Gérard Blua : Une brève anthologie
Le poète Gérard Blua, écrivain, éditeur (Le Temps Parallèle, avec Jean Siccardi et Jean Aron, Autres Temps), animateur culturel (mouvement Expression Delta, échanges culturels internationaux dans le cadre du Centre culturel de Marseille…), et dont j’ai chez moi six recueils, me fait l’honneur de publier sur ce blog une anthologie poétique de mon choix.
Les origines à la fois grecques et italiennes de Gérard Blua le prédestinaient à vivre à Marseille, « seconde Athènes » sous la plume de Joachim du Bellay, aux fondements et florissement plus anciens (et peut-être plus durables) que ceux de Lutèce. Ce choix de poèmes montrera cependant que la poésie de Gérard Blua ne fait pas dans la couleur locale. Dans cette poésie qui va du vers libre au vers blanc (sous l’influence de l’écriture musicale, car Gérard Blua est également l’auteur-compositeur d’une centaine de chansons enregistrées à la Sacem), la culture est une ouverture sur le monde : latinité américaine (Pedro Mir), latinité orthodoxe (les poèmes à la Roumanie), Méditerranée nord-africaine (les poèmes à l’Algérie), Québec (avec un recueil publié à la fois en France et au Canada), etc. En tant qu’éditeur Gérard Blua a fait une large place à ces littératures.
Dans sa poésie onirico-politique, marquée par la répression des intellectuels en différents pays, notamment dans son recueil de 1982, j’aime voir, bien qu’il ne m’ait rien dit à ce sujet, la situation de la Grèce au temps des colonels.
Qui plus est, Gérard a nourri le dialogue des arts, car il est l’auteur de plusieurs ouvrages d’artistes présentant des peintres méditerranéens : Jean-Paul Moya (dont les belles muses masquées servent d’illustration principale à cette anthologie), Georges Briata, Léon Zanella, Pierre Ambrogiani…
N.B. Dans l’anthologie, les notes en italiques appelées par un obèle sont de ma plume.
Maux-Dire : Jeu Craie au tableau noir
(Le Temps Parallèle, 1982 1e éd. ; Éditions Campanile 2020 éd. revue et augmentée)
.
À Richard Martin†
Je dédie ces écrits
à toutes les plumes du monde
dans du plomb vil emprisonnées
à celles qui le furent
à celles qui le seront
car c’est la contradiction historique du plomb
de ne pouvoir affirmer autrement
l’incommensurable poids d’une plume
†Vu que le nom de Richard Martin apparaît plus d’une fois dans ce choix de poèmes, je crois bon d’indiquer qu’il s’agit du comédien et dramaturge, fondateur et directeur du théâtre Toursky (nommé en hommage au poète Alexandre Toursky) à Marseille, où entre autres Léo Ferré s’est souvent produit.
*
Mais les oiseaux insistent et s’appellent
Furie qui se multiplie
Et pousse leur infini
Dans les limites fragiles
De mon crâne
Craquements sifflements éclairs
Qui ?
Peut-on seulement être sûr de son lit
Qui ?
Ai-je su nager vers la notice d’emploi
Qui ?
Je demande le chemin des issues de secours
Qui ?
Craquements sifflements éclairs
Dans mon crâne
Qui sonne ?
Ma main vient de saisir ton corps mon ancre
Ma femme
Quelque part dans les pierres tranquilles
De chez nous
J’abandonne le navire sans mât aux voiles froissées
Par l’empreinte de nos deux corps
Ne t’effraie point les oiseaux sont partis
Sauf un qui tourne encore dans ma mémoire
Où il me cherche depuis que je suis né
*
Ils m’ont demandé mon nom
Et j’ai répondu
VIVRE
Dans la pièce d’à côté
Le bourreau aiguisait ses dents
Sur la meule du temps
Crissement insupportable
Acide coulé dans mes oreilles
Incandescence du son
Calcinant mon cerveau
J’ai voulu répéter
Mais ils m’ont dit
Que dans le fond
Tout cela
N’avait plus d’importance
*
Je me souviens :
Il y avait des fleurs sur ses lèvres
Et ils asséchèrent sa bouche
Il y avait des fleurs dans ses mains
Et ils guillotinèrent ses doigts
Il y avait des fleurs dans ses yeux
Et ils émondèrent son regard
Il y avait des fleurs dans son cœur
Et ils coupèrent les tiges de sa vie
Je me souviens
Nous trouvâmes ses graines
Dans les boues d’un régime
Les fanges d’un Système
Les déserts despotiques
Ses graines envolées
Dans les râles d’un peuple essoufflé
Nourri sourdement de sa sueur
Ses graines qui nous parlent sans cesse
De Lui mon frère de Lui mon double de Lui moi-même
Mais les fusils ne le savaient pas
Mais les fusils ne le savent pas
Mais les fusils ne le sauront pas
Je me souviens
De toutes mes morts fécondes
Comme Sisyphe de sa pierre
*
Je suis las
De leurs griffes de leur bave de leurs morsures
De leurs insultes de leur cris de leurs coups
La médiocrité m’imprègne me ronge se diffuse
S’insinue dans mes silences brûle mes mots
Les portes claquent les fenêtres battent
Dans mon crâne tout s’effrite se lézarde et entre
Dans la lente agonie de l’abandon définitif
Je cherche cependant sans espoir un repaire
Une marque une tache peut-être un souvenir
Quelque chose qui dise que j’existe
Un lien qui me rattache encore à moi-même
Mais leurs yeux nauséeux derrière leurs bureaux
À l’abri des lumières pointées
Gomment mes tentatives délavent mes efforts
Étirent mon cadavre sous ma peau fatiguée
Je suis las
De mes souffrances de mes résistances de ma vie
De mes errances de mes appels de mon doute
Et quelque part au plus profond de moi-même
Dans les ultimes caches de mes luttes clandestines
Traqué fourbu cerné rampant mais fuyard heureux
Un inconnu qui me ressemble
Et m’a longtemps habité dans mes caves contradictoires
Commence
La grève de ma fin
*
Sans cesse ils m’interrogent
Et je n’ai toujours pas compris
Ce qu’ils veulent savoir
Rien
Je crois certainement
Rien
Ils font partie
De ces laborieux bureaucrates
Dont le travail est de questionner
Bien
Je crois certainement
Bien
Mais qu’une seule réponse de ma part
Dérouterait violemment
De leur interprétation de l’aveu
*
Le requiem de mon cœur
Déverse et rythme un flot de musiques
De sang
Mon corps est à l’écoute systématique
De sang
Mes yeux se gorgent de l’intérieur
De sang
Ma bouche pâteuse s’imprègne
De sang
Mon être vibre et s’apaise
De sang
Les chants s’étirent et gonflent mes veines
De sang
Mélodies souveraines royales sous le masque
De la dépouille vaine que je laisserai
Sèche apparence épouvantail et mue rien
Oh hurlez cuivres cordes et percussions
Partition magistrale qui force le passage
Hurlez en moi jusqu’à cette dernière note
De sang
Dont je suivrai le cortège vibratoire
De sang
Jusqu’à l’ultime secret de mon cerveau
Et je me coucherai parmi mes souvenirs
De sang
Enfin tous retrouvés
*
Les journaux étaient silencieux
Ou bien n’étaient pas
Les voix des haut-parleurs
Les images des lucarnes
Tout forgeait un univers qui n’était pas
Mais à l’apparence nécessaire
ELLE
demandait voulait savoir demandait
vertige tourbillon tourmente folie
LUI
n’existait plus n’avait jamais pas
Imaginaire déposé aux pieds du meurtre
Rires des mercenaires
Rires des fonctionnaires
Regards lourds des voisins
Des autres de tous rires
Les libraires eux-mêmes ne connaissaient plus ce poète
Alors assise au bord du trottoir les pieds dans le caniveau
Au plus profond du gouffre de haine creusé par mille regards
ELLE
pensait à sa chance d’avoir créé un rêve
Et d’avoir pu l’aimer le vivre le posséder
*
Ils avaient traîné son corps sans vie apparente comme l’on sort le taureau
De l’arène après le spectacle bouffon et terrible et sanglant et comme l’on
Sortait certainement les esclaves du cirque après que les pouces se fussent
Baissés voilà des millénaires que l’on traîne les mêmes et que les mêmes
Les traînent dans une même ocre poussière qui enveloppe les mêmes rites
Et les mêmes pouvoirs et provoque la même toux de rage dans les mêmes
Gorges qui fixent les mêmes couteaux voilà des millénaires encore que les
Mêmes têtes se tournent pour ne rien voir et cachent les mêmes visages
Dans les mêmes mains agitées d’un même tremblement celui de la même
Peur qui fortifie une même lâcheté et qui perpétue un même Système et
Un même ordre suprême dans une même éternité et voilà des millénaires
Enfin que dans ces mêmes corps sans vie apparente que l’on traîne vers
Des mêmes lieux d’un même inconnu dans un même but s’accrochent les
Mêmes dernières pensées qui se pétrifient dans les mêmes ultimes mots
J’aime
Comme si les mêmes soleils devaient toujours briller et les mêmes lunes
Se satisfaire d’une même aridité d’une même solitude d’un même silence
Ils avaient traîné son corps sans vie apparente en éboueurs consciencieux
des dieux dans un étrange crépuscule vers un égout final où il faudra bien
un jour se décider à fouiller les traces encore palpitantes et chaudes de la
Vraie Beauté

*
Ivre Québec (Écrits des Forges/Autres Temps, 2002)
.
Des tourbes limoneuses
Ruisselant dans mon crâne
Me vint l’idée du feu
Des mangroves secrètes
Au tréfonds de mon être
Le chant de l’inaudible
Mais de quel labyrinthe
Catacombe ou volcan
La lave du poème ?
*
De mes faims infantiles
De mes banquets impies
Quelle famine reste ?
Cannibales amours
Dressées sur autels borgnes
Demeure le remords.
Au ventre du langage
Ferments et borborygmes
La nausée comme une encre.
*
Le rêve mord
Bleu
Les rives de la vie
Bleue mort
Qui se retire
Comme une vague
*
Ne l’a-t-on jamais dit
À vos chaînes ?
Ailleurs est une fleur qui vous aime
.
Une attente vous rêve
Bien au-delà de vous
Vivre renaît de chaque escale
Terre froide terre givre
Bouche estuaire
Qui attend un si long baiser
Balbutiements qui percent
Flots et effluves
De nos étreintes de brumes bleutées
*
Car du saphir qui sourd
En aurores fragiles
À l’améthyste crue
Sertie de crépuscules
Quel souffle rêverait
Sa bleue éternité
Sous l’aile du corbeau
En spirales de jais
D’alabandine de la mort ?
*
Au cœur des trois rivières
Une île si tranquille
Qui se voudrait frontière
*
Est-ce mensonge que revivre
Illusion qu’oublier l’oubli ?
J’affirme l’éternité de l’été.
*
Dernier regard
Je suis d’une mosaïque
De mille exils
Aux couleurs de rêve et de sang
Tout en moi
Est fragment des différences
Qui mêlèrent leurs amours dans le Temps
Trace aussi
Des meurtres qui expatrièrent
Et des crimes qui accueillirent
Car pour être là aujourd’hui
Combien furent ailleurs
À espérer pour moi, l’inconnu de demain
Et si je brûle en ce lieu désormais
Que d’autres voudraient clore
C’est du feu d’entrailles lointaines
Jusqu’à cette quiétude parfois
Voile doucereux de leurs mensonges
Qui ne soit l’écho de mes cris séculaires
Car une lumière sans mémoire
Que serait-elle d’autre
Si ce n’est la récurrence des ténèbres
Et le silence terrible des oublis
La mort infiniment renouvelée
Des vies que je porte en mon ventre
Mon sang n’est pas le mien
Offert par mille hémorragies
Et puisque je te le donne
Je suis de ton visage
Tout autant que tu es du mien
Étrange étranger qui me ressemble tant.
*
Dans le cheminement de l’œuvre (Autres Temps, 2007)
.
Ceci,
à toi qui as les yeux fermés,
à toi qui les ouvres mais ne vois pas,
à toi qui vois mais ne regardes pas,
à toi qui regardes mais ne cherches pas,
à toi qui cherches mais ne trouves pas,
à toi qui trouves mais ne comprends pas,
à toi qui comprends,
mais qui fermes les yeux.
*
D’Algérie
Terres démembrées
après le terrible hurlement de la fracture
que nous racontez-vous ?
Alors que le sable s’engouffre
dans les meurtrissures de la ville
et dans les plaies béantes
d’hier la vie.
Alors que les vents tranchants
étêtent
ce qu’il reste de l’arbre ou de la fleur
assèchent
l’ultime résistance d’une fontaine.
Éboulis de pierre
ravines de béton
masquant les visions d’étages
érigés par des mains d’espérance
blanches ailes-bâtisses
aux yeux bleus dressées vers le soleil
que nous écrivez-vous ?
Alors que le silence
progresse désormais dans ses failles
s’insinue dans cette neuve catacombe.
Alors qu’une mortelle éternité
depuis étouffe la mort.
Ruines écartelées
dans les souffrances d’une mémoire torturée
que nous montrez-vous ?
Alors que le rire d’un enfant
éclate de rouge
sur la roche martyre.
Signature du rut de la bête.
Alors que le sillon s’endort
dans la nuit de l’oubli
et momifie ses graines inutiles.
Cadavre craquelé
d’une terre abandonnée au meurtre.
Renverser le cours de l’oued
Et de l’Histoire
quelle seconde y suffit ?
Tellurisme totalitaire
transformant le paysage de l’homme
en charnier de pierres pourrissantes.
Mais combien de millénaires
pour désenfouir
notre regard complexe sur le monde
et retrouver les traces
d’une si longue naissance ?
Lutte permanente pour une autre existence.
C’est ainsi qu’ils ont cru
ramener un pays de lumière
au stade le plus primitif de la vie.
Peurs qui courent dans les déserts.
Fureurs qui émondent
et règnent sur la famine des faibles.
Doctrines qui rajoutent
deux pattes à l’humain vaincu.
Mais la parole ne meurt jamais
avec la langue coupée.
Les voix savent se poser
et attendre
en marge des gorges tranchées.
Sans visage et sans nom
elles connaissent la permanence du dire.
Cela fait si longtemps
que l’ombre s’obstine à leur silence.
Invente des flots furieux et des cendres impassibles.
Des coulées de tombes.
Mais derrière le linceul terrible
des tremblements de verre
toujours demeure
l’éternité du souffle des poètes.
*
De Roumanie I
Dans la nuit de Breaza
les œufs multicolores
des Pâques byzantines,
lucioles libérées
d’une géhenne inculte,
paroles de terres neuves
portées au bout des lèvres
de l’ami et poète.
Et puis le havre quiet
d’un voyage roumain.
C’était l’espoir
et un ciel sombre
dans les bagages épars
d’une attente en apnée
au profond de l’enfance
de la fête orthodoxe
Grèce entremêlée
au partage constant
d’un Marseille à l’aplomb
du mythe et de son rêve.
*
De Roumanie IV
Breaza cachait dans sa nuit
les œufs multicolores de sa Pâque.
Sans bruit
sans chant
sans lumière
se refermait le cercle
dans la dérive des gestes
et la détresse des esprits.
En un ailleurs introuvé
la cérémonie liait d’autres hommes.
Perdus dans l’âge retrouvé
d’une humanité sans âge,
nous allumâmes nos bougies
aux simples étoiles
du feu de nos regards.
Célébration de l’incandescence
pour qu’un monde s’éclaire
d’entre les boues régnantes
et qu’un songe s’élève
de la pierre meurtrie.
Où êtes-vous églises illuminées
de fidèles connaissant vos routes,
ignorantes obstinées
d’errants et d’égarés
au plus près des vérités qui vous érigent ?
*
Pour survivre
J’ai roulé en moi
La pierre du tombeau.
*
Croire
au tréfonds d’une chair improbable
brodée d’urgence et de présent
que naître n’est qu’être
début de toute chose
Creuser
à fleur d’espace
la dérive de l’origine
en ce rêve fou
de désenfouir la vérité
Et traîner
la mortelle poussière
d’un crâne-lune en ruine
coquille pitoyable d’escargot erectus
sur l’orbite de l’erreur
*
Traces (Éditions Campanile, 2018)
.
À Yves Berger
C’est désormais la boue
Qui perle des voix
Et inonde
Les cerveaux de Panurge
Le poids, le nombre, la quantité
Sont les valeurs suprêmes
Du squelette blanchi
De la démocratie
Le brouhaha étouffe la pensée
Le bruit se veut musique
Les taches sont l’écriture
La langue se dessèche
Le vide remplace le vivre
L’inculture ouvre ses écoles
Quand la médiocrité
Découvre ses tribunaux
Et les petits marquis
Sous leurs bonnets phrygiens
Applaudissent le bal des mâchoires
Qui déjà se délectent
Du festin de leurs propres mains
*
À Pedro Mir†
Regarde
Enfant des terres nôtres
Homme de l’avenir
Lové sur ses racines
Femme espérant le jour
Venu de ses entrailles
Regarde
Où les yeux
Crèvent d’être des yeux
Ces cages que l’on brise
Terres vivantes
Porteuses de peuples vivants
Regarde
La pierre de naissance
Le bois de l’existence
Le sable éparpillé
De l’autre mort
Le sel de la misère
Regarde
Frère lointain
D’exil en abandon
De fuite et de censure
Rêve en persécution
Tressé de mille gestes
Regarde
L’immortel drape le poème
Du chant de ta mémoire
Les aubes dans ta trace
Désormais s’obstinent
À forger l’imaginaire
Regarde
Le contrepoint de ta musique
Et la parole viendra après
†Ce texte au grand poète de République dominicaine Pedro Mir est déjà paru sur le présent blog, en annexe de mes traductions de poésie dominicaine (ici). Gérard Blua a participé dans les années 70-80 à des échanges culturels entre la République dominicaine et la France, à l’occasion desquels il s’est lié d’amitié avec Pedro Mir.
*
À Jacques Prévert
Il était le plus laid
Elle était la plus laide
Mais ils se plurent
Dès le premier regard
Et l’Amour ce jour-là
Retrouva son vrai visage
*
À Richard Martin
Ouvrez !
La porte retentit
Quelque chose
Est derrière.
Ouvrez !
Car peut-être
Est-il temps encore.
Ouvrez !
Le volet si rouillé
Ou bien
Vos yeux.
Ouvrez !
La terre riche !
Ouvrez !
Le ciel limité !
Ouvrez !
Le cœur engourdi !
Ouvrez !
La porte retentit
Quelque chose
Est derrière.
Ouvrez !
Avant que la main libre
Dessus
Ne soit clouée.
*
À Hélène Perret
C’était un jour sans oiseaux sur la mer.
Le froid rongeait les roches avec ce parfum âcre qui sied aux amours impossibles. Un silence opaque habitait les vagues dans leur lent mouvement affectueux vers un rivage méprisant leurs caresses. C’était comme un hiver installé dans un corps blotti au creux d’un rêve inaccessible. Avec des hémorragies de glace au bord des yeux. Et le long frisson de l’immobilité qui installe son sommeil complice. Le vent s’acharnait sur les dernières paroles devenues sans importance. Vieillies par l’absence. Que faisaient-elles là sans l’écrin de leurs lèvres ?
C’était un jour sans demain et sans hier.
L’inertie étirait ses venins sur les heures trop tendres. Une poussière âpre étouffait les désirs dans les ventres de pierre. C’était comme une chair figée dans son refus. Rien n’indiquait pourtant que jamais, ici, dans le ruminement de la séparation, ne fut un sourire de fleur. Car tout n’était qu’inanité sans la moindre sueur d’envie. Mais le sable, qui coagule dans les veines. Alors, quelle larme attendre d’un rocher, si ce n’est cette algue déchirée, arrachée au cœur de l’insondable ?
C’était un jour sans moi, car je l’avais vécu.
*
Funériales (Éditions Campanile, 2021)
.
Pour Richard Martin
C’était un jour comme les autres
Un jour de foule aveugle
Un jour de système qui va
Dans les couloirs de Panurge
Un jour d’incommunicabilité
Et de têtes courbées
Dans leurs mangeoires
Un jour de grève sans fin
Simplement
Un théâtre avait disparu
Sur les ruines de la tragédie
Tu as demandé pourquoi
Pourquoi as-tu demandé
Pourquoi
Et ils t’ont dit
Que tu n’avais pas changé
Il est des systèmes qui tuent
Et d’autres qui regardent mourir
Toi, de ton talent, de ta carrière
Et du marbre de ton verbe
Tu témoigneras de cette différence
De toute l’éternité de ta présence
*
Pour Pierre Gennat†
Visage
Au tronc noueux
Sous le scalp des feuillages
Doigts
De pierres dressées
Ou bien lèvres d’argile
S’ouvrant
À l’estomac
D’une terre fétide
Et le vent
Qui te frôle
Mais ne t’éveille pas
Où es-tu où dors-tu
Ne peut-on rien changer
Au cours de toute chose
Au cours de tout ce qui est
Au cours du long torrent
Qu’est le sens de l’Histoire
Ne peut-on rien changer
Où es-tu où dors-tu
Mon œil est impuissant
À saisir les destins
À maîtriser les vies
À offrir le regard
Responsable et si vrai
De l’absence mortelle
†L’illustrateur Pierre Gennat, aujourd’hui décédé, était lié au groupe artistique et littéraire Expression Delta animé par Gérard Blua à Marseille dans les années soixante-dix. Victime d’une maladie incurable qui le plongea dans une forme sévère de dépression, il a détruit la plus grande partie de son œuvre, dont il ne reste par conséquent, et malheureusement, que quelques traces trop rares.

*
L’écho est le reflet du regard (Éditions Maïa, 2021)
.
À Richard Martin
Dormez braves gens
Dormez
Le printemps veille
Et tire ses lourdes chaînes
Dormez
Et clôt ses griffes raides
Dormez
Soyez en paix
Les fusils
Sont en fleurs
Gérard Blua n’a pas rendu hommage à Pedro Mir seulement par le poème ci-dessus. Il est également l’auteur d’un long poème qu’il souhaitait destiner en premier lieu au public hispanophone, par le biais d’une traduction de son ami l’hispaniste Jacques Soto, Homenaje a Pedro Mir. Ce poème, connu seulement de quelques proches de Gérard Blua, est resté inédit : Gérard me permet de le publier ici pour la première fois.
Homenaje a Pedro Mir
Mira,
hombre del porvenir
nutrido en sus raíces,
mujer esperando el día
de un fruto de diferencia
procedente de sus entrañas,
mira,
nutrido con tus ojos subversivos
el espíritu convaleciente
que los viejos milenarios
han aniquilado y mimado
a la vez,
mira,
y vendrá la palabra
después.
En un universo social
donde nacen filas
de ciegos
jalones a crédito
y guía en prima
en un universo social
donde el Ojo
en adelante raro
se vende a precio de oro
o es perseguido por
los tuertos
guardianes ocultos
del reino oscuro
en un universo social
donde los ojos revientan
por ser ojos
mira:
hay al azar
jaulas que se rompen
vuelo torpe
pero posible
y real
hay tierras vivas
madres de pueblos
vivos
y en sus venas
la luz
vivificando los corazones
y en sus manos
el sol
color de naranjas
el sol
perdido en nuestros dédalos
de hormigón y alquitrán
el sol
recogido día tras día
por dedos inocentes
que transmiten así
movimiento sagrado
de un inconsciente en supervivencia
lo fundamental.
Mira
y yo he visto
y aun veré
incluso si la noche
un día me asestan
ya que no se puede matar
victoria de mis sentidos
mi visión
interior.
Mira
las piedras de tu calle
la madera de tu ventana
y la puerta que gime
sobre sus goznes
mira
los tablados del mercado
de tu vida
no hay azares
ni errores
todo está en el sitio
que le fue indicado
por un orden social
todo es
diría en su trama
la historicidad
de su propia existencia
mira
imprégnate
seca con el ojo digno
las realidades goteantes
de los siglos que no han
muerto
como nos dicen
como quisieran que
lo creyéramos
y lo cantáramos
pero la voz que tiene hambre es
sorda
a ese canto
hambre del estómago
y hambre del espíritu
hambre de las quijadas que
castañetean
hambre de las ideas que
mueren
en los ojos
que cierran los fusiles sensibles
del gatillo.
Mira
ya respira la palabra
y siempre
en las grietas de las fachadas
en las junturas de un tejado poroso
en las quebraduras de un cuerpo envejecido
mira
la explosión está allí
refugiada
en la resignación más coriácea
y el puño de silencio
en las bocas
jamás será bastante ancho
ni bastante violento
para todas las bocas
basta una sola voz
una voz
para millones de brazos
de puños
de puños de palabras
en la boca del silencio
mira, amigo
mira, hermano lejano
de mis pensiamentos cercanos
mira la voz de tu poeta.
De destierro en destierro
su vida cuotidiana
se ha vuelto línea
recta
de los viajes libertarios
y la huida de ayer
ha transformado sus angustias
en miradas
tiernas mas lúcidas
sobre esta diferencia
que bordea todo camino
sobre esta diferencia
reflejo de nuestros deseos
ventana abierta sobre sí mismo
sobre esta diferencia
nuestra palabra
en otra boca
luego
mucho tiempo después que se hayan callado
los ojos
luego
en el tumulto creador
de las escalas sin vínculos
que cuenta
el destierro
en el destierro
fuente remota
del grito
que el viento reparte
del grito
que despierta
a los pueblos dormidos
o
provoca el sueño
mas
en la cúpula de los árboles
más rudos
más secos
la nube
que aspira nuestros deseos
siempre viene de otra parte
de aquella diferencia
la que
simplemente un día de lluvia
se cuela en la piel
la idea
terrible y victoriosa
la idea
transmitida
por la voz debil
e inmortal
del poeta erguido
sobre los hombros
de su pueblo
trenzado por
millares de brazos.
hay voces
que se parecen tanto
a las caras
que las gritan
que se podría
pensar
que lo perfecto
no es aquel punto
imaginario
detrás del cual corren
los pueblos
sino
que lo perfecto
es aquella voz
y aquella cara
que los llaman
que los llaman
que los llaman.
Yo he oído la voz
yo he visto aquella cara
tu voz
tu cara
Poeta.
de aquel país que quiero
país
de aquel poeta querido
y lo perfecto
se ha vuelto humano
y lo humano
se ha vuelto perfecto
el tiempo de un grito
en un rostro
el tiempo de tu voz
en tu cara
Poeta
y visionario
de la Realidad Material
Poeta
y visionario
lúcido de nuestras limitaciones
de hombre
pero decidido para ir
hasta nuestras limitaciones
de hombres.
Ya siento mis palabras
tocar
la tierra rica
de la palabra de tu boca
desafío al silencio
y a los puños superficiales
supo
con paciencia
supo
con fuerza sensible
supo
con obstinación
crear
semilla irreversible
ya siento mis palabras
Poeta
vivir en las tuyas
y es un poco
como si fuéramos amasados
de un mismo lenguaje
de una tierra única
de una madre única
y avanzando hacia
la misma muerte.
Hay un país en el mundo
donde sopló el viento
y donde el aliente tuyo
da el ritmo
a las vidas nuevas
aquel país que es de todos
aquel país que es
todos los paises
aquel país que ha transformado
mis costumbres
que ha derribado
mis viejos principios
que ha estratificado
los monstruos inútiles
aquel país
que me regaló
realidad sencilla
el grano de tu canto.
Poeta
lo inmortal de tu ser
alcanzó infinitamente
lo que nunca podrá morir
en mí
restaurando en las albas próximas
las luminosas contradicciones
que forjan
nuestras imaginaciones
y estimulan nuestra marcha.
Poeta
he encontrado
las premisas de mi voz
en los reflejos de la tuya
y te la ofrezco
como la sombra
un día
se ofreció a tu sol.
Gérard Blua
en Marsella el 15 de Febrero de 1979