Tagged: logique
Géométrie et Cosmologie des Grecs, par Kurt Reidemeister, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Geometrie und Kosmologie der Griechen par Kurt Reidemeister, publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahiers 1-2, 1943, pp. 275-288.
.
Kurt Reidemeister (1893-1971) est un mathématicien allemand, qui a laissé son nom aux « mouvements de Reidemeister » dans la théorie des nœuds et à la « torsion de Reidemeister ». Il a écrit sur l’histoire et la philosophie des mathématiques : la note à l’essai ici traduit comporte trois titres de ses écrits en la matière, en l’occurrence sur les mathématiques et la logique chez les anciens Grecs. La compréhension du présent essai ne nécessite pas de connaissances mathématiques avancées.
L’auteur adopte la même conception « logicienne » des mathématiques que le philosophe le plus représentatif de cette tendance, l’Anglais Bertrand Russell. Pour cette tendance, les mathématiques sont un ensemble d’opérations purement logiques. Or une telle définition n’est nullement de nature à caractériser son objet, car la métaphysique, la philosophie transcendantale, les sciences empiriques peuvent être tout autant définies comme ensembles d’opérations logiques. La logique n’est pas le propre des mathématiques. La véritable spécificité des mathématiques, c’est que les objets mathématiques, qui font, comme n’importe quels autres objets de la pensée rationnelle, l’objet du traitement logique imprescriptible pour toute forme d’intellection rationnelle, sont construits dans l’intuition pure, à savoir, les figures géométriques dans l’espace et les nombres dans la forme du temps. Ils sont « construits » parce qu’ils ne sont pas donnés, dans la mesure où le monde que nous intuitionnons est empirique. Manque, par conséquent, à la distinction entre intuition et logique par laquelle la logique est censée compléter l’intuition et même y suppléer, la distinction entre intuition sensible et intuition pure a priori. Or il n’y aurait pas de mathématiques sans intuition pure a priori, tandis que la logique continuerait d’exister dans ces conditions pour peu qu’il existât toujours une activité cognitive médiatisée par le langage (logos). Le fait caractéristique des mathématiques n’est donc nullement que la logique supplée à l’intuition, car la logique est en réalité le moyen de toute forme de pensée rationnelle (et nous n’avons pas connaissance que Russell considère les mathématiques comme la seule pensée rationnelle, ce qui serait absurde), mais que l’intuition pure a priori supplée à l’intuition sensible dans l’emploi imprescriptible de la logique.
De même, et par voie de conséquence, le trait saillant des mathématiques n’est pas de passer de l’intuition empirique à une théorie logique, c’est là ce que fait toute pensée rationnelle portant sur l’empirique, mais de passer des formes pures de l’intuition à une théorie logique.
La définition que nous venons d’attribuer au logicisme peut être complétée par celle de Reidemeister au premier paragraphe de l’essai qui suit : « Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système etc. (voyez l’essai) » C’est là, en réalité, moins une définition des mathématiques que du fonctionnement logique. Moyennant la substitution des termes spéciaux, on pourrait dire avec la même exactitude la chose suivante, par exemple : « La métaphysique est un grand système unifié de propositions fondé sur des relations logiques. Les propositions sont compatibles les unes avec les autres, le système est libre de contradictions, et de certaines propositions découlent d’autres propositions selon une nécessité logique, elles sont démontrables. Etc. » Ce qui est décrit dans les deux cas est le processus logique. La différence entre les mathématiques et la métaphysique tient à tout autre chose, qui sont leurs objets respectifs. Les objets mathématiques sont construits dans l’intuition pure. Si l’on admet que les objets métaphysiques sont le monde en tant que totalité, l’âme et Dieu, ce sont selon Kant des objets donnés par les conditions de la connaissance. Kant a critiqué la métaphysique traditionnelle (notamment le système logique monumental de Christian Wolff qui pourrait le mieux satisfaire à la définition de Reidemeister telle que nous venons de la réécrire) non point parce qu’elle faisait fond sur la logique mais parce qu’elle n’avait pas acquis une exacte conception de la nature propre de ses objets. (Le monde, l’âme et Dieu sont pour Kant des « Idées nécessaires de la raison », ce que définit la circonstance, que nous venons de rappeler, qu’elles sont « données par les conditions de la connaissance » ; et parce que ce sont pour nous des idées et qu’elles nous sont données, elles ne se laissent pas connaître comme les objets mathématiques bien que dans les deux cas le recours à la logique soit imprescriptible pour parvenir à la moindre conclusion. Pour Kant, ces idées sont en réalité, du fait de leur nature entièrement indépendante de l’intuition, non seulement l’intuition sensible mais aussi l’intuition pure, inconnaissables en raison pure ou théorique, les raisonnements logiques dont on se sert pour les connaître sont ceux de la raison pratique ou morale.) Ni les mathématiques ni la métaphysique ne peuvent être particularisées et donc définies par leur processus, qui est dans les deux cas logique.
Une des conséquences de ce « logicisme » inadéquat dans la définition des mathématiques est qu’il a conduit des chercheurs en philosophie à qui ce point de vue était connu à nier que la logique fût un instrument imprescriptible de leur recherche (puisque la logique serait la spécificité des mathématiques). Cette erreur bien plus grave n’est toutefois possible que parce que, dans le cadre de l’idéologie scientiste, les conclusions des penseurs versés dans les mathématiques tels que Russell ont immédiatement un poids considérable, en vertu d’une tendance idéologique. La philosophie « philologique » des universités reçoit nécessairement, dans un tel cadre, ses conclusions de la philosophie « mathématique » ou « scientifique ». Aucune de ces tendances ne semble toutefois disposée à conférer la moindre pertinence et actualité à l’épistémologie kantienne, dont nous venons de montrer qu’elle apporte pourtant une définition des mathématiques infiniment supérieure à celle du « logicisme » russellien, qui à vrai dire n’a pas produit une définition digne de ce nom.
La position du traducteur et auteur de cette présentation est développée principalement dans l’ouvrage Apologie de l’épistémologie kantienne, disponible sur notre page Academia.
Ce cadre conceptuel n’entache pas l’intérêt de la totalité des réflexions du présent essai sur la géométrie et la cosmologie des Grecs, notamment pour l’histoire de la pensée cosmologique.
.
GÉOMÉTRIE ET COSMOLOGIE DES GRECS
Par Kurt Reidemeister, Marbourg
.
Les mathématiques sont un grand système unifié de théorèmes fondé sur des relations logiques. Les théorèmes sont compatibles les uns avec les autres, le système est, comme on dit, libre de contradictions, et certains théorèmes découlent d’autres théorèmes selon une nécessité logique, ils sont démontrables. Et ces conséquences logiques sont si consubstantielles au système qu’il est possible de déterminer un petit nombre de théorèmes des mathématiques comme point de départ et de parvenir par voie de démonstration à tous les autres théorèmes. Ces points de départ sont les principes fondamentaux, les axiomes ou hypothèses.
Ce sont les Grecs de l’Antiquité qui découvrirent cette méthode pour établir des connaissances mathématiques les unes des autres, et ils l’employèrent avec un extraordinaire esprit de suite et une extraordinaire finesse à l’étude des figures spatiales élémentaires. Les résultats de cet effort, qu’Euclide nous a conservés dans les treize livres de ses Éléments, restent vrais de nos jours, après plus de deux mille ans. Ni les théorèmes eux-mêmes ni leurs démonstrations n’ont vieilli, ils ne se ressentent nullement de leur époque, ils ne constituent pas une étape vers les mathématiques contemporaines, ils ont au contraire conservé intacte leur pleine et entière validité.
On pourrait penser que la forme logique des anciennes mathématiques n’est plus guère pertinente. L’intérêt des Grecs aurait porté sur l’intuition (Anschauung), et le fait que ces vieux théorèmes soient encore valides pour nous s’expliquerait facilement, parce que l’espace de l’intuition est resté le même. Or la connaissance intuitive n’est pas encore la formalisation logique. Il semble peut-être étrange à beaucoup de gens que les mathématiciens cherchent à fonder par la pensée ce qui est déjà clair et certain de soi-même, et même, diront-ils, plus clair et plus certain que ne peut l’être ce qui se pense. Or c’était pour les Grecs un triomphe de parvenir à constituer à partir de faits intuitivement connus depuis longtemps une théorie logique. D’après tous les documents à notre disposition et la situation historique, comme d’Euclide lui-même, il ressort avec la plus grande certitude que pour eux l’important dans les mathématiques était la nécessité logique qui y règne. Le théorème de Pythagore, pour ne prendre que cet exemple, était certes déjà utilisé à Babylone pour mesurer des cordes de cercle en 1700 avant J.-C. Les faits intuitifs fondamentaux ne pouvaient être pour les Grecs la découverte qui les stimulait. En revanche, quand dans la cogitation des concepts de mesure et de nombre se manifestait l’existence de grandeurs incommensurables, ils étaient profondément fascinés par cette notion dépassant la faculté intuitive, car elle montrait l’originarité, le caractère premier de la pensée. Et c’est cette théorie produite par la pensée qui reste pour nous valide, de la même façon qu’elle l’était alors. Avant d’introduire les nombres réels dans le domaine du calcul différentiel et intégral, on démontre habituellement qu’il n’existe aucun nombre rationnel qui multiplié par soi-même soit égal à deux, c’est-à-dire que la racine carrée de deux, de symbole √2, est irrationnelle. On peut alors facilement, à l’aide du théorème de Pythagore, construire à partir du segment s la grandeur s√2, en dessinant le carré de côté s. La diagonale de celui-ci est égale à s√2, car le carré dont cette diagonale est le côté est, comme le jeune esclave du Ménon le savait déjà, deux fois plus grand que le carré d’origine. Or cette grandeur √2 est irrationnelle, c’est-à-dire que le côté s du carré et la diagonale s√2 ne sont pas dans une relation rationnelle, ne sont pas des multiples d’une même unité de mesure, ils sont incommensurables. C’est là une découverte des Pythagoriciens, et la démonstration qu’ils en firent et qu’Euclide nous a conservée est la même à la lettre que celle que nous conduisons encore, sans nous rendre bien compte en général de marcher sur une voie aussi antique. Cette cohésion de la pensée logico-mathématique ne peut être davantage éclairée. Elle se révèle encore plus remarquable quand on considère que non seulement nous admettons des théorèmes et démonstrations des anciens Grecs mais qu’il y a aussi des problèmes qui sont si fixes et caractérisés que nous pouvons nous en emparer et y répondre aujourd’hui, deux mille ans après qu’ils furent posés. Les vieux problèmes de la duplication du cube, de la trisection de l’angle et de la quadrature du cercle, nous les avons convertis en théorèmes, et l’effort des Anciens relativement à l’axiome euclidien des parallèles, à savoir que, dans un plan, pour une droite d ne passe en un point donné qu’une seule droite qui ne coupe pas la droite d, a pour nous reçu une conclusion claire. Nous pouvons démontrer qu’aucune des trois tâches ne peut être résolue avec les moyens proposés, la règle et le compas, et nous pouvons démontrer que l’axiome des parallèles ne se laisse pas inférer des autres théorèmes d’Euclide. Et bien que la démonstration de ces impossibilités soit conduite à l’aide de théories qui n’appartiennent pas aux Grecs, à savoir la théorie des corps algébriques et celle de la résolubilité des équations algébriques, ou par la construction d’une nouvelle géométrie dite non euclidienne, ce n’est pas arbitrairement mais au contraire par une nécessité logique que nous considérons être parvenus à la résolution de ces tâches et à la solution aussi que les Grecs recherchaient, car ils embrassaient l’idée de preuve logique et parce que nous pouvons non seulement montrer que nos preuves sont logiquement compatibles avec les hypothèses des mathématiques grecques mais aussi que d’autres solutions ne sont pas logiquement compatibles avec ces hypothèses.
Or cette impression de concordance est ébranlée dès que nous quittons le domaine délimité par les hypothèses mathématiques pour nous engager, au-delà de ces frontières sûres, dans un dialogue avec les penseurs grecs au sujet des objets mathématiques. Les mathématiques conservent alors certes les traits de la science exacte qui viennent d’être décrits ; la précision des figures mathématiques, qui ne peut être saisie par l’œil mais par la raison, est, au moins par Platon, soulignée avec une vigueur qui rend pleinement justice à cette facette des mathématiques. Mais pour autant qu’il nous plaise d’entendre de la bouche d’un philosophe l’éloge de la précision qui nous tient à cœur (et c’est assez rare), il nous vient en même temps aussitôt des doutes quant à la pertinence de cet éloge. Le réel sensible apparaît et disparaît, tandis que ce qui est objet pour la raison, affirme Platon, est. De la certitude des preuves on passe ainsi soudain à la constance de l’être. Dans les dialogues du Ménon et du Phédon, la pensée est remémoration. Devant le carré perçu, l’âme rationnelle se souvient du carré suprasensible, et parce que l’on ne peut se remémorer que ce qui fut un objet par le passé, et parce que, en outre, dans le réel sensible un carré suprasensible ne peut être présent, l’âme doit avoir vu ce carré avant la naissance du corps et était donc avant cette naissance. Face aux contradictions des choses perceptibles, qui possèdent et en même temps ne possèdent pas des propriétés, qui sont égales par la grandeur et pourtant pas exactement égales, que nous voyons par la numération en tant qu’unités indivisibles tandis que par ailleurs elles sont divisibles à l’infini, qui sont à la fois grandes et petites, car elles ne sont rien de pur, rien en soi, face à ces contradictions, est-il dit dans La République, la raison, sensible à ces contradictions, s’éveille dans l’âme et se détourne du sensible pour se porter vers les concepts mathématiques. Mais la pensée mathématique est seulement le commencement de la pensée, qui doit ensuite résilier les hypothèses et se porter jusqu’à l’être et au bien.
Nous n’avons pas choisi ces exemples au hasard, ce sont en effet les plus anciennes discussions étendues des mathématiques, des sources claires et inestimables tant que nous les interrogeons seulement sur les connaissances mathématiques qu’elles reflètent. À côté de ces passages et d’autres des dialogues platoniciens, en particulier dans le Théétète, nous avons un autre témoignage direct sur les mathématiques des anciens temps dans les remarques d’Aristote au sujet des Pythagoriciens. Ces remarques nous placent devant un mystère comparable. Ce sont les Pythagoriciens qui les premiers firent avancer les mathématiques. Séduits par cette occupation, nous explique Aristote, ils voyaient dans les éléments des nombres les éléments de tout être ; les nombres, disaient-ils, sont les choses elles-mêmes et le ciel tout entier est harmonie et nombre.
Que faire dans cette situation ? Devons-nous laisser sans explication ces conceptions étranges qui alimentent l’idée que les mathématiques grecques sont quelque chose de fondamentalement différent de nos propres mathématiques ? Devons-nous nous contenter de voir en elles deux ramifications d’un axiome philosophique propre aux Grecs, cet axiome que Parménide d’Élée fut le premier à exprimer, dans un chant poétique, à savoir que la pensée est pensée de l’être et que pensée et être sont une seule et même chose ? Devons-nous concéder que là où les mathématiques s’arrêtent en tant que discipline spéciale, le cercle de la réflexion responsable s’arrête également et laisse place à une forme non contraignante de saisie, qui comprend tout, les dieux comme la philosophie, parce qu’elle convertit tout en poésie ?
Mais nous n’avons pas encore considéré qu’il y a bien un être qui nous parle dans les nombres et les figures mathématiques, et que l’interprétation des mathématiques et de l’être remonte à un temps où la pensée ne portait pas encore sur elle-même et où penser ne s’appelait pas encore philosopher, où bien plutôt l’objet de la pensée était la nature et la constitution du monde en général. Et il est pertinent de s’attendre à ce que l’identification de la pensée et de l’être apportât une nouvelle lumière, si nous pouvons nous représenter l’image que les Grecs se faisaient de la nature et du monde. Bien que, comme je l’ai dit, une vue directe du système pythagoricien nous soit impossible, nous ne manquons pas de documents éloquents sur la physique et la cosmologie grecques. Nous connaissons celles-ci mieux que l’état des mathématiques à la même époque. Sans parler de la tradition doxographique et des fragments des présocratiques, nous possédons les travaux très exhaustifs d’Aristote : huit livres sur la physique, quatre livres sur le ciel, deux livres sur la génération et la corruption, quatre livres sur la météorologie. Un matériau extraordinaire resté quasiment en friche et qui est pourtant un trésor pour ceux qui veulent se rendre clair par des exemples ce que signifie concrètement le caractère ontologique de la pensée grecque.
Je commencerai ma tentative de description de la cosmologie grecque par une présentation du monde d’Anaximandre. La série des philosophes grecs de la nature commence avec Thalès de Milet mais nous sommes bien mieux informés au sujet de son concitoyen plus jeune Anaximandre. Car ce dernier a laissé sa pensée dans un écrit sur la nature, qui est du reste la plus ancienne œuvre grecque en prose, et cet écrit se trouvait encore au deuxième siècle av. J.-C. dans une bibliothèque d’Athènes ou d’Alexandrie. Ainsi, nous savons par exemple qu’Anaximandre avait soixante-quatre ans lorsque Sardes fut conquise en 547-6 av. J.-C.
Selon Anaximandre, la terre a la forme d’un disque ou d’un cylindre trois fois plus étendu que haut. Ce cercle flotte au milieu de la sphère du monde et demeure nécessairement à la même place, au repos, car il ne peut se déplacer en différentes directions à la fois et aucune direction n’est privilégiée à l’intérieur de la sphère du monde symétrique. La couche atmosphérique d’air et de vapeur s’étend jusqu’aux astres et produit par exemple les solstices. Les étoiles, la lune et le soleil sont de grands cerceaux ou boyaux circulaires formés d’air condensé, remplis de feu, et ils entourent la terre comme son anneau entoure Saturne. En un point ces tubes sont ouverts et exhalent des flammes, et c’est par le rétrécissement ou l’occlusion de ces ouvertures que se produisent les éclipses de soleil et de lune. Les constellations du zodiaque sont les plus proches de la terre, le rayon du cercle de la lune est le double de celui de la terre, le rayon du cercle du soleil le triple, et le rayon des cercles des étoiles est neuf fois plus grand que celui de la terre.
Ce monde est engendré et soumis à un processus de corruption. Jadis, le centre du monde était sous les eaux tandis que le feu s’était porté à la périphérie et entourait la sphère du monde à la manière de l’écorce d’un arbre. Puis cette enveloppe lumineuse se déchira et se divisa en constellations. En même temps, l’eau commença de s’évaporer en vents et nuages, et les êtres vivants, qui se constituèrent dans l’élément humide, commencèrent, en changeant de formes, à migrer vers l’élément sec. Ainsi, l’homme, qui pour parvenir à sa forme actuelle nécessita un long processus de maternage, est issu de créatures du type des poissons. – Mais les vues de cette cosmologie vont encore plus loin : les substances opposées de notre monde sont tirées d’une substance infinie, l’apeiron, l’illimité. Le monde est corruptible mais de nombreux mondes corruptibles existent en même temps, alimentés par l’apeiron. L’apeiron n’est quant à lui pas soumis au vieillissement et produit sans cesse de nouveaux mondes.
Le fait premier sur lequel s’appuient ces spéculations hardies est manifestement le cours régulier des astres, qui se lèvent au-dessus de l’horizon puis disparaissent à nouveau derrière lui. Et le fait est expliqué en dupliquant et en complétant en sphère la moitié du monde visible au plan de l’horizon. Le cours régulier des étoiles devient alors plus compréhensible : elles restent ce qu’elles étaient, même au-delà de l’horizon, elles sont mues selon un mouvement circulaire régulier. La terre acquiert ainsi nécessairement une autre face, spéculative, et devient en même temps une chose représentable avec des contours, en l’occurrence un disque. Mais comment, à présent, sont faites les étoiles ? Elles doivent être des choses réelles et donc, comme la terre, de la substance mise en forme, et ce de façon non seulement qu’elles brillent mais qu’elles puissent aussi se mouvoir constamment en cercle. Les points brillants doivent donc appartenir à des cerceaux qui soient eux aussi réels et par conséquent formés de substance. Ainsi la série des éléments terre, eau et air est-elle complétée par le feu, et c’est de cette façon qu’apparaissent ces étonnants boyaux transparents et invisibles en dehors de leurs ouvertures flamboyantes. Avec cette seule idée, la physique des étoiles nombreuses est maîtrisée : on explique de la même manière ce qui est soumis aux mêmes lois, et les propriétés particulières du soleil et de la lune ne sont qu’une variété d’un même phénomène général. La réduction des moyens explicatifs est l’important, dans cette théorie : la réduction et la simplicité foncière des moyens. En concevant les choses naturelles comme substance mise en forme ou en les ramenant aux deux causes forme et substance, comme le dirait Aristote, et en accordant à cette substance un principe de mouvement et de force, ce premier système délimite déjà les principes fondamentaux de la physique grecque. Et la loi physique géométrique qui imprègne la cosmogonie d’Anaximandre et qui s’exprime dans l’arrangement originaire des quatre éléments en trois couches sphériques concentriques de feu, d’air et d’eau entourant un cœur de terre, cette idée d’un cosmos symétrique complet le plus simple possible de quatre éléments de gravités spécifiques différentes resta en vigueur durant des siècles.
L’intérêt concret d’Anaximandre pour la constitution réelle du monde ne peut être mis en doute. Il est le premier à avoir tenté de représenter la terre habitée par le dessin d’une carte, il construisit en outre un globe céleste ainsi qu’un instrument astronomique similaire à l’horloge solaire, un gnomon. La hardiesse imaginative de son tableau du monde, dépassant largement toute expérience, nous étonne d’autant plus. Comment pouvait-il tenir ces représentations pour vraies ? Nous avons déjà donné la réponse : parce que ces représentations font du donné empirique, avec des moyens réduits concordants avec l’expérience, un tout, et parce que ce tout paraît de prime abord suffisamment logique pour qu’une autre façon de compléter l’expérience ne soit possible. Cette représentation est pré-conceptuelle, elle saisit le concept d’ordre comme l’état du monde originaire et saisit le concept de monde dans la pluralité des mondes, elle est imagée et donc encore liée à la pensée mythique. Mais le mythe, selon le poète, est seulement un récit d’événements passés.
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense.
C’est par ces mots [dans la traduction française d’A. Bignan] que commence la cosmogonie d’Hésiode, qu’Aristote à plusieurs reprises envisage comme une conception physique mise en forme. C’est un récit, ce sont les Muses qui inspirèrent à Hésiode cette voix divine pour dire l’avenir et le passé. Et les événements passés qui s’y trouvent relatés sont une suite de naissances, de combats et de victoires aux vastes conséquences, mais sans conséquence logique, c’est de l’histoire, l’histoire des dieux. Le mythe logique d’Anaximandre nous représente au contraire le monde comme présent et compréhensible. Le monde est certes, selon lui, engendré et corruptible. Mais disant cela, il dévoile en même temps l’incorruptible, la loi de nature et l’être éternel qui englobe tout. « D’où les choses prennent naissance, c’est aussi vers là qu’elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps. » Dans cette seule phrase qui nous soit directement parvenue de l’œuvre d’Anaximandre, nous percevons la nouvelle vérité, qui ne veut plus être vraie parce qu’elle concerne les hommes, et leur est plaisante et douce comme le miel, mais bien plutôt dépasse les hommes comme les dieux et ne s’arrête que devant le tribunal au-dessus des hommes, des dieux et des mondes, vérité qui certes ne se nomme pas encore elle-même ni son étendue, mais se démarque déjà avec une ferme conscience de soi des anciennes vérités ; dans ce fragment nous la voyons en la plénitude de sa force. La nécessité logique commence à poindre avec vigueur.
S’il semble bien que nous puissions retracer directement le processus de formation qui s’accomplit avec Anaximandre, nous tirons en outre de cette cosmologie archaïque un accès au sens de l’identité de la pensée et de l’être. Quand Parménide commence son poème par la distinction de deux voies et loue ceux qui, loin des chemins tracés des hommes, conduisent le droit et la justice à la vérité rotonde, nous pouvons penser à la justice qui pour Anaximandre prévaut à la naissance et au déclin des choses. Et quand il est dit en outre : « vois comme ce qui est encore éloigné de ton entendement s’en rapproche assurément, car l’entendement ne séparera pas l’être du tissu des êtres », ce regard non trompeur dans le lointain, cette vue de ce qui est inatteignable à l’œil, est l’expression la plus simple du sentiment de certitude que la nouvelle modalité de représentation des soleils et des étoiles se mouvant en cercle est garantie vraie en soi. La pensée est la pensée vraie, et elle est vraie car la nature se montre dans la pensée telle qu’elle est. Et encore un troisième point : la nature se montre dans cette pensée comme présente, comme toujours égale à elle-même, pour la pensée elle est l’Un qui comprend tout le divers et qui se cache aux hommes derrière le divers par de fausses idées séduisantes. Comprendre la nature signifie donc la voir comme ce qui est.
Mais l’identité posée par Parménide n’a pas seulement ce passé, depuis lequel elle est, semble-t-il, compréhensible, elle a aussi son présent et son futur. La pensée et l’être même se modifient nécessairement quand la pensée se pense soi-même comme pensée de ce qui est. Ce qui est se détache de la nature, d’où il vint à la pensée, et devient le pur but de la pensée, devient l’Un manifesté dans la pensée et qui s’exprime dans la pensée. Il acquiert l’exclusivité de la pensée permanente et triomphante, devient divin. L’être est, et le non-être n’est pas. L’être est inengendré, éternel, complet, dans l’ensemble parfaitement et uniformément immobile, restant le même en soi, de la plus haute nécessité, sans défauts, comparable à la sphère parfaitement rotonde.
Nous n’entendons pas nous laisser entraîner par l’enthousiasme d’une telle conception. Le rôle de l’être dans l’image du monde de Parménide est obscur. Mais ce que Parménide représente pour la refonte de la cosmologie, à savoir, le passage de la pensée mythique logique à la pensée ontologique consciente, ne peut être proprement jugé qu’après avoir posé à côté de l’image du monde d’Anaximandre un système ontologique, la cosmologie d’Aristote. C’est à quoi nous voulons maintenant procéder.
Les phénomènes se sont entretemps éclairés grâce aux observations méthodiques des mathématiciens. La terre s’est avérée être une sphère pas particulièrement grosse dans l’espace. Cela se manifeste par les importantes modifications du ciel étoilé en fonction de changements de position dans la direction nord-sud : il y a des étoiles qui peuvent être vues en Égypte et à Chypre mais non dans les régions du nord et des étoiles qui dans le nord sont toujours au ciel mais qui dans le sud au contraire apparaissent et disparaissent. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est pas incroyable que la région autour des Colonnes d’Hercule soit en contact avec l’Inde, ce qui expliquerait en outre qu’on trouve dans les deux pays des éléphants.
La lune reçoit sa lumière du soleil, une éclipse de lune est l’obscurcissement de la lune par l’ombre de la terre, et la forme de cette ombre est une nouvelle preuve de la forme circulaire de cette dernière. L’écliptique, le cours du soleil sur la sphère céleste et le mouvement des planètes sont objets d’observation. Une éclipse de soleil se produit quand la lune s’interpose entre le soleil et la terre. Même les planètes sont à l’occasion recouvertes par la lune. Ainsi a-t-on pu par exemple observer Mars disparaître derrière la moitié sombre de la demi-lune et réapparaître du côté de la moitié claire. Il en résulte que la distance de la lune à la terre est plus petite que celle du soleil et des planètes à la terre. Il est par ailleurs frappant que les étoiles fixes se meuvent comme si elles étaient attachées à la sphère céleste et cette dernière tournait. Ce sont là des faits courants qui nous permettent de décrire le phénomène du ciel étoilé dans ses grandes lignes. À partir de là, à quoi ressemble le monde d’Aristote ?
C’est une sphère dont l’enveloppe externe, le ciel, tourne autour de la terre, qui repose au centre. Les étoiles fixes sont attachées au ciel ; le soleil, la lune et les planètes sont chacun attachés à de plus petites sphères aux mouvements propres différents dont la détermination précise appartient aux mathématiques. Les étoiles sont elles-mêmes sphériques et sont formées, tout comme le ciel, d’éther. Leur lumière est produite par le frottement que l’air, qui remplit avec l’élément du feu l’espace entre le ciel et la terre, subit avec le mouvement rapide des astres. Les choses naturelles ont pour causes forme et substance et possèdent en soi un principe d’inertie et de mouvement. Les choses célestes sont faites, comme cela a été dit, d’éther, les choses terrestres sont composées des quatre éléments. Le bois, par exemple, est composé de terre et de feu, ce dont témoigne le fait que le bois enflammé devient de la cendre en se consumant. Les quatre éléments terrestres peuvent naître et disparaître, c’est-à-dire qu’ils peuvent se convertir l’un dans l’autre, par exemple l’eau peut s’évaporer en air. Il résulte de ceci que les quatre éléments ont quelque chose en commun, la matière originaire, susceptible de recevoir en elle la substantialité opposée des éléments. Chaque élément montre une tendance à occuper la place qui lui revient dans l’espace et possède par conséquent un mouvement propre. La terre est lourde, c’est-à-dire qu’elle tend vers le centre du monde ; le feu est léger, il tend vers la périphérie du monde ; l’air ainsi que l’eau sont à la fois légers et lourds. Aux quatre éléments appartiennent donc des mouvements rectilignes finis sur les rayons du monde. Au contraire, l’éther possède un mouvement circulaire.
Dans la partie terrestre du monde règne un ordre partiel, articulé seulement périodiquement au mouvement régulier des astres ; il s’y trouve de l’indéterminé, du hasard, qui ne peut être connu. Mais pour qu’une chose puisse se former, par exemple, il est nécessaire que soit présente la substance dont elle est formée. Au ciel, en revanche, règne une détermination parfaite. – La sphère du monde est constamment pleine de matière, le temps est constant. Le monde est inengendré et incorruptible, et la modification des choses naturelles dans leur ensemble de même que le mouvement du ciel sont éternels. Il n’existe que ce seul monde et il n’y a rien en dehors. L’espace et le temps eux-mêmes n’appartiennent qu’à ce monde.
Le changement, mouvement est la réalisation d’un but. En ce qui concerne la cause du mouvement, le point de vue d’Aristote a connu une évolution. Selon le premier point de vue, l’éther, comme son nom, aei thei, l’indique, se meut de soi-même perpétuellement. Le destin d’une âme que le ciel maintiendrait en mouvement perpétuel semble à Aristote, ici, plus intolérable que le sort d’Ixion et incompatible avec la facilité inhérente au divin. Selon le point de vue plus tardif, tout mouvement dans le monde se fonde dans le premier moteur immobile, la raison divine pensant sa propre pensée. Est commune aux deux points de vue l’interprétation téléologique du mouvement céleste : ce mouvement est exact et constant car l’effort et le but en lui sont un, le cercle est parfait et le mouvement circulaire des astres est la réalisation de la félicité parfaite. Le second point de vue est plus excellent, en particulier par son développement dans la théologie métaphysique et l’éthique. Le premier moteur pense, et la pensée de ce qui est devient pour Aristote un mouvement qui participe provisoirement de la raison universelle. Pensée est liberté, et la pensée de ce qui est, est une vue de la perfection de l’être, libre et vraie félicité.
Si nous examinons le système physique d’Aristote avec l’œil du mathématicien, et si nous évaluons dans quelle mesure il est déterminé par les phénomènes, dans quelle autre par des connexions logiques, il apparaît bientôt que ces principes sont compatibles entre eux et avec le donné de l’expérience mais qu’ils sont maintenus ensemble par la chaîne des preuves de manière assez lâche et que presque rien ne s’ensuit de ces thèses.
Le ciel tourne tandis que la terre est immobile, mais pourquoi la terre est-elle immobile ? Le ciel a un mouvement de rotation et par conséquent le monde est fini et est une sphère. Mais si la partie en rotation du monde, pensée comme corps inerte, doit être finie parce qu’il n’existe que des vitesses finies ou plutôt parce qu’il existe une limite supérieure finie à toute vitesse possible, pourquoi le monde doit-il être une sphère ? De nombreux corps infinis se laissent penser avec une vitesse de rotation finie. Et si l’opinion selon laquelle la partie en rotation du monde doit être un solide de révolution n’est pas fondée, il s’ensuit encore moins qu’il doive être un solide de révolution fini ni a fortiori une sphère.
En outre, pourquoi n’y a-t-il rien en dehors de la sphère céleste ? Il serait certainement étrange et absurde pour nous aussi qu’en dehors de la sphère il ne dût y avoir que de l’espace vide – nous reviendrons à l’instant sur la réflexion d’Aristote relativement à cette possibilité –, mais les raisons physiques contre l’existence d’une matière illimitée ou bien d’un autre monde en dehors de notre sphère du monde ne sont pas claires. Anaximandre s’astreignait à la contrainte d’expliquer les phénomènes célestes à partir des quatre éléments, Aristote y ajoute l’éther en mouvement perpétuel, et quand bien même il serait permis, au nom des phénomènes, de compléter ainsi la série des éléments, pourquoi la matière en dehors du monde devrait-elle d’emblée être composée des cinq éléments ? Mais au lieu de ces objections générales, représentons-nous une pensée particulièrement prégnante d’Aristote, sa preuve qu’il n’y a qu’un seul univers. Il convient tout d’abord de déterminer le sens de la question de la pluralité des mondes. « Être un monde » et « être ce monde » doivent être dans tous les cas distingués, même au cas où il n’y a qu’un monde, car « un monde » est une forme, à la différence de « ce monde », qui est un individu. La question est donc de savoir s’il peut y avoir deux individus ayant la forme d’un monde. On distingue deux types de forme. La forme est toujours forme de matière, mais parmi les formes il y a d’un côté celles qui sont séparables, qui peuvent être pensées sans la constitution de la matière qu’elles mettent en forme, et d’un autre côté celles qui même en pensée ne sont pas séparables sans être détruites dans leur caractère propre. Les formes séparables sont les figures géométriques ; les formes non séparables sont des concepts tels que « nez camus » ou « nez aquilin » car elles se rapportent nécessairement à des nez humains de chair et d’os. Or un monde est une forme non séparable car à cette forme appartient le fait qu’elle est constituée de matière, laquelle est composée des cinq éléments soumis à la loi de gravitation décrite plus haut. Chaque monde doit donc contenir par exemple de la terre. À présent, soit M notre monde et M’ un second monde, avec c et c’ leurs centres respectifs. Si t’ est une masse de terre du monde M’, elle doit, car la terre est terre, t=t’, avoir tendance à se diriger vers c et, dans M’, vers la périphérie de M’ et non vers le centre c’. Par conséquent M’ n’est pas un monde. L’hypothèse de deux mondes dont les terres respectives se dirigeraient vers leurs centres respectifs n’est pas formellement contredite par ce moyen : la terre de l’autre monde n’est pas la même que la terre de ce monde, pourrait-on admettre. Qu’est-ce qui s’oppose à cette possibilité ? Il en irait autrement si la loi de gravitation était conçue sans relation à la forme sphérique du monde et consistait en ce qu’un point absolu est prescrit à toute terre, vers lequel elle tend. Mais c’est là une pensée étrangère à Aristote. C’est seulement de la forme sphérique du monde que découle la détermination de son centre et que par-là la tendance de la terre à se diriger vers ce centre lui apparaît comme une loi de nature. Les autres objections à l’existence de matière en dehors du monde sont pareillement circulaires.
La conception des cinq éléments ne nécessite aucune critique. La composition des substances à partir des cinq éléments reste entièrement dans l’obscurité, et la cohésion trouvée dans la loi de gravitation est certes compréhensible en tant que description de l’état de la terre mais elle laisse non expliquées les propriétés les plus simples des masses pondéreuses, par exemple le fait que la terre et l’eau puissent avoir même pesanteur. Il convient toutefois de remarquer que de cette loi se laisse inférer que la surface de la mer doit être courbée selon la forme sphérique. À noter l’opinion d’Aristote selon laquelle force et mouvement ne se transmettent que par contact : les étoiles sont ainsi portées et entraînées par leurs sphères, et une pierre lancée est portée dans sa trajectoire en avant par l’air qui circule.
En ce qui concerne enfin le principe selon lequel il n’y a pas de lieu hors du monde, il découle directement d’une définition spéciale par Aristote de ce qu’est un lieu. Tout corps k a une bordure, une surface qui le délimite. Mais chaque corps est compris dans un corps plus grand K, il y a donc une surface de bordure de K qui coïncide avec la bordure de k. Cette bordure de K, en même temps la « forme en creux » du corps k, s’appelle le lieu de k. Il en résulte immédiatement que le monde n’a pas de lieu car il n’y a point de corps qui l’englobe, et qu’il n’y a pas non plus de lieu en dehors du monde car il devrait autrement y avoir des corps qui occupent ce lieu ou l’aient en soi. On voit que ce principe est une conséquence triviale de la définition de lieu et de la forme sphérique du monde et ne traite en aucun cas la difficulté de se représenter la sphère du monde dans le vide.
Mais Aristote ne regarde pas en mathématicien ses concepts et principes ainsi que leur structure logique ; dans ces principes il pense ce qui est, la figure du monde dans laquelle tout s’accorde, se complète et se garantit mutuellement. La connaissance des traits fondamentaux de l’être ainsi que des causes matière et forme est sa propre récompense, même si rien de plus ne s’ensuit de ces connaissances. Comprendre l’ordre présent dans la structure de la nature signifie percevoir les multiples symétries dans cet ordre simple et comprendre ces symétries comme des facettes d’une seule et même chose. Léger et lourd, feu et terre, bordure du monde et centre du monde, point de départ et point terminal d’un segment, ces couples sont essentiellement liés les uns aux autres. L’existence de la terre consiste à être lourde, et le lourd est ce qui tend vers le centre du monde ; aussi, ce qui ne tend pas vers le centre du monde ne peut être de la terre, et prendre à la terre son caractère pondéreux c’est la changer en feu. C’est dans de telles pensées circulaires que se montre justement l’unité essentielle de ce qui structuré par la nature. Lieu, temps, capacité ou possibilité, réalisation, but ne sont pas des concepts mais des traits de la nature qu’il faut reconnaître et retrouver partout correctement. Définir le lieu signifie reconnaître dans les choses véritables ce qui en elles est lieu, et il est naturel que ce lieu soit compatible avec la forme sphérique du monde. De même, la nature a une quatrième dimension, la dimension de la graduation rationnelle qui s’offre à la pensée. La nature est rationnelle en ce qu’elle agit d’après des principes et travaille avec peu, mais elle parle aussi et agit grammaticalement (sprachgerecht) dans la façon dont elle sépare et lie qualité et substance et place au fondement des quatre éléments la matière originaire, par quoi l’eau ne devient pas non-eau en s’évaporant, mais ce fondement qui a la faculté d’être eau ou air joue le rôle du sujet et l’évaporation peut grammaticalement s’accomplir. C’est la seule fonction de cette matière originaire. Mais cette nature n’est pas non plus capable de dire, c’est-à-dire, ainsi que s’exprime Aristote, de créer par privation [steresis]. Le léger et le lourd n’appartiennent pas seulement l’un à l’autre, ils s’appartiennent comme oui et non ainsi que des contraires, le lourd est ce qui a été privé du léger, un trait qui ne peut manifestement s’exprimer que dans une pensée langagière. C’est ainsi qu’est constituée la nature, qui entraîne l’esprit du chercheur toujours plus avant dans la généralité et le détail de son déploiement téléologique.
Et de même que ce qui est s’exprime dans la pensée, la pensée peut aussi se prononcer sur l’être et le non-être. L’hypothèse des atomes contredit, selon Aristote, le théorème mathématique selon lequel toute grandeur est divisible, et de même poser un mouvement inférieur au commencement contredit le principe selon lequel le désordre n’est possible qu’à partir de l’ordre et comme écart par rapport à l’ordre. Un corps mathématique existant, dit-il encore, n’est pas pensable. Car il faudrait qu’il soit composé de points, il ne serait donc fait d’aucun élément, il n’aurait ni pesanteur ni légèreté, pas même une légèreté infinie. Il n’aurait pas même de grandeur, car comment une étendue pourrait-elle être composée d’inétendu ? Cette conclusion met en lumière la logique de cette nature que seules structurent matière, qualité et forme, mais qui ne peut établir aucune relation, ni attribuer la distance à des points. Les relations ont seulement un être dépendant, distance et grandeur n’apparaissent que dans les choses matérielles. Mais encore, la finitude du monde et l’infinité du temps se laissent connaître mathématiquement. Car si d est une demi-droite infinie ayant un mouvement de rotation autour de son origine, et si g est une droite infinie coupant d, alors d ne peut jamais quitter la droite g, le moment de ce départ n’étant pas pensable puisqu’il n’y a pas de point terminal à g. Et d’un autre côté le temps ne peut commencer ni finir à aucun moment car chaque moment sépare un temps passé d’un temps futur. Avec ces deux derniers exemples, nous effleurons un domaine qui tient la plus grande place dans les livres d’Aristote sur la physique, à savoir l’ontologie du mouvement continu, un domaine qui était alors visiblement territoire inconnu et dont l’habitabilité douteuse se révélait aux seules traces laissées par les paradoxes de Zénon d’Élée.
Quand enfin cette pensée se tourne vers le monde en tant que tout et cherche à tout saisir en un regard d’ensemble, elle reconnaît souvent que s’ouvre à elle une nouvelle forme de connaissance, elle reconnaît la perfection et parvient à conclure, dans les choses éternelles du ciel, de la possibilité à la réalité et de la perfection rationnelle du mouvement circulaire au mouvement circulaire éternel réel des astres.
Le cosmos d’Aristote, pouvons-nous dire en guise de résumé, est le monde réel compris comme l’être inengendré et incorruptible que Parménide comparait à la sphère parfaitement rotonde.
Le cercle de nos considérations commence à se refermer†. Nous sommes parti de la question de savoir comment la pensée mathématique et la pensée ontologique s’accordent. Nous avons alors rencontré une nouvelle branche de la recherche mathématique antique : la géométrie des astres. De fait, pour Aristote l’éclaircissement des phénomènes qui eut lieu aux cinquième et quatrième siècles est à porter au crédit des mathématiciens. Cette discipline spéciale se cristallisa à partir de la cosmologie archaïque par la réduction à l’accessible d’une part, par la pensée consciemment hypothétique sur tout ce qui n’était pas directement accessible d’autre part. Le mouvement des planètes fut l’objet de cette recherche mathématico-hypothétique. Mais que signifie, à présent : « ce qui est mathématique est » ? Nous avons vu un tel existant apparaître sous nos yeux, le seul qui fût d’ailleurs transmis intact par la tradition – le cosmos d’Aristote est la géométrie des astres pensés en tant que ce qui est. Ce cosmos possède les traits spécifiques grecs que l’on recherche en vain dans les mathématiques anciennes. En admettant la nature décidément étrange de l’ontologie que nous avons trouvée à l’œuvre ici, nous avons cru que nous venions de commencer à la comprendre. Nous comprenons cette rationalité, qui se montre le lointain, car nous sommes en mesure de reconnaître sa méthode et nous comprenons son but, à savoir fonder une vérité de manière essentielle et l’approprier à l’homme, qui pourrait aussi pour nous être féconde et vraie et que pourtant il fut donné aux seuls Grecs, semble-t-il, de posséder pleinement, la vérité de la phrase : L’égalité géométrique possède un grand pouvoir, aussi bien chez les dieux que chez les hommes [Gorgias].
.
† Voyez aussi les écrits de l’auteur : Die Arithmetik der Griechen [L’arithmétique des Grecs], 1940, 31 p. – Mathematik und Logik bei Plato [Mathématiques et Logique chez Platon], 1942, II, 20 p. – Das System des Aristoteles [Le système d’Aristote], 1943, 22 p. = Leipzig et Berlin, Verlag Teubner : Hamburger Mathematische Einzelschriften, cahiers 26, 35 et 37.
Le développement philosophique d’Aristote, par Paul Gohlke, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par F. Boucharel de l’essai Die philosophische Entwicklung des Aristoteles de Paul Gohlke publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 393-410.
Paul Gohlke (1892-1982) est un philologue et philosophe allemand, spécialiste d’Aristote. Hommage lui a été rendu en 2001 par Jean-François Monteil, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, dans un article « Une exception allemande : La traduction du De Interpretatione par le professeur Gohlke », dont le résumé indique : « Le Professeur Paul Gohlke est le seul à traduire les propositions indéterminées d’Aristote conformément aux vues du maître. Il fut le premier à percevoir le problème posé par l’indéterminée négative. Tous les autres traducteurs du De Interpretatione rendent les indéterminées d’Aristote, qui sont des particuliers, par des universelles. La faute est imputable à l’une des deux traductions arabes. »
L’essai ici traduit survole différentes notions majeures de la philosophie d’Aristote par le biais d’une reconstitution du développement de la pensée du philosophe. Cela passe par un travail philologique. Les conclusions de ce travail, l’auteur le dit lui-même, ne font pas consensus. La plupart des spécialistes se montrent cependant prudents plutôt que catégoriques, quand il s’agit d’imputer tel ou tel texte au philosophe. En l’occurrence, Gohlke est aujourd’hui dans la minorité quand il attribue au Stagirite le cours de rhétorique à Alexandre et la lettre à Alexandre sur le monde, la majorité suivant en cela Werner Jaeger qui contesta leur authenticité après que ces deux textes firent longtemps partie du corpus aristotélicien, notamment pendant tout le moyen âge. On notera que Jaeger (cf. note 6 du présent essai) contestait également l’authenticité des Catégories, ce pour quoi il est aujourd’hui, sur ce point, dans l’infime minorité.
L’idée qu’Aristote n’ait jamais envisagé une « Théologie » semble étonnante, compte tenu de sa polymathie. Nous sommes enclin à suivre Gohlke, qui considère que la Physique et la Métaphysique annoncent une telle théologie, et qui en voit une esquisse dans la lettre sur le monde, dont la paternité est aujourd’hui contestée à Aristote, ainsi que cela vient d’être dit. L’idée que le parangon occidental du polymathe n’ait pu vouloir être l’auteur d’une théologie, pourrait bien résulter, selon nous, d’une disposition psychologique propre au positivisme moderne.
.
LE DÉVELOPPEMENT PHILOSOPHIQUE D’ARISTOTE
par Paul Gohlke, Berlin
.
La présentation du développement philosophique d’Aristote dépend dans une large mesure d’un travail philologique préliminaire par lequel il est d’abord possible d’acquérir une image correcte du sens de ses textes didactiques. Je tiens pour démontré que la présentation du destin de ces écrits, présentation que Strabon nous a laissée de manière tout à fait fortuite en mentionnant la petite ville de Scepsis en Asie Mineure1, est entièrement correcte et doit servir de point de départ à tous les efforts, car l’ensemble de nos manuscrits aristotéliciens remontent aux éditions qui furent faites à partir de la redécouverte de ces textes. Du fait que son disciple Nélée emporta les manuscrits d’Aristote à Scepsis, ils furent si longtemps soustraits au Péripatos qu’ils en acquirent une dimension mythique : personne n’a osé, après leur redécouverte, y changer la moindre virgule, et s’il en avait été autrement il n’eût guère été possible de conserver ces documents de la naissance du travail scientifique dans l’humanité occidentale tels qu’ils sortirent de la main de leur auteur. Celui-ci ne les destinait pas à la publication, il ne les a jamais finis et au contraire y portait sans cesse de nouveaux changements, soit par d’occasionnelles ratures soit, bien plus souvent, par de nombreux ajouts, rédigés entre les colonnes de la rédaction originale ou bien insérés au moyen de fragments de parchemins intercalaires ou même de rouleaux entiers. C’est seulement quand il s’était par trop écarté de son premier point de vue, dans tel ou tel domaine de ses recherches, qu’il rédigeait un manuscrit entièrement nouveau, ce fut le cas par exemple en matière d’éthique. Je ne m’étendrai pas ici sur les preuves philologiques des convictions qui vont suivre, acquises et confirmées au cours de longs travaux minutieux : ma présente intention est d’en communiquer les résultats.
L’activité du philosophe dans son ensemble est pour nous encadrée en quelque sorte par deux écrits qui furent adressés à Alexandre le Grand et qui, conformément à la volonté expresse d’Aristote, ne furent pas publiés eux non plus, ce en quoi ils partagèrent la destinée des textes de cours. Le plus ancien des deux est le texte connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre, rédigée pour le jeune roi au cours de sa formation intellectuelle en étroite liaison avec la Rhétorique à Théodecte [Theodectia]. Dans le cadre de l’Académie platonicienne, à laquelle il appartint pendant vingt ans, Aristote eut à apprendre la rhétorique. Quand il quitta l’école de son maître, à la mort de ce dernier, il laissa à l’Académicien Théodecte son manuscrit sur la rhétorique, pour qu’il en fît librement usage. Il en laissa également une copie pour Alexandre ; elle ne nous est point parvenue mais la Rhétorique à Alexandre nous en donne un bon aperçu, ainsi que de la méthode d’enseignement du philosophe à l’époque. Le second écrit est adressé au roi Alexandre alors que celui-ci avait entretemps conquis un empire mondial. C’est le texte Du monde, qui fut rédigé aux alentours de 327 avant J.-C. Il est très important de reconnaître, à l’encontre de l’opinion courante, répandue y compris par Wilamowitz dans son manuel de grec, que ce texte n’est pas une falsification de l’époque impériale julio-claudienne. J’en ai démontré l’authenticité2, et montré en même temps qu’il doit dater des dernières années d’Aristote. Pour le stade ultime du développement de la pensée du philosophe dans le domaine de la métaphysique, il est d’une importance capitale3.
Le fait qu’après son départ d’Athènes Aristote se consacra d’abord à développer sa pensée éthico-politique est lié à la charge qu’il assuma aussitôt de l’éducation d’Alexandre le Grand. Cette pensée est exposée dans la Grande Morale4, dont un écrit précurseur est le traité de l’époque platonicienne sur les vertus et les vices5. La rédaction plus ancienne de la Grande Morale nous permet de reconnaître clairement qu’elle fut rédigée dans une aire linguistique différente qu’un grand nombre des autres écrits aristotéliciens. Le plus ancien texte politique, De l’éducation, doit lui-même dater de cette époque. Il ne nous est point parvenu mais a beaucoup servi, peut-être dans le manuscrit même, pour les septième et huitième livres du cours de politique qui nous est conservé.
Les plus anciens textes logiques et métaphysiques datent eux aussi de cette époque. Ce sont les Catégories6 et les plus anciens livres des Topiques, à l’époque appelés « Dialectique », au sens platonicien. Ils se consacraient à l’étude des définitions et sont conservés dans nos Topiques aux livres trois à six. Leur complément, les Classifications (Einteilungen), ne nous est connu que par extraits. Dans son activité d’enseignement, Aristote devait donnait une importance particulière à la maîtrise de cette matière. Dans ces écrits, il se place encore sur le terrain de la théorie des idées, s’il en vient souvent à discuter les arguments articulés contre celle-ci. Il comprend encore le concept d’espèce comme οὐσία. Tout particulièrement après son retour à Athènes, les critiques devinrent, dans les cercles de personnes partageant ses conceptions, une opposition ouverte. Les différents traités sur la théorie des idées rédigés à cette époque n’ont pas été conservés mais ils furent à peu près complètement repris dans la Métaphysique. Dans les premier et deuxième livres se trouvent maints passages dans lesquels Aristote montre qu’il appartient encore au cercle des Académiciens ; il combat une doctrine « que nous représentons ».
Après avoir fondé sa propre école, il devait naturellement accentuer sa différence avec l’Académie platonicienne, qui continuait de prospérer. D’abord virent le jour la deuxième version de la Grande Morale ainsi qu’un cours d’éthique à nouveau modifié qu’il confia à Théophraste. Ce cours ne nous a pas été conservé mais est bien connu par l’abrégé qu’en a fait Arius Didyme. Dans ce domaine suivirent l’Éthique à Eudème, à partir de laquelle Eudème devait vraisemblablement enseigner, et enfin l’Éthique à Nicomaque, à son fils. Dans cette dernière, il utilisa les livres du milieu de l’Éthique à Eudème, auxquels il trouva peu de choses à changer. Plusieurs versions de son cours politique nous sont également connues ; il confia l’une d’elles à Théophraste, qui est pour l’essentiel conservée dans la Politique, laquelle laisse voir le développement dans son ensemble.
Les plus anciennes parties de la grande série d’écrits sur la physique forment les premier, cinquième, sixième et septième livres de la Physique (la dernière dans la plus ancienne des deux versions qui nous sont conservées)7. Les plus anciennes parties de la Métaphysique et de la Logique [Organon] ont elles aussi été produites à la même époque. On voit que le développement propre du philosophe commence véritablement après son retour à Athènes. Jusqu’alors il était resté fidèle à son maître, non seulement extérieurement mais aussi dans son enseignement. Ainsi, Platon le maintint sous sa coupe jusqu’à sa quarantième année, à partir de ce moment Aristote développa rapidement une pensée qui avait certes été préparée mais ne s’était pas encore exprimée, car elle avait été plus ou moins refrénée.
Aristote, le grand maître des définitions et classifications, avait un sens profond de l’autonomie des différentes disciplines philosophiques. Nous pouvons donc à présent suivre le développement de sa doctrine dans les différents domaines. Dans le cadre de ce court essai, nous ferons ressortir les étapes du développement dans ces domaines, au détriment d’une présentation systématique de la doctrine.
Commençons par l’éthique. Aristote est parti de la doctrine platonicienne de la tripartition de l’âme. La vertu est seulement possible quand domine le νοῦς [noos], ainsi que l’illustre la parabole du char de l’âme dans le Phédon. Les vertus se répartissent rigoureusement entre les différentes parties de l’âme, et la liste des vertus de la dernière période aristotélicienne laisse encore transparaître cette origine. La Grande Morale introduit un changement sur deux points essentiels : le rejet du rationalisme de Socrate et la division de la raison en résultant en raison théorique et pratique. Les vertus sont alors définies d’après un principe entièrement nouveau, en tant que juste milieu entre deux extrêmes erronés. À cet égard, le philosophe accorde une importance particulière au fait que la vertu n’a pas seulement sa racine dans la raison mais aussi dans une prédisposition favorable. Le but de la vie est le bonheur. Au départ, Aristote ne semble pas avoir considéré la satisfaction des désirs comme nécessaire. Mais il intégra par la suite dans son cours d’éthique un traité sur les différentes sortes de désir. Il convient de noter par ailleurs que, dans la version la plus ancienne, la divinité ne joue quasiment aucun rôle : Aristote place son influence dans un monde dont il ne sait que faire et que, en tout cas, il ne souhaite pas discuter ici. On remarque cependant qu’il a changé d’avis à cet égard dès la deuxième version. Il a de très belles expressions sur ceux qui, favorisés du bonheur, en trouvent le chemin sûrement, sans avoir à bander leur raison. – Le plus grand progrès de l’Éthique à Eudème est la séparation nette entre les vertus éthiques et dianoétiques. Par ailleurs, Aristote éprouva le besoin de rendre l’ensemble de cette matière plus cohérent, alors que les nombreux ajouts et modifications avaient créé de la confusion, par exemple dans l’essai sur le libre arbitre. De même, la valorisation de la prédisposition naturelle devint plus saillante encore. – Le concept de vertu bien dotée est caractéristique de l’Éthique à Nicomaque ; la contribution des biens extérieurs au bonheur est ainsi soulignée avec plus de force. L’essai sur le désir, qu’il avait tiré de l’Éthique à Eudème, fut ultérieurement remplacé par une autre version. Partout se remarque un rejet croissant de la doctrine de l’Académie, qui entretemps s’était érigée sur le fondement général d’une métaphysique propre. Aussi, l’Éthique à Nicomaque paraît bien plus rationaliste que l’Éthique à Eudème : tandis que celle-ci s’appuie de manière répétée sur l’expérience comme source de connaissance, dans celle-là cela n’a lieu pas même une fois. Le νοῦς redevient particulièrement saillant, nous verrons à quoi c’est dû ; ce n’est plus le νοῦς platonicien mais le νοῦς aristotélicien.
La pensée politique aussi s’éloigne de Platon, par exemple au sujet du parallélisme entre le style de vie des individus et les différentes formes de constitutions politiques. Aristote partage avec Platon une même appréciation de la Constitution de Sparte. Mais c’est justement là que se fait jour un changement particulièrement notable après la défaite des Lacédémoniens dans la guerre contre Antipater, en 3318. À cette époque, Aristote changea plusieurs passages de son cours. La valorisation de la monarchie subit un refroidissement considérable. L’idéal politique est au départ le même que pour Platon : il consiste en la vie vertueuse et nécessite la pleine reconnaissance des philosophes, à savoir le gouvernement par les philosophes, qui doivent être spécialement éduqués à cette fin avec le plus grand soin. Les philosophes coexistent avec l’état militaire et l’état nourricier. Ainsi, Aristote voit son idéal réalisé au mieux par une aristocratie ou une monarchie. Mais là encore intervient un changement manifeste. L’idéal de la vertu recule et à sa place apparaît dans la politique également le principe du juste mélange, ce qui a pour conséquence une sorte d’élargissement démocratique de la Constitution de l’État idéal. Celui-ci est obtenu en ne reconnaissant plus l’état nourricier comme partie de l’État : les travaux nécessaires sont confiés à des esclaves, et la paysannerie est réduite à cette condition. En outre, les citoyens doivent tous participer au gouvernement, même dans l’âge le plus avancé. Il sera plus tard souligné que les citoyens doivent apprendre à la fois à obéir et à gouverner. Dans l’État idéal de la dernière version, il n’est plus question d’aristocratie. Pourtant, la condition originelle transparaît partout. Enfin, le concept de vertu bien dotée est lui aussi repris de l’éthique. Ni l’abondance de l’oligarchie ni la pauvreté de la démocratie n’est favorable à la formation de la vie idéale. L’attention portée à la satisfaction modérée des besoins de la vie est apparente dans la permission ultérieure de la musique ionienne et la célèbre théorie de la catharsis. Il convient de noter aussi la modification du schéma des constitutions politiques. À l’origine, Aristote n’en connaissait que quatre formes : monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie. On pouvait compter la tyrannie comme cinquième forme. Mais la « politeia » qui fut par la suite fortement préférée par Aristote est le résultat du développement ici décrit. Le célèbre schéma des six constitutions, trois saines et trois dégénérées, est une conception tardive de ses leçons. De même, le principe de jugement, à savoir la réalisation du « bien commun », qui fut introduit à cette occasion, ne joue plus aucun rôle dans les cours plus tardifs. La naissance de la version que nous connaissons peut être correctement retracée. Aristote avait au départ placé son texte De l’éducation après le troisième livre, mais plus tard il utilisa ce rouleau pour y retravailler l’État idéal et le plaça à la fin. Ce changement de point de vue est partout discernable dans les livres les plus anciens, dans quelques ajouts au troisième livre, dans les doublons considérables du quatrième, un peu moins dans les cinquième et sixième, qui durent toutefois échanger leur place.
Avant de considérer le développement de la rhétorique, il est préférable d’examiner celui de la logique. Aristote découvrit le syllogisme après son retour à Athènes. Dans la Rhétorique à Alexandre, il ne se trouve aucune trace des enthymèmes, qui sont le pendant rhétorique du syllogisme, et dans les Catégories apparaît deux fois le principe du syllogisme alors que le nom n’en était pas encore trouvé. Que le syllogisme ne soit pas mentionné une seule fois dans l’Herméneutique [De l’interprétation], on peut y voir la preuve que la base de cet écrit est encore plus ancienne. Auparavant, Aristote avait recherché la force probante dans certains « points de vue » généralement admis, ou τόποι [topoï], bien sûr aussi dans les définitions et classifications, qui appartiennent certes à cette matière et dans lesquelles les τόποι jouent un rôle. Comme tous les prédicats de l’espèce s’appliquent aussi à ses sous-espèces, il en résulte le syllogisme. Mais dans un premier temps la logique construite sur ce fondement n’était nullement « formelle ». Il manquait encore pour cela les nécessaires jugements « particuliers », tous les jugements étaient au contraire, dans la forme, généraux ; ainsi, dans le domaine du nécessaire, à savoir du monde immuable des concepts, venait au jour une conclusion nécessairement valide, et dans le monde du seulement en partie valide, au contraire, une conclusion elle-même seulement en partie valide. Quand Aristote, à cette époque, disait que quelque chose était contenu « dans le tout » et ailleurs seulement « dans la partie », il entendait encore par là une proposition au sujet de l’espèce en opposition à une proposition au sujet de l’une de ses sous-espèces. Un très bel exemple en est donné par un ajout à la Grande Morale 1201 b 24-40. De même, la distinction plus tard si fréquente chez le philosophe entre, d’un côté, l’opposition contradictoire par exemple du jugement universel affirmatif et du jugement particulier négatif et, de l’autre côté, l’opposition « seulement » contraire du jugement universel affirmatif et du jugement universel négatif, date de cette époque. Il existe seulement opposition entre une affirmation et une négation correspondante, et ceci se répète à tous les stades, dans le domaine du nécessaire et du seulement en partie valide. C’est seulement avec l’introduction du jugement particulier, indépendamment de la signification métaphysique des concepts employés, que pouvait être édifiée la célèbre structure syllogistique des quatre figures. Mais la logique n’en devint pas encore « formelle ». Car les niveaux de validité demeuraient, ici le monde éternel, là le domaine terrestre. Par sa théorie de la détermination modale des conclusions, Aristote chercha en effet à saisir cette différence logiquement, en définissant le concept de pure possibilité de façon que, d’un côté, il ne pût jamais nommer ce qui vaut nécessairement et, de l’autre, qu’il laissât toujours ouverte la proposition contraire : ce qui est possiblement, peut aussi possiblement ne pas être. Cela fait partie des plus brillantes prestations de son extraordinaire capacité intellectuelle que d’avoir édifié sur cette base une théorie des conclusions sur le possible conduite sans presque aucune contradiction et qui se gardait en même temps de tous excès formalistes. Cette théorie des conclusions déterminées modalement appartient cependant aux parties les plus tardives des Analytiques, sur lesquelles aucune autre partie ne s’appuie. Ses disciples Théophraste et Eudème ont les premiers saisi le concept de possibilité de manière purement formelle, comme c’est devenu courant dans l’enseignement de la logique : est possible ce qui de manière non nécessaire n’est pas (möglich ist, was nicht notwendig nicht ist), est donc possible aussi le nécessaire. Aristote n’aurait jamais accepté cela, car par « nécessaire » il entendit toujours le monde éternel et par « possible » le monde terrestre. Les vingt années d’activité dans l’école de Platon laissèrent des traces.
La découverte du syllogisme fut pour le monde philosophique un événement important. Naturellement, l’école concurrente, l’Académie, chercha à démontrer que le syllogisme était depuis longtemps employé dans la dialectique platonicienne. Mais Aristote rejette subtilement cette prétention au chapitre I, 31 des Premiers Analytiques. Et il arriva très vite, en particulier sous l’influence d’Eudoxe, à l’idée que les définitions ne se laissent pas démontrer. En conséquence de quoi, tout ce qui se trouvait à ce sujet dans les Topiques ne pouvait être intégré dans la théorie de la démonstration. Par là, la théorie cognitive dominante jusqu’alors, la dialectique, fut reléguée à un niveau inférieur. Mais une question cuisante restait sans réponse. Dans la mesure où il ne peut y avoir dans la syllogistique aucun regressus ad infinitum, pas plus que dans aucun autre domaine, il doit donc exister des principes premiers indémontrables. Comme, ensuite, les connaissances qui en découlent ne peuvent en aucun cas être plus certaines que ces principes qui en sont la condition, la question se pose : d’où tiré-je ces principes indémontrables ? Aristote répondit d’abord inconsidérément : « De l’expérience. » À la fin de la deuxième syllogistique, il en parle un peu plus en détail ; il décrit comment des connaissances se forment à partir d’expériences. Le fait que furent ajoutées ultérieurement au sein de cet exposé des précisions sur le νοῦς est de la plus grande valeur. Cet ajout ne s’y trouvait manifestement pas encore quand la pensée du premier chapitre de la métaphysique fut à nouveau employé. Et l’on ne peut douter qu’il s’agisse d’un ajout car les deux premières lignes dans le texte connu de nous apparaissent trop tôt (100 a 14-15) ; elles coupent à contretemps l’exemple ou, plus exactement, l’analogie avec la troupe de soldats en fuite, et sont en réalité l’introduction à l’ajout 100 b 5-17.
Diogène Laërce affirme dans sa liste des écrits d’Aristote9 que les Premiers Analytiques consistaient en neuf rouleaux. Il y a dans les Premiers Analytiques que nous avons suffisamment d’indices pour faire apparaître chacun d’eux ; ils n’ont pas du tout rédigés dans l’ordre que le philosophe leur a donnés à la fin. En outre, les Seconds Analytiques sont plus anciens que certaines parties des Premiers.
À l’origine, Aristote traita les erreurs qu’il est possible de commettre au cours du raisonnement ainsi que les procédés sophistiques qui conduisent au but là où la vérité seule ne suffit pas, dans les Analytiques même. Quand, par la suite, la dialectique fut abaissée à un niveau inférieur, il lui attribua le domaine considérablement élargi des conclusions apparentes et des raisonnements sophistiques. Les huitième et neuvième livres des Topiques furent donc rédigés après la plus grande partie des Analytiques, tandis que les premiers livres, en dehors d’un petit nombre de parties du premier livre, furent écrits avant les Analytiques.
Que la rhétorique touche à la fois à la politique et à la logique, Aristote le répète à plusieurs reprises. Quand le dernier rouleau des Premiers Analytiques fut rédigé, la Rhétorique n’avait pas encore sa forme actuelle ; l’enthymème, qui dans ces Analytiques domine tous les exposés, au moins théoriquement, n’était pas encore « découvert ». Mais l’irruption de l’enthymème peut être très bien retracée dans la Rhétorique que nous avons ; il est manifeste que le plus gros de cette idée est né de manière indépendante et que cette matière s’est seulement revêtue d’un nouvel habit, de sorte que seule la tendance à porter un regard constant sur l’enthymème est nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous possédons dans la Rhétorique une véritable mine pour connaître le stade le plus ancien de la théorie éthique et politique. Son éthique ne connaît pas encore le principe de juste milieu, sa politique ne connaît pas encore les six constitutions politiques ni, par conséquent, la politeia. Là où Aristote souligne souvent que l’orateur n’a pas besoin d’être savant, il n’était pas non plus nécessaire d’adapter constamment le contenu de la rhétorique au progrès des connaissances dans les différents domaines des sciences. Il était facile de comprendre que la pensée rhétorique différait de la dialectique au sens de Platon et du premier Aristote ; la façon dont elle doit se distinguer du raisonnement dialectique et donc seulement apparent dans le sens aristotélicien plus tardif est une question difficile, et même insoluble, qui peut tout au plus recevoir une réponse quand l’orateur ne dialogue pas avec un public.
De fragment que nous avons de la Poétique, on ne peut rien dire pour le moment si ce n’est que sa théorie de la catharsis en est sûrement une des parties les plus anciennes.
Venons-en à présent à l’admirable série d’écrits dans tous les domaines des sciences de la nature. Les plus anciennes parties, déjà nommées, de la Physique, les premier, cinquième, sixième et septième livres, s’enracinent encore, comme les Catégories, dans le sol de la théorie du substrat (ὑποκείμενον) [hypokeimenon] : la substance est ce qui se trouve inchangé au fondement de l’alternance des contraires. Les contraires sont nommés forme (εἶδος) [eidos] et privation de forme (στέρεσις) [steresis]. La Physique est, dans son cœur, la théorie des transformations ; elle inclut la génération (quand le substrat lui-même naît), la corruption (quand le substrat disparaît) et le mouvement (quand le substrat demeure), et il existe un mouvement dans les trois catégories de lieu (déplacement positionnel), de grandeur (croissance et déclin) et de structure (modification). La forme essentielle de tout mouvement est le mouvement circulaire, car lui seul peut être éternel. Le problème de fond de tout mouvement est l’uniformité. Aristote le résout par la découverte géniale qu’une ligne droite a certes une infinité de points mais qu’il est impossible, quand on prend un point au hasard, d’indiquer le point voisin. Il répond au moyen de cette découverte aux paradoxes soulevés par Zénon contre la possibilité du mouvement. Il résout le problème de l’infini avec des moyens semblables. L’infiniment grand est impossible, Aristote pose ici un principe qui a conservé jusqu’à nos jours une importance fondamentale : quand je conjoins deux grandeurs données, je peux toujours dépasser chacune de ces grandeurs. A contrario existe la divisibilité à l’infini, dont le modèle original est la réduction de moitié toujours répétée d’une distance.
Ce travail reçut une première grande modification sous l’influence de la théorie de la puissance nouvellement découverte. C’est alors que virent le jour les troisième et quatrième livres (le deuxième livre avait déjà été ajouté avant et fut simplement retravaillé en tenant compte de la théorie de la puissance), ainsi que la seconde version du septième livre. Il n’est guère évident de se faire une image claire de la naissance de la théorie de la puissance. Aristote a toujours distingué entre le simple fait d’avoir (ἕξις) [hexis] une faculté et son exercice réel (ἐνέργεια) [energeia]. Cette théorie plus ancienne est à présent rendue par la paire conceptuelle δύναμις-ἐνέργεια [dynamis-energeia], possibilité-réalité. Mais ce n’est pas décisif. D’un autre côté, Aristote (comme Platon) connaissait aussi depuis longtemps le concept de force (δύναμις) qui réalise un travail. Platon explique dans Le Sophiste que tout ce qui existe s’atteste réel au moyen d’une telle δύναμις. Cela non plus n’est pas décisif. La théorie de la puissance affirme que quelque chose de réel doit d’abord être selon la possibilité. Il ne s’agit donc plus seulement, à présent, de facultés dormantes, ni de forces de substances réelles, mais d’un nouveau plan métaphysique de l’être. La théorie du substrat n’avait pas résolu le vieux problème des Grecs qui cherchaient à savoir comment quelque chose pouvait être à partir de rien, ou plutôt comment on pouvait éviter cette hypothèse fatale. Quand, dans le substrat, la στέρεσις est remplacée par l’εἶδος, il n’y a certes pas de risque que quelque chose naisse de rien. Mais comment le substrat lui-même naît-il ? Il est à présent répondu à cette question à l’aide de la théorie de la puissance : la chose qui naît « est » déjà auparavant en puissance, elle ne naît donc pas de rien, de manière absolue, mais seulement d’un « étant » en puissance. Il n’est pas vrai, par conséquent, que la théorie de la puissance aurait été déjà préparée d’une manière ou d’une autre par Platon. Ma démonstration de la naissance tardive de cette théorie chez Aristote s’appuie sur deux faits, d’une part, l’emploi de la paire conceptuelle ἕξις-ἐνέργεια dans les écrits plus anciens quand il est question de facultés mentales, et, d’autre part, le concept plus ancien de force. Dans le livre de la Métaphysique sur les concepts (Δ, 12), le concept de δύναμις est encore mentionné sans la moindre évocation de sa contrepartie, l’ἐνέργεια, et Aristote lui-même le dénonce au livre Θ. Particulièrement précieux est aussi le passage 1237 a 34-37 de l’Éthique à Eudème, qui va avec Métaph. Δ, 12. Un passage du septième livre de la Physique, où le concept de δύναμις est employé dans son ancienne acception, a été changé par la suite sous l’influence de la théorie de la puissance. Comprendre ce processus est la preuve par neuf (247 a 28 – b 23 ancienne version, 247 b 1-9 version plus récente). C’est en raison de la grande portée de ces faits qu’exceptionnellement j’ai apporté quelques indications de démonstration philologique. J’ajoute que les philologues de l’école de Werner Jaeger n’admettent pas ce point de vue10.
Il va sans dire que cette théorie de la puissance devait révolutionner également la métaphysique aristotélicienne. C’est aussi le cas pour l’autre théorie dont la physique reçut une modification substantielle, celle du moteur immobile. Platon avait placé à l’origine de tout mouvement le mû par soi-même, l’âme. Aristote le suivit dans un premier temps, ainsi que le montre le septième livre de la Physique dans ses deux versions. Mais pour lui ce ne sont plus seulement les êtres vivants qui se meuvent selon leur nature, il y ajoute les éléments, la terre et l’eau qui vont vers le bas, l’air et le feu qui vont vers le haut, et l’éther qui se meut en cercle. Et Aristote souligne à plusieurs reprises que même la plus petite particule de terre tend selon sa nature vers le centre du monde, même la plus petite étincelle tend vers l’extérieur. Ainsi, les éléments ne sont pas concernés par les objections soulevées au premier chapitre du septième livre contre un mû par soi-même et l’avertissement adressé contre de telles hypothèses. Si l’éther, dont les étoiles sont faites, accomplit de sa propre nature un mouvement circulaire, il n’est bien sûr plus besoin d’expliquer la carrière des corps célestes par un quelconque moteur. Le philosophe expliqua le fait que les planètes participent de plusieurs mouvements circulaires en même temps en déclarant que les étoiles sont d’autant moins capables d’atteindre leur modèle, le « premier ciel », qu’elles sont plus près du point central. Elles font ce qu’elles peuvent. Cette théorie fut complètement changée par l’hypothèse d’un principe moteur immobile introduit au huitième livre de la Physique. Deux principes, explique à présent Aristote, sont nécessaires pour garantir l’éternité du monde, c’est-à-dire l’éternité du changement : (a) un moteur immobile et (b) un mobile se mouvant éternellement de façon uniforme, mis en branle par le premier. Ce second principe n’est pas, comme on l’a supposé de manière erronée, le ciel des étoiles fixes, mais l’éther. Dans la mesure où celui-ci accomplit, comme avant, un mouvement circulaire, il n’a besoin que d’une seule amorce ; un effort continu du moteur immobile n’est pas nécessaire. Le Dieu suprême ne meut que le ciel des étoiles fixes. Il se distingue des autres divinités en ce qu’il ne se meut point, pas même par accident ou « adventicement ». Quelqu’un se déplace « adventicement » quand il est immobile sur un bateau en marche ; une telle personne ne peut pas être dite essentiellement immobile. Cela vaut pour les autres moteurs immobiles, qui (tout comme le Dieu suprême) ne meuvent chacun qu’une sphère, qui est faite naturellement elle aussi d’éther. Chacun de ces moteurs se tient cependant lui-même dans une sphère mue par un autre moteur. Pour que tous ne déplacent chacun qu’une seule sphère, mais que tous aussi soient dépendants du mouvement du ciel des étoiles fixes, Aristote inventa les sphères tournant à rebours. Quand, par exemple, l’hypothèse de quatre sphères imbriquées l’une dans l’autre était nécessaire pour expliquer le mouvement d’une planète, alors étaient introduites trois moteurs tournant à rebours pour obtenir à nouveau une carrière conforme au mouvement du ciel des étoiles fixes, et dans la dernière sphère, qui se déplaçait ainsi à l’unisson avec le ciel des étoiles fixes, se trouvait à présent le premier moteur des moteurs permettant le mouvement des planètes voisines. Il est connu qu’Aristote avait besoin, en utilisant la théorie des sphères de Calippe – Calippe lui servit d’expert car Aristote n’était pas lui-même suffisamment versé dans ces matières –, de cinquante-cinq moteurs de sphère. Il se fit ainsi une image extrêmement plastique du mécanisme des mouvements célestes. Il ne peut donc y avoir aucune époque où il aurait cru pouvoir s’en tirer avec seulement unmoteur immobile [sans moteurs mobiles], car l’explication des phénomènes observés lui était plus importante que le maintien d’un principe. Il est toutefois remarquable qu’il ne dise pas expressément que le principe se déplaçant de manière uniforme est l’éther, c’est-à-dire qu’il fournisse l’aliment à l’erreur selon laquelle ce principe était selon lui le ciel des étoiles fixes. Je suppose qu’il souhaitait voiler son changement de point de vue ; car c’est à quoi il tend aussi en d’autres endroits. Mais dans l’écrit sur le monde cette incertitude est écartée : là l’éther est nommé à côté du moteur immobile et la liaison des deux principes est assurée au moyen de comparaisons. Il convient également d’apporter dans la discussion un des derniers écrits de science naturelle, celui sur le mouvement des animaux, pour comprendre comment Aristote conçoit les choses. Il compare le monde à un théâtre mécanique de marionnettes. Les mouvements que les figurines peuvent accomplir sont prescrits par le mécanisme, seul l’opérateur peut les impulser11.
Naturellement, les écrits se rattachant à la Physique sont eux aussi impactés par cette nouvelle théorie. Seul le quatrième livre de l’écrit sur le ciel a été produit après le huitième livre de la Physique. Dans les Météorologiques, dont le cœur est de même plus ancien, il se trouve une troisième, et très significative, modification, mais qui sur la formation des autres écrits physiques n’a plus joué aucun rôle, à savoir la théorie du πνεῦμα [pneuma]. Il s’avéra que cette représentation n’était pas capable d’expliquer les phénomènes météorologiques des quatre éléments terrestres. L’air occupe dans l’ensemble un espace si vaste qu’il menaçait de prendre le pas sur les autres éléments ; il fallait donc segmenter l’espace occupé par l’air. En particulier, on ne pouvait comprendre, l’air passant pour l’élément humide et chaud, d’où venaient la neige et la grêle. Le problème de la conversion des éléments l’un dans l’autre passa au premier plan. De l’eau naît d’abord la vapeur, laquelle est toutefois une chose intermédiaire entre l’air et l’eau. Par combustion se forme la fumée, laquelle, toutefois, à la différence de la vapeur n’a pas d’effet humidifiant. Cette différence entre l’effluve sec et l’effluve humide est encore complètement étrangère à l’écrit sur les éléments (De la génération et de la corruption), ainsi qu’au quatrième livre, manifestement bien plus ancien, de la météorologie. Le πνεῦμα est à présent l’effluve sec, il ne peut plus par conséquent être distingué du feu, l’élément sec et chaud. La vapeur (ἀτμίς) [atmis] conserve cependant sa tendance à se convertir en eau. D’elle naissent la pluie et la neige, tandis que le πνεῦμα est la substance du vent. Dans les Météorologiques aussi nous pouvons observer la tendance du philosophe à expliquer les phénomènes dans l’espace du feu par le πνεῦμα. En outre est suggérée une affinité entre le πνεῦμα et l’éther. Il devient par là un véhicule commode du νοῦς : ce dernier utilise le πνεῦμα pour entrer dans les corps des hommes, et le πνεῦμα l’utilise pour agir en lui comme moteur immobile (« adventicement » mû, bien sûr). Nous trouvons ces idées seulement dans les écrits sur la génération des animaux, le mouvement des animaux et le πνεῦμα ; elles ne sont pas prises en compte dans la métaphysique elle-même, et le sont seulement après modification dans la théorie de l’âme.
Dans les écrits de science naturelle se trouvent enfin une série de modifications d’une portée moindre. Par exemple, l’importance du cerveau n’est reconnue que tardivement, l’explication des vents passe d’une rose des vents de huit à douze directions, l’importance de la φαντασία [phantasia] pour la pensée n’est reconnue et intégrée qu’a posteriori. Mais ce sont des points de détail qui n’ont pas eu d’influence significative sur la formation de la représentation métaphysique de base. Et comme cette dernière est mon sujet principal, je laisse ces questions de côté et me tourne à présent vers la métaphysique.
Au début de la métaphysique aristotélicienne se trouve sans le moindre doute la discussion de la théorie platonicienne des idées. Que cette discussion commença du vivant du maître, c’est ce que montre non seulement l’emploi du pronom « nous » dans quelques passages de la Métaphysique (en particulier A, 8 et 9) mais aussi l’apparition du nom d’Aristote dans le Parménide de Platon. Dans le commerce familier des longues années de leur travail commun, il n’a pas été possible à Platon de dissiper les doutes de son élève. Pour ce dernier, la position exprimée dans la plus récente version de la Grande Morale devait prévaloir : les idées et leur monde peuvent bien exister, mais ce n’est pas notre monde. L’idée du Bien vaut pour les dieux ; pour nous c’est le plus haut bien terrestre qui doit entrer en considération. Même les Catégories reflètent ce point de vue. La substance première est le substrat et, avec lui, la chose individuelle, mais en outre espèce et genre sont des substances secondes. Dans les Catégories, un passage ajouté établit même une différence entre les concepts d’espèce et de genre au profit du concept de genre (2 b 7-28). Plus, donc, un concept est général, moins il est susceptible d’être élevé au rang de substance. On ne peut donc pas dire que l’εἶδος aristotélicien soit venu remplacer d’emblée l’idée platonicienne, il convient bien plutôt de supposer une période transitoire, qui se laisse clairement voir dans la Grande Morale, dans les livres les plus anciens des Topiques, et dans les Catégories. Au cours de cette période, Aristote se comptait encore parmi les adeptes de la théorie des idées, mais il ajournait volontairement ses doutes, n’ayant sûrement pas encore trouvé une alternative complète. Car restait toujours la notion que l’objet de la connaissance scientifique n’est pas la chose individuelle mais le concept général. Comment, donc, le concept aristotélicien d’εἶδος est-il apparu ?
Dans la Métaphysique, l’εἶδος figure partout et sans exception, dès la première occurrence, parmi les οὐσία. Mais la métaphysique, la philosophie première, a été commencée relativement tard, ce dont on peut se rendre compte à deux points de vue généraux. Tout d’abord, la question des principes est longuement discutée dans les écrits physiques ; ensuite, la théorie de la faculté cognitive est notablement restée une partie de l’éthique, parce que Platon en traitait lui aussi dans son cours sur le bien. Deux considérations authentiquement aristotéliciennes devaient mettre le concept de genre toujours plus en avant. La première tenait à la philosophie du substrat. Le substrat ne pouvait en aucun cas être la matière, car celle-ci nous reste inconnaissable en soi, elle est toujours formée telle que nous la trouvons. La seconde considération naît de réflexions sur l’histoire naturelle : l’homme engendre des hommes, mais jamais la créature n’engendre une créature. Un cheval ne peut engendrer qu’un cheval, le bardot est une créature contre-nature et infirme. L’εἶδος manifeste là encore sa force plasmatrice. Et cet εἶδος est véritablement éternel, comme l’οὐσία platonicienne pouvait l’être. L’εἶδος, qui est si fertile dans la nature et prouve pareillement sa force procréatrice dans l’âme de l’artiste, est quelque chose de tout à fait différent de l’idée platonicienne, qui est gagnée par la dialectique, c’est-à-dire par la définition, et (du moins dans la conception d’Aristote) ne fait qu’englober ce qu’il y a de commun à certains objets, par exemple dans l’idée d’égalité. Le principal argument contre la théorie des idées est le principe « rien de général ne peut être substrat », ne peut être « séparable ». Cet argument ne peut absolument rien contre l’εἶδος. Celui-ci n’est pas général, l’εἶδος « homme » n’est pas dit des hommes pris individuellement comme l’espèce « créature » est dite des hommes (Mét. 1058 b 6 ss.). L’εἶδος partage donc avec les choses individuelles la propriété qu’il est un « ceci », ainsi que le dit Aristote, à savoir quelque chose de complet et entièrement déterminé, et partage avec l’idée, en revanche, la connaissabilité. Cela n’a été possible qu’au moyen d’un isolement total de la matière, et Aristote appelle souvent la compréhension du concept de matière son bien. Les hommes pris individuellement se différencient certainement en ce qu’ils ont chacun leur propre squelette, des squelettes différents, mais selon l’espèce ils ne sont pas différents. La matière ne peut être un attribut formateur d’espèces. On peut donc dire, curieusement, que l’εἶδος aristotélicien se distingue de l’idée platonicienne par son immatérialité absolue. Car l’idée platonicienne pouvait toujours utiliser définitionnellement les attributs matériels, simplement elle ne possédait pas de « matière compacte ». Le concept d’espèce lui-même est, contrairement au pur concept de genre, une sorte de matière ; il adhère encore à la détermination qui en fait un « ceci » et sans laquelle il resterait « un quelque chose comme ça » („ein solches“). On ne peut donc nullement dire que l’εἶδος est né de l’idée platonicienne. Et il serait tout à fait superficiel d’affirmer qu’on doit rechercher à la loupe les différences entre les deux parce qu’Aristote n’aurait au fond cherché qu’à justifier l’existence de sa propre école.
Telle est la première étape de la métaphysique, qui met la philosophie de l’εἶδος à la place de la philosophie du substrat mais jette un pont avec la doctrine plus ancienne en enseignant qu’il y a trois substrats : l’être individuel, l’εἶδος et la matière, où le premier est le composé des deux autres, l’εἶδος est la véritable οὐσία et la matière reste inconnaissable. Mais l’εἶδος devait être considérablement renforcé dans sa fonction par l’entrée en scène de la théorie de la puissance. Tant que la δύναμις ne signifie que « force », elle vaut en tant que cause matérielle-mécanique, c’est-à-dire : ce qui arrive est déterminé par ce qui est arrivé avant. Mais quand δύναμις signifie « puissance », il s’y trouve une préfiguration de l’être à venir. Ce qui arrive est donc déterminé par ce qui doit arriver. Cet être à venir, à l’inverse, est seulement une réalisation (ἐντελέχεια) [entelecheia] de ce qui existe déjà à l’état d’ébauche. Par là sont enfin saisis le processus de procréation naturelle comme celui de création artistique et technique dans ce qui les distingue de tout ce qui est seulement mécanique. Mais Aristote a là un nouveau souci : il lui importe beaucoup que l’être potentiel ne prenne pas le premier rang sur l’être réel, pas même dans le temps. Au commencement de tout développement doit se trouver un être actuel. L’homme se développe à partir de la semence mais celle-ci vient du père qui incarne le même εἶδος en actualité. De même, la forme d’une œuvre d’art doit être dans l’âme d’un artiste vivant, en chair et en os, avant de pouvoir, depuis cette ébauche, paraître à la lumière.
Il est à présent facile de connaître comment le dernier pas, la théorie du moteur immobile, devait agir sur ce concept de genre. Toute cause mécanique est motrice et mue, toute cause téléologique est motrice et immobile. Tout est dit dans cette simple formule. Aristote ne considère donc pas seulement le Dieu du ciel mais tout bien désirable (ὀρεκτόν) [orekton] comme un moteur immobile. Les affirmations à ce sujet sont en relation directe avec le chapitre astronomique du livre Δ. Le νοῦς pur, c’est-à-dire entièrement libre de la matière, et qui ne repose pas non plus sur la mémoire et l’imagination, ni, d’abord, sur les perceptions des sens, saisit les espèces pures, c’est-à-dire immatérielles, il les voit pour ainsi dire avec l’œil spirituel. Ainsi le genre pur correspond-il toujours, du moins pour l’ultime étape connue de nous du développement philosophique d’Aristote, à la cause finale. Une maison n’est pas un ensemble de briques agencées de telle ou telle façon, mais un abri contre les intempéries, un homme n’est pas une créature à deux jambes mais un être pensant (il doit penser). Ainsi, la métaphysique devient théologie. Cela ne se trouve qu’à l’état de vague esquisse dans les livres ΚΔ, et un début de modification des livres plus anciens en ce sens est perceptible ; à ce sujet doit être particulièrement pointé le livre Η, dans lequel nous trouvons le dernier mot qu’Aristote ait écrit sur son εἶδος.
La Métaphysique a été commencée relativement tard et relativement tôt laissée en l’état. Car il n’est plus rien entré dedans du πνεῦμα ni du rôle de l’imagination dans la pensée. Il est profondément regrettable qu’Aristote n’ait pas laissé le plan d’une théologie. Une notion de son intention à cet égard ne nous est fournie que par l’écrit sur le monde. Il ne fait aucun doute que le Dieu suprême est identique au νοῦς ; toutefois, ce n’est pas simplement le νοῦς platonicien mais un concept acquis par Aristote lui-même par les plus grands efforts, j’espère l’avoir montré. On comprend alors que l’ajout sur le νοῦς à la fin des Seconds Analytiques a un autre sens que celui de l’explication encore entendue au sens platonicien de la Grande Morale, selon laquelle le νοῦς est la capacité de connaître les fondements du savoir.
Un renouvellement important que nous ne trouvons que dans la Métaphysique consiste dans la théorie, ajoutée en Ζ, de la « matière spirituelle » (ὕλη νοητή) [hylé nooté]. L’εἶδος peut se lier à de la matière réelle, il en résulte alors une chose individuelle perceptible par les sens. Il peut aussi y avoir de la matière simplement spirituelle, c’est alors une généralité abstraite. Les mathématiques elles-mêmes ne peuvent rien inférer de simples concepts, elles doivent lier ces concepts à des grandeurs ; c’est seulement alors que les mathématiques peuvent gagner par eux des vues plus larges. Le pur concept de cercle ne comporte pas de segments ni de sections, ces derniers ne se trouvent que dans le cercle représenté. Il est permis de mettre cette théorie en relation avec l’enseignement des Seconds Analytiques selon lequel les définitions ne se laissent pas démontrer, il faut d’abord ajouter l’être à un concept, quand on veut l’utiliser dans une démonstration.
Mais la modification la plus remarquable et la plus profonde est sans aucun doute que la science de « l’étant » ou de la substance devait devenir une théologie. Nous avons décrit le chemin vers cette pensée. Nous ne pouvons saisir la façon dont Aristote l’envisageait qu’au moyen de quelques suggestions. Et en premier lieu se présente l’esquisse plusieurs fois mentionnée aux livres Mét. ΚΔ. Elle est conduite très hâtivement. Aristote en ébauche la pensée préparatoire en étroite relation avec les exposés déjà conduits aux livres Β, Γ, Ε, Ζ, Ν de la Métaphysique et Β, Γ, Ε de la Physique. On reconnaît là encore à quel point les deux écrits, la philosophie première et la philosophie seconde, sont proches. De fait, pour que l’exposé pût culminer dans la description de l’essence du Dieu suprême, donc du moteur immobile, il devait y avoir des conditions non seulement métaphysiques mais aussi physiques. En d’autres termes, le livre Θ devait lui aussi avoir été préparé, car c’est le livre qui comporte les idées les plus essentielles qui conduisirent Aristote à l’hypothèse d’un moteur immobile. Les extraits de la Physique dans Mét. Κ sont tout à fait à leur place, quand on se rend compte que ce livre fut pensé comme une introduction au Δ. Ces extraits sont en outre à leur place parce que la Métaphysique, selon A, 2, devait être la théorie des quatre causes, à laquelle appartient aussi l’origine du mouvement. Mais le νοῦς humain est de même essence que le Conducteur des mondes, et n’est pas différent, par ailleurs, des objets qu’il pense, à savoir du pur εἶδος, de l’οὐσία authentique. L’εἶδος aussi est, en tant qu’ἐντελέχεια, un principe moteur immobile, exactement comme le Seigneur de l’univers. Aristote ne pouvait mieux souligner l’importance unique de son εἶδος qu’en nommant par amour pour lui la « philosophie première » tout entière théologie. Il considéra toujours comme un grand prodige qu’un Dieu suprême immobile gouvernât l’univers tout entier jusque dans les moindres détails, que « notre salut dépendît de lui », sans que jamais il ne s’épuise ni ne se détraque. Les choses doivent être disposées de façon qu’elles se laissent gouverner par lui, non seulement l’éther, avec son mouvement circulaire naturel, mais toutes les autres choses, même si c’est de façon toujours plus réduite à mesure que l’on s’approche du centre de l’univers. Que faut-il penser d’une philologie qui dénie à Aristote le travail où il exprima ses pensées les plus profondes, son écrit sur le monde12 ? Je conclurai par une citation de ce texte (399 a 30).
[Trad. fr. Batteux, revue et corrigée par M. Hoeffer] « Quand donc le Chef suprême, le Générateur, qu’on ne voit que par l’esprit, a donné le signal aux natures qui se meuvent entre le ciel et la terre, toutes, sans s’arrêter jamais, s’avancent dans leurs cercles, selon les bornes qui leur sont prescrites, disparaissant et reparaissant tour à tour, sous mille formes qui s’élèvent et qui s’abaissent, toujours par l’impression du même principe. On peut comparer ce qui s’exécute dans le monde aux mouvements d’une armée. Quand le signal de la trompette s’est fait entendre dans le camp, l’un saisit son bouclier, l’autre revêt sa cuirasse, celui-ci prend son casque ou ses bottes d’acier, celui-ci ceint son baudrier. Le cavalier met le mors à son cheval ; celui-ci monte sur son char ; cet autre donne le mot d’ordre : le capitaine se place à la tête de sa compagnie, le taxiarque à la tête de son bataillon ; le cavalier à l’aile de l’armée ; le soldat léger court à son poste : tout marche à un signal donné, qui émane du commandant en chef. Voilà comment il faut se représenter l’univers. Par l’impulsion unique d’un être qui règle tout selon ses propres lois, et qui, pour être invisible et caché, n’en est ni moins actif ni moins démontré à notre raison. Notre âme, par laquelle nous vivons, et par laquelle nous construisons des villes et des maisons, est également invisible ; elle ne se manifeste que par ses œuvres. C’est elle qui a dressé le plan régulier de la vie humaine, qui le suit, qui le remplit : c’est elle qui a montré à cultiver les terres, à les ensemencer : c’est elle qui a inventé les arts, établi les lois, institué l’ordre des gouvernements, distribué les fonctions de la vie civile : enfin c’est elle qui a montré à faire la guerre et la paix. Il en est de même de Dieu. »
Notes
1 Strabonis Geographica éd. Meineke (Teubner), Livre XIII, 54
2 « Aristoteles an Alexander über das Weltall », Neue Jahrbücher, 1936, p. 323 ss.
3 Werner Jaeger tient les deux textes à Alexandre pour inauthentiques. Dans son livre Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin 1923, il ne les mentionne pas du tout.
4 Hans von Arnim a démontré l’authenticité du texte (édition Susemihl de la Bibliotheca Teubneriana) dans trois essais à l’Académie des sciences de Vienne : « Die drei aristotelischen Rhetoriken », 1924, « Arius Didymus’ Abriß der peripatetischen Ethik », 1926, « Das Ethische in Aristoteles’ Topik », 1927. Cependant, Jaeger, dans « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals » (Comptes rendus de l’Académie prussienne des sciences, 1928, XXV), croit fermement à leur inauthenticité. Von Arnim réfuta ses raisons dans son essai à l’Académie « Nochmals die aristotelischen Ethiken », Vienne 1929. Je pense avoir apporté de nouvelles lumières sur la question dans mon essai « Die früharistotelische Ethik, Politik, Rhetorik », qui fut accepté par l’Académie de Vienne et reçut une publicité considérable dans les notices de cette année.
5 Paru comme supplément dans l’édition Susemihl de la Rhétorique à Eudème, Bibliotheca Teubneriana. Von Arnim n’a pas encore reconnu cet écrit authentique d’Aristote. Dans la note 4 de mon traité précédemment cité, j’ai présenté la preuve de son authenticité.
6 Cet écrit aussi est considéré inauthentique par Jaeger, dans « Aristoteles », p. 45. J’ai défendu son authenticité dans « Untersuchungen zur Topik des Aristoteles », Hermes 1928, p. 471 ; voir aussi mon livre Die Entstehung der aristotelischen Logik, Berlin : Junker und Dünnhaupt 1936, p. 26.
7 La naissance de la Physique et de la Métaphysique est le sujet de mon livre Die Entstehung der aristotelischen Prinzipienlehre, qui doit paraître dans le cadre des « Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte ».
8 C’est une découverte particulièrement belle et éclairante de von Arnim : « Zur Entstehungsgeschichte der aristotelischen Politik », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1924, pp. 113/4.
9 Cf. Rose, Aristotelis fragmenta (Teubner 1886) p. 5 n° 49.
10 Cf. la discussion de l’un de mes travaux préparatoires par Werner Jaeger dans Gnomon, 1928, pp. 630-634. Qu’à l’époque déjà je voyais les choses de manière plus juste que lui ne peut cependant être montré qu’à l’aide de l’écrit déjà cité sur la naissance de la théorie aristotélicienne des principes [note 7 supra].
11 Cf. de mundo 398 b 16 ss et de animalium motu 701 b 1 ss.
12 Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, p. 3631 ss., utilise ce texte dans sa présentation de la philosophie du premier siècle avant le christianisme. Wilamowitz les tient pour une falsification de l’époque impériale julio-claudienne (Griech. Leseb., 2e moitié du vol., p. 186) ; quant à Werner Jaeger, il ne daigne même pas expliquer à ses lecteurs pourquoi il ne s’en sert pas comme source de la philosophie aristotélicienne.
