonner pour mieux connaître ?
Comme toi je comprends quel similor
Le monde ensorcelé, bruyant décor,
Jette à l’esprit confus, pour s’en repaître.
En d’étranges meublés à Göteborg,
Je lisais des fragments de Swedenborg :
Ô quitter la voie orde et pécheresse !
Et comme toi j’ai vu le plan fatal,
Dans mon abaissement et ma détresse,
Le plan cyclopéen, monumental !
*
XXVI
Sans bruit
Je veux n’aimer personne en dehors d’elle ;
Si contre moi je crains de la serrer,
Je veux l’aimer toujours sans espérer ;
Cet amour est ma tour, ma citadelle.
Le temps, le temps s’échappe à tire-d’aile !
Que me restera-t-il, pour m’éclairer
Lorsque viendra la fin de tant errer,
Si je ne garde au moins un cœur fidèle ?
On me dit qu’il est sot de tant chérir ;
Le monde voudrait voir cette eau tarir.
J’ai fui, je n’entends plus son vain murmure.
Et dans la solitude et dans la nuit,
J’écoute chuchoter la source pure,
Et je pleure d’aimer en vain, sans bruit.
*
XXVII
Cet amour n’a pu s’envoler,
Je ne serai jamais heureuse.
On dit qu’il faut se consoler,
Je sais que la vie est affreuse.
Avait-il de l’amour pour moi ?
Son regard semblait me le dire.
J’aurais mis mon cœur sous sa loi ;
Je suis seule et veux me maudire.
J’aurais été son âme sœur,
Je voulais lui donner ma vie.
Sa force était pour ma douceur,
Ma tendresse pour son envie.
Nous ne nous aimerons jamais,
Tous mes rêves ont fait naufrage.
Vivre en pensant que je l’aimais ?
Vivre… je n’ai plus le courage.
*
XXVIII
Sans vous je suis perdu, l’ombre s’étend,
Les ténèbres sur moi jettent leurs voiles,
Je ne sais où je vais, ce qui m’attend
Dans une nuit sans lune et sans étoiles.
Sous ces nuages noirs et tourmentés,
Ces fantômes chassés par les bourrasques,
Je parcours sans les voir des lieux hantés,
Où me frôlent démons, diables, tarasques.
L’abîme s’ouvre et crache un feu d’enfer.
C’est en vain que j’appelle et que je lutte
Contre ces tourbillons de voix de fer,
Car il n’est point de terme à cette chute.
Sans vous il faut souffrir, devenir fou,
Sans fin désespérer, dans l’inertie,
Concevoir son destin comme un écrou,
Achevant dans l’horreur sa prophétie.
*
XXIX
Poète maudit
Je suis un poète maudit
Auquel se refuse la gloire
Et qui ne parvient pas à croire
À la croix que nul ne brandit.
Ce monde est pestilentiel.
Les ministres de ta colère,
Seigneur, que ma chute exaspère,
M’accablent d’ordure et de fiel.
Diablotins et grimelins
Tournant en volutes vermeilles
Font un tapage de bouteilles
Pour me voler mes fifrelins.
Quand j’arrive parfois, Seigneur,
À triompher de ma faiblesse,
Voilà que mon orgueil vous blesse ;
Je deviens pire et non meilleur !
C’est tout le fruit de mes efforts.
Dans le galetas où je rampe,
Que je voudrais que cette lampe
Fût une lanterne des morts !
Que je voudrais voir devenir
Cette couche – cette litière ! –
Sous les arbres du cimetière
Une tombe sans souvenir.
*
XXX
Pécheur
Vous accablez, Seigneur, le pécheur endurci,
Le livrant sans défense à l’Ennemi féroce.
Pour celui qui, confus, se trouve à sa merci,
L’existence devient un cauchemar atroce.
Ce roi des détritus, l’immonde Bal-Zébul,
De puanteurs sans nom épouvante sa proie.
Dans la fosse à purin, le pécheur triste et nul
Pense devenir fou, hors de la juste voie.
Autour de lui – partout ! – que de délabrements,
De ruines, de nuit, de formes répugnantes,
D’âpres exhalaisons, que de pullulements,
Que de soupirs mauvais, d’ombres horrifiantes !
« Le monde te suivra si tu veux me servir,
Si tu viens encenser le Baron de l’ordure !
Dans les écroulements cherche ton avenir,
Car la tentation est seule ce qui dure. »
Seigneur, ne laissez pas mon âme s’avilir
Au contact flétrissant des faux biens de ce monde !
Et que dans votre Verbe, au lieu de m’affaiblir,
Je grandisse en vertus, des vices je m’émonde.
Mais retomber toujours au même caniveau
Au moment où l’on croit toucher à la lumière,
Le coup est de nature à rendre le tombeau
Plus que tout désirable à cette orde poussière !
*
XXXI
Aux gens du métier
Gloires que rien ne peut ternir,
Ce fut un métier vraiment sale
Que vous faire objets de scandale
Pour les cœurs purs de l’avenir.
C’est vous qu’il faut lire à présent
Pour être de cette culture,
Jetant nos esprits en pâture
À votre démon malfaisant.
Accablé de l’infâme chœur,
Je reconnais dans vos ordures
L’attrait des passions impures
Qui suffoquent l’âme et le cœur.
Je voudrais tous vous oublier,
Et que l’on m’appelle barbare.
Votre apothéose est la tare
D’une époque folle à lier.
Vous avez trouvé pour appui
De votre funeste entreprise
La femme folle et sa traîtrise ;
Elle ne vous a jamais nui.
Accusant tous vos détracteurs
De la plus noire hypocrisie,
En fait d’art et de poésie
Vous étiez de vils séducteurs.
Vos immondices laissent coi
L’homme à la pente vertueuse.
Dans cette époque malheureuse,
Votre grimace est notre loi.
Quand, frappé de caducité,
L’idéal s’impose silence,
Tous les signes de l’excellence
Vont à votre perversité.
Cela durera-t-il longtemps ?
Vos vaines idoles cruelles
De cliques intellectuelles
Ont encore quelques instants.
Ce panthéon vertigineux
De vos débauches lamentables,
Tremblant sur ses bases instables,
Croulera dans l’égout brenneux.
C’est très certain. Reste à savoir
Si le poison à forte dose
A laissé vivant quelque chose,
S’il nous reste encore un espoir.
*
XXXII
Ravaillac
De fièvre ou d’extase tremblant
Dans ta cellule monastique,
Tu conçus le désir mystique
De trucider le Vert Galant.
Il tenait, vert un peu croulant,
Parjure, relaps, hérétique,
Son Olympe pornocratique
En vrai Jupiter de beuglant,
Prêt à tout jeter dans la crise
Pour une belle à lui reprise
Par d’icelle l’époux légal.
Ravaillac, ennemi du sexe
Appelé faible et notre égal,
Que ton verticide le vexe !
*
XXXIII
Prohibition
The noble experiment (Herbert Hoover)
Le magique Midwest est conquête viking.
Bravant l’immensité des plaines orageuses,
De graves géants blonds, leurs femmes courageuses,
Avec la dignité du moissonneur au Thing
Et l’impavidité des cavaliers d’Hasting,
Firent ce pays grand de leurs âmes songeuses.
Nonobstant la clameur des foules tapageuses,
Volstead, leur digne enfant, triomphe à tout meeting.
Mais d’un palace à grooms, sous les lustres, Capone,
Enfermant dans ses mains la police caponne,
Revend au prix de l’or scotch, hennessy, guinness :
L’idéal est souillé par l’argent subreptice.
Contre l’hydre du crime, un nom : Elliot Ness† ;
Par la vertu d’un seul triomphe la justice.
† Tout comme Volstead, député du Minnesota dans le Midwest et auteur du Volstead Act instituant la Prohibition aux États-Unis, Elliot Ness était le fils d’immigrés norvégiens.
*
XXXIV
Chikago
Tout dans cette Babel est si monumental
Qu’on dirait par moments une vaste caverne.
Lille Mats†, de Scanie, en trottinant discerne
Ceux qu’il doit éviter : le jaune, le rital.
C’est le soir. L’enfant blond passe un tram, un étal,
Suit la rue où bientôt va briller la lanterne,
Et, grimpant l’escalier dans le hall un peu terne,
Il retrouve chez lui son univers natal.
Le quartier bourgeonnant est une autre Suède,
Dans cette « Chikago » qui sans degré succède
À l’âpre pauvreté des fjords et des hameaux.
Quittant les vieux bouleaux, leur chanson féérique,
Mats a fait le voyage, en a souffert les maux.
La petite Ingeborg est née en Amérique.
† Le petit Mats. Lille se prononce comme le nom de la ville française.
*
XXXV
Charles XII et les pirates
On envoya même l’année suivante deux gentilshommes suédois pour consommer la négociation avec ces corsaires. (Voltaire, Histoire de Charles XII, roi de Suède)
En sa cour de proscrits, nègres et perroquets,
Le loup de mer reçoit l’envoyé de Gothie
À l’ombre des ficus où sa case est bâtie,
Témoins habituels d’hérétiques banquets.
Il a laissé, ce jour, coutelas et mousquets,
Peigné sa barbe longue au tricorne assortie,
Mis sa belle dentelle – ou la moins décatie –
Pour flatter le seigneur hôte de ces bosquets.
Le baron de Cronström vient sceller l’alliance
Que Charles sollicite en toute confiance,
Et trinque à son succès dans l’or du Grand Inca :
Concluant le traité par d’augustes blandices,
On distribue à tous des pipes de coca
Et l’on remplit de rhum les scintillants calices.
*
XXXVI
Le Sancy
Des mines de Golconde où le ciel cristallise
Les Lombards apportaient des diamants aux Rois ;
Artistes sans rivaux, ces joailliers adroits
Sertissaient les cordons, enluminaient l’Église.
Dans le palais des Francs, le goût se subtilise :
Sancy, l’ambassadeur du noble Henri Trois,
À la cour de Stamboul faisant valoir nos droits,
Irisa le manteau que l’or fin fleurdelise.
Cette pierre à son nom, d’un poids phénoménal,
Augmente les trésors – vastes – du cardinal,
Qui la légua – beau geste – au souverain son maître.
Et Marie-Antoinette aimait à la porter ;
Fersen, l’ami de cœur, dut cependant l’admettre :
Quel éclat sur ses yeux aurait pu l’emporter ?
*
XXXVII
Grégoire von Rosen†, ou L’homme de la Bérézina
L’aigle avait de son vol circonscrit l’univers
De Thèbes à Moscou tombant dans l’incendie,
Mais la patrie armée en débâcle, engourdie,
Se démembre et succombe au plus long des hivers.
Un homme la pourchasse, insultant son revers.
Artisan de la chute et de la tragédie,
Rosen le Suédois voit sa gloire grandie ;
Les Champs élyséens devant lui sont ouverts.
Il abat les cités, il détruit les cohortes,
Ses armes sont ici, sont partout les plus fortes,
Et Napoléon fuit sur tout un continent !
Quand Paris tend ses clefs au césar Alexandre,
Son guerrier le conduit, Ricimer éminent,
Plus haut que les grandeurs dont il foule la cendre.
† « Considéré à juste titre comme un des hommes de guerre les plus vaillants de son époque. » (Grand Larousse du XIXe siècle)
*
XXXVIII
Le papahua†
Tout son corps est couvert d’un horrible bitume
Où l’hallucinogène à la suie est mêlé,
À tout un grouillement de vermine pilé.
Il garde les codex de l’antique coutume.
Crinière sans apprêt en flots sur son costume,
Ses cheveux sont craquants de sang coagulé.
Éventrant les vaincus, dont le cœur est brûlé,
Sa transe le dérobe à la veule amertume.
Il compute le temps et le calendrier,
Sait les jours où vaincra l’impavide guerrier,
Traite l’épilepsie avec des veuves noires.
S’il parcourt les forêts aux panthéons moussus,
L’onguent le prémunit des dieux comminatoires
Et des bêtes, qu’il boute en leur feulant dessus.
† Prêtre aztèque
*
XXXIX
La rainette jaune
Ses longs doigts papuleux adhérant au galet
Suintant, tout oint de pluie et de mousse émeraude,
Homoncule doré, le batracien rôde ;
Quel féroce mépris dans son œil rondelet !
Et son corps spongieux comme un guanaba blet,
Par sa phosphorescence, à qui la faim taraude,
Tout en étant serein dans la brumaille chaude,
Lance qu’il ne faut pas chercher ce gringalet.
Par toute la forêt vert-de-gris et havane,
Le pompeux gobelin galamment se pavane,
Sur la glauque pénombre affiquet chatoyant.
Hélas, le Chucuna le cueille dans la vase,
Pour enduire ses traits du poison foudroyant
Dont vivait et dont meurt la grenouille topaze.
*
XL
Amazonie
En cette Amazonie atteignant l’Équateur,
Parmi les Jivaros, ou Shuars, un cacique
Au père Duroni commente le lexique†
Enclosant toute chose apprise du conteur.
Car dans la sylve tout a son nom protecteur ;
Mais loin de n’enseigner qu’usage syntaxique,
Il montre l’encre mauve et le sirop toxique
Avec lequel on pêche, et le buis salvateur.
Et la confection de ces têtes réduites
Se figeant à jamais dans leurs grimaces cuites,
Pour le fray n’a bientôt plus le moindre secret,
Ni comment on les orne avec les ostensoires
D’aras plumés vivants qu’on pique d’un extrait
De crapaud pour qu’y vienne un duvet tout en moires.
† P. Salvador Duroni, Diccionario del idioma jíbaro, Cuenca, 1928.
*
XLI
Primo Amore
Voyez « Poèmes parus dans la revue du Bon Albert » ici.
*
XLII
Mme B., professeur de latin
Sous les graves dehors de la sévérité,
C’était un professeur aimé par ses élèves.
N’eût été le démon de la frivolité,
J’eusse clamé toujours ses classes bien trop brèves.
J’ai réussi ma vie, on l’a dit, je le crois ;
Cela pèse bien peu sans la reconnaissance,
Si je n’affirme point l’éternité des droits
Que lui doit conférer ma seconde naissance.
J’ai peut-être oublié bien des déclinaisons
Mais je n’oublierai pas le ciel bleu d’Italie
Qu’elle ouvrit à nos cœurs de palpitants oisons
Trébuchant inquiets vers une âme accomplie.
Car c’est de ce voyage aux siècles abolis
Que date mon amour sans fin pour ma Déesse.
Madame B. nous a mariés, ennoblis
Sous l’égide éclatant de sa délicatesse.
*
XLIII
Le mariachi
Sous le balcon fleuri de Doña Miraflor,
Il s’en venait chanter en habit brodé d’or.
Mais la belle doña jamais de sa fenêtre
Ne lui jeta la fleur voulant dire « peut-être ».
Ce qu’il reçut, ce fut, à la fin, d’un valet
Envoyé le surprendre, un coup de pistolet.
Sa bien-aimée alors vint à lui, belle et pâle,
Recueillir sur son cœur l’hommage d’un long râle.
.
LIVRE DEUXIÈME
(1999-2003)
.
(i)
.
XLIV
Vocation
Le poète à soi-même
Rappelle-toi le mal que te fit l’entretien
De ce mauvais penchant aux jours de ta jeunesse ;
Tu faisais envier ton singulier maintien,
Ratais tout, seulement pour écrire : « Ô tristesse ! »
Enfin, tu devins fou de goûter vers boiteux
Et piteux calembours des temps de décadence.
Si léger, tu froissas, par des propos honteux ;
Afin de rimer « foin ! » tu flétris l’innocence.
Qu’est-ce qui provoqua cette intime douleur ?
La Muse a déposé sur ta lèvre une rose :
Repousse le baiser, foule aux pieds cette fleur !
Il faut vivre en n’aimant rien d’autre que la Cause.
Va ! quitte ce pays pour un calme séjour.
Éloigne-toi du monde, où siffle le reptile.
Entre dans le silence, il te parle d’Amour :
Aride était ton cœur que fait Dieu si fertile.
Lorsque tu prétendais partager de l’humain
La peine et le labeur par ces jeux de ton âme,
Certes tu jouissais de ton moi souverain,
Pécheur, et te vouais à l’éternelle flamme !
Garde tes pensers purs maintenant que tu vis
De la vie unitaire et grave de l’Essence.
Vaines tentations soient à tes yeux ravis
Tous les prestiges vains de ton adolescence !
La Muse au poète
Poète, ainsi frappée au cœur de ma bonté
Par ton ressentiment injuste et ton délire,
Car ce n’est pas ta Muse humble en sa piété
Qui t’a fait turbulent, et ce n’est pas ta lyre,
Poète, ainsi frappée, ai-je droit de tenir
Ce flambeau près de toi ? Ton âme est bien trop fière,
L’orgueil a balayé ton vœu de repentir.
Seul, tu l’es à présent, mais sans plus de lumière.
Et c’est encore trop que tu dises le nom
De Celui qu’on exalte en offrande et prière.
Or l’homme doit L’aimer ! la louange est un don
Que l’homme fait à l’homme en louant Dieu le Père.
Mornes chants soient bannis des cantiques au ciel !
Celui qui sait ouvrir son cœur, il sait sourire.
Chose douce est la foi pour qui sert l’Éternel,
Mais la parole est dure, immense son empire.
Fais silence, cœur sombre ! Âme farouche, attends !
Il plaît à Dieu d’entendre une voix lumineuse :
Tu dois donc la polir dans l’eau fraîche du temps
Avant de l’enchâsser sur l’arche radieuse.
*
XLV
Que s’il vous plaît d’aimer, aimez-moi, s’il vous plaît !
Car dans mon cœur la flamme en secret le consume,
Et privé de baisers mon cœur est d’amertume
Et de chagrin empli… Mon cœur vous appelait
Depuis qu’il eut conçu qu’on pût être l’Amant
D’une Dame, et joyeux mon cœur battait des ailes.
Charmant oiseau, mon cœur : « Nous nous serons fidèles »,
Chantait-il, quand j’errais vers vous fiévreusement !
Aimez-moi, par pitié ! Mais je répète en vain
Ces paroles qui sont comme des lames nues
Plongeant dans ma douleur, et les larmes venues
Tôt me font entrevoir qu’il n’est de lendemain.
Quoi ! vos appas pour moi jamais ne cèderont !
C’est la mort que j’appelle alors, soyez-en fière ;
Ironique, jetez un œillet sur ma bière
Quand j’irai par la route où les damnés s’en vont.
En vain volai-je à l’urne où verser mon amour
– Or l’espoir était mien – c’est vous qui m’apparûtes,
Noble Dame ! Sur moi par vos charmes vous sûtes
Vous venger du serpent qui vous trahit un jour.
*
XLVI
Mélancolie
Si le feu sans chaleur de la mélancolie
Répand en ma langueur la brume des regrets,
C’est que point ne se donne à ma lèvre pâlie
Le baiser de ton cœur, qui garde ses secrets.
Ne sais-je pas que l’homme a perdu l’innocence ?
Désormais il faut suivre un chemin douloureux.
Les larmes de mes yeux tombent dans le silence ;
Ma vie est dans l’amour, ce sont des pleurs heureux.
Je choisis de verser les torrents de ma peine,
De languir à jamais, par les sanglots nourri.
La foi dans cet amour, un Dieu bon la soutienne !
Il est doux de prétendre à l’être tant chéri.
Que de beauté les fous dans leur gaîté ravagent !
Le monde est illusoire à qui se meurt d’aimer ;
Et s’il meurt, il tient tête aux vices qui l’outragent ;
Et s’il pleure, il est fort de pouvoir désarmer.
Dans ma confusion, est-ce de la détresse,
Précipitant mon souffle, aveuglant mon regard ?
Comme je suis frappé de ta grande tendresse !
Jamais l’amour n’a cru qu’existait le hasard.
Lorsque, par ta présence intimidé, je songe
À te parler d’amour, je demeure sans voix.
Muet, sombre, je sens l’angoisse qui me ronge,
Le doute et mon désir font deux grands désarrois.
Te voir, et je suis fou ! Entre nous le vertige,
Infranchissable abîme, interdit de savoir.
Or le plaintif appel mutuel du prodige
Inconnu dans nos yeux est mon unique espoir.
*
XLVII
France et Gueuse
La Gueuse a tant foulé la vertu de nos vierges,
Celle de nos soldats, de nos vaillants seigneurs !
Pour effacer ce crime affreux, combien de cierges ?
Par la canaille advient tant d’insignes malheurs.
Las ! les plaisirs des sens ont abattu le Trône.
Les épiciers riaient des droits de l’orphelin.
Le vice anéantit les bienfaits de l’aumône
Et la France connut un tragique déclin.
Du jour où le bourreau leva, toute sanglante,
Aux yeux des possédés la tête de Louis,
Le Démon but la vie à la coupe brûlante
Et de la Vérité les feux évanouis.
Pour principe la chair clame la tolérance,
Dont le sophisme alors décime par milliers
Les démunis, privés d’amour et d’espérance.
– De vrais libérateurs étaient les chevaliers.
Où tombaient les dragons sous leurs grands coups d’épée,
Ils plantaient l’arme au sol ; cette sanglante croix
Accueillait bras ouverts la roture attroupée.
Le désordre banni, c’est le bienfait des Rois.
Ce que le temps a fait, bâti pierre après pierre,
Et ceux-là qu’il rend forts d’un commun souvenir,
C’est la juste cité que rien ne peut défaire ;
Par Dieu même voulue, elle ne peut finir.
De la rébellion la Royauté ne souffre ;
Elle n’est plus visible aujourd’hui, mais elle est !
Quand clame la vertu : « Mon pays ou le gouffre »,
Elle est comme jadis quand la vertu parlait.
Dans son égarement un fou niera la France,
Dira qu’elle est un mot pour les faibles d’esprit.
S’il était moins perdu dans sa sinistre errance,
Il verrait : sur le temps, le mot « France » est écrit !
*
XLVIII
Dieu et France
Par mon détachement puissé-je devenir,
Sans orgueil et sans haine, un jour l’ami des anges,
Le corps tellement las qu’il ne peut plus tenir
Les humeurs qui s’en vont, être hors de ces fanges.
Les hommes, ce troupeau de lâches envieux,
Vers l’abîme sans fond se hâtent tous ensemble.
Que de frivolités ont du charme à leurs yeux !
En verrai-je jamais un seul qui me ressemble ?
Ô dans ma solitude – à quels démons livré ? –
Je suis l’esprit en feu, ne voyant plus que cendre,
Et je ris et je vais et je crie, égaré :
« Dans la fosse ils auront tout le temps pour comprendre ! »
Je voudrais m’élever au monde aérien,
Loin des peuples charnels et de l’ivresse infâme.
La fin de l’organisme à mon avis n’est rien,
Car c’est toi que je crains, corruption de l’âme !
Un songe me revient dans le jour finissant :
Au banquet de l’amour spirituel, convive
Aux doux propos, l’élu, sauf et resplendissant,
Dans les jardins entend des murmures d’eau vive.
Ils étaient purs et droits, les bienheureux défunts ;
L’éternité, pour eux, est une apothéose,
Et le paradis mêle aux plus subtils parfums
Les accents de leurs cœurs, vasque d’or, blanche rose.
L’élu goûte à jamais la présence de Dieu ;
C’est la félicité qui n’a plus aucun terme.
Tout ce qui se passe et fuit, ne fuit pas en ce lieu.
Connaîtra le repos qui sait demeurer ferme.
Oui, l’agneau du Seigneur vécut la Passion ;
N’eut-il pas à subir le crachat et l’offense ?
Les coups portés au Christ, de sa compassion
Ne purent altérer la douce bienveillance.
II
Il est mort sur la croix, Jésus, si frêle, et nu.
Gloire à Dieu ! Haut les cœurs ! L’erreur est rachetée,
Et l’on voit dans le temple où l’espoir est venu,
Par le pinceau fervent la splendeur enfantée.
Signe de l’infini, don du ciel, ô Beauté !
Que les héros de l’art de tant d’exploits sertissent ;
Par elle, entre chaque homme un pont d’or est jeté ;
Et les chants sous la voûte énorme retentissent.
Sonnez, cloches de bronze et carillons d’airain !
Gargouilles, contemplez les parvis sous la lune !
Dieu, pour la paix de tous, désigne un souverain ;
C’est l’âge de l’esprit, les temps de la fortune.
Par l’espadon de feu l’ennemi pourchassé,
Le troupeau défendu sous la crosse papale,
Le temple est établi, le cœur est ressourcé.
De la chaire déferle une voix triomphale.
Dans les sables brûlants veille le Templier
Autour du Saint Tombeau. Dans la brume et la bise,
Sa croix noire adornant un vaste bouclier,
Le Teutonique frappe, avance, évangélise.
Que vois-je ? Sur les mers, des trésors fabuleux
S’en viennent jusqu’à nous depuis les Indes folles.
Là-bas, dans les forêts, au pied des volcans bleus,
Les conquérants sans peur abattent des idoles.
Et c’est ainsi que tout fut donné par surcroît !
Mais sans doute étions-nous des serviteurs indignes :
Dans la prospérité le fidèle mécroit,
Et pour le vil métal il néglige les signes.
Captivé par le Diable, un moine délirant,
Une femme à son bras, dans son poing une chope,
Brisa l’ordre, clamant que c’était encombrant.
Les deux mondes unis, se divisa l’Europe !
Les marchands fort séduits par ce bonimenteur
Qui promettait le ciel aux plus fous en usure,
Mirent à l’unisson ce principe en vigueur :
À chacun ses raisons et pour tous la luxure !
Du romantisme amer la vile pâmoison !
La beauté sur la terre est sans appui, perdue ;
L’esprit n’a plus de lieu, toujours à l’horizon
Inaccessible et vain de sa peine éperdue.
III
La sagesse est pourtant conquérante du sort,
Qui n’a pour l’ici-bas que de la courtoisie
Et qui paisiblement se prépare à la mort ;
La mesure est son feu, son vin, son ambroisie.
Et la lumière vainc de la brutalité
Impuissante l’ennui coléreux et l’envie.
Tous, nous avons besoin de cette autorité
Qui nous vient du principe éternel de la vie.
Du noble caractère elle est le seul soutien.
L’esprit estimera les talents de par elle.
Et sans elle il n’est plus de guide vers le bien,
La force se consume avec la bagatelle.
IV
Voilà donc qu’un jeune homme, à peine ôté du sein
Nourricier de sa mère, invoque la Patrie
Et donne la leçon sans avoir de dessein
Autre que d’épancher à la source fleurie
Sa soif de liberté, d’honneur et d’amitié ;
Or voyant à quel point la foule n’est point sage,
Il pousse des clameurs où parle la pitié :
« Mon Dieu, que c’est gâcher un si bel héritage ! »
C’est que le sens obtus ne peut rien recevoir
Que les coups de bâton dus à toute ignorance.
Je m’en remets à Dieu, je remplis mon devoir :
Je ne pourrai payer ma dette envers la France.
*
XLIX
Notre martyre
Aux amis du bien-vivre il faut un lieu propice
À l’esprit, un lieu calme et de toute beauté,
Et surtout pas le bruit du vulgaire à côté ;
Les gens mal éduqués nous sont un tel supplice !
Cette gaîté sournoise et cette folle ivresse
Soulèvent notre cœur et révoltent nos sens.
Les coquins déchaînés sont par trop indécents,
Qui prodiguent l’insulte ainsi qu’une caresse.
Il n’est guère de vice odieux dont la trace
Ne soit très apparente en leurs potins fâcheux,
Dans leurs gestes brutaux, sur leurs mufles grincheux
Et parmi l’incertain de leur œil qui s’efface.
Quand celui qui devrait être le majordome
D’un valeureux seigneur ose le défier
Sans craindre de se faire aussitôt châtier
Parce qu’on a rompu l’arme du gentilhomme,
C’est vraiment que la loi des imbéciles règne !
Quant tout est à l’envers, tout est indifférent,
Le mot ne dit plus rien, l’homme est partout errant ;
C’est l’ordure qui chante et c’est l’honneur qui saigne.
*
L
Des jours passés
Ils sont passés, les jours où l’on dansait ensemble,
Où l’on buvait le vin d’un amour sans pareil,
Et ma lèvre effleurait ton sourire vermeil…
Repensant à ces jours, toute mon âme tremble.
Les roses du jardin, diaphanes et frêles,
Prirent à la douceur de nos longs entretiens,
Tant nous étions épris alors – tu t’en souviens ? –
Des parfums plus subtils, les couleurs les plus belles.
Comblé par l’abandon de ta main dans la mienne,
J’étais tout au bonheur de trouver dans tes yeux
Le secret retenu, la promesse des cieux,
Un sentiment tout neuf sur cette terre ancienne.
Au jardin de l’enfance un rayon de la lune
Éclaire la tonnelle où nous fûmes assis,
Sans reproche, innocents et libres de soucis,
Après la fête émus d’une chaleur commune.
Vois ! nous étions heureux et ce rêve était tendre,
Nous nous faisions un jeu charmant de nos loisirs ;
Et la brise emporta ces limpides plaisirs.
La brise, ô m’entends-tu ? Pourrons-nous le comprendre ?
*
LI
L’île
Voyez dans la présentation du recueil (lien en introduction) ce poème ainsi que sa traduction en indonésien par Andina Rorimpandey.
*
LII
Singerie
Tout en mangeant des fruits, tout en buvant du vin,
Le désir nous échauffe, empourpre nos pommettes ;
Ce lacrima-christi, des vins le plus divin,
Est un prélude exquis avant les galipettes.
Le printemps jovial est plein de papillons.
Dans le jardin anglais, la nuit tombe. À merveille !
Avec du vague à l’âme on contemple aux rayons
Du beau soleil couchant une robe vermeille
Dans un verre en cristal. Si j’en crois un voisin,
La fin pâle du jour est la minute bleue ;
Alors, en digérant la mangue et le raisin,
On rêve à des babouins se tirant par la queue.
Je lui susurre un mot dont elle me sait gré.
Ma sylphide a bon cœur, elle sourit, câline,
Et me montre ses dents d’émail inaltéré,
Par les bosquets errant un air de mandoline.
*
LIII
Le miroir
De vous ce grand miroir m’a dit, en vérité,
Bien des choses, ma chère, à conserver secrètes.
Vous qui savez si bien faire tourner les têtes,
Ainsi n’avez-vous d’yeux que pour votre beauté.
J’envisage, impassible, un tel dérèglement.
Ce long meuble pompeux emplissant votre chambre,
N’a rien que d’anodin, sans doute, et je suis membre
D’un club où s’étonner est banni fermement.
Étant donc invité par vous-même en ces lieux,
Certes je n’en conçois aucun émoi sensible.
Si la femme à jamais m’est inintelligible,
Par ailleurs une vierge est l’image des cieux :
C’est vrai pour ses parents, comme saints admirés,
Ça l’est encore plus pour la vierge elle-même
Si j’en juge – impudeur ou licence suprême –
Par le béant miroir où vous vous adorez !
*
LIV
Intérieur
Ses longs doigts effilés caressent le bijou
Chatoyant sur sa gorge, un joyau d’améthyste
Dont le flamboiement pâle, exténuant m’attriste.
Je prélève un niñas au coffret d’acajou.
La fumée âcre, lourde et chaude se répand
Ainsi que son brûlant parfum hors de ma bouche.
De mon pied sans appui choit la molle babouche
Et je tombe en langueur, mon bras dans l’ombre pend.
Un songe me ramène aux rives du passé,
Dans les pays lointains, luxuriants, barbares
Où je fus abreuvé d’expériences rares,
Si bien que j’en demeure à jamais harassé.
Je subissais le chant de fifres envoûteurs ;
La fièvre des déserts sourit à mon enfance ;
Dans la nuit, quand la lune habite le silence,
J’entendais me nommer des esprits corrupteurs.
La divagation de mon être obscurci,
Par les palais hantés, ruines grandioses,
Couvrit mon front d’or fin et ma couche de roses
Et posa sur ma lèvre un baiser sans merci.
Il n’est que maléfice aux confins d’Occident,
Tourments de l’âme chaste et, sans fin, le délire
Du cœur empoisonné tandis qu’il se déchire
Tous les jours un peu plus au sortilège ardent !
Ses longs doigts incertains passent dans ses cheveux
Aux boucles de rubis ; la teinte m’ensorcelle !
Et j’admire muet cette idole cruelle,
Maîtresse de mes jours conquise par mes vœux.
Par la race elle vaut les plus beaux épagneuls,
Elle est un bronze intact dont parfait fut le moule.
« Ordonne ! » lui lançai-je. – « Allons parmi la foule. »
Au dehors le soleil embrase les tilleuls.
*
LV
Vains désirs ! Qu’est-ce, l’or, et que sont les couronnes,
Au regard de l’amour dont je suis possédé ?
Sans plus de goût pour rien, je languis, excédé
Par ce qui vient troubler mes longs jours monotones.
Or je sais un secret qui fera mon empire
Sur la belle innocente, et je veux en user.
Si, de ses grâces fière, elle aime à s’amuser,
L’idole, en son palais, ne connaît pas le rire.
Qu’une petite fille a bien du chagrin d’être !
Mais aussi quel mépris pour l’homme en général,
Lui donnant du plaisir à commettre le mal,
Et n’étant jamais prête, à toujours le paraître !
Courage ! en maniant les mots qu’elle t’inspire,
Tu trouveras, Poète, un noble et bon chemin
Où tu l’emmèneras, la prenant par la main,
Si la tendresse a mis des fleurs à ton délire.
*
LVI
Barnaby
J’aime tant Barnaby, mon whippet au poil mauve.
Lorsque je le promène en des bosquets fleuris,
Que des ladys sont là, souvent sans leurs maris,
Il leur fait oublier que j’ai le crâne chauve.
Pour défendre ma vie, il combattrait un fauve.
Certes, je ne crains pas légitimes marris
Au milieu des plaisirs, des ballets et des ris ;
Il est le bon gardien de mes secrets d’alcôve.
Oui, mon whippet et moi sommes très attachés,
Et grâce à lui mes jours, nullement entachés
De fâcheuses rumeurs, s’écoulent sans scandale.
Il devrait être lord, me dis-je en ce moment.
Partout il est aimé, c’est la bête idéale !
Et c’est l’idole aussi de notre Parlement.
*
LVII
Le croquet
Que c’est bien de jouer le dimanche au croquet !
Sur le gazon de gaze, et ça croque, et ça roule,
On fait d’un coup filer sous la cloche sa boule,
Devant l’œil attentif de Joujou, le roquet.
Qu’autrui vulgairement s’avilisse au jacquet,
En maîtres du maillet nous méprisons la foule,
Et sans le moindre pli l’après-midi s’écoule ;
L’orangeade est servie à l’ombre du bosquet.
Pour l’heure, avec ma mie, enclins à des tendresses,
Nous retrouvant tous deux à l’écart un moment,
Nous échangeons baisers, cerises et caresses,
Assis à la fontaine au doux chuchotement.
C’est alors que bondit Joujou, drôle de bête,
Sur ses genoux et grogne entre nos cœurs en fête.
*
LVIII
Verveine
En l’antre où je médite un poème fameux,
Un sonnet à briser le cœur des jeunes filles,
Qu’il faut lire en secret dans les bonnes familles,
Je m’imprègne du soir et du bosquet brumeux.
Les ombres du couchant passent leurs doigts fumeux
Emmi la chevelure humide des charmilles.
Les merles ont cessé de moduler des trilles,
Le chat vient au logis laper son lait crémeux.
Quel poison foudroyant d’infernale luxure
Distiller dans mes vers et forcer la nature
À des abus sans nom, au plaisir incessant ?
Tandis qu’à cet effort géant mon âme peine
Dans le fauteuil brodé, je tremble, subissant
Le délire causé par l’excès de verveine !
*
LIX
Socrate
Socrate, tu vécus, d’Athènes le plus digne ;
Athènes te fit boire un injuste poison.
Mais tu ne voulus pas déserter ta prison,
Témoignage éternel de ton mérite insigne.
Socrate, condamné par le fou qui trépigne
Et n’est jamais en paix, pas même en sa maison,
Pour t’avouer fidèle à la droite raison,
Tu vidas cette coupe, aux siècles faisant signe.
Socrate, nous savons que nous ne savons rien,
Nous que, de tous les temps, tu guides vers le bien,
Dans la quête sublime amis de la sagesse.
La caverne où le monde affleure, réfracté,
Un jour ne contient plus l’amoureuse jeunesse,
Qui s’envole, appelant son dieu, la Vérité !
*
LX
– Chevalier, baisez là cette joue échauffée ;
Ne faites point languir un cœur à vous promis ;
Donnez-moi des raisons de vous l’avoir soumis
Ou bien vous connaîtrez les souffrances d’Orphée !
– Madame, de vous voir ainsi catastrophée,
D’un songe fugitif m’a promptement remis ;
Et je vous baiserai si, riant d’Artémis,
Vous caressez mon front de vos chers doigts de fée.
– Seigneur, quel marchandage indigne d’un amant !
C’est ainsi qu’un goujat parler effrontément.
Pourtant, vous allumez des feux inextinguibles…
– Il est doux d’arracher un aveu si poignant ;
Vous avez, ma Vénus, l’âme des plus sensibles…
– Je me pâme et vous vois devant moi trépignant !
*
LXI
Les roses d’Izmir
Voyez « Le Diwân » ici.
*
LXII
Larmes
Elle avait les yeux bleus comme le firmament,
Des lacs étincelants d’ondes ensoleillées,
D’où, colombes d’amour à l’aurore éveillées,
Jaillissaient les douceurs de son cœur, ardemment.
De plus brillants éclats que ceux du diamant
À ces prunelles d’ange aimables, éveillées,
Par des songes confus bien qu’encore effrayées,
Quoi de plus naturel, donnèrent un amant.
Ils eurent l’un pour l’autre un excès de tendresse,
Et puis – ce fut un peu de leur part maladresse –
Le monde fit obstacle à cet heureux hymen.
En désolation de longs jours s’écoulèrent ;
Sans l’être cher est-il encore un lendemain ?
Hélas, de si beaux yeux que de larmes coulèrent !
*
LXIII
Jardin de l’âme
La vie est le jardin de l’âme ;
Il y neige des roses d’or.
Vous ne recevrez aucun blâme
Pour jouir de ce grand trésor.
Votre pas timide se pose
Sur le gazon tout frémissant ;
Dans cette lumière s’expose
Votre blancheur, en rougissant.
L’ombre douce d’une ramure
Où le pinson s’est abrité
Voile une source qui murmure
En sa rêveuse intimité.
Les étoiles sont éblouies
Et se pâment tous les Amours
Devant vos grâces inouïes.
Je vous aime depuis toujours.
Je vous aime et la vie est belle ;
Fleur éclose, agréez l’amant
Que vous a désigné Cybèle ;
La vie est belle, en vous aimant.
Une chose très précieuse
– Cela ne m’est pas un secret –
Vous appartient, fleur gracieuse,
La donnerez-vous sans regret ?
*
LXIV
Jeunesse
Aujourd’hui je comprends ce que fut ma jeunesse
Et comme je manquais à son devoir très pur.
Quelle amertume ! avoir en loisirs sans finesse
Tari si claire source, apâli cet azur.
Ô vous la plus splendide, ô la plus ravissante !
Aujourd’hui je comprends votre déception.
Ce cœur fait pour, au soir, en sa fougue naissante,
Accompagné du luth, chanter la passion,
Qu’offrit-il à vos nuits d’innocence pensive ?
La romance andalouse au rythme languissant ?
La douce sérénade, éloquente, expansive ?
Que vous offrit de beau l’amour reconnaissant ?
Si je n’avais trahi ce qui saisit mon être,
Cet élan par lequel l’amour vint m’animer,
Aujourd’hui je comprends, nous l’aurions pu connaître,
Étant jeunes et beaux, le bonheur de s’aimer.
*
LXV
Lyre
D’une nymphe en beauté rivale de Vénus
Amoureux ménestrel, je caresse la lyre,
Dont les notes au loin emportent mon délire ;
Puissent-elles nourrir ses rêves ingénus !
Un cyclope la garde, ennemi de tout cœur.
Ne vit-il, cependant, la cause de mes fièvres,
Le sourire fatal qui lui montait aux lèvres
Et dont je m’enivrai comme d’une liqueur ?
Ce cyclope jamais ne dort ni n’est distrait.
Fort comme mille, il peut briser une montagne.
En combat singulier contre Héraclès, il gagne.
Ni l’or ni les plaisirs n’ont à son œil d’attrait.
Si j’osais le braver, s’ensuivrait mon trépas.
Hélas ! elle est si belle en ses métamorphoses,
Grande et parfois petite, aux mains blanches ou roses,
Fine et replète ensemble, aux opulents appas…
Ô l’infortune extrême et l’excessif tourment
M’écartant des loisirs de ma douce maîtresse !
Comprenez-vous pourquoi, sans me lasser, je presse
La lyre des soupirs si pathétiquement ?
*
LXVI
Bergerade
J’aime une demoiselle affable et sérieuse,
Non pas une Carmen ayant autour des bras
En guise de fichu de sinueux cobras
Et dont la voix évoque une hyène rieuse,
Non pas une Ménade en cheveux, furieuse,
Toujours psalmodiant des abracadabras,
Au fond de ses yeux fous de vagues Alhambras.
Va, laisse aux affranchis une telle crieuse !
Moi, j’aime une bergère aux agrestes appas,
Dont le maintien est digne et pudique le pas,
Ornement des vallons, parure des collines.
Parce qu’il est bien temps, en mes nouveaux habits,
Pour demander sa main j’apporte des pralines
Et mêle ma louange à celle des brebis !
*
LXVII
Anachorète
Vertu, le monde hait ton regard fantastique
Où miroitent les pleurs d’un long mal inconnu
Et brillent les éclairs du courroux contenu,
Ton regard à la fois sublime et pathétique.
Tourne donc vers les cieux ce visage ascétique
Qui parmi les banquets n’est pas le bienvenu.
Par des liens mondains nullement retenu,
Ton destin est d’errer, de parvis en portique.
Jusqu’à ce que la foule, aux cris des plus méchants,
Te chasse hors des murs, te repousse des champs.
Alors tu t’en iras au désert, ton asile.
Là se dissipera tout appétit charnel.
Dans l’antre ténébreux où ton âme s’exile,
Elle contemplera son bonheur éternel.
*
LXVIII
L’arcane
De magiques pensers sur leurs ailes portant
L’esprit qui se consacre à la subtile étude
Pourront l’émanciper de toute inquiétude,
Conférant le bienfait d’un arcane important.
Il est une rumeur dont le sens déroutant
Circule insidieux parmi la multitude ;
Ceux qui s’en trouvent las cherchent la solitude ;
Ils vont à l’amitié la plus forte, pourtant.
Car le même idéal conduit les âmes fières
Vers un sommet antique inondé de lumières,
Pour y pencher leurs fronts calmes et délassés.
Il est pour les amants de gazouillantes berges
Où croissent près de l’eau des lis entrelacés ;
Pour les cœurs les plus purs seront toujours des vierges.
*
LXIX
Esclavage
Ô poète, comment aurais-tu pu comprendre
À quel point cet amour était grand, était fort,
S’il ne t’avait brisé comme du bois trop tendre,
S’il ne t’avait conduit sur le seuil de la mort ?
Avant que tu n’aies bu la coupe de souffrance
Que sur ta lèvre un jour le dieu vint à presser,
Tu ne te dépris point d’une douce ignorance
Sur l’ampleur des pouvoirs qu’il lui plaît d’exercer.
Quand, l’esprit encombré de noire fantaisie,
L’éloignement fatal du seul être adulé,
Les affres de l’absence et de la jalousie,
Tu souffris tous ces maux, rien ne t’a consolé.
Sincère en son élan, quand l’âme est attachée
Mais que son insuccès la met face au néant,
Une part de soi-même est alors arrachée,
La douleur qui rend fou laisse le cœur béant.
Figure sans couleur ne souhaitant plus vivre,
Tu t’ensevelis donc dans un funèbre ennui,
Comme tout recouvert d’une couche de givre,
Pour cacher ton malheur et rester sans appui.
Tu ne cessais pourtant de nourrir cette flamme
Qui t’ayant possédé de toi fit un maudit ;
Hélas, elle eut raison des lambeaux de ton âme
Lorsque le désespoir à la fin t’envahit.
C’est alors que tu vis ce que cela peut être,
L’existence sinistre, affreuse d’un dément,
Et l’abîme s’ouvrit pour annuler ton être,
Pour te déchiqueter sur son escarpement.
Il fallait que, pourtant, t’accablent ces supplices ;
Pour le moins entends-tu que ton maître est l’Amour,
Maître ô combien jaloux en offrant ses délices.
Chante haut sa louange, esclave, c’est ton tour !
*
LXX
Pour moi le paradis est le sein d’une blonde,
Blanc comme un cumulus dans l’azur éclatant,
Qu’un soleil vespéral de ses flammes inonde,
Colorant de vermeil son contour palpitant.
Avec l’espoir qu’un jour, collant à ma poitrine
Le beau sein parcouru de doux frémissements
De la blonde riant sous ma lèvre lutine,
Je donne libre cours à mes épanchements,
Et puisse voir bouffer ce brûlant sein de neige,
Comme si la substance en gerbes, en faisceaux
S’accroissait sous l’effet d’un feu qui nous agrège,
Dans le but d’amortir mes foudroyants assauts,
Avec un seul dessein au travers de l’épreuve,
De l’outrage flagrant, du coup dissimulé,
Des haines sans répit dont le fourbe m’abreuve,
Je supporterai tout, seul, jamais esseulé.
(Ne croyez pas qu’ici je me plaigne : au contraire,
Sans ennemis jurés la vertu se morfond.
C’est face aux attentats qu’elle peut se parfaire
Et surplomber le rêve agité du bas-fond.)
Puis, quand viendra le temps, comme le veut l’usage,
De me jeter aux pieds pourvus d’ongles brillants
D’une blonde qui fut, en attendant, bien sage,
Dont me plairont les yeux chastes et scintillants,
Quand je tomberai, donc, ainsi qu’un météore,
Cavant autour de nous un cratère béant,
Projeté des altiers sommets que l’astre dore,
Pour triompher ou bien couler dans le néant,
De fait, je suis certain, tant ma foi singulière
Réalise bien plus que les Kama Soutras,
De ne me relever sans – ô volupté fière ! –
Autour de mes genoux la chaîne de ses bras.
Et les yeux dans les yeux où nagent des sirènes,
J’emporterai ma blonde en un lieu reculé ;
Affrontant son amour en de folles arènes,
Je vaincrai sur mon cœur son sein immaculé.
*
LXXI
Hélas, je verse tant de larmes
Sur la mort lente de ses charmes
Qui, malgré l’art de les troubler,
N’auront jamais rendu les armes ;
Que le destin voulut combler,
Que le malheur vient accabler.
L’avenir vu par l’espérance,
Horizon libre de souffrance,
C’était nous deux toujours unis,
Cœurs vaillants contre toute errance,
C’étaient les outrages bannis,
C’étaient des baisers infinis.
C’était l’amour sans artifice,
Triomphant dans le sacrifice !
Le cœur ferme est un cœur ailé,
Accumulant le bénéfice
De battre comme ensorcelé ;
Du vrai bonheur telle est la clé.
Oui, mais où ma Philis est-elle ?
La peine me sera mortelle !
Où trouverai-je enfin l’abri
Pour cacher une angoisse telle,
Où retirer mon sein meurtri ?
Le destin nous avait souri.
Et les floraisons printanières
Sous de bienfaisantes lumières
Déjà s’ouvraient, tout doucement.
Les fleurs écloses les premières,
Dans un timide tremblement,
Rougissaient virginalement.
C’était une belle journée ;
D’âmes la terre était ornée.
Je la vis, ravissant effroi !
Et ma vie en fut retournée.
Depuis le choc de cet émoi,
Un grand froid s’empara de moi.
Plus de chaleur en l’existence,
Mélancolie, inappétence,
Hors de ses bras, loin de son feu ;
Telle est l’implacable sentence
De l’amour qui n’est pas un jeu
Et ne se contente de peu.
Adieu, ma chimère, beau songe ;
Si tu n’étais pas un mensonge,
Tu n’étais pas non plus la vie.
Le malheur où cela me plonge
Abat mon âme inassouvie,
Toujours à son rêve asservie !
*
LXXII
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.
Quelle est cette triste espérance
Qui guide mes pas dans l’errance ?
J’ai fui par dépit de l’amour,
Craignant la lumière du jour.
J’ai fui les lieux de ma folie,
Où mon âme s’est avilie.
J’ai fui la ronde aux masques faux,
Je m’y trouvais en porte-à-faux.
Ô j’ai fui d’une aile blessée
Le monde où mon âme abaissée
Se fût éteinte, en un soupir,
Au premier souffle du zéphyr.
J’ai fui le monde que j’abhorre,
Cet amour me consume encore.
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.
Dans les nuits de ma solitude,
Soumis aux vents de l’altitude,
Je sonde les cieux étoilés
Pour qu’à mes yeux soient dévoilés
Le secret de cette tendresse,
Le pourquoi de cette détresse.
Et dans l’épaisseur des forêts,
Du destin fuyant les arrêts,
Je cache ma douleur profonde ;
Mon cœur où la tristesse abonde
Dialogue avec les hiboux,
Les biches, les carpes, les loups :
Dites-moi pourquoi – je l’ignore –
Cet amour me consume encore !
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.
« Ne pleure pas, chante la chouette,
Vois, dans les champs rit l’alouette,
La génisse met bas ses veaux,
Et chacun vaque à ses travaux,
Quand au soir l’angélus résonne,
Il le fait pour tous, et personne
Ne sent son cœur abandonné.
Si cet amour te fut donné,
C’est du ciel un honneur insigne ;
Il te faut donc en être digne. »
Hélas ! s’il n’est point partagé,
Que ne peut-il être abrégé ?
M’en réjouir ? Je le déplore,
Cet amour me consume encore !
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.
*
LXXIII
La cité perdue
I
Il est dans les déserts brûlants de l’Arabie
Une cité perdue au nom bien oublié
Dont la chaîne, croit-on, jadis tenait lié
L’ensemble des tribus d’Oman jusqu’en Nubie.
Par quel pouvoir sacré l’antique capitale
Sut-elle assujettir l’inébranlable orgueil
Où toute autorité, comme sur un écueil,
Vague géante, rompt sa puissance brutale ?
C’est ce que ne dit point la légende secrète
Que dévoilaient certains cénobites hantés,
Refusant de ne voir que contes inventés
Dans l’étrange récit d’un vieil anachorète.
Ce moine, halluciné de songes ascétiques,
Errait dans le désert quand un site ignoré
Apparut à ses yeux, par le temps dévoré,
Parsemé de débris de temples, de portiques.
Il avait parcouru ces décombres impies,
Recherchant les secrets des éons disparus,
Et saisi des rouleaux de parchemins abstrus
Au fond de souterrains où nichaient des harpies.
Dans les écrits obscurs, inconnus du vulgaire,
Depuis lors des chercheurs, d’impassibles savants
Apprennent l’existence au cœur des ergs mouvants
De la cité qui fut un empire naguère.
Il se raconte, enfin, que le Bédouin farouche,
Dès qu’on le questionne au sujet de ces faits,
Invoque sur son chef d’Allah tous les bienfaits,
Et qu’on ne peut jamais rien savoir de sa bouche.
II
Le poète, tandis qu’un chien étique aboie
Dans la cour au-dessous, contemple, l’air absent,
Depuis son galetas morne où la nuit descend
Les toits fuligineux de la ville sans joie.
Mais ses yeux ne voient point les pâles flétrissures
Qui trahissent la fin de temps plus vertueux,
Les pignons décrépits, les chemins tortueux
Où rôde le blasphème en soufflant des ordures.
Il est dans les splendeurs d’une cité lointaine,
De bassins entourés de somptueux jardins,
Où la beauté rayonne au chant des baladins ;
Les regards y sont clairs comme une eau de fontaine.
– Un jour, au crépuscule, apparut une fée.
Sa robe étincelait, l’être surnaturel
Ne se départait point d’un maintien solennel,
Sur ses macarons d’or de diamants coiffée.
« Ô poète, salut ! » Sa voix était d’un ange
Et semblait s’élever sur l’aile d’un zéphyr.
Ses yeux plus cérulés que le plus beau saphir
Illuminaient le cœur d’un éclat sans mélange.
Alors, ayant souri, la noble silhouette
Retira dans le noir son front éburnéen,
Sa beauté sans défaut d’astre hyperboréen,
Ne laissant qu’une clef, où courut le poète.
III
Après qu’il eut reçu cette visite insigne,
Les songes du poète, effaçant les soucis,
Devenaient plus pressants, plus certains, plus précis,
Et ceux qui les peuplaient gaîment lui faisaient signe.
Poussé par cet appel dans une vie errante
Au loin, il s’élança vers d’autres horizons,
Cheminant obstiné de nombreuses saisons,
Peut-être dix, ou quinze, ou peut-être quarante.
Et toujours il rêvait de la cité perdue
Dont le signe entêtant l’entraînait sans répit,
Dont l’image gardait son ardeur du dépit,
Animait sa ferveur, sa volonté tendue.
– Il s’était égaré bien loin des caravanes.
Pour la septième fois le soleil rougeoyant,
Énorme à l’horizon du désert flamboyant,
Descendait lentement dans les airs diaphanes,
Quand de restes anciens les dunes retirées
Lui donnèrent à voir l’austère majesté.
Et par l’enthousiasme aussitôt emporté
Il courut à travers ces formes délabrées.
Il vint au haut portail près des pierres tombales,
Que lui permit d’ouvrir la clef qu’il apportait,
Découvrant un château, comme une voix montait,
« Voilà l’époux ! », parmi les chants et les cymbales.
.
(ii)
Poèmes à Marceline
.
LXXIV
Tous les jours de ma vie…
Voyez « Un de mes poèmes illustré par C. Cayla-Boucharel » ici.
*
LXXV
Mon cœur à la folie aime sa Marceline.
Blancheur, douceur du sein, chaleur du saint des saints,
L’étreinte, les baisers, tempétueux desseins,
Exaltent ma tristesse, et l’amour l’illumine !
Marceline ! elle est rose, elle est douce, elle est fine.
Ses appas enivrants, promis près des bassins,
Cèdent à mon désir au moelleux des coussins,
En un rêve, grands dieux ! qu’obsédé je rumine.
Des charmes dont je veux combler la volupté
Elle a fait naître en moi la grande avidité.
Autour de cet amour je ferai place nette.
Qu’elle accueille un poète à l’ombre du jasmin,
Bien à l’abri du doute errant qu’elle rejette ;
Elle est la tendre amie au long du long chemin.
*
LXXVI
Sachez-le ! c’est fini, c’est passé, l’amertume,
Et je goûte aujourd’hui le bonheur à mon tour.
Un beau soleil rayonne au lieu de tant de brume ;
Marceline, elle est mon Amour !
Ce n’était pas d’aimer que je connus la peine ;
Non, l’âme enthousiaste est plus forte en vertu.
C’était le doute affreux qui rendait ma foi vaine ;
Aujourd’hui, le doute s’est tu !
Le souffle retenu, sourire et bouche bée,
Nos regards éblouis par la félicité,
Où l’âme à l’âme verse une essence incréée,
C’est l’esprit dans l’éternité !
Bonheur, j’ai dit le mot ! bonheur fou de la vie !
Les regards sont la clef d’intimes profondeurs,
Yeux dans les yeux, miroirs de la forme accomplie,
Yeux dans les yeux, douces faveurs !
Regard profond, subtil, fugace, instant suprême ;
Ne passent pas en vain le temps, l’heure, le jour :
C’est ce que dit le cœur quand on vit, quand on aime ;
Marceline, elle est mon Amour !
*
LXXVII
La vie en ce domaine est un vaste loisir,
Je flâne au long de jours qui sont tous des dimanches.
Les roses au soleil montrent des robes blanches,
Les alizés lointains soufflent sur mon désir.
Quelle langueur survient à l’appel du plaisir !
L’arbre en fleurs tend au ciel ses ondoyantes branches
Et le pinson ramage en chanterelles franches.
Seul, ainsi qu’en exil, je ne puis rien saisir.
Passent-elles encore autour de moi, les heures ?
Par ces lieux familiers, je ne vois plus que leurres.
Qui donc mettra ce cœur plaintif en son panier ?
La main tendue, espoir ! quand un rameau s’incline,
Cueillerai-je le fruit du beau mandarinier ?
Je voudrais tant couvrir de baisers Marceline !
*
LXXVIII
Tu n’es plus une enfant et pourtant, et pourtant…
Et pourtant je ne vois que tes enfantillages !
Si je cherchais en vain de l’esprit chez les sages,
Les dépasse en clarté ton sourire éclatant.
Ton bonheur ingénu me bouleverse tant !
Parcourant plein d’ennui des pages et des pages,
Mes yeux se fatiguaient à percer des nuages,
Quand percé par l’amour je sus tout dans l’instant.
Par ta légèreté tu t’élèves aux nues ;
Là, sont-ce les éthers, tes légères tenues ?
Une science exacte ordonne tes ébats.
Tu chasses les soucis des vallons et des villes.
Toi, frivole ? Ô tu ris des futiles débats,
Car l’enfance du cœur c’est l’âge des idylles.
*
LXXIX
Marceline, vous êtes belle
Et le printemps est de retour.
Daignez ne point m’être cruelle,
Ou vous offenserez l’amour.
Les coccinelles sur les roses,
Les tourterelles dans l’azur,
Deux par deux se disent des choses
Que ne veut entendre un cœur dur.
Sur les chemins blancs d’aubépine,
Sur les sentiers bordés de fleurs,
Donnons-nous la main, Marceline,
Ne faites point couler mes pleurs !
Marceline, les hirondelles
Disent les mauvais jours enfuis ;
Elles viennent à tire d’ailes
Jouir des douceurs du pays.
Marceline, vous êtes belle
Et l’amour me met à genoux ;
Veuillez être ma tourterelle !
Je connais un endroit pour nous.
C’est un ruisseau qui peut vous plaire,
Sur le bord duquel on s’assied.
Délassons-nous près de l’eau claire,
Il baisera vos doigts de pied.
*
LXXX
Marceline, sèche tes larmes,
Je serai l’ami de ton cœur.
Ô défais-toi de ces alarmes,
Cette trop amère liqueur.
Le don d’aimer, inestimable,
Nous ne nous le connaissions pas.
Penses-tu que je sois coupable
D’avoir osé le premier pas ?
Pourquoi donc tant d’inquiétude ?
Ce qu’il nous faut, c’est de la foi.
Je ne crains plus la solitude
Depuis que je suis tout à toi.
Hélas ! que par trop je présume,
Et tu te couvres d’un refus ;
D’aimer me vient cette amertume
D’avoir été ce que je fus.
Ce que je fus est en fumée !
L’amour a consumé le moi
Qui n’aimait point sa bien-aimée,
Qui se tenait hors de sa loi.
Certes mes défauts sont sans nombre ;
Tel était mon égarement
Qu’ivre je m’enfonçais dans l’ombre
Avec des rires de dément !
Imagine mon épouvante
Lorsque l’Amour vint me presser :
J’aperçus la fosse béante
Dans laquelle j’allais glisser.
Quel excès de déconfiture !…
– Un zéphyr m’ôta de ce lieu
Et me posa dans la Nature,
Où je rendis grâces à Dieu.
Seules, sanglotent les âmes ;
Qui prétend le contraire ment.
Il ne faut point que tu te blâmes
De m’inspirer ce sentiment.
Pourquoi cette troublante plainte ?
L’amour est l’unique vainqueur.
Ô Marceline, sois sans crainte,
Je serai l’ami de ton cœur !
*
LXXXI
D’éclatant acajou sa lourde chevelure
Enserre un front pensif d’une chaste pâleur.
La joue épanouie a la chaude couleur
De la rose pompon. L’ensemble a fière allure.
De même sans défaut, la gracile encolure
Est blanche comme un lis, noble et mystique fleur,
Calme azur surplombant le golfe, avec l’ampleur
De la gorge évoquant le vent dans la voilure.
La taille est un détroit d’Ormuze fabuleux,
Où le navire suit, parmi des flots houleux,
L’auguste majesté d’insignes promontoires.
Devant des charmes tels que l’amant en barrit,
Quel choix, pour le pardon de vœux attentatoires,
Que de baiser aux pieds l’idole qui sourit ?
*
LXXXII
Comment pourrais-je dire à celle que j’adore
Que son visage brille au cœur des jours nouveaux,
Telle que l’Hélios sur les vallons qu’il dore,
Et nimbe de clarté chacun de mes travaux ?
Quand au milieu de l’aube en l’azur qui miroite,
De l’horizon lointain s’élève un char puissant
Bondissant au travers en une ligne droite,
Je me recueille aux airs du bosquet bruissant.
Le joyeux pépiement diffus par les ramures
Chante un hymne au bonheur toujours renouvelé ;
La nature s’éveille au son de ces murmures,
Rafraîchissant mon front fumant, échevelé.
La brise fait danser de langoureuses roses
Dont les soupirs, perçus par le sens le plus fin,
Flattent l’Amour couché sur des nuages roses,
Lequel pleure en rêvant de voluptés sans fin.
Or voilà que mes yeux se remplissent de larmes
Et ma bouche articule une ode à la beauté :
« Ô Marceline, encore un peu plus de vos charmes :
En partant, c’est mon cœur que vous m’avez ôté !
Pardonnez, s’il vous plaît, ma grande maladresse,
Qui mélange l’absurde et l’orgueil aux serments ;
Quand, tremblant, je l’osai, vous fuîtes ma caresse,
Mes mots ayant dit mal vos appas désarmants.
Je suis fait pour servir l’âme au bonheur encline
– Hélas ! me vient encore un propos sans détour –
Et je crois expirer dans vos bras, Marceline,
Chaque fois que je songe ainsi que fait l’Amour ! »
*
LXXXIII
Le pourchas
Je t’aime, ne fuis plus mes caresses d’amant
Et laisse-moi t’aimer, naïade de la source !
N’entends-tu pas au loin le noble cerf bramant,
La biche ayant voulu mettre un terme à sa course ?
Depuis combien de temps te poursuis-je en ces bois
Dont tu sais les bosquets les plus inaccessibles ?
C’est toi qui fuis, c’est moi qui me trouve aux abois,
Tant les dieux à mon sort paraissent insensibles !
N’importe ! pour calmer mon dépit et mes pleurs,
Je pense à ce moment où j’atteindrai ma proie,
Quand nos corps enlacés rouleront dans les fleurs
Et que tu pleureras de tendresse et de joie.
Je me réjouis donc de devoir cet effort ;
Je trouve cela bon qu’il soit dans ta nature
D’apporter tant de peine avant le réconfort,
Le repos du foyer après tant d’aventure !
*
LXXXIV
Le baiser
Que mon baiser ne soit qu’un soupir à vos lèvres,
Quand la peur d’abîmer si fragile la fleur
Naissant sur votre joue et voilant sa pudeur,
Par l’eau des yeux saurait atténuer mes fièvres.
Dans mes bras vous serrer ne serait-il soumettre
Vos appas délicats à des membres grossiers ?
Ce crime, cette offense à vos attraits princiers,
N’est-ce point l’attentat le plus fol à commettre ?
Violences d’amour seront-elles fatales
À ces regards noyés de si tendres désirs ?
Puissent être nos jours comblés de doux plaisirs,
Nos nuits, comme la mer sous les rayons, étales.
Si je prenais vos mains, ces blanches tourterelles,
Pour à mon cœur aimant les porter toutes deux,
Si j’effleurais vos bras quand je m’approche d’eux,
Philis, y verriez-vous motif à des querelles ?
Or si vous me boudiez, ne serais-je point aise,
Ô Philis, de savoir ce charme ébouriffant
Et vos séductions n’être que d’une enfant ?
Vous porteriez votre âme aux lèvres que je baise…
*
LXXXV
Comment ne vivrez-vous à l’amour dévouée ?
Quels sont ces dieux cruels, ces jaloux défenseurs
À qui vous réservez tant de feu, de douceurs,
Qui vous mandent de fuir ma tendresse avouée ?
Cette idole de pierre, aveugle et trop louée,
Qu’adorent aussi bien la foule et ses penseurs,
Ne possède, au dedans d’inertes épaisseurs,
Nulle âme et ne saurait donc être bafouée.
Craignez-vous cette main que je tends en ami ?
Si m’approchant de vous tout mon être a frémi,
C’est que votre beauté me porte jusqu’aux nues.
Mes yeux ont découvert l’artifice sculpté
En trouvant dans vos yeux des lueurs ingénues.
Le monde est trop étroit pour tant de volupté !
*
LXXXVI
Le tapis volant
Voyez « Le Diwân » (même lien que pour LXI).
*
LXXXVII
Cortège
Notre amour est tellement fort,
La Nature s’est inclinée ;
Des fauves, sous l’effet d’un sort,
Nous suit la horde fascinée.
Dans un silence saisissant,
À nos pas timides sur l’herbe
Ils font un cortège puissant,
Un appareil digne, superbe.
Entre les pattes des aînés,
Les petits félins batifolent ;
Par la vie ils sont étonnés
Et de nos caresses raffolent.
Des forêts les plus aguerris,
Deux lions mâles nous précèdent,
Marchant vers les antres fleuris
Où nos cœurs palpitants accèdent.
Les singes aux rires moqueurs
Ont, cessant leurs jeux infantiles,
Pour la liesse de nos cœurs
Tressé des guirlandes subtiles.
Même les serpents sont charmés,
Ondulant, remuant la tête,
Auprès d’échassiers animés
Profitant aussi de la fête.
De nobles éléphants, très vieux,
Bénissent notre union sainte ;
Alors, des larmes dans les yeux,
Nous disparaissons dans l’enceinte.
Le tumulte des grands désirs
Déborde le cours de l’estime.
Chantez, pour couvrir nos plaisirs,
Ô divins oiseaux sur la cime !
*
LXXXVIII
Petit ami
Ô si je devenais votre petit ami,
Je vous ferais présent de tant de friandises !
Vous m’autoriseriez à dire des bêtises ;
Je vous appellerais « mon âme », et vous « mimi ».
Et nous gambaderions en nous tenant la main
Sur les chemins bordés de lilas, de jonquilles,
Ainsi que des poussins sortis de leurs coquilles,
Sautillant, pépiant, pleins de charmant entrain.
Nous passerions le temps près de l’étang aux fleurs
Où sous l’ombrage vert dansent des libellules,
Soufflerions au zéphyr des nuages de bulles
Éclatant en bruine aux changeantes couleurs.
Puis à l’escarpolette, ému je vous prierais
De jouer avec moi, car c’est bien agréable ;
Vous seriez dans les airs tandis que, serviable,
Très délicatement je vous propulserais.
Peut-on sans cruauté le voir d’un mauvais œil ?
Ô si vous deveniez ma petite copine,
Des Amours dans le ciel la figure poupine
Soudain s’éclairerait de soulas et d’orgueil.
Si vous ne voulez pas, me direz-vous enfin
Où, de mes yeux, je vis ces petites fleurs bleues
– Je m’en croyais pourtant loin de dix mille lieues –
Dont le parterre avait un liseré si fin ?
*
LXXXIX
Marceline, le temps qui fuit
Sans que nos âmes réunies
Ne se fassent part dans la nuit
De leurs tendresses infinies,
Le temps qui passe en soupirant
Les preuves jadis répandues
D’un amour qui fut déchirant
Quand nos voix se furent perdues,
Le temps qui passe avec le vent
Soufflant ses bourrasques glacées
Sur mon cœur où je crois souvent
Tenir vos formes embrassées,
Le temps n’altérera jamais
Un amour et des rêves fous.
Passe le temps, je vous aimais,
Je veux n’aimer jamais que vous.
*
XC
Nous nous aimâmes sans pouvoir
Donner forme à notre tendresse,
Sans pouvoir masquer la détresse
De savoir et de ne savoir.
Ô le Destin veut décevoir
L’espérance que je caresse,
Veut que mon amour disparaisse,
Mais ce n’était qu’un au revoir !
Marceline, comme à l’aurore
De notre amour je t’aime encore,
Il n’en peut aller autrement.
À moi le Destin t’a ravie
Par un cruel éloignement.
Je veux t’aimer toute ma vie !
*
XCI
Ô mon amour, un jour viendra
Où mon bras puissant soutiendra
Ton sein délicat qui défaille,
Quand je t’aurai prise à la taille
Pour sur ta lèvre déposer
Le feu céleste d’un baiser.
L’attente décuple ma force ;
La sève fait craquer l’écorce ;
Par le pur amour sustenté,
De désirs géants tourmenté,
Mon corps agité se déploie ;
Sous cette masse bientôt ploie
La couche où je rêve de toi.
Je me demande bien pourquoi
– Suis-je si méchant ? suis-je infâme ? –
Tu ne veux pas être ma femme.
*
XCII
Moi, coupable d’indifférence ?
Ô mon amour, quelle ignorance !
C’est croire qu’est de la froideur
Ce qui n’est autre que raideur,
Pour du dédain, pour un outrage
Le fait de rester sans courage,
Voire pour de l’hostilité
Ma risible timidité !
Mais je souffre dans mon silence,
Cet amour me fait violence.
J’ai la terreur de tes beaux yeux
Plus que de la foudre des cieux,
Plus que de la mer déchaînée,
Que de la tempête acharnée,
Plus que du démon, que du feu,
J’ai plus peur de toi que de Dieu !
Tous ses archanges de lumière,
L’heure qui sera la dernière
Ni les trompettes de la mort
Ne me saisissent aussi fort
Que la pensée insoutenable,
Que l’idée horrible, damnable
De déplaire, d’être éconduit,
Jeté dans l’éternelle nuit
De la solitude infinie.
Comprends bien cette litanie :
Ce n’est pas mon intention
D’abaisser la religion !
*
XCIII
Douter de ton cœur c’est la mort,
Je pense à toi tellement fort.
Mais quand je me dis que tu m’aimes
Et que nos rêves sont les mêmes,
Ô que nos deux cœurs ne font qu’un,
Que le bonheur est pour chacun
Ce que l’autre a de plus aimable,
De plus pur, de plus estimable,
Quand je me dis que notre amour,
Parce que c’était notre tour,
Réconcilie avec le monde
L’âme que nous avons féconde,
Nous fait une place ici-bas
Pour mener à bien les combats
Qu’au bonheur impose la vie
Ne voulant pas être asservie,
Ne voulant point laisser le mal
Répandre son poison fatal,
Je verse des larmes de joie,
Car mon cœur a trouvé sa voie
Sur le beau chemin vers tes yeux,
Où je vois reflétés les cieux.
Tes yeux, miroir où la lumière
Retourne à sa source première
Pour illuminer le destin
De notre amour à son matin,
Tes yeux sans pareils ont fait taire
Les maux de mon cœur solitaire
Sans te connaître plein de toi,
Conduit seulement par la foi,
Ignorant que c’était la vie,
Le but de l’âme inassouvie !
*
XCIV
Comme il est beau, ton bonheur ;
Il fait à la vie honneur.
Pardonne-moi si je t’aime,
Si l’amour est le seul thème
De mon inspiration,
Si je fais libation
De mes sanglots, de mes larmes
À ton sourire, à tes charmes,
Car il a mille ans, l’amour,
Les fleurs ne durent qu’un jour,
Comme les papillons roses
Qui volètent sur les roses,
Un jour de félicité
Si l’amour est acquitté.
Comme il est beau, ton sourire ;
Je ne pourrais pas te dire,
Quand vers moi tu l’as tourné,
Le bonheur qu’il m’a donné,
Comment ta délicatesse
A fait rêver ma tristesse
À des vallons chaleureux,
Hameaux riants, champs heureux,
Aux verdoyantes collines
À la gaîté franche enclines,
Si ce n’était en pleurant,
Pour devenir un torrent
Qui s’écoule en ces contrées
Que nous avons rencontrées
Dans nos songes en chemin,
En nous tenant par la main.
Comme le ciel sans nuage,
Tu pourras voir ton visage
Dans l’eau qui chante et qui rit,
Dans l’onde qui te sourit.
Que ta figure est jolie ;
Des dieux parfaits l’ont polie.
Ton regard conduit aux cieux ;
Le bonheur est dans tes yeux ;
Tout orgueil devant s’incline ;
Je t’aime tant, Marceline !
*
XCV
Marceline, tu ne sais pas
Le mal que me font tes appas.
C’est un stylet dans ma poitrine,
Une morsure vipérine,
Un coup d’estoc pernicieux,
De les porter devant mes yeux !
J’ai de la peine à les en croire :
Qui donc mériterait la gloire
De posséder si doux attraits
Du Paros le plus pur extraits ?
Non, tu ne sais pas la souffrance
Que produit cette exubérance
Comme un tourtereau qui, blotti
Tout contre ton cœur, a senti
La bonne chaleur d’une forge
Et se réchauffe sur ta gorge !
Appas divins, quel firmament
Vous a coulés si savamment ?
Vous, oiseaux cachés dans la haie,
Dont m’enchante la chanson gaie,
Approché-je de votre nid,
Jardin de paix, havre bénit,
Ou m’égarez-vous dans les ronces ?
Formes pleines ? Formes absconses ?
Je souffre de les désirer,
Je veux dire de t’admirer,
Marceline, et tu ne sais guère
Que ta beauté me fait la guerre,
Assiégeant tous les châteaux forts,
Anéantis sans grands efforts,
De ma raison qui rend les armes
Pour le triomphe de tes charmes.
En proie à si cruels tourments,
Aux images d’embrassements
Et de voluptés, au délire,
Étreignant comme un fou la lyre,
Je frappe mon cœur de ma main,
Pour que ce jour un lendemain,
S’il doit jamais nous voir ensemble,
Surgisse à cette heure et rassemble
Tout le monde pour l’union !
Certains, l’imagination
Leur procure la jouissance ;
Je méprise leur suffisance.
D’autres, las, pour se consoler,
Ne plus enfin se désoler,
Se contentent d’appas moins nobles ;
Ces derniers, je les trouve ignobles.
Non ! Non ! Marceline, je veux
Mourir juste après ces aveux
Si tu laisses dans la disgrâce
La victime de tant de grâce !
*
XCVI
C’est toi que j’aime, toi que j’aime plus que tout,
Ô toi que j’aime plus que tout ce que j’adore,
Toi que j’aime en pleurant et qu’en chantant j’implore,
Que j’appelle en mon cœur, que je suivrai partout !
C’est clair comme le jour, c’est toi que j’aime, toi !
Je consume ma vie au feu de tes merveilles,
Comme on jette des fleurs d’innombrables corbeilles
En offrande à l’amour pour témoigner sa foi.
Dans le monde j’ai froid. J’ai chaud grâce à l’amour.
Car en moi ton image éprend une lumière,
Dans la profonde nuit dormant sous ma paupière,
Et des rayons du ciel en cernent le contour.
Si je ne t’aimais pas, je serais malheureux.
Je t’aime et je voudrais courir à perdre haleine
Tant je me sens comblé, tant ma ferveur est pleine
De rêves, de beauté, de bonheur et de jeux !
Que vienne le moment du repos bienfaisant.
Ne crains pas les méchants si ton amour est tendre,
Quel piège pourrait-on crédiblement me tendre ?
Aux sbires du Démon je tiendrai ces propos :
« Esprits malins, frappez autant que vous voudrez,
Que me fait votre haine alors que j’ai la joie ?
Et même, votre effort dans le fond m’apitoie ;
Contre mon cœur aimant, en vain vous frapperez. »
Qu’il ose se montrer, le sinistre Azazel,
Je suis prêt à charger ses viles bouffissures !
Crois-moi, je lui ferai de cuisantes blessures.
L’ennemi ne peut rien : mon amour est réel.
Ciel ! sa botte secrète a pris au dépourvu
Ma monture qu’affole un bras tentaculaire ;
D’un coup de griffe il casse en deux mon baudelaire†,
Il ouvre sous mes pieds un abîme imprévu !
Suspendu dans le vide infernal, ténébreux,
Je trouve le moyen d’esquiver les fusées
Qui sifflent tout autour en gerbes embrasées ;
J’échappe de justesse à ce trépas affreux !
Crois-moi, je te dirai comment, après cela,
Il s’enfuit dans les airs, avouant sa défaite,
Comment du Tout-Puissant la volonté s’est faite,
Quels étaient les pouvoirs que l’Amour recela !
† Variante orthographique rare mais attestée du mot « badelaire », qui est aussi le nom d’un célèbre poète.
.
LIVRE TROISIÈME
.
Premiers poèmes
(1991)
.
XCVII
Le moine, le Diable et la Tentation
Entre les murs épais et hauts d’un monastère
Erre un moine ascétique à l’apparence austère.
Maigre comme un squelette et plus sec qu’un pruneau,
Il traverse la nuit sous le sombre créneau.
Quelque chose l’effraie ? on dirait qu’il se presse.
Que craint-il en ces lieux où n’entre point la presse ?
On dit qu’un monastère est plus sûr qu’un cachot :
Il n’y fait jamais bon, il n’y fait jamais chaud ;
Certes, aucun bandit n’emploierait son courage
À venir y piller ou commettre un carnage.
Que craint-il tant, alors ? Sans doute est-ce le froid ?
Non, un gars comme lui se réchauffe à sa croix.
Une algide sueur l’imprègne sous la bure,
Le moine a vraiment peur, il nasille, il murmure,
Serre son crucifix, marmonne du latin,
Implore de Jésus le retour du matin.
Horreur ! près d’un pilier apparaît cette langue
Qui fouaille la chair, la suce et laisse exsangue :
C’est celle du Malin, Abadon, Belzébuth,
Le monstre aux cent gosiers qui toujours est en rut,
La chose aux mille noms qui jamais n’est nommée,
Le démon sardonique à la queue enflammée.
Bouh ! c’est le mal, affreux, dégoulinant de pus,
Un bubon cramoisi, velu, cornu, trapu.
Le moine
Retourne à tes sabbats, infernal anathème !
À te voir mon œil tourne et ma peau devient blême !
Le diable
Silence, étron blafard ! Plus que toi je vomis,
Tu me répugnes tant… Mais bon, soyons amis.
Le moine
Que veut dire cela ? Sans doute encore un piège !
Je ne crains rien de toi, car mon Dieu me protège.
Le diable
Veux-tu m’écouter, oui ? car c’est très important.
Entre le bien, le mal, vois-tu, ça se détend,
Et j’ai donc décidé, en l’honneur de nos guerres
Qui seront du passé – fini d’être adversaires ! –
De te faire un cadeau ; c’est un menu présent
D’ami à bon ami – car on l’est à présent !
Très cher, accepte donc cette offrande modeste ;
C’est vraiment trois fois rien, un petit, petit geste…
Aussitôt apparaît dans la main de Satan
Une femme… ô divine ! au regard envoûtant.
Opulente beauté, ses formes sont pulpeuses,
Ses palpitants appas sont deux pêches bulbeuses,
Ses jambes d’hévéa frétillent de désir,
Sa langue est tentacule, acharnée au plaisir,
Son havre de chaleur est un centre hypnotique
Où se damne l’esprit devenu frénétique.
Engourdi tout à coup, le moine voudrait fuir.
Jésus l’exhorte en vain : Mon fils, il faut courir !
Las ! la Tentation le mordille et le baise.
Oubliant ses tourments, il s’affaisse fort aise
Et la femme le suit et ne le lâche plus.
Le moine est traversé de flux et de reflux
Et convulsé périt lors de l’instant suprême.
Le Diable, qui se gausse, en ses fosses l’emmène ;
Il le fait fustiger par ses pires bourreaux,
Suspendre à des crochets, flamber aux braseros,
Mais le moine sourit, bienheureux dans la flamme,
Aux sphères de l’extase avait atteint son âme :
Après l’éternité d’un surhumain plaisir,
Ne le comprend-on pas ? il ne peut plus souffrir !
*
XCVIII
Le damoiseau et les deux gredins
Un jeune dandy, presque imberbe,
Surpris par l’orage en plein jour,
Pour ne souiller sa botte à l’herbe
Dans une auberge fit un tour.
Les taverniers étaient compères,
Deux gredins jaunis par le temps,
Diaboliques, sinistres hères,
Et malévolents tout autant.
Ils n’aimaient guère la jeunesse,
Surtout comme ce damoiseau,
Ponctuel sur la politesse,
Bien vêtu, bien coiffé, tout beau.
Entrant, le dandy les salue.
Les deux compères, tout mielleux :
« Peuchère, avons-nous la berlue ?
Il est heureux pour nous qu’il pleut !
C’est un honneur, noble messire,
Que de vous avoir parmi nous. »
Et les vieillards dans un sourire
De lui servir du mouglanous,
La plus infâme des mixtures,
Faite de bave dans du lait,
D’huile, de quelques grumelures,
Boisson dégoûtante au palais.
Les gredins disent au jeune homme :
« C’est le vin de la région.
Buvez ! car il est bon tout comme. »
Le dandy but la potion
Et voulut tout cracher par terre,
Mais non, car on est sérieux,
Cela ne doit, ne peut se faire.
Alors les gredins, vicieux :
« Jeune ami, la coutume ici
Est de boire cul-sec trois verres.
Sinon, vous seriez grossier, si ! »
Grossier devant ces pauvres hères ?
Grossier ? qu’est-ce qui serait pire ?
Et son deuxième verre il but.
Est-il besoin de vous le dire ?
Au troisième, eh bien il mourut.
*
XCIX
Le chien bleu
Laissez-moi vous conter l’histoire du chien bleu.
Il était bleu, c’est pis qu’être un vieux chien galeux.
Personne ne l’aimait. De ce qu’il fût étrange,
On disait qu’un démon l’avait fait de la fange.
Pourtant il était doux, ô ni haine ni flamme
En lui, cœur innocent ! si pure était son âme.
Il vivait malheureux, lapidé, pourchassé,
Et pleurait bien souvent, par l’amour délaissé.
Il ne mourut pas vieux, c’était un soir d’hiver,
Un lampadaire avait un léger éclat vert,
La beauté de la neige, ô Dieu, par ces grands froids !
Le chien bleu s’étend, las, pour la dernière fois.
Et le froid l’engourdit, l’endort, si lent, si lent.
Le chien bleu meurt heureux, si blanc, si blanc, si blanc.
*
La bonne aventure
(Supprimé)
*
C
Le chien et la luciole
Pour vivre heureux vivons cachés (Florian)
Par une nuit sans lune, un chien tout bilieux
Errait en grommelant son intime colère.
Pourquoi donc cet état ? Je ne suis curieux,
On connaît de ces gens jamais contents sur terre.
Le ciel était tout noir comme au-dedans du chien.
Il allait au hasard, vit une luciole,
Et comme elle brillait, subtil magicien,
Le mâtin l’écrasa… Cette fin n’est pas drôle.
Morale
Vous m’avez bien compris, jeune homme, jeune fille.
Dans ce monde de fous briller ? Soyons obscur !
Même si l’on est beau, quand bien même l’on brille,
Toujours, à se montrer se cacher est plus sûr.
*
CI
Petite fleur
Près d’une mousse,
Petit bonheur
Dans l’ombre douce,
Tu m’en voudras,
Je t’ai cueillie.
Tu pleureras,
Aube faillie.
Et dans mes mains,
Tu t’es fanée,
Morte demain,
Fleur hier née.
*
CII
L’araignée du jardin
L’araignée allongée au cœur des blanches roses
Me semble un bon esprit vivant sur une étoile.
Son bonheur ici-bas, bien plus que toutes choses,
C’est un peu de soleil qui glisse sur sa toile.
*
CIII
Lune verte
Sous tes pas la forêt frémit et veut sourire.
Sens les vagues parfums des bambous, du jasmin,
Et ceux des troncs mouillés, souples comme la cire.
Marche sans avoir peur, j’éclaire ton chemin.
*
CIV
Marais
Une lune gibbeuse étale son linceul
Sur le marais dormant où frissonne le froid.
Au-dessus des roseaux, dans l’arbre, un hibou seul
De son chant convulsif affirme qu’il est roi.
Or l’eau pestiférée exhale dans la nuit
Des miasmes de vase, et sur la berge, épars,
Se tordent des troncs noirs comme figés d’ennui,
Incertains et fumeux dans de glauques brouillards.
Des ossements sans chair, prisonniers de la tourbe,
Apparaissent parfois à la molle surface,
Comme pour signaler au talon qui s’embourbe :
« Vous mourrez comme nous. » Et leur rire s’efface…
La gueule des tombeaux ouverte par les ombres
Soupire, dans l’effroi d’une longue supplique.
Des êtres inconnus, tapis dans les trous sombres,
Attendent une proie, en songe léthargique…
*
Sur leurs noirs canassons…
(Supprimé)
*
Sous le soleil glissant…
(Supprimé)
*
CV
Je suis le ver luisant que ton cœur fait briller.
Il fera souvent froid, sans doute, et souvent noir,
Mais quand tu me verras, vert clair comme l’espoir,
Tu pourras t’endormir, et je pourrai veiller.
.
Premier amour
(1992)
.
CVI
J’écris ton nom comme un remède
À mon chagrin à ma douleur
À ton soleil l’ombre succède
Et je meurs d’avoir eu ton cœur
*
CVII
Mon cœur mon cœur est mort
Maintenant c’est un ange
Tu pleures l’ombre dort
Dans l’eau noire de fange
Ô mon visage est blême
Et lasse est mon étreinte
J’ai tant crié je t’aime
Que ma voix s’est éteinte
*
CVIII
Je t’aime trop je crois douce femme du vent
Mes nuits vont vers ton cœur mes jours sont pleins de toi
Mon rêve a tes yeux bleus et je rêve souvent
Je vis dans la maison dont ton ombre est le toit
*
Partir
Bien loin des murs…
(Supprimé)
*
CIX
Les amoureux s’étreignent
Nous non
Quand les lampes s’éteignent
Son nom
M’apparaît magnifique
Et grand
Et mon cœur anémique
S’éprend
De son pâle visage
Les dieux
Appellent du rivage
Des cieux
Et parfois elle pleure
D’aimer
De souffrir de ce leurre
Charmer
Les amoureux s’embrassent
Dieu mais
Nous désirs qui s’enlacent
Jamais
*
CX
Il descendit sur les terrasses
Mauves du soleil des amants
Où les panthères se prélassent
Tièdes près des bassins dormants
Des fleurs rouges ouvraient les lèvres
Empreintes de désirs ardents
Dans leurs jeux on sentait les fièvres
De nuits aux parfums décadents
Et son regard scruta le vide
Pour trouver les noms du bonheur
Mais ce silence était aride
Stérile et fier de sa laideur
Las dans les cieux son cœur se perche
Rongé par la haine à son tour
Le bonheur n’est pas mais l’on cherche
Et les vierges ont fait l’amour
*
CXI
L’amoureuse dans la lumière
Aime un garçon et chaque jour
Elle a les pieds dans la poussière
Le cœur trônant dans une tour
Ils sont heureux alors écoute
Tu ne verras plus malheureux
Que ces amants en qui le doute
Répand son poison ténébreux
Les fous les pauvres ils s’adorent
Mais seul le sommeil voit leur vœu
L’amour suinte par tous leurs pores
Mais de leur bouche aucun aveu
Qui comprendra cette souffrance
Un jour on dit tout est fini
Le lendemain tout recommence
Avec l’être qu’on a puni
Les baisers tremblent sur leurs lèvres
Les lèvres veulent ces baisers
L’amour les blesse de ses fièvres
Sur les fronts jamais apaisés
Les verrons-nous s’aimer ô nues
Autre part que dans leur sommeil
Les verrons-nous mains parvenues
À se caresser au soleil
Les verrons-nous rire de joie
Les verrons-nous chair contre chair
Ensemble dans des lits de soie
Ou bien envolés dans l’éther
Les verrons-nous dire je t’aime
Les verrons-nous les verrons-nous
Sous un unique diadème
Cœur contre cœur et gestes doux
L’amoureuse vient tout s’envole
Sur son visage ses cheveux
Comme la fleur une corolle
Cachent les larmes de ses yeux
*
CXII
Lune épuisée au ciel du désespoir sans fin
Elle pleurait toujours sur les marches des gloires
Incertaines sans nuit d’amour ombre sa faim
Tarissait ses désirs en d’atroces déboires
On la voyait passer belle à moitié du sang
Qu’elle avait bu jadis au cœur bleu des poètes
On voulait tant l’aimer d’un geste caressant
Mais on ne pouvait rien elle criait les fêtes
D’un rire elle mourait en attendant les cieux
D’un sourire elle aimait trahir les déchirures
Lune de larmes lune aux clairs silencieux
Elle chantait la mort ou les passions pures
Qui l’a chute parlez ne serait-ce point moi
Moi qui l’ai tant aimée et qui fou l’ai tuée
Dieux offrez-lui du moins un abri simple un toit
Loin de la foule loin du chant qui l’a huée
*
CXIII
Chair amoureuse d’âme
Boiras-tu dans mon cœur
La suave liqueur
Pour oublier l’Infâme ?
Pour toi je vis je pleure
Et je chante la nuit
Quand ton étoile a lui
Dans le ciel qui m’effleure
T’aimer est une drogue
Las je rêve de toi
Et mon souffle en émoi
S’agite part et vogue
Sur tes cheveux de cuivre
Qui tombent sur tes yeux
Tes yeux si merveilleux
Que des yeux j’aime suivre
Je t’aime j’aime Sèvres
Quand tout n’est plus qu’amour
Quand on se dit bonjour
Si près si près des lèvres
*
CXIV
Le vent est sur la ville il vente dans mon cœur
Je marche sans pouvoir quitter mon désespoir
La feuille en tourbillons tombe de l’arbre noir
Pour le trottoir glacé du malheur au malheur
*
CXV
En ce jardin la nuit s’est répandue amère
Bain d’étoile blessée
Qui n’a connu l’amour n’est jamais solitaire
Ni sa joie offensée
Fleurs de la mer bouquets de larmes et d’embrun
Répandez sur mon âme
Votre enivrant mystère et profond le parfum
Des vertiges de femme
Le Bougainvillier : Poèmes
Le Bougainvillier est paru aux Éditions du Bon Albert (EdBA) en 2011. En voici la présentation sur ce blog. Ce recueil en vers classiques n’est pas passé complètement inaperçu puisqu’il a reçu le prix de poésie Georges Riguet en 2012.
Il est temps de présenter au public une version revue et corrigée de ce recueil faisant fond sur quelque quinze ans de pratique de versification, ajoutés aux quelque quinze ans qui en avaient précédé la publication. En cela, nous suivons les recommandations anciennes de Boileau, contre l’idéologie moderne de la « spontanéité » pour laquelle reprendre un texte, un premier jet est une sorte de manquement. Avec le vénérable ancêtre, nous pensons que nos œuvres peuvent être améliorées tant que nos facultés le permettent, et, si nous nous estimons un tant soit peu, elles doivent l’être, au fur et à mesure que s’accroît notre maîtrise. Le temps où des améliorations ne seront plus permises, car le déclin des facultés contrebalancera les progrès de l’art, n’est pas encore venu pour nous : nous implorons la Providence de nous faire savoir, le moment venu, lorsque nos facultés auront atteint ce terme, pour ne pas altérer par une sénilité aveugle et intempestive l’œuvre à laquelle notre inspiration pouvait atteindre.
Pour le poète qui n’a pas renié l’héritage des vers et donne libre cours à sa passion, ces préceptes sont d’autant plus nécessaires aujourd’hui qu’il n’y a pour ainsi dire personne pour leur dire ce qu’est un bon vers. Les professeurs de lettres qui continuent d’enseigner ces choses le font en archéologues, incapables de transmettre un enseignement pratique valable. Nous avons donc appris tout seul ce qui ne se trouve pas dans les traités de versification (qu’il est du reste absolument nécessaire de connaître : voyez à ce sujet nos prolégomènes à la versification française). Ainsi, nous avons appris seul que l’application (qu’en ce qui nous concerne nous avons voulue rigoureuse) des règles formelles de l’art n’est pas encore le dernier mot. Le Bougainvillier peut aujourd’hui profiter d’une pratique plus avancée qu’au moment de sa parution.
Quatre considérations s’imposent à l’examen d’un vers classique : le sens, la métrique ou prosodie, l’expression, la sonorité. Le sens et la métrique sont la base. Il n’y a pas de poésie classique sans respect des règles de la versification, de la métrique ; et c’est par l’emploi de ces règles que le poète classique exprime un sens, un contenu.
La métrique est respectée ou non, elle s’apprend dans les traités de versification. S’il y a dans un poème des choses à améliorer à cet égard, cela relève du choix de l’auteur, selon qu’il souhaite appliquer toutes les règles ou seulement quelques-unes, comme beaucoup de nos poètes avant que la versification ne fût complètement abandonnée. En principe, il n’y a donc pas d’amélioration possible à cet égard, compte tenu d’un choix initial, sauf en cas d’erreurs ponctuelles. L’amélioration peut donc porter sur le sens, l’expression et la sonorité.
Le sens n’appelle pas de remarques particulières : le poète est ou bien satisfait du sens, du contenu de son poème ou bien il ne l’est pas ou pas entièrement.
L’expression est, entre autres, la question du registre. Le poète peut considérer que ses phrases pèchent par un registre trop familier, pas assez élégant pour ce qu’il exprime, ou encore pas assez vigoureux ou expressif. Ce que sont une belle langue, une langue élégante, une langue expressive, c’est quelque chose qui peut se discuter avec tous les écrivains, même ceux qui n’ont jamais écrit de poésie. En poésie classique, il est important que le respect des contraintes formelles ne nuise pas à l’expression. Cela exige de la pratique.
S’agissant de la sonorité, enfin, non seulement les écrivains en prose mais aussi les poètes qui n’écrivent pas en vers classiques n’y sont pas aussi sensibles que le poète classique. Le principe de la rime récurrente au sein de vers réguliers impose en effet de soi-même une attention poussée du poète à la sonorité, selon des principes que nous ne décrirons pas ici mais qui jouent un rôle important dans la présente réécriture de nos poèmes. La question de la sonorité ne se pose que marginalement en prose, où il est rare que la sonorité heurte ou froisse l’oreille, et même quand c’est le cas cela ne nuit guère à l’ensemble car cet aspect particulier reste secondaire en prose. C’est dans la poésie classique, en raison de la régularité métrique dont découle sa musicalité, que la sonorité apparaît comme une contrainte, ajoutée à la contrainte prosodique. (Certains de ces principes, comme la prohibition de l’hiatus, sont d’ailleurs codifiés dans les règles mêmes de la versification et s’imposent donc au titre de ces règles.)
Paul Valéry a parlé d’un enseignement oral de la poésie qui se transmettait de maître à disciple et permettait de distinguer les initiés. Il affirme savoir, sans en dire plus, quels poètes sont initiés et lesquels ne le sont pas. Après quelque trente ans de pratique et une douzaine de recueils écrits et réécrits, dans un désert culturel où cet art n’est plus guère pratiqué, nous pensons être parvenu à notre auto-initiation. Nous avons même tendance à penser que Valéry, en levant ainsi le bout du voile sur un mystère, fait preuve d’une certaine suffisance : nous ne savons au juste de quels principes il prétend parler, nous avons cru que nous les avions redécouverts mais nous constatons que Valéry n’applique pas ces principes, du moins avec la rigueur qui montrerait qu’il les connaît et peut en parler sciemment. Il se pourrait donc que nous ayons non pas redécouvert mais découvert quelque chose, qu’à ce stade nous nous disons prêt à transmettre oralement à ceux qui voudraient se faire nos disciples.
Les poèmes qui suivent nous semblent meilleurs que la version publiée en recueil, au point de leur vue de leur expression, de leur sonorité, et enfin par la correction de quelques fautes de goût qui nuisaient au sens.
(Dans la mesure où nous parlons d’application « rigoureuse » des règles et qu’il y a ci-après nombre de sonnets, nous indiquons que dans le présent recueil nous ne suivons toutefois pas la règle posée par Boileau, bien que nous n’ayons pas hésité à invoquer ses mânes, de la non-répétition d’un même terme dans un sonnet. Nous ne trouvons cette règle nulle part ailleurs qu’en France, où nous ne sommes d’ailleurs pas certains qu’elle ait été toujours suivie. Dans les autres langues où nous avons trouvé des sonnets, parfois pour nos traductions de poésie, espagnol, italien, portugais, allemand…, elle est en effet inexistante, du moins à partir du dix-neuvième siècle. Nous nous réclamons de cette pratique de nos voisins – bien qu’au moment où ces sonnets furent écrits la raison d’un tel manquement est simplement que la règle nous avait échappé – en considérant que cette pratique nous justifie de ne pas corriger toutes ces répétitions de termes, dont certaines, comme chez nos voisins, jouent un rôle rhétorique. On pourra si l’on veut décrire les sonnets où se trouvent une répétition de ce genre irréguliers, les autres étant réguliers selon Boileau.)
*
I
Bougainville
Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » ici.
*
II
– Bien souvent, je repense à des amours lointaines
Dont vous étiez le centre, et nous, pauvres amants,
Qui ne trouvions point grâce à vos yeux si charmants,
Soupirant sur le bord de pleurantes fontaines.
Des héros à venir, de brillants capitaines
Firent tous à genoux de sublimes serments,
Mais en vain, car l’audace augmentait leurs tourments,
Les aveux s’attiraient vos répliques hautaines.
Nous étions si nombreux à vous aimer alors,
Pour vous plaire chacun rivalisant d’efforts.
Pourquoi tant de froideur ? Étiez-vous… – Oui ? – Coquette ?
– Ne laissai-je point voir les vœux que je formais ?
De tous ces amoureux vous fûtes le plus bête,
Car vous deviez m’avoir puisque je vous aimais.
*
III
La mouche
Pour lutter en splendeur avec la Pompadour
Vous n’avez pas besoin de vous poser de mouche,
Car vous en avez une, et si près de la bouche
Que mon cœur s’en émut bien fort, jusqu’à l’amour.
Quoi ! je badinerais tel un fol troubadour,
Un si léger motif ne laisse d’être louche !
De grâce, concevez que si ce grain me touche,
C’était un ornement nécessaire à la cour.
Il devait évoquer quelque grande merveille,
Une naïade douce et pure qui s’éveille,
Un phénomène astral, quelque signe évident…
Voir en son lait de fleur cette mûre baignée,
Et c’est moi qui suis mouche, un insecte imprudent :
Comme elle je me jette aux pieds de l’araignée !
*
IV
Un libertin
Ne croyant plus en rien, dédaigné par la gloire,
Je regarde mes jours tomber dans le néant ;
Mes rêves de grandeur, un talent illusoire
S’écroulent, démolis, dans le gouffre béant.
Infécond et confus, je n’ose plus rien lire
Car le laurier jamais ne coiffera mon front ;
Et jaloux de ces noms illustrés par la lyre,
Je maudis leur succès, qui m’est comme un affront.
Dans cette solitude accablante, inutile
Où je me retirai plein de farouche orgueil,
Où j’ai perdu la joie en trouvailles fertile,
Je porte de l’amour l’irrévocable deuil.
Quand je pleurais, la mort semblait tellement belle :
Quoi qu’il dût arriver, je partirais enfin.
Mais pour le sens blasé l’ironie est cruelle :
D’un ennui si profond, quoi, redouter la fin !
Que vous avez raison, Madame, de me craindre :
Il vous faudra toujours de moi vous défier,
Car cette vanité que rien ne peut éteindre,
En triomphant des cœurs veut se glorifier.
*
V
Cassandre
Cassandre, êtes-vous prête ? Ah ! que je suis tendu.
Est-ce pas bien cruel ? Que m’importe de vivre
Et de joie ou de biens tout ce qui peut s’ensuivre
Si vous ne donnez point le baiser attendu ?
Un poète pourtant devrait être entendu ;
Je sais que les beaux vers ne vous laissent de givre.
Voiture vous transporte et Vigny vous enivre ;
Boileau, de son nectar vous a le cœur fondu ;
Vous ruminez Malherbe attendrie et charmée ;
Sur La Harpe vibrant, pour Alfred enflammée,
Vous avez soupiré bien des jours et des Nuits !
Et moi, Cassandre, et moi que suis-je, à votre toise ?
Dans le pays du Tendre, où n’entrent les ennuis,
Donnez-moi le salut de la Dame courtoise !
*
VI
Nul oncques n’avait vu plus d’idéalité
Que dans ces yeux si clairs, ce sourire si tendre,
Et je voulus lui dire, hélas, sans plus attendre
Ce qu’était le tableau de ma félicité.
Concevez l’infini de sa suavité :
Je me croyais aux cieux, ô je croyais entendre
Un hymne solennel sur nos âmes s’étendre.
Je ne me sentais plus de joie, en vérité.
Du plus profond de moi, vers cette blonde rose
Monta comme la brume un murmure d’hypnose
Enveloppé de chants, de caressantes voix.
Je crois bien qu’elle était de nature angélique.
Mais depuis qu’elle sait ce qu’elle m’est, je vois
Quelque chose en ses traits… de méphistophélique !
*
VII
Le narcisse
Narcisse, que vois-tu dans cette onde immobile ?
Le vent bat tes cheveux et froisse le roseau ;
Il porte à ton oreille un strident cri d’oiseau ;
Rien ne distrait ton âme au creux de son asile.
Comme la rêverie est sombre qui t’exile !
Sans mesurer ta vie à l’informe réseau,
La Parque file en vain tes jours à son fuseau,
De ta seule beauté le reflet t’obnubile.
Qu’embrasse sans espoir ton regard épuisé ?
Mais Écho pleure, ô pleure, et son cœur est brisé ;
Tu n’entends pas ton nom dans ses sanglots, Narcisse !
– En glissant vers le fond, l’éphèbe s’est noyé.
Les dieux ont répandu – que son mal en finisse ! –
Sur le miroir des eaux le narcisse effeuillé.
*
VIII
Le Labyrinthe
De ses longs corridors nul n’est sorti vivant.
Une âme tourmentée éleva cette enceinte,
Les ombres suscitant l’effroi du Labyrinthe
Dans les songes portés au chevet du savant.
Dans sa tombe perdu, faire un pas en avant,
Avec peut-être au bout de ce boyau la crainte
De contempler cela né d’une horrible étreinte,
Sa course autour de soi des brumes soulevant.
Tel est le sort fatal de la victime offerte !
L’antre du Minotaure ensevelit sa perte,
D’un peuple terrassé la malédiction.
Mais Thésée, étranger à si vain sacrifice,
Ravissant à son père Ariane complice,
Précipite au néant cette institution.
*
IX
Les nymphes
Les nymphes découvrant leur nudité craintive
Où glisse sur du lait un frisson de pudeur,
Se pensant à l’abri de l’ægipan rôdeur,
Prennent ensemble un bain que la chaleur motive.
L’une, ses bras sur elle, à pas lents, sensitive,
S’avance en esquissant un sourire boudeur.
L’autre a fendu les eaux de toute sa blondeur ;
Elle anime en riant sa compagne rétive.
Or le faune est bien là, qui les scrute, enfoui
Dans les fourrés voisins où, muet, ébloui,
Tout fumant de désir, il se meurtrit les lèvres.
N’y tenant plus, enfin, tant l’agite le mal
D’aimer ces voluptés tâtonnantes et mièvres,
Il débusque son rut et charge en animal.
*
X
Diane chasseresse
Diane prend son bain dans la source ombragée,
Un lis à ses cheveux pour unique ornement.
De ses membres fourbus le vague mouvement
Trouble les reflets verts de la voûte étagée.
La neige de son corps prise en l’eau ramagée
Glisse, et parfois s’exonde à l’air, furtivement,
Une île éburnéenne, en un clapotement
Dont la musique brève autour est propagée.
De sa course au travers des taillis et des bois
Pour fondre de partout sur la biche aux abois,
La meute sur le bord goûte encore l’ivresse.
Tandis que la déesse approche, ruisselante,
En flattant quelques-uns d’une humide caresse,
Ils ne cessent de voir la victime sanglante.
*
XI
Lanterne aux verres de couleur
Lanterne aux verres de couleur,
Dont chaque nuit se damasquine,
Sur le perron de ma douleur
Répands ta lumière arlequine.
Dans ton nuage burgauté,
Sous ton halo multicolore,
J’aime rêver à la Beauté,
Qui nous échappe et que j’implore.
L’Amour était fol et puissant.
Tout est noir autour dans la rue ;
Ton arc-en-ciel m’apparaissant,
J’écoute une voix disparue.
Déploie une idéale fleur
Dans cette obscurité chagrine ;
Lanterne aux verres de couleur,
Répands ta lumière arlequine…
*
XII
L’usignolo
Dans le jardin feuillu, comme un bois minuscule,
Ne veux-tu pas ouïr l’usignol enchanté
Quand la lune s’accroche au tapis argenté
Sous les palmes, dans l’ombre où l’arc-en-ciel bascule ?
Après l’escarpolette, amène renoncule,
Veux-tu pouvoir conter : « L’usignol a chanté »,
Ayant vu revenir le ver diamanté,
Les magiques fluors du fol animalcule ?
Sous des touffes de fleurs et de citrons vert pomme,
Vers la haie aux buissons bleus de boules de gomme,
Dans mon rêve émaillé, tout recevoir veux-tu ?
Permets-tu que de l’ongle un de tes doigts j’effleure ? –
Ce n’est qu’un rêve, hélas ! le rossignol s’est tu,
Minuscule hautbois, dans le jardin qui pleure.
*
XIII
Consens-moi ton pardon, mon remords est sincère.
Par des propos plus doux, de plus doux sentiments,
Je veux faire oublier mes cruels errements,
Ma dureté cynique et prompte à la colère.
Je te vantais les jeux du jour et de naguère
Pour inviter ton âme à des embrassements ;
Déjà tu rougissais à mes épanchements,
Quand des mots arrogants déplurent, ô misère !
Un poète, moquer les simples, les petits ;
Un amant flétrissant les humbles, les gentils ;
Non ! j’ouvre à la bonté ma vaine tour d’ivoire.
Et des essaims d’amours, beaux comme des poupons,
Si ton pardon m’absout pourront chanter victoire.
Prends mon cœur, à l’abri de ces rosiers pompons.
*
XIV
Pardonnez à mon trouble esclave de vos yeux.
Ma ferveur et mes chants vous font une auréole ;
Ils entourent la fleur, éventant la corolle,
Comme un vol turbulent de panapaná bleus†.
†Nuages de papillons migrateurs, en Amérique.
*
XV
L’abeille, une étincelle, au calice des roses,
Au calice gorgé de pollen enivrant
De la rose exhalant un souris odorant,
Butine son trésor emmi des tapis roses.
Dans sa robe prenant de langoureuses poses
Pour appeler en elle un soulas pénétrant,
Rose qui soupirait reçut en soupirant
Le brutalisateur de ses pensers moroses.
Et tandis que bourdonne, en train de s’enhardir,
L’intrus qui se débat, captif, à s’étourdir,
Sur sa tige remue et ploie une corolle.
Cette convulsion ne dure qu’un instant.
La fleur recouvre alors son élégance molle ;
L’insecte, sans butin, ne brillait pas autant.
*
XVI
Garrigue
Côte de roche rose où la mer violette
Sur les récifs se brise en écume d’argent,
Neptune conduisant ses brebis, diligent,
Moutonnantes lueurs brillant comme une aigrette,
Rivage surplombé de la Clape muette
Que tourmente le cers vif et guère indulgent,
Garrigue de cailloux, paysage indigent,
Trésor, pourtant, de thym, lavande et ciboulette,
Le pays où le vent coupa net le soleil,
Le pays où les flots berceront le sommeil
À jamais, le pays de Narbonne et Saint-Pierre,
C’est la terre du sang, de l’âme mise à nu ;
L’ardeur, au bord du golfe, a poussé comme un lierre ;
Le cœur s’y brise ainsi que du verre ténu.
*
XVII
Toulouse
Je veux chanter bien haut la beauté de Toulouse,
Ville rose du vent, qui me désaltéra.
De la Garonne bleue aux rives de pelouse
L’eau coule sous les ponts que le temps gardera.
Généreuse en soleil, douce par ses fontaines,
Elle fait vibrer l’air d’un murmure joyeux.
Ses marchés bruissants, ses ruelles amènes
Partagent le secret d’un pays merveilleux.
Un souffle fait frémir le tranquille feuillage
Tandis que l’on entend sonner de Saint-Sernin,
Dans le silence épars, le carillon sans âge,
Dont le tintement grêle indique le chemin.
Toulouse m’a rendu la paix avec la joie,
Et c’est dans ses jardins que me surprit l’Amour.
À Toulouse, étranger, j’ai pu trouver ma voie,
Et je le saluerai jusqu’à mon dernier jour.
*
XVIII
Retour du printemps
Lorsque le vert printemps, las du changeant avril,
D’un geste auguste sème à prodigues poignées
Les germes de beauté, déployant le pistil,
Ornant le rameau nu des cimes dédaignées ;
Lorsque le printemps clair, repeuplant les taillis,
Tout bruissants de brise et de branches bercées,
Mêle à ce long soupir d’ingénus gazouillis,
Des ramages subtils, notes entrelacées ;
Lorsque le printemps fol réveille Cupidon
Et que l’étudiant laisse la voix des sages
Pour aux pieds d’une brune et pimpante Ninon
Qui ne dit oui ni non déposer ses hommages ;
Lorsque des pâmoisons s’élève le hautbois,
Invitant, mélodie étourdissante et tendre,
Deux par deux, à cueillir des fraises dans les bois,
Les bouches à s’unir et les mains à se prendre ;
C’est alors qu’est rendu le jardin flamboyant :
Les espaliers couverts de guirlandes ouvrées,
Sur un lit de blancs lys la rose rougeoyant,
À l’amour aspirant le cœur près des spirées…
*
XIX
Qui lui dira l’amour que je ressens pour elle ?
Tant l’angoisse de perdre un aussi doux espoir
Chaque instant me retient de lui faire savoir.
Quels mots lui portera la blanche tourterelle ?
Je lui dirais ceci : « Comme vous êtes belle
Et comme la Nature est heureuse à vous voir !
Ne soyez – tant est grand sur moi votre pouvoir –
Telle une rose altière à l’épine cruelle. »
Si j’osais seulement exister à ses yeux !
Ô je peux bien paraître au monde soucieux :
Il ignore à quel point me ravit sa présence.
Jour après jour, guettant l’occasion d’aveux,
De tels feux je ne fais aucune confidence,
Tant l’amour dont je vis crains l’objet de ses vœux.
*
XX
As-tu perdu l’espoir de ployer dans tes bras
Celle qui fut l’objet constant de ta prière,
Répandant sur ta vie une aube de lumière
Dans laquelle, en versant des pleurs, tu pénétras ;
Celle que par tes chants, fervent, tu célébras,
Que sa chaste beauté ne rendait point altière,
Ni le fait d’être aimée arrogante ou bien fière,
Dont l’âme généreuse ignorait les ingrats ;
Qui chantait des chansons pour les enfants qui pleurent,
Et que chacun aimait pour tant, tant de douceur !
As-tu perdu l’espoir que vos lèvres s’effleurent ?
C’est qu’en toi gît encore une grande noirceur,
Si tu crois, inconstant, qu’elle l’aurait trahie
Cette joie où se crut votre peine éblouie !
*
XXI
Je l’aime, rien ne peut apaiser mon chagrin
Depuis que le Destin, m’éloignant de ma vie
En m’éloignant des lieux où je l’avais suivie,
A banni cet amour d’un décret souverain.
Je l’aime, et sans pouvoir la contempler jamais,
Sans cesse je revois, entouré de lumière,
Son visage aux couleurs de la rose trémière,
Souvenir déchirant du vœu que je formais.
Je l’aime, le soupir qu’un moment je perçus,
Qui venait de son cœur et souffla sur mon âme,
L’éleva jusqu’aux cieux, en animant la flamme,
Comme mille baisers, ni donnés ni reçus.
Je l’aime, ô les baisers tellement espérés !
Ni reçus ni donnés, comme de blancs pétales,
Lentement sont tombés sur les reflets étales
De l’océan des pleurs, aux confins éthérés.
Je l’aime et n’ai vécu que du jour où l’amour
Décocha de son arc la sagette enchantée ;
Et la main sur le cœur, fervent, je l’ai chantée.
Le dieu nous a criblés de flèches tour à tour.
Je l’aime, elle a rempli son panier de jasmins ;
Je l’aime, elle a rempli son tablier de roses ;
Elle a rempli mon cœur de baisers doux et roses ;
Je l’aime et j’ai posé mon front sur ses deux mains.
Je l’aime ! En sanglotant sur ce bouquet fané,
Je songe que ma peine est un mal incurable,
Qui fut, hier encore, ô joie incomparable !
Ce bonheur un peu fou, de l’amour émané.
Je l’aime, mais en quoi, Destin, ai-je fauté ?
Reverrai-je une fois seulement son visage ?
Las ! je demande aux cieux qu’ils m’envoient un présage ;
Leur infini silence est plein de sa beauté.
*
XXII
La compagne que j’aime, où s’est-elle en allée ?
Et pourquoi ce silence, à présent, sur le seuil ?
Sur des jours trop heureux, la nuit s’est étalée,
La nuit, l’obscurité, les ténèbres, le deuil.
Des jours les plus heureux la complice est partie !
J’étais fier d’être aimé, plus encor de chérir ;
Tendrement dans l’amour mon âme était blottie,
Trouvant dans les baisers un songe où se nourrir.
Aurais-je cru jamais son abandon possible ?
Même aujourd’hui j’espère : elle me reviendra !
Le vertige d’un but sans elle inaccessible
Naît de la passion dont mon cœur s’enivra.
Hélas, je suis fautif. Par orgueil, ou folie,
J’altérai le lien que tissait notre effort,
Et c’est l’éternité de la mélancolie
Que laisse en s’éloignant un sentiment si fort.
Si fort contre le monde, il était trop fragile,
Tant nous étions émus, entre nos mains d’enfants.
Un fabuleux trésor était dans cette argile
Et nous formions à deux des vœux ébouriffants.
Nous conçûmes ainsi le bonheur sans exemple
Dont la sublimité, nous frappant de stupeur
Car telle qu’ici-bas jamais l’on n’en contemple,
Dans nos cœurs éblouis faisait sourdre la peur.
Nous le vîmes, c’est vrai. Pourtant, je suis coupable ;
Je ne crus pas assez, je tremblais, indécis ;
Ce bonheur, cet honneur, était-ce au moins croyable ?
Je craignais je ne sais quels obsédants soucis.
Maintenant, maintenant, ô maintenant je pleure !
De l’amour que les dieux daignèrent nous offrir,
Je craignais qu’il ne fût autre chose qu’un leurre ;
Comme il est bien réel, comme il me fait souffrir !
*
XXIII
Sans toi je ne peux vivre en paix avec le monde,
Car cette solitude ancienne, si profonde,
Dès longtemps m’a rendu de tout homme ennemi.
Si t’aimer est un crime et doit être puni,
J’attends mon châtiment, plongé dans les supplices.
Mon âme est la rançon d’oniriques délices.
*
XXIV
Ce jour où je la vis passer au bras d’autrui,
Qui pourrait concevoir ce que fut ma souffrance ?
Depuis ce jour ma vie est une morne errance
Au travers du désert, celle d’un cœur enfui.
D’un amour dont l’espoir ne sera plus l’appui
Je ne désire point trouver la délivrance.
C’est l’amour qui fit naître en moi cette espérance ;
L’espérance d’amour disparaît, mais pas lui.
Exprimer à quel point je l’aime est impossible ;
Le bonheur dont je rêve est chose inaccessible ;
Je l’aimerai toujours, elle n’en saura rien.
La peine m’éloigna de la ronde légère,
Mais la plainte à ma lèvre expire, passagère ;
Aimer sans être aimé, voilà quel est mon bien !
*
XXV
J’ai souffert tant et plus, mais le temps a passé ;
La passion, un jour, s’est peut-être assagie.
De cet amour pourtant reste la nostalgie ;
Le souvenir, plus fort, ne s’est pas effacé.
Je traverse la vie ainsi qu’un trépassé ;
Je ne sais rien du monde, ordre ou bien gabegie ;
Indifférent à tout dans cette léthargie,
Le souvenir s’entête en mon cœur fracassé.
Sa beauté m’est gravée au plus profond de l’âme.
Si tout fut ravagé par la puissante flamme,
Ô si tout, au-dedans, est détruit pour toujours,
L’idole trône encore au milieu des décombres ;
Elle n’a rien perdu de ses brillants atours ;
Son regard me sourit comme avant, flanqué d’ombres.
*
XXVI
Nulle part, même en rêve, et dans les plus doux mêmes,
Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que tes yeux,
Et je crois contempler le royaume des cieux
Quand tu mets dans les miens ces yeux comme des gemmes.
Je voudrais te chanter d’étincelants poèmes
Pour te rendre à mon tour cet état merveilleux.
Tu m’es ce que le monde et la vie ont de mieux ;
Je ne me connais plus quand je sais que tu m’aimes.
Quelle folle promesse apporte cet amour,
D’un soulas hors du temps, immense, sans retour,
D’une joie infinie et d’une paix parfaite !
Que s’est-il donc passé ? Je suis aérien,
Le monde me sourit, tout sourit, tout est fête ;
J’aime et je crois en toi, je dis que tout est bien.
*
XXVII
Dans ce naissant amour quel bonheur sans mélange !
Entendre qu’avec toi j’ai trouvé l’âme sœur,
Quelle exaltation, pourtant quelle douceur.
Je vois tout d’un autre œil, calme et non plus étrange.
Tout est si différent et pourtant rien ne change.
Du monde je craignais la rugueuse épaisseur ;
Je le traverse en paix, comblé, sage, penseur.
Tu répands dans mon cœur comme une fierté d’ange.
En toi je m’accomplis, je retrouve une loi ;
Ce qui change, à jamais, c’est que je deviens moi.
Il fallait ta tendresse, il fallait ton sourire,
Il fallait ton regard comme un rayon du ciel
Pour que je naisse enfin, il fallait ce délire,
T’adorer comme un fou, pour devenir réel !
*
XXVIII
C’est donc là, je n’ai plus qu’une seule pensée,
Infiniment suave, un tendre souvenir,
Le doux pressentiment d’un bonheur à venir.
Je voudrais t’appeler déjà ma fiancée.
Vers le ciel éclatant mon âme s’est lancée ;
Comment aurais-je pu vouloir la retenir ?
J’emprunte le chemin de mon vrai devenir ;
Et tu ne veux pas être à jamais encensée !
J’emporte ton sourire avec moi tout le jour ;
Toutes les nuits je veille et je pense à l’amour,
Je ne dors plus, je vois la Beauté m’apparaître.
La vie, en t’adorant, est un rêve éveillé ;
Mon cœur depuis toujours brûlait de te connaître.
Tout ce que je te dois, j’en suis émerveillé.
*
XXIX
Une frairie
La nuit, dans le jardin, brillent des lucioles
Sur l’herbe, et le grillon qui s’y tient abrité
Diffuse, en s’égayant parmi l’obscurité,
L’harmonieux concert de féeriques violes.
Pour qui chantent, pour qui luisent ces bestioles,
Tandis que chacun goûte un repos mérité ?
Lampions, luths joyeux, avec célérité
Dans quel but déployés, pour quelles cabrioles ?
L’arbre au feuillage pris dans le ciel étoilé,
Pour quel profond mystère, aux enfants dévoilé,
Est-il un lieu secret de rendez-vous nocturnes ?
Des alfes turbulents, montés sur des mulots,
Puisant à pleines mains des perles au flanc d’urnes,
Font-ils tinter, la nuit, des bonnets de grelots ?
*
XXX
Noël
Il neige à gros flocons sur le jardin du mas
Et les prés sont couverts de clartés étendues,
Comme si, sur la terre, étaient là descendues
Les étoiles du ciel sur le dos des frimas.
Tant le buisson, coiffé d’un fort épais amas,
Que le chêne accueillant dans ses branches tendues
Les clochettes d’argent des nymphes attendues,
Paraissent agréer ces rigoureux climats.
Aux franges des bosquets éclatante mantille,
La neige, dans la nuit, de ses perles scintille,
Éblouissant les yeux des beaux enfants rêveurs,
Des enfants dont la joie en ces charmes sautille.
Jamais ils n’oublieront ces moments, leurs saveurs,
Les chansons de Noël, la bûche qui pétille…
*
XXXI
Tombeau de Dalí
Voyez « Dalí politique et un sonnet » ici.
*
XXXII
Les conquérants
XXXIII
El Dorado
XXXIV
Balboa l’explorateur
Pour les poèmes XXXII à XXXIV, voyez « Sonnets des conquistadores » ici.
*
XXXV
Terre sainte
L’Europe était un bois plein de loups, de sorcières,
Une forêt lugubre où gémissaient les morts,
La glèbe se terrait au pied des châteaux forts
En crainte du Normand, élevant des prières.
Mais par-delà les flots, chez des nations fières,
Le faste des cités, l’opulence des ports,
Ruisselants de joyaux, où chatoyaient les ors,
Les arts jetaient partout les plus vives lumières.
Ce luxe mirifique agissant comme un vin,
Des vaillants protecteurs du Sépulcre divin
La raison se troubla de doctrines nouvelles.
Puis, surgit des donjons noyés dans les brouillards,
De ses coursiers foulant les plages irréelles,
L’âpre chevalerie aux flambants étendards.
*
XXXVI
Le nécromant
Ses incantations en idiome ancien,
Lu dans les parchemins, troublent les sépultures,
D’où se dressent, sans voix, les hâves créatures
Qu’invoque dans la nuit le nécromancien.
En réponse à l’appel du noir magicien,
Les revenants, mouvant leurs blêmes pourritures
Fourmillantes de vers, meubles caricatures,
Rampent à la façon du froid batracien.
S’agrégeant lentement sous l’œil flou de la lune,
Cette foule se donne une marche commune,
Qui, passé quelque instant, s’accomplit sans effort.
Les prunelles du clerc d’allégresse flamboient.
Il désigne du doigt la cité qui s’endort
Et dont les derniers feux à peine au loin rougeoient.
*
XXXVII
Nosferatu
Sur la cime apparaît le château du vampire,
Quand les tours, qu’enveloppe un essaim d’oreillards,
Comme un spectre muet jaillissent des brouillards ;
La nuit, lugubrement, étend son morne empire.
Et tandis que le jour flanqué d’ombres expire,
Qu’en la plaine, au hameau, se signent les vieillards,
Par les bois se sont tus les oiseaux babillards.
Sorti de son sommeil, le revenant soupire.
Le visiteur, troublé par le cocher goitreux,
Chose inhabituelle, eut des accès fiévreux
Tout le jour… pressentant le contact du suaire ?
Quittant les murs glacés du sinistre ossuaire,
Où sa dépouille gît et furète le rat,
Nosferatu revêt son habit d’apparat.
*
XXXVIII
Le baron incube
La comtesse de Drac, yeux noirs, buste indigent,
Comme un vaisseau fantôme au creux des poufs couchée,
Lit du Montesquiou, vaguement haschischée,
Sous une lampe Daum par une nuit d’argent.
La pendule lui sert son tic-tac diligent.
À la rose lueur des ombres détachée,
Un baccarat lui tend sa rose desséchée.
Cette nymphe appartient à la spectrale gent !
Elle attend son baron aux beaux yeux de Gorgone,
Qui traverse les murs en gaz myriagone
Et s’abat sans un mot sur les vierges dormant.
Elle attend, exhalant un parfum de jujube.
Il naîtra de leurs jeux un bambin fort charmant :
Le cambion, ce fils de succube et d’incube.
*
XXXIX
A-ka-sa-nan-tchett-na
Dans l’espace infini, semé d’ors galactiques,
Qui se nomme en sanskrit a-ka-sa-nan-tchett-na,
Règne l’inconcevable. Ô quel souffle ordonna
Ces univers en nombre infini, chaotiques ?
Parmi le nombre, un nombre infini d’identiques,
Semblables point par point, sous l’œil de Varuna,
Poursuivant dans l’éther l’oubli du nirvâna,
Vers le néant guidés par de hautes mystiques.
Et le nombre infini des vivants, des humains
Font un nombre infini de jours, de lendemains.
Or voici le fin mot du mystère suprême :
De ces hommes sans nombre au cours accidentel,
Infiniment seront tout pareils à moi-même.
Je démontre par-là que je suis immortel.
*
XL
Arlequin contre Nosferatu
De son pic abyssal, forteresse édentée,
Le château prend l’aspect d’une chauve-souris,
Comme s’il déployait ses lugubres débris
Pour planer, dans la nuit, sur la forêt hantée.
Des troncs semble jaillir une voix tourmentée,
Et leur dédale obscur, piqué de halos gris,
Répand, tel un marais, des miasmes pourris,
D’où toute vie a fui, hagarde, épouvantée.
C’est ici ton royaume, affreux Nosferatu,
Spectre altéré de sang, de mort : maudit sois-tu !
Mais que font ta noirceur, ton sombre maléfice
À celui qui reçut des gnomes de Vulcain,
Rouges, verts, bleu saphir, roses feux d’artifice,
Les fols scintillements de l’opale arlequin ?
*
XLI
Arlequin galant homme
À genoux, Arlequin, près du fauteuil Régence
Où Colombine était sur son dos gracieux,
Lui tenait ce discours, dans le goût précieux
– Et l’on demande ici, lecteur, ton indulgence :
« Tous feront pour vous plaire assaut de diligence !
Tel que vous me voyez, s’ils voient aussi, vos yeux,
Un simple mot de vous m’emporterait aux cieux,
Que pour vous retrouver je quitterais d’urgence.
Car l’amour, quand on aime, est plus puissant que tout
Et la raison ne sait par quel prendre le bout ;
Je la donnerais bien, si c’est pour la folie !
Me voilà votre esclave, ô de sort le coquin !
Qu’en sera-t-il de moi, de ma mélancolie,
Si vous ne voulez pas de l’amour d’Arlequin ? »
*
XLII
L’abbé du Chayla
Au pied des Bouddhas d’or, des géants furibonds
Où se frottent badins les éléphants agiles,
L’abbé du Chayla prêchait les Évangiles,
Émissaire au Siam du pays des Bourbons.
Dans les temples gemmés aux jardins floribonds
Peignant sur les canaux des chatoiements fragiles,
Les bonzes, du Sangha fanatiques vigiles,
Le soumirent au fer, à la corde, aux charbons.
Échappant à la main de ces bourreaux austères
Et plus mort que vivant revenu dans ses terres,
Il vola pour le Christ à de nouveaux hasards.
Du « Désert » cévenol devenu l’archiprêtre,
On le vit pratiquer avec les Camisards
De ces raffinements même inconnus d’un reître.
*
XLIII
Almoravides
Du Sahara brûlant à tout luxe étranger,
Un clan de Touaregs atteints de frénésie,
Se donnant au saint but d’extirper l’hérésie,
Écrasent leurs voisins, démolissent Tanger.
Au-delà du détroit, dans les fleurs d’oranger,
Comme un rubis taillé brille l’Andalousie ;
On écrit des chansons et de la poésie,
On orne les harems sans crainte du danger.
Aux bonds voluptueux des lestes bayadères
Soudainement met fin le cri des dromadaires :
L’homme bleu du désert a traversé les flots.
Les Noirs du Sénégal, les Berbères farouches,
De l’animal bossu les effrayants galops,
Tout fait trembler les rois aux splendides babouches.
*
XLIV
La Suède à Versailles
XLV
Gustavia
XLVI
Conrad de Rose
XLVII
Lovendal
XLVIII
Pontus de la Gardie
XLIX
Beaupoil du Limousin
L
Corsaire vénitien
Pour les poèmes XLIV à L, voyez « Figures du Grand Siècle » ici.
*
LI
Rosenborg
Des fleurs au bord de l’eau font un suave écrin
Au château qu’on dirait habité par des fées.
Des zéphyrs languissants ondulent par bouffées
Sur le bosquet pensif de velours saphirin.
Quelle nixe en ces lieux se berce à l’air marin ?
De cet asile où sont les murmurants nymphées ?
Au bronze verdissant des hautes tours coiffées
La brique damasquine un sable purpurin.
Où, volute sans fin, la guirlande se love,
Par les salons feutrés musent les Gyldenlove,
Espiègles « Lions d’or », fils naturels du Roi.
Symboliste penser, le Songe est véridique :
Pour le voir de mes yeux montant son palefroi,
Je n’ai qu’à voyager dans le Nord héraldique.
*
LII
Les ibis
Les Égyptiens expliquent par là leur culte pour ces oiseaux. (Hérodote II, 75)
Sur les miroitements du Nil impérial
Dont la crue a baigné les palmes opulentes,
Des ibis dans le ciel, en girations lentes,
Gardent la colonie, antique armorial.
Son roi majestueux donne à tous le signal ;
Un véloce nuage aux teintes rutilantes
Se soulève, à l’assaut des vipères volantes.
Pour Kémèt et ses dieux, c’est un jour crucial.
Les serpents, au sortir des cols de la Pétrée,
En un géant essaim profanent la contrée ;
Mais les oiseaux de Thot fondent sur l’ennemi.
Et c’est dans les éthers une immense mêlée,
Un carnage sanglant dont l’azur a frémi,
Un charnier où l’écaille à la plume est collée.
*
LIII
Wiat-Nam
Voyez « Guerre du Vietnam : Poèmes » ici.
