De la versification 2
Le présent billet fait suite à Versification française : Prolégomènes (x). Dans la mesure où je n’entre pas encore ici dans un exposé méthodique des règles de la versification, on peut considérer qu’il s’agit de prolégomènes à nouveau. Cependant, le lecteur qui n’aurait pas une connaissance générale des principes de la versification aura peut-être du mal à suivre, car il s’agit de la présentation critique, sur quelques points particuliers, d’une brochure présentant ces règles ; dès lors que j’aborde des points particuliers, il est à craindre que le défaut de familiarité avec les principes généraux rende cette lecture difficile.
Je tiens cependant à rédiger cette note préalablement à des travaux plus pédagogiques (au cas où je déciderais un jour de m’atteler à cette tâche) afin d’appeler l’attention des poètes souhaitant se familiariser avec la versification française sur certaines erreurs, imprécisions et confusions que j’ai trouvées dans cette brochure, dans la lignée de mon précédent essai, où je dénonce entre autres choses une fâcheuse erreur de présentation et, semble-t-il, d’interprétation relativement aux allitérations et assonances, de la part de personnes dont les qualifications sont a priori au-dessus de tout soupçon (en gros, des professeurs de lettres).
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La brochure dont je veux parler, pour commencer n’a pas de titre. Il s’agit de feuillets imprimés que m’a remis il y a une dizaine d’années une poétesse qui s’occupait à l’époque d’une revue appelée Les Céphéides ainsi que d’un prix de poésie Maurice Rollinat. Cette brochure de seize pages est en deux parties : « Du vers » (pp.1-14) et « Des formes fixes » (pp.15-6, visiblement incomplète puisqu’elle ne parle que du sonnet). Je ne trouve aucun nom d’auteur.
L’auteur anonyme résume, c’est assez clair, le point de vue du poète Martin-Saint-René (pseudonyme de Gustave Lucien René Martin, 1888-1973), nommé à de multiples reprises. Martin-Saint-René est l’auteur d’un traité de versification –non cité par notre auteur anonyme– sous le titre assez pompeux† de Précis de poésie pour servir à la composition rationnelle des vers, qui serait de 1932 (réédité en 1953). C’est vraisemblablement ce précis que suit la brochure anonyme.
Cet auteur anonyme indique d’ailleurs formellement suivre l’œuvre de Martin-Saint-René. Il écrit en effet, p. 11, à la section « De la diphtongue » : « Voici les tableaux, merveilleusement clairs, établis par Martin Saint-René et que sa dévouée secrétaire et exécutrice testamentaire Louise Chassagne m’a autorisée à faire paraître, puisque je poursuis sa tâche. »
Il convient que je cite mes propres sources avant d’aller plus loin car mon point de vue s’appuie sur elles quand il diffère de celui de l’auteur anonyme et/ou de Martin-Saint-René (que j’abrégerai à présent en MSR).
Ces sources sont au nombre de deux : (1) L’art des vers d’Auguste Dorchain (1857-1930), 2e édition, sans date (il semble, après une rapide recherche, que la 1ère édition date de 1905 et celle-ci de 1920), et (2) Le Dictionnaire des rimes, précédé d’un Traité de versification française, de Louis Cayotte, de 1913. Le traité de Cayotte fait 38 pages. Comme la plaquette tirée de MSR, c’est donc un vade-mecum pratique, tandis que le livre de Dorchain, de plus de 400 pages, est en quelque sorte un traité scientifique (ce sont les réflexions d’un poète sur son art).
Les trois auteurs cités sont tous des représentants du classicisme le plus exact, et il convient ici d’ouvrir une parenthèse. Parmi les grands noms de la poésie française, certains, comme Aragon, écrivaient encore en vers dans les années soixante (voyez par exemple les poèmes du Fou d’Elsa, 1963). Le plus souvent, ces œuvres ne suivent cependant plus le corpus des règles dites classiques mais un mélange de ces dernières et d’innovations, quant aux rimes, au compte des syllabes, etc. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le genre « néo-classique » bien que ce dernier se caractérise en fait principalement par l’idiosyncrasie, chacun y allant de sa façon de versifier (quand il serait tellement plus simple, et sans doute de meilleur goût, dans ces conditions, d’écrire des vers libres). Les règles néo-classiques suivies par nos poètes célèbres sont néanmoins celles, à peu près, qu’a rappelées Aragon dans l’essai La rime en 1940 (dans le recueil Le Crève-cœur) et concernent en particulier la distinction des rimes féminines et masculines, à la suite des remarques de Guillaume Apollinaire à ce sujet. – Je reviendrai, Deo volente, sur cet essai d’Aragon dans un autre billet.
D’autres poètes encore, tels que Robert Sabatier, ont continué d’écrire des vers classiques mais sans rimes, des « vers blancs » (voyez par exemple Icare et autres poèmes, 1976). Comme ces vers sont en outre insérés dans des strophes régulières, on a au premier regard une poésie tout ce qu’il y a de classique. Où manque cependant l’élément le plus déterminant. Si certains de ces vers sont assez beaux, l’intérêt d’une telle démarche n’est toutefois guère évident. Y a-t-il rien qui puisse donner le sentiment de la décadence littéraire comme cette imitation sur le mode inférieur, tout comme l’architecture de l’Égypte ancienne, contrainte, aux basses époques tardives, d’imiter en dégradé la technique des anciens que l’on n’arrivait plus à reproduire ? Je crois sincèrement que le vers libre est préférable à toutes ces imitations où la plupart des prétendues innovations vont dans le sens de la facilité : chez Sabatier et ceux qui l’auraient suivi (s’il y en a), on continue de compter les syllabes mais on ne rime plus, chez d’autres, comme Aragon, on continue d’écrire des alexandrins mais on ne respecte plus la césure à l’hémistiche, etc. Au moins le vers libre peut-il passer pour un choix délibéré, conscient, raisonné contre la prosodie et donc se défendre par-là d’être une forme de décadence, se réclamant au contraire d’un renouvellement. Autant je fais crédit à cette démarche, autant les divers compromis « néo-classiques » m’inspirent le plus grand scepticisme.
D’un autre côté, les théoriciens de l’art classique ne sont pas non plus toujours modérés††, et il existe une réelle tendance à vouloir enserrer la versification dans des contraintes toujours plus grandes. Alfred de Musset s’opposait déjà à l’enrichissement imposé de la rime, par exemple, et je l’approuve, en particulier parce que c’était un pas vers ce qu’Apollinaire et d’autres critiquaient en introduisant des innovations « néo-classiques », à savoir que plus la jauge de la richesse d’une rime est haute plus on restreint le nombre de mots pouvant rimer entre eux et donc plus on va vers un état de la poésie où les mêmes mots riment ensemble. (C’est déjà une admission assez pénible, pour un poète classique, que lorsque Lamartine emploie le mot « cieux » à la rime, il y a de bonnes chances –je n’ai pas fait le calcul mais un logiciel le pourrait facilement– qu’on trouve des « yeux » au vers suivant.)
Je pose en principe (de ma propre pratique poétique) que la poésie classique a historiquement atteint son équilibre et qu’elle ne peut plus évoluer dans un sens ou dans un autre, ni vers moins ni vers plus de contraintes, si ce n’est marginalement, sans dégénérer. Ce point d’équilibre est représenté par Victor Hugo, dont les « révolutions » sont à vrai dire, du point de vue contemporain ignorant de la technique prosodique, totalement imperceptibles, car elles ne portent que sur (1) une plus grande souplesse dans la césure de l’alexandrin, qui reste cependant toujours à l’hémistiche, et (2) une plus grande souplesse dans l’enjambement (d’un vers à l’autre, par un retour à ce que permettait la prosodie française avant Malherbe).
S’agissant de (1), je souscris ; s’agissant de (2), tout en souscrivant, je ne peux m’empêcher de constater qu’elle entraîne des effets choquants dans la scansion. (En réalité, c’est le cas de [1] également et je ne suis donc pas très cohérent, mais les effets choquants de [1] me paraissent moins critiquables, car bien moins choquants, que ceux de [2]). Peut-être faudra-t-il admettre un jour que le point d’équilibre était atteint, en réalité, chez Malherbe, Boileau, Racine, que les révolutions, imperceptibles pour le commun, du père Hugo sapaient le vers en attaquant la scansion, et qu’après lui la versification classique ne pouvait par conséquent, à terme, que s’écrouler ?†††
Les grands versificateur ultérieurs, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud…, qui ont révolutionné la poésie à leur manière, n’ont cependant produit aucune innovation dans la prosodie elle-même (voyez néanmoins les remarques à 1/ infra sur les vers impairs). Leurs effets les plus novateurs sur le plan formel sont dans la continuité des innovations (1) et (2) introduites par Hugo. Puis vinrent les innovations d’Apollinaire déjà évoquées et nous entrons alors dans une nouvelle ère que l’on peut qualifier de crépuscule de la poésie classique. Mais, comme Hugo en son temps, Apollinaire cherchait à remédier à des problèmes au sein de la forme, sans considérer que la forme elle-même avait fait son temps. Cependant, et c’est un point que je discuterai en examinant l’essai précité d’Aragon, on peut critiquer ce point de vue lui-même, tout comme on pouvait critiquer celui de Hugo, dans les innovations duquel pourrait être décelée la cause première de la décadence ultérieure. Certes, il m’en coûte d’écrire cela, puisque je suis, au plan formel, la versification « hugolienne » dans ma propre activité. D’autre part, la poésie classique est devenue secondaire dans toutes les littératures occidentales et l’évolution ne peut donc guère être imputée à tel ou tel auteur – si ce n’est par l’influence prédominante de la littérature française sur nombre de littératures européennes encore à l’époque.
Toujours est-il que telle est la poésie que nous appelons ici classique, non celle de Malherbe et Boileau (qui l’est, indéniablement, à un stade de ses conventions plus ancien) mais celle de Hugo et de toute la période qui va de ce dernier à Apollinaire ou à tous ceux qui n’ont ni suivi les innovations d’Apollinaire ni choisi le vers libre, et qui ont disparu de ce qui s’appelle le monde littéraire qui compte.
†Je dis que ce titre est pompeux car personne n’ambitionne d’écrire des vers « rationnellement » et la formule est donc malheureuse. Il me paraît toutefois évident qu’elle se veut la traduction d’une pensée que je partage, à savoir que les règles de la versification reflètent une connaissance rationnelle empirique d’un ensemble de lois esthétiques orientée vers la production d’un effet maximal. Ces lois relèvent de domaines multiples, à commencer par la physiologie (la physiologie des sens). Le vers est né dans la culture orale, où il représentait la seule technique de communication. Que cette technique particulière ait été supplantée par bien d’autres depuis lors n’empêche pas qu’elle reste puissante dans son domaine. Je ne suis pas le seul à vouloir écrire des vers après avoir ressenti l’effet profond que ceux-ci produisent.
††Pour le public, ces gens n’existent pas. Et pourtant. J’ai nommé plus haut une revue, qui se présentait comme l’organe d’un Conservatoire de la poésie classique française, et j’ai moi-même contribué pendant plusieurs années à la revue de poésie Florilège, où le vers classique occupe une place importante. Malheureusement, la qualité de cette production contemporaine me laisse dans l’ensemble très sceptique. Le présent essai n’est pas tant un appel à lire ce qui s’écrit en poésie classique aujourd’hui, car je craindrais beaucoup de déception de la part du lecteur, qu’une invitation à en écrire soi-même, en espérant que des poètes dignes des grands noms sauront se distinguer.
†††Hugo ne se serait jamais permis d’écrire un alexandrin où la césure médiane tombât au milieu d’un mot (et je ne sais qui peut être considéré comme l’introducteur de cette « innovation », laquelle, pour le coup, me paraît être l’une des plus propres à faire parler de décadence, compte tenu de l’impossibilité totale où de tels vers mettent le lecteur de scander). Avec un peu d’exagération (car le problème résidait principalement dans des principes de la dramaturgie que je ne discute pas ici), on peut dire que la fameuse bataille d’Hernani, nouvelle bataille entre les anciens et les modernes, portait sur un enjambement. L’effet d’un enjambement paradoxal (« l’escalier / Dérobé ») peut être en soi comique, bien que ce ne soit pas l’effet recherché ; or, ce qui est comique sans le vouloir doit-il être porté au crédit de l’auteur ou à son débit ? Les défenseurs de Victor Hugo disaient que c’est à son crédit car ils prétendaient avec leur champion que les règles de l’enjambement, trop rigides, devaient être assouplies. Les détracteurs de cette incongruité burlesque n’auraient-ils pas dû se contenter d’en rire ? Las ! comment le pouvaient-ils, voyant que l’on en faisait un argument ? Or de tels enjambements tirés par les cheveux doivent nécessairement rendre le travail des acteurs plus difficile et forcer leur diction de textes versifiés vers celle d’une pure et simple prose, ce qui n’a pas manqué de se produire avec le temps. Cayotte défend ainsi l’enjambement : « Il est devenu très fréquent avec la réforme romantique et d’autant plus fréquent que la rime plus riche rendait plus sensible le rythme du vers. » (p.XXIII) L’enrichissement de la rime évoqué plus haut, vu comme un progrès, aurait donc servi à déliter la structure du vers par un autre côté. Le vers malherbien est le seul qui permette à l’acteur (ou au lecteur de vive voix) de rendre la versification avec le plein effet que ses règles ont pour but de produire. Dès lors que l’on acceptait les enjambements paradoxaux avec les gilets rouges de la bataille d’Hernani, on rendait futile le fait d’écrire des pièces en vers. L’histoire a donc donné raison aux « anciens » dans cette bataille. Le drame romantique est une figure paradoxale et transitoire entre le drame classique et le théâtre en prose. Les « anciens » le savaient, les « modernes » étaient aveugles.
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Voyons à présent ce que l’auteur anonyme de la plaquette nous dit au sujet de l’art des vers.
En puisant dans Martin-Saint-René, notre auteur énonce des incongruités dont il ne paraît pas conscient. C’est ce genre de choses que nous entendons pointer du doigt car elles sont de nature à donner une image erronée de la versification à ceux qui voudraient la pratiquer.
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1/ L’impair
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Prétendre qu’« [i]l n’y a pas de vers de 9 ou 11 pieds, en prosodie régulière ils sont en dehors du rythme » (p.1), alors que le Français moyennement cultivé a vaguement entendu dire que ces vers sont la spécialité de Verlaine (« l’impair »), ressemble beaucoup à de l’outrecuidance, car Verlaine passe pour un excellent versificateur. Son intérêt pour les vers impairs, qui ne me paraît ni blâmable ni particulièrement recommandable, avait sans doute, né d’une lassitude des formes plus communes, un petit côté provocateur à l’époque, mais lâcher une telle phrase comme si Verlaine n’avait jamais existé, c’est quelque chose.
Cayotte est bien plus pondéré et, selon moi, dans le vrai : « Le vers de neuf syllabes, ou ennéasyllabe, fut peu employé jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, sauf dans la déclamation musicale, chansons ou opéras. La recherche de formes neuves ou rénovées amena les poètes, postérieurs à Théodore de Banville et à Paul Verlaine, à étudier les conditions d’équilibre de ce mètre impair. » (p.IV) & « Le vers de onze syllabes ou endécasyllabe, comme le vers de neuf, n’a été usité d’une façon courante que dans la seconde moitié du XIXe siècle, et surtout depuis Paul Verlaine qui, dans son Art poétique, conseilla de préférer l’impair à tous les autres mètres. » (p.V)
Il faut croire que MSR ne goûtait pas, mais vraiment pas du tout, l’Art poétique de Verlaine, cependant c’est là une opinion hétérodoxe et il eût par conséquent été bienvenu, en la citant, d’en présenter les raisons ; sans cela, on cherche à faire passer clandestinement une hétérodoxie (qui peut au demeurant ne pas être sans mérite) pour un point de vue établi. En l’occurrence, je suis frustré de ne pas connaître les raisons de MSR car elles ont pour elles un certain sens commun poétique dans la mesure où ces vers n’étaient guère usités avant Verlaine, qui cherchait du neuf.
Ce sens commun hypothétique a cependant des limites car il ne porte que sur les vers de 9 et 11 syllabes et non sur tous les vers impairs, Cayotte rappelant, au sujet du « vers de sept syllabes, ou eptasyllabe (sic : plus souvent, heptasyllabe) » que « La Fontaine l’employa beaucoup ». Que les vers de 9 et 11 vers soient « en dehors du rythme » alors que les vers de 7 syllabes seraient quant à eux « dans le rythme », me rend très douteuses les raisons sous-jacentes à l’affirmation elle-même. La raison principale en est sans doute qu’il faut une césure dans ces vers impairs plus longs et que la césure d’un vers impair ne peut couper le vers en deux parties égales, par définition. Une fois qu’on a dit cela, il reste à dire pourquoi ce serait « en dehors du rythme ». (Je montre sans doute là mon défaut de connaissances en matière d’écriture musicale, alors que je soupçonne MSR de vouloir raisonner à partir de ce genre de connaissances ; je ne peux donc dire si, pour lui, loin d’être un équivalent de la technique du contretemps, laquelle resterait dans les limites du classique musical, ces vers impairs longs nous font basculer vers l’équivalent de l’atonalité musicale, plus du tout classique.)
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2/ L’e muet des verbes au pluriel
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« Les mots terminés par un E muet qui se trouvent être au pluriel comme : joies – patries – oies – nouent, sont absolument interdits dans le vers et ne peuvent être utilisés qu’à la rime. Il en est de même pour les verbes à la troisième personne du pluriel, où l’ent fait suite à une voyelle sonore, à tous les temps, sauf à l’imparfait et au conditionnel. » (p.3)
Dans le membre de phrase « à tous les temps, sauf à l’imparfait et au conditionnel », c’est « sauf à l’imparfait et au conditionnel » qui devrait être souligné, puisque l’exception, considérable en soi, fait que la règle ne s’applique en fait qu’au présent et au présent du subjonctif, les quatre temps en question étant les seuls où le cas de figure puisse se présenter (si je ne m’abuse). Pour le verbe nouer, on ne trouve au pluriel un e muet qu’au présent (ils nouent), au présent du subjonctif (qu’ils nouent), à l’imparfait (ils nouaient) et au conditionnel (ils noueraient). Nous avons par conséquent une règle qui ne peut s’appliquer qu’à deux temps, puisqu’à l’imparfait et au conditionnel, par convention, elle ne s’applique pas et qu’à tous les autres temps elle ne peut pas trouver à s’appliquer.
Dès lors la question se pose de savoir s’il convient de garder ce traitement exceptionnel pour le présent de l’indicatif et le présent du subjonctif. Certes, la règle découle du fait que l’e muet final ne peut s’élider quand le mot est terminé par une marque du pluriel, mais puisqu’une exception est permise pour certains temps je serais enclin à étendre l’exception aux deux présents également, c’est-à-dire à tous les verbes conjugués, car je ne vois pas en quoi « ils voyaient » et « ils voient » appellent un traitement différent. Autrement dit, il me semble, pour qu’une exception soit cohérente en la matière, qu’elle concerne tous les e muets suivis de la marque du pluriel en -nt.
En p.7, l’auteur rappelle que les verbes à l’imparfait et au conditionnel font des rimes masculines, à savoir, « elles nouaient » est une rime masculine parce qu’« elle nouait » est une rime masculine. A contrario, « ils nouent » est une rime féminine, tout comme « il noue ». Mais ce point, qui établit une différence entre des temps au point de vue de la rime, n’implique pas une différence au plan qui nous occupe ici.
On trouve dans Lamartine « Beaux enfants de la nuit, que vos yeux soient ouverts ! » (La chute d’un ange). Je note également ce vers de Charles Coran, un contributeur du Parnasse contemporain : « Ô le triste climat, maudits soient les hivers ! »
En p.7 encore, l’auteur explique que « quelques verbes au présent suivent la même règle » que les verbes à l’imparfait, à savoir : comme « il fuit » est masculin, « ils fuient » est masculin et peut donc figurer tel quel à l’intérieur d’un vers. Par conséquent, dans l’exemple que j’ai pris, « ils voient » est également permis. Cependant, et cela devient comique, cette permission ne s’étend pas au présent du subjonctif ! Car le singulier d’un tel verbe au subjonctif étant « qu’il fuie », son pluriel au subjonctif « qu’ils fuient » ne peut se voir appliquer la même règle ! L’auteur précise : « Bien entendu, la même forme n’a pas le même caractère au subjonctif où elle n’a pas la même exacte prononciation ». Il fallait oser : « fuient » indicatif n’a pas la même prononciation que « fuient » subjonctif††††. Ou plutôt « la même exacte » prononciation, c’est-à-dire la même prononciation, oui peut-être, mais pas la même exactement…
Ces subtilités ne sauvent pas, on le comprend, le vers de Lamartine cité plus haut puisqu’il s’agit là de toute façon d’un subjonctif. Or ce vers est tout de même sauvé, par la remarque suivante : « Pour soient (subjonctif du verbe être), l’ent a le même caractère de marque du pluriel qu’à l’imparfait du verbe (la conjugaison indique l’absence d’E muet : que je sois, que tu sois, qu’il soit). » (p.7)
L’excessive subtilité de ces règles plaide pour une simplification. (J’appelle l’attention du lecteur sur le fait qu’être subtil n’est pas toujours une qualité : voyez ce que dit Kant de la philosophie scolastique, caractérisée par sa subtilité [Subtilität].)
††††J’imagine qu’on puisse trouver une sorte de différence d’inflexion entre « ils fuient » et « qu’ils fuient » : qu’en est-il de la phrase « au cours de l’attaque ils fuient », ce « qu’ils fuient » indicatif est-il encore différent d’un « qu’ils fuient » subjonctif ? Même si c’était le cas, même si l’on ne pouvait jamais rendre la prononciation pour l’un et l’autre temps parfaitement identiques en toute rigueur, je gage que personne ne fait la différence en dehors de quelques cercles qui prennent peut-être trop au pied de la lettre certaines conclusions de linguistique. Quand des individus sont les seuls à entendre des voix, le plus souvent ce n’est pas une cause d’admiration. Mais surtout, pourquoi une simple différence d’inflexion devrait-elle avoir des conséquences dans un problème qui relève du compte des syllabes ?
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3/ L’hiatus
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« La règle est absolue : on ne peut accepter aucun hiatus en poésie. » (p.4)
L’auteur précise cependant que la règle ne s’applique qu’entre deux mots et pas à l’intérieur d’un même mot (comme « consensu-el »), avec une justification plutôt hermétique : « La rencontre de deux voyelles à l’intérieur d’un même mot : la diphtongue, est une liaison de sons coulés dans une même émission de voix, et est différente. Seuls font hiatus la rencontre de deux mots différents, en deux émissions de voix. » (p.4)
Je ne vois pas bien ce qu’est une « émission de voix », ici, puisque la voix, pour être quelque chose, doit forcément s’émettre, mais il est certain que la règle de l’hiatus ne peut s’appliquer à l’intérieur d’un même mot sauf à exclure par-là de la poésie un grand nombre de mots.
J’ajoute que la règle n’est pas non plus suivie pour certaines expressions, qui pourraient d’ailleurs être décrites comme « une liaison de sons coulés dans une même émission de voix », telles que : « çà et là », « peu à peu », « un à un »… Par exemple, dans Baudelaire : « Traversé çà et là par de brillants soleils » (Les Fleurs du mal).
Je trouve par ailleurs dans Hugo : « Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira » (Les Contemplations). Hugo a sans doute considéré le refrain sans-culotte « Ça ira » comme une seule et même « émission de voix », lui qui changea pourtant, comme l’indique Dorchain, un « là aussi » qui ne choque guère l’oreille en un « aussi là » rendant le vers illisible.
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4/ La consonne d’appui
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« Le manque de mots pour certaines rimes ne permet pas toujours de suivre cette règle [la consonne d’appui pour la rime] qu’on doit cependant respecter, chaque fois qu’on le peut. » (p.5)
Cette injonction est maladroite. Le principe est en réalité le suivant : même sans consonne d’appui, une rime est suffisante si le nombre de mots d’une langue pouvant rimer entre eux avec ce son est relativement faible. Une rime cothurne-diurne est amplement suffisante, sans que le poète se sente obligé d’employer le mot « taciturne » à la place de « diurne » (et la rime cothurne-taciturne peut quant à elle être considérée comme riche).
Et si je voulais trouver une rime avec « Mab, urne », il existe bien le mot « burne » qui me permettrait de respecter la règle de la consonne d’appui, mais la question est plutôt : est-ce que je le dois ? et la réponse est non.
Enfin, je refuse de pinailler quand la consonne d’appui manque même pour les sons plus communs, en particulier dans des pièces un peu longues. C’est le bon sens même. Certes, un sonnet gagne beaucoup à des rimes riches, mais dans des poèmes plus étendus ce serait un exercice de virtuosité qui pourrait y compris brouiller l’effet du poème, ainsi que le fait remarquer Dorchain, pour qui le pittoresque peut appeler un rythme soutenu de rimes riches, des pièces plus intimistes nullement.
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5/ La rime seulement auriculaire
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« [I]l faut bannir les rimes inexactes comme Toi et Toit – Luit et Lui – Nuit et ennui » (p.6)
Le faut-il, après Baudelaire : « Il rêve d’échafauds en fumant son houka. / Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat » (Les Fleurs du mal) ?
Personnellement, je n’adopte pas cette liberté de Baudelaire, sauf au pluriel, dont la marque annule la contrainte d’équivalence des consonnes muettes (d avec t etc.) : au pluriel, toutes les lettres muettes sont équivalentes. Je crois tirer ce principe de Dorchain ou de Cayotte ; je l’ajouterai en commentaire à ce billet si je retrouve le passage. Cela me paraît découler du principe même de la rime visuelle : la marque du pluriel dans les deux cas suffit à rendre la rime visuelle.
Encore une fois, notre auteur anonyme est un peu trop péremptoirement impératif, contre l’usage même des plus grands classiques pré-apollinariens. Baudelaire fait également beaucoup rimer le mot « sang » avec des participes présents en -ssant. Dès lors, la règle « il faut bannir… » demande d’abord, avant d’être suivie aveuglément, à être justifiée, si elle doit l’être, contre des exemples répétés de notre littérature.
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6/ La femme a-t-elle une âme ?
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« Le mot femme rime avec les mots en ame. Les mots en âme avec un accent circonflexe, ne riment pas avec ceux qui n’en ont pas, comme d’ailleurs couronne et trône ou homme et fantôme. » (p.6)
À ce stade, je pense qu’il est superflu de souligner que la rime femme-âme est fréquente. Cependant, au crédit de notre auteur, c’est un reproche que l’on faisait déjà à Voltaire.
Or le raisonnement de l’auteur est mauvais. Certes, l’o d’homme n’est pas le même que celui de fantôme, mais l’o de fantôme est le même que celui de chrome qui n’a pourtant pas d’accent circonflexe. Il ne s’agit nullement d’une question de graphie, et, pour ce qui est du son, j’avoue n’entendre aucune différence entre l’a de femme et celui d’âme.
Certes, je ne suis pas le meilleur juge en la matière puisque j’ai fait un jour rimer parfum et fin. Mon grand-père Cayla (paix à son âme), qui lut ces vers, appela mon attention sur le fait que le son n’était pas identique dans les deux mots. En exagérant beaucoup, sans doute, la prononciation, il me fit entendre une vague différence ; je changeai donc mon poème et n’utilise plus cette rime, sans pour autant être capable de prononcer des sons différents pour ces mots, sauf à produire un effet comique. (En l’absence de différence sensible, les consonnes muettes m et n étant équivalentes, la rime est correcte.)
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7/ De la variété linguistique d’un couple de mots à la rime
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« Il faut essayer (ce n’est pas toujours facile, et ce n’est qu’une indication) de ne pas faire rimer deux noms, deux adjectifs, deux adverbes – en somme, chercher la variété et fuir la monotonie. C’est là que le chant intérieur et le travail de la composition jouent. » (p.6)
Cette fois l’auteur mitige l’impératif : « ce n’est qu’une indication ». Il n’y a toutefois qu’à se reporter au passage tiré de Boileau en p.4 pour voir ce que vaut cette indication :
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
Il est un heureux choix de mots harmonieux,
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée.
Sur quatre rimes, une seule suit le conseil de notre auteur, la dernière, où pensée est un nom et blessée un adjectif. Autrement, riment entre eux (1) deux noms, (2) deux participes passés et (3) deux adjectifs.
Oui, la variété est une bonne chose mais une telle indication est au fond absurde car il est très fréquent que deux noms, deux adjectifs, etc., riment ensemble, c’est même le plus fréquent ; il n’y a donc aucune raison de dire « il faut essayer de l’éviter », une balourdise. C’est si le poète constate que toutes ou la plupart de ses rimes sont des noms ou des adjectifs, etc., et qu’il a donc gravement négligé la variété, qu’il doit retravailler son poème.
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8/ Sans commentaire
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« Les rimes trop faciles et banales sont médiocres, comme songe et mensonge. » (p.6)
Ici l’auteur atteint au monomaniaque. Dire qu’une telle rime est médiocre en soi, c’est complètement insensé. Il est au contraire évident que cette rime peut permettre d’excellents vers ; cela n’a rien à voir avec la rime elle-même, qui sera bonne si le poète est bon, médiocre s’il est médiocre.
J’insiste pour bien montrer à quel point le raisonnement est vicieux. Après avoir dit en 4/ qu’il fallait une consonne d’appui à la rime « chaque fois qu’on le peut », à présent l’auteur prétend interdire l’usage de songe et mensonge à la rime car, en dehors d’un improbable axonge (« graisse de porc fondue, utilisée comme excipient pour des préparations dermatologiques »), il n’existe pas d’autre rime avec cette consonne d’appui (du moins dans le Cayotte, même si parmi les quelque 36 000 communes de France on doit pouvoir trouver un nom qui convienne, et le poète n’aurait alors plus qu’à transporter son poème dans cette commune). Certes, un poète qui voudrait utiliser une consonne d’appui chaque fois qu’il le peut, même pour -onge (qui ne compte que dix-huit choix possibles dans le dictionnaire des rimes de Cayotte) n’aurait d’autre alternative, s’il écrit un vers se terminant par songe (mensonge), que de faire terminer le suivant par mensonge (songe). Dans ce cas, la rime devient en effet banale puisqu’on ne peut lire l’un de ces mots à la rime sans attendre l’autre, mais c’est là le résultat d’une règle (la consonne d’appui) elle-même exorbitante dans de nombreux cas et en particulier pour les mots à la terminaison relativement rare, comme ceux en -onge.
Enfin, il n’y a pas de rimes faciles ou difficiles ; je peux très bien utiliser le premier mot qui me vienne et écrire quelque chose d’excellent, comme je peux le faire et écrire quelque chose de mauvais.
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9/ Le cas des rimes embrassées
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« Au cours d’un poème, jamais une rime masculine ne doit être suivie d’une rime masculine différente (ou une rime féminine d’une rime féminine différente). Beaucoup de poètes débutants font la faute en commençant un quatrain par une rime du même genre que celle qui a terminé le quatrain précédent. » (p.8)
Ceci est démenti par la structure des deux quatrains d’un sonnet, qui reste cependant exceptionnelle. J’ai publié un certain nombre de poèmes où des quatrains à rimes embrassées suivent le modèle du sonnet et sont donc fautifs de ce point de vue, mais je revendique l’exemple de Baudelaire, dont le poème liminaire des Fleurs du mal, Au lecteur, est lui-même ainsi construit :
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
&c (On notera au passage la rime lâches-taches, que notre auteur, en 6/, a prétendu prohiber, ainsi que l’absence de consonne d’appui pour aveux-bourbeux, alors que la terminaison -eux n’est pas rare en français.)
Ici le « débutant » Baudelaire fait commencer un quatrain avec une rime féminine (lâches) alors qu’il a terminé le précédent aussi par une rime féminine (vermine). Baudelaire ne réitère pas cet écart dans le recueil, mais la mise en exergue, à la place liminaire, d’un poème présentant une structure considérée comme fautive, est significative. Quoi qu’il en soit, ceux de mes poèmes que j’ai écrits ainsi se réclament de ce modèle : le poème Au lecteur des Fleurs du mal.
Les rimes embrassées (a-b-b-a) sont les seules susceptibles de produire une telle « infraction » et, pour cette raison, exigent une alternance d’un quatrain à l’autre : le premier commençant par une rime féminine (ou masculine), le second doit commencer par une rime masculine (ou féminine), et ainsi de suite. Cette particularité rend l’usage normal des rimes embrassées un peu plus difficile : en effet, si un poète souhaite retrancher ou déplacer un quatrain dans son poème, c’est possible sans autre formalité avec des rimes croisées mais pas avec des rimes embrassées, car le retrait d’un quatrain aux rimes embrassées rompt la règle susdite, et le poète doit donc supprimer deux quatrains successifs ou ne rien supprimer.
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Conclusion
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La lecture de cette plaquette crée un sentiment allant de la douche froide au comique. L’auteur multiplie les injonctions péremptoires au point qu’elles risquent d’en devenir paradoxales. La tendance est clairement à la virtuosité, voire aux acrobaties, sans doute au détriment du fond. L’ensemble est maladroit et ne peut être que dissuasif. J’espère avoir rendu, par cette mise au point, la versification française plus attrayante, en lui ayant rendu purement et simplement justice.

« Prétendre qu’« [i]l n’y a pas de vers de 9 ou 11 pieds, en prosodie régulière ils sont en dehors du rythme » (p.1), alors que le Français moyennement cultivé a vaguement entendu dire que ces vers sont la spécialité de Verlaine (« l’impair ») etc. »
Un early défenseur (je suis obligé d’employer le terme anglais car il n’existe pas d’équivalent français et je suis fatigué d’employer de longues et sottes périphrases du seul fait de l’absence d’un mot dont l’utilité semblerait devoir pourtant avoir sauté aux yeux des locuteurs français il y a des lustres de cela, n’était une inertie intellectuelle, et qu’il n’est pas correct d’écrire « un tôt défenseur ») un early et, semble-t-il, ignoré défenseur de l’impair est Joachim du Bellay : « Adopte-moi aussi en la famille française ces coulants et mignards hendécasyllabes, à l’exemple d’un Catulle, d’un Pontan et d’un Second : ce que tu pourras faire, sinon en quantité, pour le moins en nombre de syllabes. » (Défense et Illustration de la langue française, 1549)
On voit donc que Verlaine ne faisait pas preuve d’une bien grande originalité. Pas plus que les introducteurs du vers libre peu après, car on trouve dans le même essai de Du Bellay : « [Q]ui ne voudrait régler sa rime comme j’ai dit, il vaudrait beaucoup mieux ne rimer point, mais faire des vers libres, comme a fait Pétrarque en quelque endroit, et de notre temps le seigneur Louis Aleman, en sa non moins docte que plaisante Agriculture. »
Un passage intéressant sur la versification classique dans Mauriac, qui, comme on sait, commença par écrire de la poésie, avant de devenir célèbre avec des romans et de conclure sa chute dans le journalisme.
« Commentant les grands honneurs funèbres rendus à Paul Valéry, Claudel dit drôlement dans son Journal que ce furent les funérailles solennelles du vers alexandrin. Mais il se trompe, parce que le vers alexandrin est ami de la mémoire. Je pourrais citer à l’infini des vers de Racine et de tous les romantiques français, de Hugo à Musset et à Vigny, de Baudelaire à Verlaine. Aucun d’Eluard et les autres. Le vers libre est libre en ceci surtout qu’il s’évade librement de la mémoire, qu’il n’y reste pas. Je n’en ai jamais pu citer aucun, et de Claudel précisément, sans me référer au texte. » (Bloc-notes, 5 décembre 1969)
C’est bien envoyé. Je dois cependant à la vérité de dire que, même ayant lu et relu beaucoup de poésie en alexandrins, notamment bien sûr les poètes cités par Mauriac, et poète en vers classiques moi-même, je n’ai en mémoire qu’une poignée de vers. Mauriac a raison de dire que « le vers alexandrin est ami de la mémoire », comme les autres mètres classiques, d’ailleurs, avec la rime, mais cette mémoire doit être cultivée d’une certaine manière qui ne se pratique plus.
« 9/ Le cas des rimes embrassées. (…) J’ai publié un certain nombre de poèmes où des quatrains à rimes embrassées suivent le modèle du sonnet et sont donc fautifs de ce point de vue, mais je revendique l’exemple de Baudelaire, dont le poème liminaire des Fleurs du mal, Au lecteur, est lui-même ainsi construit. »
On trouve le même genre d’« anomalie » dans des Stances de Malherbe :
Quoi donc, ma lâcheté sera si criminelle ?
Et les vœux que j’ai faits pourront si peu sur moi,
Que je quitte Madame, et démente la foi
Dont je lui promettais une amour éternelle ?
Que ferons-nous, mon cœur, avec quelle science,
Vaincrons-nous les malheurs qui nous sont préparés ?
Courrons-nous le hasard comme désespérés ?
Ou nous résoudrons-nous à prendre patience ?
Non, non, quelques assauts que me donne l’envie
etc.
Ces Stances se trouvent pp. 46-7 des Poésies de Malherbe dans l’édition de 1971 chez Poésie/Gallimard. C’est le seul exemple de rimes ainsi embrassées dans l’ensemble du volume.
Mêmes rimes embrassées « baudelairiennes » ou « malherbiennes » dans le poème Captive de Marie Noël (Les Chants de la Merci, 1930) :
Il était une fois une joyeuse enfant
Dans mon pays. Son âme en elle était plus gaie
Que l’oisillon des champs sautillant sur la haie,
Plus vive que le vent.
Quand elle s’en allait à l’herbe le matin,
Mêlant ses pieds aux fleurs le long de la venelle,
L’espérance en secret voltigeait devant elle
Sur la menthe et le thym.
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Et quand elle vaquait aux soins de la maison etc.
On trouve également des rimes embrassées de cette façon dans la pièce Dom Garcie de Navarre de Molière (1661). La pièce est en rimes suivies, à l’exception d’une lettre lue sur la scène (Acte II, scène VI) qui comporte trois quatrains en rimes embrassées. Les rimes de ces quatrains ne respectent pas la règle énoncée.
Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme,
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
Je chéris tendrement ce qu’a fait Dom Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs ;
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux, avec sa jalousie.
Ôtez donc à vos feux ce qu’ils en font paraître etc.
On trouve encore de telles rimes embrassées dans le poème « Arcades ambo » du recueil posthume Invectives de Verlaine. Dans ce poème de six quatrains, les deux premiers et deux derniers quatrains ne respectent pas la règle de l’alternance ; il y a en revanche alternance du deuxième au troisième et du troisième au quatrième. Plus qu’une intention délibérée, il faut très vraisemblablement y voir une indifférence du poète, dans un recueil qui, entre autres négligences prosodiques, rime « prussien » et « messin », ce qui est l’occasion de cette note de bas de page par l’auteur : « Ça rime mal, / Mais m’est égal. »
Consonnes d’appui équivalentes
« On notera au passage (…) l’absence de consonne d’appui pour aveux-bourbeux, alors que la terminaison -eux n’est pas rare en français. »
Au sujet de la consonne d’appui, certaines rimes sont considérées comme possédant cette consonne d’appui alors même que ladite consonne n’est pas la même dans chacun des deux mots rimant entre eux : cela concerne les consonnes dites équivalentes entre elles. Dans le fascicule dont nous nous sommes servis, une table de ces équivalences est donnée, tirée de Martin Saint-René. La voici, suivie de quelques explications :
B-P / D-T / F-V / J-CH / K-C / N-GN / X-C-Z
Il nous semblait que le S liquide (fricative alvéolaire voisée) et le S solide ou SS (fricative alvéolaire sourde) étaient équivalents mais cette équivalence n’apparaît pas ici. Le point est à vérifier mais, s’agissant de deux « fricatives alvéolaires », il semblerait bien qu’il eût fallu inclure cette équivalence. On notera que MSR place le C comme équivalent du Z (et du X), et s’il s’agit du C en tant que son S solide et du Z comme du son S liquide, cela revient à ce que nous venons de dire. Par ailleurs, le C et le K pouvant être le même son, celui d’une « occlusive vélaire », l’équivalence va de soi puisque c’est le même son ; autrement, il s’agit d’une équivalence entre le C fricatif alvéolaire et le K occlusif vélaire. Ceci est impossible à déterminer à partir du fascicule, qui pèche donc sur ces points particuliers.
Cette convention des équivalences repose évidemment sur la phonétique, à savoir que des consonnes d’appui sont équivalentes entre elles dès lors qu’elles appartiennent à une même classe phonétique ; par exemple, B et P sont toutes deux des « occlusives bilabiales », F et V des « fricatives labio-dentales », etc. C’est une facilité accordée au poète et légitimée par le phonétisme.
Mais, encore une fois, nous nions que la consonne d’appui soit une nécessité rigide : les rimes riches ne sont pas toujours nécessaires ni même recommandées. Le critère principal restant selon nous celui de la richesse du vocabulaire pour une rime donnée.
Dans le cas de la rime en « eux » dans le poème de Baudelaire, le vocabulaire en terminaison « eux » étant abondant en français, le poète aurait pu sans trop de difficultés chercher une consonne d’appui pour sa rime. Ce qu’il n’a pas fait, « aveux » et « bourbeux » ne possédant ni la même consonne avant le son « eu » ni des consonnes équivalentes, comme ç’aurait été le cas si « aveux » avait rimé avec « feux » ou « bourbeux » avec « pulpeux », par exemple.
« La règle [du hiatus] n’est pas non plus suivie pour certaines expressions, qui pourraient d’ailleurs être décrites comme « une liaison de sons coulés dans une même émission de voix », telles que : çà et là, peu à peu, un à un… Par exemple, dans Baudelaire : Traversé çà et là par de brillants soleils (Les Fleurs du mal). »
Dans La Comédie des Académistes (1650), Saint-Évremond fait parler le poète Chapelain de la manière suivante :
« Mais, que fais-je, étourdi ? Dieux l’étrange aventure !
J’ai mis sans y penser une grosse hiature !
Ne suis-je pas bien sot de mettre peu à peu ?
Je l’ai mis cependant, pour avoir trop de feu. » (Acte II, scène I, v. 171-174)
La pique pourrait être diversement comprise et interprétée. Constatant que, dans sa pièce, Saint-Évremond n’est pas très regardant sur la règle des hiatus – on en trouve dans quelques vers –, on peut penser qu’il moque son Chapelain pour son scrupule à cet égard. Il n’est pas impossible que Saint-Évremond ne fût pas au fait des exceptions que nous soulignons.
Nous tâcherons de retrouver un exemple de vers classique comportant un « peu à peu », que nous sommes certain d’avoir rencontré.
« Nous tâcherons de retrouver un exemple de vers classique comportant un « peu à peu », que nous sommes certain d’avoir rencontré. »
On trouve deux « peu à peu » dans le recueil Les chauves-souris de Robert de Montesquiou (1892). Dans ce recueil, Montesquiou ne se montre pas un versificateur des plus rigoureux (césures verlainiennes, c’est-à-dire mépris de la césure [voyez le message du 9/9/25 ci-dessous], rimes normandes [chercher-chair] à une époque où l’on n’osait plus en faire…) mais il ne s’y trouve pas d’hiatus. Il est donc bien permis de considérer que « peu à peu » fait partie de ces expressions où, bien qu’un hiatus soit présent (« peu à »), il est permis.
« La chauve-souris de mon souci / Peu à peu se mêle à cette danse »
« Le passereau peu à peu devient noctule / Dans l’air lentement fait serein »
Sur la scansion des vers dans l’art dramatique, on trouve le passage suivant dans La femme pauvre (1897) de Léon Bloy : « Étant, ainsi que la plupart des Méridionaux cultivés, un assez bon virtuose de lecture, il en profitait pour lui apprendre cet art difficile, si profondément méprisé par les gazouillards de la Comédie-Française et les liquidateurs de diphtongues du Conservatoire, – lui révélant de la sorte les plus hautes créations littéraires, en même temps qu’il lui donnait le secret d’en exprimer la substance : « Le sublime et la manière de s’en servir ! » disait-il. »
Les « liquidateurs de diphtongues » semblent signifier que les personnes concernées saccageaient, à l’époque déjà, le rythme des vers en ignorant la prononciation régulière des diérèses (c’est ainsi que je comprends le fait qu’ils liquidassent les diphtongues). Comme ces personnes sont dites appartenir au Conservatoire, faut-il comprendre qu’il s’agit seulement de chanteurs lyriques ? Dans tous les cas, les « gazouillards de la Comédie-Française » sont peut-être coupables de la même faute, dans l’esprit de l’auteur. Le passage se poursuit en effet ainsi :
« Un jour qu’il lui avait fait lire entièrement Britannicus, édulcorant, par de fréquentes interruptions, l’effrayant ennui de ce chef-d’œuvre, il la conduisit au Théâtre-Français, où l’on jouait précisément la tragédie dont elle bourdonnait encore.
« À l’extrême stupéfaction de son écolière, il lui fit remarquer que pas un seul vers du poète, pas un seul mot n’est prononcé, mais que les comédiens fameux, nourris dans les gueuloirs de la tradition, juxtaposent au texte une espèce de contrepoint déclamatoire, absolument étranger, qui ne laisse pas transparaître un atome du poème vivant qu’ils ont la prétention d’interpréter.
« Il lui montra de quelle manière le public, enlevé au troisième ciel de la Rengaine et hypnotisé par les mots de « diction », de « syntaxe phonétique », d’« intonations émotionnelles », etc., comme par des bouchons de carafe, croit sincèrement entendre du Racine que les acteurs, encore plus sincères, croient lui débiter. »
« Les grands versificateur ultérieurs, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud…, qui ont révolutionné la poésie à leur manière, n’ont cependant produit aucune innovation dans la prosodie elle-même (voyez néanmoins les remarques à 1/ infra sur les vers impairs). »
Cette affirmation n’est pas des plus exactes concernant Verlaine. En effet, ce dernier, outre son insistance sur le vers impair (que nous rappelons dans le passage cité et qui nous paraît bénigne), a eu tendance à s’écarter de bien des règles et usages de la métrique traditionnelle, et ce de manière de plus en plus accentuée au fil du temps. Je ne sais du reste s’il convient de parler d’innovations à cet égard, s’agissant bien plutôt de négligences qui devaient, suivies par les poètes suivants, conduire irrémédiablement à la décadence du vers classique et à sa fin.
Ainsi, Verlaine ne respecte pas toujours la césure à l’hémistiche, que ce soit entre deux mots où la césure ne devrait pas être (par exemple dans groupe nominal tel que « leurs / … ») ou à l’intérieur d’un mot (« Il a vaincu / la Fem//me belle, / au cœur subtil »), sans même, ceci, que cela puisse toujours se justifier par le vers « romantique », ternaire, comme dans : « En robe d’or /il a//dore, / gloire et symbole » (cette césures ternaire après l’e final d’« adore » ne respecte pas la règle classique de la césure, laquelle demande que cet e final s’élide dans une voyelle).
Je ne sais si certains commentateurs font la différence (ce que je connais de la critique ne le paraît pas) entre le vers « romantique » ternaire d’un Hugo et le vers ternaire verlainien, qui en est dans l’ensemble la reproduction de basse époque, une caricature. C’est une déstructuration de l’alexandrin qui en rend la scansion impossible. Un grand nombre de poètes après Verlaine ont versifié selon ces règles dégradées de la césure, qui font sortir en réalité ces œuvres de l’équilibre prosodique que j’ai voulu pousser dans mon essai jusqu’à Guillaume Apollinaire.
La même remarque s’applique aux enjambements. Quand Hugo suscita des remarques pour certains de ses enjambements, nous pouvons admettre aujourd’hui que ces remarques étaient excessives quand on les compare à ce que Verlaine s’est plus tard permis, et qui là encore rendent les vers illisibles dès lors qu’on s’attacherait à les scander, tandis que par comparaison ce que se permettait Hugo peut être considéré comme dans la limite du tolérable. (Son « escalier / Dérobé », convient-il d’ailleurs de souligner, se trouvant à l’intérieur d’une stichomythie, c’est-à-dire d’une succession de répliques courtes, doit passer largement inaperçu du public, lors de la représentation, même dans le cas où les acteurs respecteraient une diction prosodique.) Quant à Verlaine, il alla jusqu’à pratiquer l’enjambement coupant un mot en deux (« exquise- / Ment amusante »), ce qui se voulait bien sûr humoristique mais qui, se reproduisant plusieurs fois dans un même recueil, indique en même temps de la désinvolture ou une volonté forcenée de pastiche. Même sans relever ce cas extrême, il faut insister sur le fait que nombre d’enjambements paradoxaux placent la pièce dans le genre du pastiche, l’objet pastiché étant la poésie prosodique.
Tout poète qui se met à versifier le fait en imitation de modèles. Ce modèle était pour Verlaine le vers classique reçu, via Hugo et Baudelaire, de la poésie classique française. Dans la mesure où il n’a plus seulement suivi le modèle mais a fini par le pasticher, et que ce pastiche a passé finalement pour la nouvelle forme adéquate, tout comme la versification de Victor Hugo avait supplanté, dans le respect des règles (mais non de certains usages), la versification de Racine et de Boileau, la prosodie s’est éteinte, car la forme prosodique pastichée n’offrait pas une assise satisfaisante pour poursuivre l’effort de versification. Le même phénomène s’est reproduit dans l’ensemble des pays européens, avec des poètes dits décadents en ce sens qu’ils n’avaient pas la volonté ni sans doute la force de perpétuer une forme qui justifiait d’écrire de cette manière, et qu’ils en furent les fossoyeurs. Pour notre critique littéraire, ces fossoyeurs, abandonnant chacun à son tour telle puis telle autre règle classique, prennent le nom d’innovateurs. L’« innovation » est toujours dans le sens de la facilité, ce qui revient à dire, si ces « innovations » ont une justification poétique, que la poésie versifiée classique n’est pas de la poésie, et que la seule véritable poésie est… la prose, qui ne suit d’autres règles que celles de la grammaire et de la syntaxe, comme M. Jourdain quand il parlait à son épouse et à ses domestiques.
Paul Claudel parla ainsi de l’insupportable « métronome » de l’alexandrin, ce qui se voulait une justification de sa propre versification libre mais renferme également en soi la condamnation radicale de toute poésie classique (ce qui est paradoxal de la part de cet auteur en particulier, compte tenu des éloges qu’il fit aux auteurs classiques, dont certains n’ont écrit que dans cette forme qu’il disait trouver insupportable).