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Philo 45 Nature et Liberté selon l’idéalisme transcendantal
(i)
Intuition et Aperception (Anschauung und Apperzeption),
Nature et Liberté (Natürlichkeit und Freiheit),
Intuition de la nature et Aperception de la liberté
(Anschauung der Natürlichkeit und Apperzeption der Freiheit)
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Ce n’est pas l’esprit qui est dans la nature mais la nature qui est dans l’esprit. Le fait que nous ne connaissions point de limites à la nature et ne puissions en connaître a quelque chose de choquant, parce que les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais que la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie, tandis que l’idée selon laquelle l’esprit pourrait ne pas avoir de limites ne choque pas. L’absence de limites de la nature est choquante car la nature est dans les formes de l’espace et du temps, mais ces formes ne sont pas attachées en soi à l’esprit, qui se conçoit sans elles, non dans une intuition mais dans une aperception. Ce que nous percevons, intuitionnons doit avoir des limites mais ce n’est pas possible pour la totalité, le monde lui-même de ces choses ; et c’est parce que l’esprit n’est pas dans la nature. Ce que nous appréhendons en revanche par aperception précède l’espace et le temps, et la question des limites de cette chose-là est indifférente. La question ne se pose pas ici car elle n’a de sens que dans l’espace et le temps ; c’est l’existence dans l’espace et le temps qui est paradoxale, non celle de l’esprit.
Cette existence est paradoxale car elle est secondaire à l’aperception, est une représentation dégradée, imparfaite. L’existence paradoxale du monde des choses, de la nature résulte de ce que la nature est une représentation (c’est la nature qui est représentation, avant même de parler de notre connaissance de la nature comme d’une représentation de la nature) ; une représentation n’étant pas la chose elle-même, la chose en soi, elle est une imperfection. Si l’esprit était dans la nature, la connaissance de la nature ne serait point paradoxale, antinomique ; ce serait l’aperception qui présenterait des antinomies, or tel n’est pas le cas : mon existence en tant qu’esprit est évidente, incontestable et parfaite : « Je pense, donc je suis. » Elle est parfaite en tant que raison pratique guidée par l’idée de liberté. Je suis une liberté dans la nature, c’est-à-dire que la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. En me posant en liberté par la loi morale, je ne dis pas autre chose et ne peux dire autre chose que cela.
La liberté n’est pas une représentation mais une aperception. Rien dans la nature ne permet de se représenter une liberté.
L’idée que c’est parce que l’esprit est dans la nature qu’il ne peut connaître celle-ci sans antinomies, parce que la partie est dépassée par le tout dont elle fait partie, est incorrecte. Si l’esprit était dans la nature, il serait une forme de connaissance conforme à la nature et il pourrait du moins envisager sans antinomie une connaissance parfaite de la nature. Or l’idée même d’une connaissance parfaite de la nature est antinomique. C’est parce que la nature n’est pas l’objet premier de la connaissance, et cela résulte du fait que la nature n’est pas la chose en soi. La connaissance première n’est pas dans l’intuition (Anschauung) mais dans l’aperception : l’aperception de la liberté.
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« Les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie » : on ne peut penser la nature en tant que tout, à savoir en tant que monde, cosmos, de la même manière que l’on pense n’importe lequel des objets de ce monde. Nous ne pouvons avoir une intuition du monde en tant que totalité, alors même que chacun de ses objets ne peut être connu que par une intuition. Le monde en tant que totalité n’existe pas positivement et ne le peut : si le monde est spatialement fini ce n’est pas une totalité, s’il est spatialement infini ce n’est pas un objet de la nature. La nature est une représentation.
La question de la création du monde est celle de la création d’une représentation. Les sceptiques demandant : « Si Dieu a créé le monde, qu’est-ce qui a créé Dieu ? » ne saisissent pas bien le problème. On est conduit à la question d’un créateur du monde par le fait que le monde n’est pas cohérent en soi et par soi, en raison des antinomies dont Kant a dressé la liste. La question de la création du monde découle de l’imperfection du monde, de son essence paradoxale. L’imparfait est une création. Ce qui est cohérent en soi et par soi n’appelle pas cette question. L’imperfection du monde tient aux formes de l’espace et du temps dans lesquelles il se représente : ce qui est dans ces formes n’est pas la chose en soi. La nature est une autoreprésentation de l’esprit.
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(ii)
Délimitation de la Nature
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Je ne peux douter qu’il existe quelque chose, parce que « je pense ». Le doute ne peut aller jusqu’à penser que rien n’existe. L’aperception pose une limite nécessaire au doute radical. Le domaine de la connaissance intuitive, c’est-à-dire la nature, ne possède pas cette évidence aperceptive et reste soumis au doute et à la négation dans le solipsisme. Ce domaine est non seulement douteux car n’ayant de relation à nous que par l’intuition mais aussi problématique en ce que sa connaissance en tant que totalité est impossible par l’intuition. Le monde est donc une Idée. Quand on cherche à examiner cette idée à partir des catégories a priori de l’intuition et de l’entendement, on est conduit à des antinomies. Par exemple, l’antinomie de l’espace : si le monde est fini, il n’est pas totalité (le « vide » qui entoure le monde est quelque chose), or le monde est la totalité des choses de la nature ; si le monde est infini, ce n’est pas un objet de la nature, or le monde est la totalité des objets de la nature.
Comme je ne peux douter que quelque chose existe, c’est ce qui est problématique et douteux qui nécessite une explication ou justification en termes de création. Comme je ne peux douter que quelque chose existe, le concept de perfection m’assure qu’il existe quelque chose de parfait parce que cet être parfait ne dépend de rien d’autre que de soi pour exister. C’est la preuve de Descartes : un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence. Cette preuve est moins légère qu’on ne l’a dit, prise en compte la fonction de l’aperception. Dans le domaine de l’intuition, cette preuve ne vaut rien. Mais quand quelque chose existe dont je ne puis douter, c’est l’aperception qui m’interdit de douter de cette existence, et dans le domaine de l’aperception je ne considère rien de problématique au sens où nous l’avons dit de la nature. « Je pense » est une connaissance évidente, incontestable et parfaite ; « je suis » en tant qu’être pensant est également une connaissance parfaite. Mais je suis aussi dans la nature, domaine de l’intuition soumis aux antinomies, et je n’ai de mon être naturel qu’une connaissance imparfaite dans une synthèse intuitive continue. Puisque je ne peux douter que quelque chose existe et que ce quelque chose n’est pas la nature (de l’existence de laquelle je peux toujours douter), ce quelque chose qui existe n’est pas la nature ; or la nature est le domaine de l’intuition, de la connaissance imparfaite, des antinomies, et si ce qui existe n’est pas la nature imparfaite, c’est soit quelque chose de parfait soit une autre chose imparfaite. Mais la nature est l’unité de ce qui existe pour l’intuition, tandis que ce qui existe en soi m’est donné, contre le doute radical, par l’aperception dans une connaissance parfaite. De même que la nature imparfaite ne permet qu’une connaissance imparfaite, la connaissance parfaite de l’aperception est permise par une chose parfaite. Ce qui existe en perfection n’a pas été créé. L’esprit n’est pas créé. « Un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence » signifie qu’une connaissance parfaite dans l’aperception implique un être parfait, non créé. Comme la nature imparfaite dépend d’autre chose que d’elle-même, elle dépend soit d’un être parfait qui l’a créée, soit d’un autre être imparfait qui l’a créée. Mais si la nature avait été créée par un autre être imparfait, cet autre être imparfait serait lui-même à l’intérieur du domaine de l’intuition, c’est-à-dire : il est contradictoire que la nature imparfaite soit créée par un être imparfait dans la mesure où la nature est la totalité selon la loi de notre intuition. Que notre intuition ne puisse, via les sens et même par leurs prolongements technologiques possibles, espérer percevoir la totalité des objets et des qualités du monde naturel n’est pas en cause : c’est là le résultat de la connaissance intuitive, inductive. Mais la loi de cette connaissance est précisément que tout ce qui me reste inconnu est dans l’unité de la nature elle-même ; et puisque l’antinomique de la nature suppose une création, cette création est l’acte d’un être parfait, de l’existence duquel je ne puis douter, et non d’un autre être imparfait, il n’y a d’autre être imparfait que la nature.
Or cette création n’est pas dans le temps car cela signifierait que le monde a commencé, mais c’est là une proposition antinomique. La création du monde est une autoreprésentation de la chose en soi dans les formes de la nature, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace. La nature n’est pas, au sens où le reflet d’une personne dans un miroir n’est pas cette personne mais seulement sa représentation. On dit qu’elle est créée.
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(iii)
L’idéalisme transcendantal contre le matérialisme
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Pourquoi y a-t-il toujours un moment où le matérialisme « reprend ses droits » ? Est-ce parce que nous sommes une civilisation théorique (fondée sur la raison théorique, et la nature n’existe que pour la raison théorique) ? Une civilisation théorique n’est une civilisation qu’en théorie. La science ne peut pas fonder une civilisation, seulement des théories. Plus la science progresse, plus la civilisation recule.
Les postulats de la science sont toujours en contradiction avec ceux de la religion, comme le matérialisme philosophique est en contradiction avec l’idéalisme philosophique, mais ses résultats sont toujours indifférents au regard des vérités de la religion, parce que les résultats de la science ne peuvent déterminer nécessairement une forme de législation. Quels que soient ces résultats, la législation ne s’appuie pas sur eux mais sur une délibération de la raison morale pratique, et ce même quand un, plusieurs, voire tous les partis justifient leur position au nom de résultats scientifiques.
C’est pourquoi la civilisation recule avec les progrès de la science, car une civilisation repose sur la loi morale sous forme de législation correcte, or la science rend les esprits moins familiers avec ces considérations par la mécanicité de son heuristique. Une activité indifférente quant aux fins morales n’a pas les moyens de maintenir un niveau suffisant de moralité dans le corps social. Les progrès de la science se payent d’une mobilisation toujours plus grande de l’intellect sur les questions mécaniques, car le Gestell (Heidegger) s’effondrerait sans cette mobilisation dans l’infrastructure technique.
La science n’a produit et ne peut produire aucun résultat de législation. La méthode expérimentale a réduit la pensée dialectique alors qu’elle ne peut la remplacer comme support de l’activité législatrice.
Philo 44 La nécessaire inexistence du libre arbitre dans les sciences empiriques
Traduction française de notre essai en anglais The necessary inexistence of free will in empirical science paru sur ce blog (Philo 30).
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« Le concept de libre arbitre : Entre preuve empirique et cadres théoriques » (titre d’un essai du psychologue et psychothérapeute D. Tomasi, du Vermont College). Ce titre signifie-t-il qu’il existe selon l’auteur une preuve du libre arbitre ou bien que le libre arbitre se situe « quelque part entre » une preuve empirique et des théories car nous n’avons pas de preuve empirique à notre disposition ? Pour commencer, la notion de preuve empirique du libre arbitre ou de la liberté est paradoxale ou, plus précisément, dans la mesure où ce paradoxe est en réalité une doxa, une opinion courante, contradictoire. En effet, si nous supposons philosophiquement la liberté, qu’est-ce que cette liberté sinon une exception aux lois de la nature ? Qu’est-ce que la liberté sinon liberté vis-à-vis des lois de la nature ? Or, sur le plan empirique, il ne peut exister de liberté vis-à-vis des lois de la nature ; dans la nature tout arrive par des causes, la nature est un nexus de causes et d’effets, un nexus de causalité.
Aussi, quelle est cette liberté dont parlent les empiristes ? Qu’est-ce que la liberté dans un nexus causal ? C’est en réalité quelque chose de très superficiel, à savoir que par leur intellect les êtres humains appliquent aux motifs externes d’agir un traitement « rationnel » qui leur permet de planifier des décisions, c’est-à-dire qu’ils peuvent agir, reporter l’action ou encore ignorer le motif d’agir. En fait, de nombreux animaux font cela : les stimuli ne déclenchent pas toujours des réactions immédiates. La vue d’une proie, en tant que stimulus pour le prédateur affamé, ne va pas produire une réponse immédiate mais un plan, une analyse de la situation qui peut conduire le prédateur à reporter une attaque jusqu’à ce que se présentent, ou qu’il crée lui-même, des conditions plus favorables pour attaquer. Le prédateur et tous les autres animaux capables de répondre à des stimuli de cette manière analytique sont, selon le concept empirique de liberté, tout aussi libres que vous et moi. Quand les spécialistes de sciences empiriques parlent de la liberté d’un patient en psychothérapie, par exemple, il faut donc souligner que c’est là une liberté que le patient partage avec de nombreuses espèces animales.
Le prédateur est libre de planifier sa chasse en vue de rassasier sa faim mais il n’est pas libre de rassasier sa faim sans manger. Les patients humains sont libres dans le choix de leurs moyens mais ne sont pas libres dans le choix de leurs buts ; ils veulent ce qu’ils ne peuvent faire autrement que de vouloir et si, trouvant que ce qu’ils veulent est inaccessible, ils y renoncent, ne pouvant faire autrement, et dans certains cas meurent. L’étude neurologique ou autrement empirique des processus décisionnels n’a strictement aucun rapport au problème de la liberté, de ce point de vue.
En général, le problème est considéré comme résolu par l’explication fruste selon laquelle les êtres humains ne peuvent avoir « un libre arbitre entier » dans la mesure où ils font partie de la nature, mais que, d’un autre côté, il peut y avoir « accroissement des niveaux de liberté ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Quel est le sens d’un accroissement de quelque chose qui ne peut jamais être entier, c’est-à-dire de quelque chose qui pourrait ne pas du tout être ce que nous disons que c’est parce que nous ne pouvons jamais le rencontrer à l’état pur, entier, dans notre expérience ? Et s’il s’agissait au contraire d’un problème du type « ou bien… ou bien » ? Ou bien l’homme est libre ou bien il ne l’est pas. S’il est libre, alors il l’est parce qu’il est « libre vis-à-vis de la nature », mais c’est justement là quelque chose qui est hors de question pour l’empirisme. Comment l’homme pourrait-il donc être libre vis-à-vis de la nature ? Une âme immortelle est certainement libre vis-à-vis de la nature, bien qu’elle soit contenue dans un corps. Le corps est attaché à la nature mais l’âme, en soi, en est libre ; c’est-à-dire que l’âme n’est pas libre car le corps est attaché à la nature et l’âme est attachée au corps, mais en tant qu’âme elle est libre en soi vis-à-vis de la nature. La nature n’est pas le tout de l’homme. En ce sens, l’homme est libre vis-à-vis de la nature. Il n’y a guère de sens à dire que l’homme n’est « pas entièrement libre », parce que son âme est le tout de l’homme. Dire qu’un homme n’est pas entièrement libre dans la mesure où il a un corps soumis aux lois de la nature, c’est la négation de l’âme. L’homme est entièrement libre par essence. Ses liens naturels sont de simples phénomènes de ce monde, où la preuve empirique de la liberté humaine ne peut jamais être apportée.
Le sophisme, dans le fait de parler de « niveaux de liberté », consiste à prétendre lister la liberté parmi d’autres qualités empiriques, comme l’intelligence ou la beauté, qui peuvent (ou non) être mesurées sur des échelles numérales. En outre, le sophisme tire avantage de la polysémie du mot, confondant la liberté comme objet philosophique avec la liberté dans les autres usages du terme, à savoir ses usages sociopolitiques (on est libre ou esclave ou privé de liberté à la suite d’une condamnation, etc.). Or nous voyons bien que la liberté n’est pas une telle qualité empirique, et la raison en est que, par définition, la liberté signifie liberté vis-à-vis des lois empiriques de la nature, de sorte que si la liberté existe c’est qu’elle est quelque chose au-delà de la nature. Ce dont parlent les études ou recherches mettant en évidence des « niveaux de liberté » n’a rien à voir avec la liberté : il s’agit seulement de possibilités ou de latitudes en relation à autrui ou à certaines conditions externes.
Un second sophisme est l’affirmation selon laquelle le sujet de la liberté est entièrement compris dans les limites de la possibilité ou de la latitude empirique. À cet égard, nous avons dit deux choses qu’il convient de discuter plus longuement dans la mesure où cela pourrait sembler contradictoire : 1/ « La nature n’est pas le tout de l’homme » et 2/ « Son âme est le tout de l’homme ». Si la nature est une partie de l’homme, comment son âme peut-elle être le tout de l’homme ? Avant de répondre, soulignons (ce qui est déjà impliqué dans le raisonnement) que l’emploi religieux d’une phrase telle que « l’homme n’est pas entièrement libre », n’est pas, bien que dans une vue religieuse du monde l’homme soit à la fois âme (liberté) et corps (sujétion naturelle), légitime et par conséquent ne doit et ne peut être adopté. Le corps de l’homme n’est pas l’homme parce que l’âme est immortelle. Est-ce que l’homme est ses pieds ? Est-ce que l’homme est ses mains ? Est-il son cerveau ? Est-il son corps ? Dans une religion qui croit à l’immortalité de l’âme, à toutes ces questions la réponse est non ; le corps de l’homme, y compris le cerveau, n’est rien de plus pour l’âme que les cheveux qu’on laisse chez le coiffeur. Ces cheveux sont une part de moi, si bien que je peux dire, d’une certaine façon, que ces cheveux ne sont pas le tout de l’homme, et pourtant, même en admettant la vérité que ces cheveux sont une partie de l’homme, son âme est le tout de l’homme. Il n’y a pas de contradiction. (Cela tient au fait que la nature est soumise à l’espace et au temps, que le corps est un objet de la nature tandis que l’âme est sujet.)
En ce qui concerne les « niveaux de liberté », même dans le domaine empirique cité, à savoir le champ sociopolitique, la notion n’est pas non plus particulièrement pertinente. Une constitution est celle d’un pays libre ou non. Le citoyen d’un pays libre est libre ou il est privé de liberté. Même dans ce domaine, la liberté est le plus souvent une notion binaire et non scalaire, bien qu’il existe aussi des instruments tels qu’un index international de la liberté, le Freedom Index, qui classe les États selon des niveaux de liberté institutionnelle. Dans un autre champ empirique, le domaine judiciaire en tant que lié à la médecine et à la psychothérapie, un homme est libre au moment de son acte ou il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il a le discernement qui lui aurait permis d’éviter de commettre un acte criminel, et alors il peut être condamné pénalement, ou bien, sur la foi de diagnostics médicaux, il est dépourvu de ce discernement et est alors envoyé dans une institution psychiatrique. L’auteur du présent essai n’a aucun problème avec de tels usages du terme, en tant que fictions utiles. C’est un problème du type « ou bien… ou bien », même en admettant la notion d’« abolition partielle » du discernement, laquelle ne sert d’ailleurs probablement qu’à ajouter un traitement médical à une condamnation pénale intégrale. Cependant, même si la personne avait son discernement lorsqu’elle commettait un crime, l’impression de motifs suffisants sur son caractère produisit l’acte d’une manière aussi déterministe que dans le monde mécanique, c’est-à-dire que cette personne était libre d’éviter de commettre cet acte à ce moment-là – si elle avait été quelqu’un d’autre.
Il est possible de parler de « niveaux de liberté » quand une condition empirique « normale » sert de référence, par exemple la complète « liberté de mouvement » comparée à la réalité virtuelle avec un casque – c’est-à-dire qu’il existe des degrés de proximité avec la pleine liberté de mouvement. Mais que ce concept technique puisse être employé dans une discussion théologique ou philosophique sur le libre arbitre de l’homme est à écarter. Et cela vaut pour tous autres usages techniques du terme, par exemple en comparant des états d’esprit altérés avec la « liberté » de l’état normal, non altéré dans le domaine médico-légal. Du point de vue juridique, dans ledit champ medico-légal l’intégration de niveaux de liberté reste problématique. Ne serait-ce pas une absurdité juridique de prétendre, parce que quelqu’un a consommé de la drogue, qu’il est responsable à 30 % du crime commis sous l’influence de la substance ? Que ferait le tribunal d’une telle déclaration ? La question est de savoir si la personne est responsable ou non, c’est une question binaire dont la réponse est oui ou non. La science pousse certes à l’intégration de semblables résultats, sous la forme du discernement partiellement aboli ou altéré. Cependant, peut-il exister une formule logique de traduction d’un résultat quantifié de responsabilité sur le fondement d’une mesure de l’altération de l’esprit vers un quantum de peine criminelle ? Seulement si nous jetons la notion même de responsabilité par-dessus bord, car alors cette notion serait déplacée dans le royaume des Idées, la pure responsabilité n’existant pas, seuls existant dans ce monde des formes plus ou moins altérées de la responsabilité pure. L’ivresse doit-elle servir d’excuse ? L’esprit est sans conteste altéré par l’ivresse, mais par ailleurs la personne est responsable de son ivresse. Parmi les législations des différents États, on trouve toutes sortes de réponses, de l’excuse pure et simple au caractère aggravant comme quand ce qui serait autrement considéré comme un accident sera traité en homicide du fait de l’ivresse. Et qu’en est-il d’une personne qui ne prend pas les médicaments qu’on lui a prescrits ? Il lui était prescrit de prendre des substances en vue de traiter ses troubles psychiques et, ne s’étant pas conformée à la prescription, elle a commis un crime dans l’état d’esprit altéré provoqué par cette omission. La mesure de l’altération psychique n’a sans doute aucune importance dans ce cas. Ainsi, avec la mesure des niveaux de liberté, de la même manière qu’on peut toujours dire que l’homme n’est absolument pas libre, il est également toujours possible de dire qu’il est absolument libre. Ces « niveaux de liberté » n’ont tout simplement aucune incidence sur la question du libre arbitre.
