Poésie anti-impérialiste de République dominicaine
L’anthologie Meridiano 70: Poesía social dominicana siglo XX (1978) (Méridien 70 : Poésie sociale dominicaine du 20e siècle) a été compilée par la poétesse et essayiste cubaine Mercedes Santos Moray et publiée par la célèbre maison d’édition cubaine Casa de las Américas (célèbre par ses prix littéraires internationaux comptant parmi les plus prestigieux dans le monde hispanophone et au-delà, en dépit de l’embargo nord-américain).
Le livre, que j’ai commandé en ligne, ne comporte aucun ISBN ni aucune mention de droits de propriété intellectuelle. La Révolution avait en effet, dans un premier temps, aboli la propriété intellectuelle. De ce fait, il arrivait souvent que des écrivains cubains apprennent de leurs amis à l’étranger que des maisons d’édition publiaient leurs œuvres. En outre, le succès international de la musique cubaine a longtemps été exploité par les maisons de disque nord-américaines, les majors, sans payer la moindre compensation aux artistes cubains ou à Cuba. Ainsi, l’embargo des États-Unis fonctionne bien dans un sens mais pas dans l’autre ! C’est, semble-t-il, le sujet musical qui a poussé Cuba à réviser sa politique de propriété intellectuelle, à se normaliser, en 1994, pour mettre un terme au pillage par les vautours de la créativité artistique du peuple cubain.
La date de publication de l’anthologie n’est pas indiquée. Il faut se reporter à la date d’impression, en fin de volume, pour savoir que le livre a été achevé d’imprimer en mars 1978 «en la unidad productora 08, ‘Mario Reguera Gómez’» (dans l’unité de production 08 ‘Mario Reguera Gomez’).
Selon les termes de la présentation, « Meridiano 70 est un échantillon de la poésie dominicaine du vingtième siècle ayant pour objet de présenter au lecteur les voix authentiquement engagées dans la cause du peuple ». («Meridiano 70 es una muestra de la poesía dominicana del siglo XX, que tiene por objeto presentar al lector las voces genuinamente comprometidas con la causa del pueblo.»)
J’ai traduit des poèmes de : Domingo Moreno Jimenes (5 poèmes), Francisco Domínguez Charro (1), Héctor Incháustegui Cabral (2), Manuel del Cabral (2), Jacques Viau Renaud (1), René del Risco Bermúdez (1), Juan José Ayuso (1) et Mateo Morrison (2).
S’agissant de Manuel del Cabral, j’ai déjà traduit un autre de ses poèmes dans La Négritude dans la poésie révolutionnaire hispano-américaine (x).
Plusieurs poèmes traitent des événements de 1965, à savoir l’invasion de la République dominicaine par les États-Unis « pour empêcher un autre Cuba », selon les termes de l’ambassadeur nord-américain de l’époque. L’intervention militaire liquida les éléments progressistes, c’est-à-dire les partisans de la nouvelle Constitution de 1963 promulguée par l’Assemblée démocratiquement élue après la mort du dictateur, les « constitutionnalistes », et conduisit à la nomination comme Président de la République d’un proche collaborateur et ministre de l’ancien dictateur Trujillo pendant plusieurs décennies, Joaquín Balaguer (par ailleurs écrivain et poète). Le contingent impérialiste nord-américain (plus de 40 000 soldats au total) occupa le pays pendant dix-sept mois. Il partit après s’être assuré qu’il n’y aurait pas « un autre Cuba » en République dominicaine.
*
L’Haïtien (El haitiano) par Domingo Moreno Jimenes
Cet Haïtien qui tous les jours
fait du feu dans sa chambre
et me remplit les fosses nasales de fumée ;
cet Haïtien
qui ne peut se passer du bois de pin,
qui aime son tabac fort
et son eau-de-vie mauvaise,
il est bon à sa manière,
et à sa manière riche
et à sa manière pauvre.
Bénis soient les êtres que maltraite l’homme !
Bienheureuses les choses humbles
qui se tiennent debout sur la poussière froide de toutes choses !…
*
À la femme illustre de Santiago (A la mujer ilustre de Santiago) par Domingo Moreno Jimenes
Femme qui vois ce voyageur
arriver,
comprends-tu son dégoût de la vie,
perçois-tu ses aspirations non comblées,
pressens-tu les orties qui entourent ses pieds ?
Femme qui vois ce voyageur
arriver,
ouvre-toi les veines du désir
et, les yeux au ciel,
convaincs-le de monter sans hésiter…
Il s’était mis à croire qu’au sommet ses rêves pourraient devenir sensés.
Il fuyait, fuyait les prairies de ses succès
comme si sourire était un crime.
Aux arbres il préférait l’ombre des arbres ;
et à la prairie vierge, la solitude pétrifiée de la prairie vierge.
Il devint fou, dans son désir que personne ne souffre.
L’existence tronquée
et quelques virils cheveux blancs déjà…
Femme, toi seule
peux me donner un adieu,
et un baiser.
(Ou entre-tissé dans un adieu le hululement d’un baiser,
comme une brise dans les pins qui découpent en vert terreux le gris…)
Toi, oui, tu sais sentir comme personne au monde,
céramiste de ma nue et désolée Patrie ;
élixir des sens supérieurs ;
feuille de la terre qui grandis la glaise en multiples cimes…
Je vénère en toi l’âme de ma mère morte
et la chair de ma mère vivante.
Je me tairai !
pour que tu puisses m’interpréter mieux dans cette solitude de plaine forte qu’est ma vie…
*
L’Amérique naît (I) (América nace, I) par Domingo Moreno Jimenes
Je t’aime ultime ;
je t’aime irréalisée ;
je te pressens ainsi, inspirant le monde.
« Une merveille », dit la vie.
« Une merveille », forgea l’immensité.
« Une merveille », souffla le vent.
Myriades de soleils et de chemins.
On t’aperçoit jusque dans les vertèbres.
Des myriades de miracles opprimés
s’ébauchent dans tes cadrants solaires.
Myriades de flux et de reflux,
qui exaltent et annihilent le néant et le fait.
Cime du calcul et finalité du chiffre.
Ô vierge attachée par une croix de blanc idéal !…
Les coquillages résonnent sur les plages
comme une conjuration de nouveaux événements.
Amérique, es-tu en train d’ouvrir le sésame de la Terre
qu’il y a des siècles, des millénaires
les hommes trouvèrent fermé ?
Ou bien est-ce qu’en devenant folle tu disparais
et résous pour la Sphinge,
pour ce fantôme de l’incertaine et instable Civilisation,
une série d’inquiètes et insondables questions ?
Mes phrases s’entortillent et mon intention balbutie.
S’il y avait peu de semence
dans la haute mer de l’esprit,
pour former dans le désert de cet alluvion de voix un chant positif !
Les vagues qui croissent et décroissent
sont plus éloquentes que tous les hommes.
Une montagne muette
est plus loyale qu’un homme qui parle.
Le ciel du soir proteste par un front fendu
et le creux de la nuit
est Dieu même, saisi d’insolite fatigue.
Une à une j’ai vu l’Inca briser ses flèches de mots
et l’Aztèque se taire à une hauteur plus haute que le silence.
Ô Amérique, qui réduis les races en charpie,
en dialecte les langues,
en murmure pérenne et vivifiant le murmure !
Créatrice de quelque chose de jamais vu ni entendu,
mais instinctivement, par tous les êtres de la création,
préentendu et pressenti.
Reflet et but
de l’irréelle réalité de la vie.
Mer où viennent se jeter tous les fleuves du monde.
Sans physionomie, sans orientation,
sans cohésion sur tes frontières,
mais sans doute…
Ton histoire a été faite avec la copie de toutes les histoires,
et avec la fausseté des faux idéaux de l’homme
a été modelée ta vie.
Et pourtant, tu es vraiment grande ;
tu es vraiment originale ;
tu es vraiment unique.
Inexistante pour les autres, tu existes !
Et galvanisant ou désespérant tes habitants,
tu es l’Espoir du Monde !
*
Le platane de mon quartier (La ceiba de mi barrio) par Domingo Moreno Jimenes
Note. L’arbre en question dans l’original, la ceiba, peut renvoyer à différentes essences, lesquelles sont traduites en français par « fromager » pour certaines et par « kapokier » pour d’autres. J’ai préféré évoquer l’arbre de ma ville natale, le platane.
Le platane centenaire qui donne de l’ombre aux plantes,
qui donne de la rosée aux enfants,
qui pose son halo d’attente sur les voyageurs,
est bon, fort, paisible.
Par son attitude, c’est une vierge.
Par son expérience, une vieille femme.
Personne, parvenu à son pied, n’en repart déçu.
Il est l’allègement et le souvenir de la région.
Platane, ceux qui se préparent à te convertir en bois de chauffage,
dans ton silence les attend le fil de mon épée !
*
Libres paroles (Palabras sueltas) par Domingo Moreno Jimenes
Je ne marmonne pas du chaldéen
ni aucune antique parole ;
mais peu importe
si l’attitude de parler me semble rébarbative
et même celle de penser risible.
Je suis tout acte de la tête aux pieds ;
et de l’intuition à l’œuvre
je veux être tout acte.
« La mer, la mer… »
La mer est encore sur la terre
comme la trace de l’homme contre le destin.
Qu’en serait-il de l’homme et de ses aspirations
si la mer n’existait pas !
C’est par la mer que nous naissons
et par la mer que nous devons mourir.
Voici la mer, les astres,
unique raison d’être de l’homme !
*
Marginal (Tíguere) par Francisco Domínguez Charro
Note. On trouve sur internet différentes descriptions du tíguere dominicain, qui ne mettent pas forcément l’accent sur la marginalité sociale. C’est Mercedes Santos Moray, la compilatrice de l’anthologie, qui, en note, explique que tíguere signifie un marginal dans l’argot dominicain.
Depuis mon cri intérieur brisant mille boucliers
je lève aujourd’hui le poing et te salue.
Le cuivre du chant creusera dans tes haillons,
métal pour un autre rite de plus léger poinçon.
Je te salue ainsi que ta soif non étanchée
d’ateliers,
ton anarchie d’hérétique,
errante et paradoxale…
Tu es l’étrange messie délabré…
Laisse-moi être ton frère sous le ciel,
ce ciel bleu –de Dieu et des hommes–
qui est le tréteaux de tes aspirations…
tes aspirations.
Marginal ! tu es le zéro social excommunié
qui n’est jamais allé à l’école
mais connaît par cœur l’abécédaire chinois
de toutes les carences.
Zéro est le zéro – zéro à la dérive
de ta hiérarchie sans possession,
et zéro la valeur
de ta grise validité.
Ton cri se répercute silencieux
dans le midi brisé de tes errances :
la distance est infinie
qui te sépare de toi-même…
Parfois –de soir en soir–
vient l’oubli, et alors :
sur les tapis de sable
se mouillent tes pieds chauds
dans ces vagues du fleuve…
Et tu laves d’un coup
avec la fraîcheur du salpêtre
le monde bleu de tes veines.
Marginal,
tu n’as presque plus de nom ;
sur ta cime prolétarienne
personne n’a su le stigmate
de ta paternité.
Mais tu es un citoyen
et as une carte d’identité.
À l’intérieur de tes haillons
tu t’identifies seulement avec la faim.
La faim est ta chère moitié.
Tu es le marginal populaire
et regardes l’opulence démesurée
comme la chose la plus naturelle.
Une Packard est une gemme de soleil
qui ouvre une rose d’or dans ta joie
comme en tout mortel. Ce n’est pas l’ambition qui te guide
mais elle subsiste à l’intérieur de ta chaux.
Tu le marginal ingénu,
–personnage bohème !
qui n’a jamais prétendu raisonner.
Tu possèdes ce que l’on te donne. Ce qui est de trop :
pour que soit contente la charité ;
Ton silence flagelle la conscience
et ton ignorance est une calamité.
Et dans ta furtive inertie
tu es un anathème involontaire
sur la société.
Marginal, viens, allons au port tous les deux.
Dans ce minuit de silences
laisse-moi entendre ta voix :
très bas –entre mille silhouettes–
raconte-moi la petite histoire de ta malignité.
Dis-moi ton nom, tu es le marginal « Untel »,
les marins disent que tu t’appelles « Brimolque »,
mais dis-moi, Brimolque, quoi d’autre ?
Ah, quand viennent les transatlantiques
de fer tu manges du pain complet
avec de la bière et du jambon ?
Tu le manges parce qu’il est donné par les marins
blonds,
mais ils viennent de Glasgow, de Floride
ou de New-York.
Et combien de marginaux nés
compte la fraternité de ta confrérie ?
Y a-t-il des annales ouvertes à la marginalité nationale ?
Brimolque, tu es le marginal créole
qui représente le déficit de l’antillanité,
mais tu es le symbole du déséquilibre universel.
Guenilleux et famélique,
voilà les seuls carats
de ton authenticité.
Et même si cela ne plaît pas au recensement,
tu seras l’anathème de la misère.
Marginal, marginal untel, tu t’appelles Brimolque
et tu es un marginal formel.
Ajuste-toi la casquette de marin sur la tête
et renverse l’espérance de tes pupilles
sur la tranquille grandeur de la mer,
car moi, brisant mille boucliers,
je brandis aujourd’hui le poing et te salue.
*
Invitation à ceux d’en haut (Invitación a los de arriba) par Héctor Incháustegui Cabral
Oui, vous, je vous invite ;
si vous voulez descendre,
vous pouvez.
…Comment, vous n’avez pas de cordes
ni d’échelles,
ni les désirs et impulsions nécessaires ?
…Tant pis pour vous,
pour vous qui vivez
seulement pour la blanche surface :
ou manteau ou drap ou mouchoir,
le fin mouchoir de tissu parfumé
avec la trompeuse et artificielle fragrance des fleurs d’oranger.
Vous me direz que j’ai une tête de pendu,
des doigts de mécanographe et un geste,
assez appuyé,
de voyageur de commerce qui n’a pas encore
mis le pied à un mauvais vélo.
…Vous voyez bien, mouches, vous le voyez,
que vous vous contentez du périmètre,
du parfum et de l’apparence ;
je vous invite à descendre au centre de mon sang
et puisque vous êtes myopes je vous prêterai
des lentilles rationalistes
et ce clair et simple état d’âme
du pauvre qui achète,
passé midi,
le déjeuner de ses enfants affamés.
Si vous n’avez pas encore souffert la faim
et cela se peut bien, à cause, naturellement,
de la diététique scientifique–
je vous donnerai la clé pour parvenir à mon cœur :
et quand vous arriverez, avec gratitude intimidés,
à voix très basse, avec des tremblements propres
à l’alcôve et au jardin, vous direz :
Je commencerai par ne plus croire à ce que je croyais,
par nier tout ce que l’on m’a dit être grand ;
de la plume du casque militaire
à la plume de l’écrivain payé
de soi-même et avec de l’or sanglant et inique.
Je croirai en la paisible égalité des hommes
et en la complexité toute simple des petites choses,
en la poignée de main de l’ami,
et en la cigarette et allumettes promptes
à être données,
en la peur minuscule des virevoltants
cafards,
et en cette peur sacrée des femmes
qui ne parlent presque jamais et regardent beaucoup,
endeuillées après un silence,
comme embusquées et extraordinairement vigilantes,
attendant le moment propice pour sauter et dire :
parce que tu me fais pitié tu es à moi…
Je sais que j’ai trop parlé,
mais je suis de ceux que satisfont davantage
les paiements en sourires
qu’en flamboyants billets de banque.
Vous ne descendrez pas, non, vous resterez
dans votre monde,
le cœur sec et jaune,
oui, vous resterez, vous autres
de la ruse aux bonnes manières,
et ce ne sera pas parce qu’il vous manque les pieds,
qui montrent que vous êtes plus près
du singe ridicule
que du diable gentilhomme
dont vous n’avez même pas le droit de baiser la barbe pécheresse.
…Je vous ai invité de bonne foi,
et qu’allons-nous vous faire ?
Mais, croyez-moi, je souffre beaucoup avec les petits animaux
quand ils sont blessés ou malades,
la mule avec sa patte brisée
me brise le cœur ;
l’avarice et l’incompréhension
me font aussi verser des larmes amères,
quelques larmes que je réserve
pour cette heure pathétique
où la femme nous demande
ou bien un peu de larmes
ou bien un brin de récitation…
Mais tant mieux, restez là-haut,
avec vos galons et vos livres de compte
chargés des sueurs d’autrui,
nous autres ceux d’en bas nous avons quelque chose qui croît et fructifie,
qui naît sans que nous sachions comment
et ne meurt jamais : la haine et le mépris…
…En outre, nous comptons sur votre attachement pour la vie,
et c’est pourquoi nous sommes querelleurs
et portons sous le manteau
des journaux pliés de telle façon
que vous voyiez que nous sommes
armés jusqu’aux dents.
Nous avons inventé les intoxications
et les grèves,
les voleurs et les assassins qui ne laissent aucune trace,
les prostituées vêtues de noir,
qui font payer leur virginité chaque jour ;
les lutins, les banqueroutes, les fantômes,
les folies, les paranoïas,
les cyclones, les vitamines,
tout ce qui vous fait peur,
nous l’avons inventé, nous, ceux d’en bas,
ceux de l’indiscret microscope,
ceux de la longue petite annonce,
ceux du balai,
ceux de la patience,
ceux du télescope et ceux du grill.
*
Chant triste à la Patrie bien-aimée (Canto triste a la Patria bien amada) par Héctor Incháustegui Cabral
Patrie…
et sur le grand plateau du souvenir,
deux ou trois presque villes,
puis,
un paysage mouvant,
vu d’une auto rapide :
palissades basses et haute végétation,
les maisons accablées par le poids des ans et de la misère,
le triste sourire des fleurs
qui éclaboussent de vifs carmins
les chemins minuscules.
…une femme qui marche traînant son extraordinaire fécondité,
un homme qui exprime patiemment son inutilité,
les ânes et les mules,
misérable colloque de l’os et de la peau ;
la basse-cour est seulement plume et chant,
le lopin ombre seulement,
tout le reste est en ruine…
Patrie
mon cœur est un coussin à épingles
où le souvenir laisse
des lances très fines
qui une fois plantées, tremblantes resteront
pour les siècles des siècles.
Patrie,
sans fleuves,
les trente mille que vit Las Casas
naissent de mon cœur…
Patrie,
cage de bambou
pour un oiseau muet sans ailes,
Patrie,
parole creuse et maladroite
pour moi, tant que les hommes
regarderont avec mépris les pieds sales et crevassés,
et maudiront les familles nombreuses,
et planteront à chaque croisement un drapeau
pour seulement étaler ses couleurs…
Tant que l’homme devra traîner
la maladie et la faim,
et que ses enfants se répandront sur le monde
comme des insectes nuisibles,
et rouleront sur les montagnes et les savanes,
étrangers sur leur terre,
il ne doit pas y avoir de tranquillité,
il ne doit pas y avoir paix,
et l’oisiveté ne sera pas sacrée,
et la satiété devra être punie…
Tant qu’il y aura promiscuité dans le pauvre logis paysan
et que l’on mangera seulement la nuit,
à tout bon Dominicain il faut couper les paupières
et l’envoyer par des chemins perdus,
dans les fermes,
dans les repaires infâmes
et dans les maudites fêtes des hommes…
Patrie…
et sur le grand plateau du souvenir,
deux ou trois presque villes,
puis,
un paysage mouvant,
vu d’une auto rapide :
palissades basses et haute végétation…
*
Vieux pont (Viejo puente) par Manuel del Cabral
Mon rire est tellement intérieur
que je suis triste quand je ris.
Apprends-moi, vieux pont,
à laisser passer le fleuve.
*
Un air qui dure (Aire durando) par Manuel del Cabral
Qui a tué cet homme
dont la voix n’est pas enterrée ?
Il y a des morts qui montent
à mesure que leur cercueil descend…
Cette sueur… pour qui meurt-elle ?
pour quelle chose meurt un pauvre ?
Qui a tué ces mains ?
Un homme n’a pas assez de place dans la mort !
Il y a des morts qui montent
à mesure que leur cercueil descend…
Qui a couché sa stature
si bien que sa voix est immobile ?
Il y a des morts comme des racines
qui enfouies… donnent des fruits aux ailes.
Qui a tué ces mains,
cette sueur, ce visage ?
Il y a des morts qui montent
à mesure que leur cercueil descend…
*
Rien ne dure autant que les larmes (Nada permanece tanto como el llanto) par Jacques Viau Renaud
Note. Jacques Viau Renaud (1942-1965) est un poète dominicain d’origine haïtienne. Commandant au sein du « Mouvement révolutionnaire du 14 juin », une guérilla en lutte contre la dictature de Trujillo, il est mort en combattant l’invasion nord-américaine de 1965, à trente-trois ans.
J’ai trouvé sur internet une version bien plus longue de ce poème, divisée en parties, dont le texte de l’anthologie Meridiano 70 est à peu près le début (mais la quatrième et cinquième strophes ici présentes ne figurent pas dans la version internet).
À quel moment exactement la vie s’est-elle séparée de nous,
en quel lieu,
à quel coude du chemin ?
Pendant laquelle de nos traversées l’amour s’est-il arrêté pour nous dire adieu ?
Rien n’a été plus dur que de rester à genoux.
Rien n’a plus fait souffrir notre cœur
que de suspendre à nos lèvres la parole amertume.
Pourquoi avons-nous traversé cet espace dépourvus d’abri ?
Dans laquelle de nos mains le vent s’immobilisa-t-il pour nous briser les veines
et savourer notre sang ?
Voyager… Pour où ?
Dans quel but ?
Marcher avec le cœur attaché,
blessé le dos où s’accumule la nuit,
pour quoi faire ? pour aller où ?
qu’en a-t-il été de nous ?
Nous avons parcouru de longs chemins.
Nous avons semé notre angoisse
au plus profond de notre cœur.
La miséricorde de quelques hommes nous fait mal.
Conquérir de nouveaux continents, qui y prétend ?
Aimer de nouveaux visages, qui le désire ?
Tout a été emporté par les canaux.
Nous n’avons pas su dialoguer avec le vent et partir,
nous asseoir sur les arbres pressentant notre départ prochain.
Nous nous sommes déposés sur notre sang
sans nous rappeler que dans d’autres cœurs bouillonnait le même liquide
ou se répandait combattu et combattant.
Quels silences nous reste-t-il à parcourir ?
Quels chemins attendent nos pas ?
Tous les chemins nous inspirent la même angoisse,
la même peur de la vie.
Nous nous sommes mutilés en nous recueillant en nous-mêmes,
nous nous sommes faits moins humains.
Et maintenant,
seuls,
combattus,
nous comprenons que l’homme que nous sommes
est
parce que d’autres ont été.
Il n’est plus nécessaire d’attacher un homme pour le tuer.
Il suffit d’appuyer sur un bouton
et il se dissout comme une montagne de sel sous la pluie.
Ni d’argumenter que le maître était méprisable.
Il suffit de proclamer –le front sévère–
qu’il compromettait l’existence de vingt siècles.
Vingt siècles,
deux mille ans de pureté combattue,
deux mille ans de sourires clandestins,
deux mille ans de satiété pour les princes.
Il n’est plus nécessaire d’attacher un homme pour le tuer.
La nuit.
*

Soldats nord-américains montrant un poster “Dehors l’envahisseur yankee”, République dominicaine, 1965
Ode grise pour le soldat envahisseur (Oda gris por el soldado invasor) par René del Risco Bermúdez
Venu de la nuit,
peut-être du plus noir de la nuit,
un homme aux pupilles de pierre calcinée
marche au bord de la nuit…
Le pied de plomb obscur, ainsi que les baisers,
il vient du ventre lugubre d’une aigle
qui mettra bas des vers et des squelettes
pour remplir sa mer, son territoire…
Et le voilà sautant parmi les ombres,
derrière des fils barbelés et la peur,
parcourant des chemins boueux
avec des paroles de sang pour tous…
Cet homme venu pour le deuil
avec de la poudre de fusil et le martyre pour tous…
Il n’est pas seul pour les larmes,
ils sont des milliers à répartir les sanglots,
marchant à la cendre et aux lamentations…
Il n’est pas seul, pas un pour tous,
venus de l’ombre la plus malade…
Cet homme détruit avec ses bottes
la rose et le sourire des enfants,
il déglutit notre lumière avec sa salive,
détruit les racines et les fruits
et répand les épines pour faire saigner
nos pieds de chair tendre…
Il y a un homme venu de la nuit
avec un fusil et des poignards et des tourments,
avec des yeux de lézard et de flammes,
avec de la fumée et des explosions et la peur…
Il y a un homme habillé en soldat
venu certainement de l’obscurité…
Et cet homme habillé pour le crime
ne sait pas que le sang durcit,
ne voit pas que l’amour et les drapeaux
résistent par-delà les batailles,
il ne comprend pas que sa poudre et son plomb
serviront au chant d’autres hommes…
Il ne comprend pas, cet homme sans regard,
qu’en tuant il se brûle la main,
que, sur la tragédie, l’aube
effacera sa chair aigre, sa stature
d’animal entraîné au feu
et que la mousse poussera sur sa mort…
*
Chant pour Jacques et les autres (Canto a Jacques y a los otros) par Juan José Ayuso
Note. Il s’agit d’un hommage au poète Jacques Viau Renaud (cf supra) et aux autres martyrs de l’invasion nord-américaine de 1965.
C’est Jacques Viau qui passe monté sur une étoile,
au milieu des hélicoptères dans le ciel envahi !
Jacques Viau traverse monté sur une étoile
le ciel de sa Patrie jusqu’à l’Orient
arrivant de sa Patrie en Occident.
Avec Jacques Viau il y a les autres, connus
et inconnus.
Avec Jacques Viau il y a une troupe de cavaliers
sur des étoiles créoles,
sur des étoiles haïtiennes,
et espagnoles,
sur des étoiles françaises
et italiennes.
Une troupe de cavaliers
parmi les hélicoptères dans le ciel envahi.
(En bas se trouvent les tombes
et les ruines.
En bas se trouve le silence qui se convertit en cri.)
Avec Jacques Viau il y a
Fernandez Amarillo,
Juan Miguel Vert-et-Noir, Jimenez et Morillo,
Luis Reyes Transparent et Yolanda,
Le Français rouge-blanc et bleu comme les cieux,
Copocci blanc-vert et avec du sang de peuples.
Avec Jacques Viau il y a les autres, connus
et inconnus.
C’est une troupe très grande et très amère
d’hommes plus que des hommes sur des étoiles
traversant le ciel pour toujours parmi des hélicoptères.
Mais Jacques va devant.
Sa chanson va devant.
Ses jambes qui ne furent pas mutilées
vont devant.
C’est tout lui qui va devant
parmi des hélicoptères
monté sur une étoile
traçant un clair sillon pour que le rêve soit possible.
C’est Jacques Viau monté sur une étoile
et personne en bas ne dort,
pas même les enfants.
Et personne en bas ne dort.
Tous sont debout.
Tous regardent Jacques Viau en direction de l’Orient traverser
le ciel,
la terre
et l’homme
envahis,
parmi les hélicoptères.
*
Ce ne sont pas seulement des hommes (No sólo hombres) par Mateo Morrison
Ce ne sont pas seulement des hommes qui tombent
sur les pierres,
sur l’herbe,
sur les trottoirs,
des fillettes porteuses d’innocence aussi
sont tombées, près de livres éclaboussés.
Des fillettes aussi
qui ne connurent pas le difficile
de grandir parallèle à la tristesse,
présentèrent leurs lèvres d’écolières à la poussière.
Et qui dit que leurs corps fragmentés
n’augmenteront pas la douleur de la ville ?
Et qui dit qu’avec des livres sur la poitrine
elles arrêteront de grandir jour après jour en leurs amours ?
Et qui nie qu’un jour
toute pierre sera sur une autre pierre,
tout sourire sera sur chaque homme,
toute quiétude sera sur chaque mère,
et chaque fillette sera sans poussière sur les lèvres ?
*
Dans un premier temps (En principio) par Mateo Morrison
Dans un premier temps, qui dit amour ne parlait pas de guerre
ni ne mentionnait qu’un homme écraserait la joie d’autres hommes.
Que le rire serait le patrimoine de quelques-uns.
Personne ne dit, dans un premier temps,
que les fleurs de tous les jardins
seraient seulement l’ornement des salons et des tombeaux.
Et que la terre
…………..et la mer
……………………..et même l’air
seraient divisés en grandes propriétés.
Non, tel ne fut pas l’accord,
briser les cœurs plus humbles
et les exhiber sur les marchés,
empêcher que sorte la parole des bouches affamées,
faire rouler dans la poussière l’impuissante espérance des enfants.
Non, dans un premier temps nous parlions d’amour mutuel,
pas d’un champ alimenté par nous seuls.
Alors mes paroles sont
que ce jeu inégal :
moi frappé par le temps – toi caressé par le sort
moi frappé par le sort – toi caressé par le temps,
cette paix sens dessus dessous et désastreuse
peut bien être ta paix, mais c’est ma guerre.
Le poète Gérard Blua, après avoir lu quelques-unes de ces traductions parues dans le n° 184 de la revue Florilège, a écrit à Stephen Blanchard et à la rédaction pour évoquer les relations culturelles franco-dominicaines auxquelles il a activement contribué. Il a la gentillesse de me laisser publier un beau poème écrit par lui en l’honneur de Pedro Mir (le grand absent de ces traductions de poésie dominicaine !) avec quelques mots de présentation. Je l’en remercie infiniment.
« Ami Stephen, Quel plaisir d’avoir découvert, dans le dernier Florilège, des poètes dominicains ! Cela m’a ramené immédiatement au mois de décembre 1977 et à la tournée que j’ai faite en République Dominicaine avec le peintre Moya et la lissière Destelle, sous l’égide de l’ambassade de France et de la ville de Marseille : expositions, dédicaces, rencontres (charlas dans la langue du pays) avec les étudiants. J’ai très rapidement eu la chance d’être mis en relation avec Pedro Mir, poète, philosophe, universitaire, avec qui je me suis lié d’amitié, ce qui me permit d’être reçu chez lui par Juan Bosch, premier président élu démocratiquement dans ce pays et démis en 1965 par une invasion militaire américaine, sous prétexte que les États-Unis craignaient un autre Cuba à leur porte.
« De retour en France, j’ai écrit le poème ci-joint, et Moya et moi avons organisé, en novembre de l’année suivante, 1978, une réception d’artistes dominicains à Marseille, dont bien sûr Pedro Mir, leur petit groupe étant emmené par Marianne de Tolentino, secrétaire d’État aux affaires culturelles. Un remarquable chanteur-auteur-compositeur, Luis Diaz, répondit favorablement à mon invitation, demeurant chez moi quelques jours, dans le dialogue de nos guitares !
« Pedro Mir a longtemps correspondu avec le professeur qui organisa ses rencontres à Marseille, ainsi qu’avec moi-même, lui et moi échangeant nos poèmes. »
À Pedro Mir
Regarde
Enfant des terres nôtres
Homme de l’avenir
Lové sur ses racines
Femme espérant le jour
Venu de ses entrailles
Regarde
Où les yeux
Crèvent d’être des yeux
Ces cages que l’on brise
Terres vivantes
Porteuses de peuples vivants
Regarde
La pierre de naissance
Le bois de l’existence
Le sable éparpillé
De l’autre mort
Le sel de la misère
Regarde
Frère lointain
D’exil en abandon
De fuite et de censure
Rêve en persécution
Tressé de mille gestes
Regarde
L’immortel drape le poème
Du chant de ta mémoire
Les aubes dans ta trace
Désormais s’obstinent
À forger l’imaginaire
Regarde
Le contrepoint de ta musique
Et la parole viendra après
Gérard Blua
Au cours de nos échanges, le poète Gérard Blua a tiré de ses archives une lettre que Pedro Mir lui a écrite en 1980. Il l’a scannée et me l’a envoyée. L’intérêt de cette lettre, à bien des égards un véritable manifeste littéraire, ne m’a pas échappé et avec l’accord de Gérard j’ai dactylographié ce document afin de le présenter ici.
Il n’existe à ce jour, plus de vingt ans après la mort de Pedro Mir, « poète national » de la République dominicaine, que de rares et incomplètes éditions de sa correspondance. Selon quelques recherches sur internet, il n’existerait même en réalité qu’une édition de vingt lettres à son frère Luis Emilio, sous le titre Nunca me gustó la correspondencia (Je n’ai jamais aimé les correspondances épistolaires), parue à La Havane (Luis Emilio vivait à Cuba) en 2008. L’éditeur de ce recueil, Ernesto Pérez Shelton, explique que le titre est une phrase tirée d’une de ces lettres : Pedro Mir a écrit peu de lettres dans sa vie. La présente envoyée à Gérard Blua n’en a que plus d’importance.
Comme je l’ai dit, il s’agit d’un véritable manifeste littéraire. À la suite de leurs rencontres en République dominicaine, en 1977, puis à Marseille, en 1978, Gérard Blua avait cherché à intéresser Pedro Mir à un projet de la revue Le Temps parallèle, créée par Pierre Portejoie, de rencontres en Avignon entre artistes et scientifiques. Dans sa lettre, Pedro Mir, répondant avec enthousiasme, développe quelques pensées que lui inspire le sujet. Le projet ne put malheureusement être mené à bien, m’écrit Gérard, faute de financements. (Gérard Blua transforma par la suite la revue en maison d’édition, en 1982.)
Autour de la notion de rythme, à la confluence de la science et de la poésie, la lettre de Pedro Mir est une intéressante revendication de la pensée de « l’homme primitif » pour fonder les bases d’un dialogue nord-sud renouvelé. Dans sa lettre, il évoque également son séjour en France. En voici le texte intégral, à partir du document original, tapé à la machine et portant la signature autographe du poète national de République dominicaine.
Pedro Mir
Santo Domingo, Dic. 4 1980.
Mi admirado amigo Gerard [Gérard Blua]:
Perdóname que te escriba en español. Aunque confío en que puedes leerme en esta lengua, nuestro común y generoso amigo Soto podrá ayudarte en caso necesario. La presencia de él, añade un nuevo ingrediente al placer de escribirte. Los imagino a ambos en aquel delicioso lugar, junto a aquel extraño y magnífico mueble que Soto se hizo construir…
Ciertamente, el David y el Federico, esas dos terribles tormentas que cortaron nuestra comunicación, fue una gran tragedia. A nosotros solo nos destruyó un balcón sobre el cual cayó un gran árbol, pero paralizó nuestra vida íntima. Todavía quedan grandes cicatrices en esta ciudad. Algunos árboles demasiado corpulentos para ser fácilmente removidos, han retoñado de manera dramática y apenas se han borrado algunos detalles de la tragedia. Todavía hay refugiados en algunos edificios como si hubiera ocurrido ayer…
El proyecto de “Le Temps Parallèle” me ha llenado de entusiasmo y de esperanza. Por supuesto, estoy en la más franca disposición de solicitar mi participación. Espero que me expliques cómo deberá ser canalizada mi solicitud pues no conozco el procedimiento ni siquiera a quién debería ser dirigida. Para mí lo más importante de todo es volver a Marsella y encontrarme de nuevo con mis entrañables amigos marselleses, tú y Soto, los profesores del Liceo Lacordaire, Moya y la Destelle, los artistas, Briata, la inefable María del restaurante y otros seres queridos. Y, desde luego, Fabián. Añado por último a tu esposa y la de Soto, a don José el gran corso, y a tantos otros…
II
No comprendo bien qué debo entender por “mi propio análisis” de los formidables, provocadores y bien documentados trabajos de Pierre PORTEJOIE que me incluyes. En español este apellido significa “que lleva la alegría a todas partes” y a mí, en efecto, me la ha traído.
Sí, también yo como Bernard Noël, he levantado el grito de “muerte a los conceptos” poniendo en su lugar la gloria del conocimiento intuitivo (“va vers la vision, va vers la vision, va vers la vision“). Pero, si hemos de ser consecuentes con las perspectivas del “Año I del futuro”, pienso que deberá haber alguna vía de conjugación dialéctica de todas las posibilidades del conocimiento humano. Por tanto deberá haber un punto de encuentro de la intuición con los conceptos, donde se disuelva la contradicción entre ambos y se lancen unitariamente a la conquista de la realidad. Allí, pienso yo, se encontrarían alegremente la poesía y la ciencia, la percepción y la sabiduría, Oriente y Occidente. Sin embargo, quiero que lleguemos más lejos aún. No basta, a mi modo de ver, con admitir que este ideal dialéctico, prodigiosamente explicado por Baumgarten en el campo de la poesía con su teoría del conocimiento poético “cada vez EXTENSIVAMENTE más y más claro“, y por Vico con su teoría del “verum ipsum factum“, constituye el objetivo supremo de toda sabiduría. Es preciso dirigirse concretamente ya, hacia ese punto en [que] se produce el encuentro y convertirlo en bandera de lucha. Schiller y algunos débiles seguidores (Huizinga) han proclamado la bandera del “juego” con singular belleza. Pero Schiller procedía de Kant, y este desgraciado filósofo que carecía de la más minima noción de la actividad artística, ha fracasado. Y también la teoría del juego. En consecuencia hay que tomar otros rumbos para satisfacer esta aspiración de la humanidad.
Ahora disponemos de recursos técnicos y científicos tan inmensos que nos permiten redescubrir un territorio lleno de posibilidades infinitas para producir el encuentro de la ciencia y la poesía. Este inmenso territorio, especie de Nuevo Mundo de la sabiduría, ha sido entrevisto por algunos pensadores como Raymond Bayer y el americano John Dewey, demasiado impregnados desgraciadamente del pensiamento kantiano para extraer las riquezas que esconde este nuevo mundo. Y, de improviso, las experiencias de laboratorio llevadas a cabo por los científicos, nos reincorporan a las minas de oro abandonadas. Este territorio es el del RITMO.
Claro, para estos pueblos tradicionalmente marginados de la civilización y que en consecuencia se han visto obligados a refugiarse en el conocimiento intuitivo, no puede haber noticia más llena de esperanzas y de alegría. El ritmo ha sido secularmente asociado al sudor y a la inocencia. El ritmo no es el saber, sino el sentir. Es la glorificación de los sentidos. Pero ahora sabemos que el hombre no ha podido pensar hasta que su cerebro ha alcanzado una determinada organización rítmica. Sabemos que el concepto tiene su origen en el ritmo y que él mismo no es otra cosa que la expresión de un determinado ritmo de toda realidad. Que el ritmo es el entramado fisiológico en el cual se entretejen las palabras, y por tanto los conceptos, para que sean posibles. El ritmo es la fisiología del espíritu… Los recursos técnicos modernos permiten ahora la aproximación a este prodigioso secreto de la vida física tanto como de la vida espiritual. No puede haber otro punto de contacto entre la física y la poesía que el ritmo. El encuentro de Avignon proyectado pour “Le Temps Parallèle” entre poetas y científicos, no debería tener otro eje ni otro patrocinio que el del RITMO. Hay que volver al hombre primitivo, a quien debemos toda nuestra sabiduría civilizada sin haber dejado de ser jamás los hombres primitivos que hemos sido. El hombre primitivo posee el secreto de toda sabiduría y éste no es otro que la euforia rítmica.
Imagino el tipo de resonancia, por cierto rítmica, que estos pensamientos deberían producir en un encuentro entre los científicos europeos y aun entre los poetas de cualquier parte del mundo. Tal vez solo una mirada de soslayo. Una sonrisa amable. Pero, si a nosotros los primitivos de todos los pueblos, a quienes ha estado vedada esa sabiduría que colma los anaqueles del Centre Pompidou, nos dan esa palanca, moveríamos el mundo.
En el formidable Portejoie descubro la clásica lucidez del pensamiento europeo y los cristales de Francia. Vagamente parece querer filtrarse el espiritualismo griego (Malraux: “El Siglo XXI será el de la espiritualización o no será”). De acuerdo, si espiritualización no significa orientalización. El núcleo del pensamiento de Portejoie parece ser, por el contrario el del encuentro, no solo de oriente y occidente sino también el del diálogo norte-sur. En consecuencia, debemos dirigirnos hacia la espiritualización de la materialidad tanto como a la materialización de la espiritualidad. Tal vez es eso lo que nos advierte Malraux si por espiritualización entendemos el englobamiento de la materialización. Como si llamamos hombre al producto del hombre y la mujer…
Tal vez, Gerard, cuando me pides mi “propio análisis” te refieres a la convénciencia (sic) de tales encuentros en Marsella. Si es eso, tienes la respuesta en todo lo que va dicho. El proyecto es grandioso y digno de Francia. El problema comienza a plantearse en los mismos umbrales del futuro. Y vale la pena estar presente.
III
Deseo enviarle el saludo más cariñoso a mis amados amigos de Marsella. Como dice el novelista: “el mundo es ancho y ageno (sic)”. Nuestro contacto es difícil, a veces imposible. No queda más que el anhelo siempre flotante y activo. Siempre tomo mi Beaujolais porque en París, al abandonar Marsella, descubrí la fiesta del “Beaujolais nuevo” y sentía que estaba con ustedes. Necesito de vez en cuando una de esas incomparables cartas de Soto. Necesito, Gerard, tu compañía. Necesito la Cannebiere y un poco a María. En 1980, la fecha del proyectado encuentro, me faltará poco para agotar el ciclo ¡rítmico! de mi propia vida. Nací en 1913. Vale la pena despedirse del invierno definitivo con el Mistral, en Marsella, porque están allí los mejores amigos del mundo…
Tuyo, y de Soto, muy afectuosa y consecuentemente,
[Con firma autografa de Pedro Mir]
Gérard Blua n’a pas rendu hommage à Pedro Mir seulement par le poème ci-dessus. Il est également l’auteur d’un long poème qu’il souhaitait destiner en premier lieu au public hispanophone, par le biais d’une traduction de son ami l’hispaniste Jacques Soto, Homenaje a Pedro Mir. Ce poème, connu seulement de quelques proches de Gérard Blua, est resté inédit : Gérard me permet de le publier ici pour la première fois.
Homenaje a Pedro Mir
Mira,
hombre del porvenir
nutrido en sus raíces,
mujer esperando el día
de un fruto de diferencia
procedente de sus entrañas,
mira,
nutrido con tus ojos subversivos
el espíritu convaleciente
que los viejos milenarios
han aniquilado y mimado
a la vez,
mira,
y vendrá la palabra
después.
En un universo social
donde nacen filas
de ciegos
jalones a crédito
y guía en prima
en un universo social
donde el Ojo
en adelante raro
se vende a precio de oro
o es perseguido por
los tuertos
guardianes ocultos
del reino oscuro
en un universo social
donde los ojos revientan
por ser ojos
mira:
hay al azar
jaulas que se rompen
vuelo torpe
pero posible
y real
hay tierras vivas
madres de pueblos
vivos
y en sus venas
la luz
vivificando los corazones
y en sus manos
el sol
color de naranjas
el sol
perdido en nuestros dédalos
de hormigón y alquitrán
el sol
recogido día tras día
por dedos inocentes
que transmiten así
movimiento sagrado
de un inconsciente en supervivencia
lo fundamental.
Mira
y yo he visto
y aun veré
incluso si la noche
un día me asestan
ya que no se puede matar
victoria de mis sentidos
mi visión
interior.
Mira
las piedras de tu calle
la madera de tu ventana
y la puerta que gime
sobre sus goznes
mira
los tablados del mercado
de tu vida
no hay azares
ni errores
todo está en el sitio
que le fue indicado
por un orden social
todo es
diría en su trama
la historicidad
de su propia existencia
mira
imprégnate
seca con el ojo digno
las realidades goteantes
de los siglos que no han
muerto
como nos dicen
como quisieran que
lo creyéramos
y lo cantáramos
pero la voz que tiene hambre es
sorda
a ese canto
hambre del estómago
y hambre del espíritu
hambre de las quijadas que
castañetean
hambre de las ideas que
mueren
en los ojos
que cierran los fusiles sensibles
del gatillo.
Mira
ya respira la palabra
y siempre
en las grietas de las fachadas
en las junturas de un tejado poroso
en las quebraduras de un cuerpo envejecido
mira
la explosión está allí
refugiada
en la resignación más coriácea
y el puño de silencio
en las bocas
jamás será bastante ancho
ni bastante violento
para todas las bocas
basta una sola voz
una voz
para millones de brazos
de puños
de puños de palabras
en la boca del silencio
mira, amigo
mira, hermano lejano
de mis pensiamentos cercanos
mira la voz de tu poeta.
De destierro en destierro
su vida cuotidiana
se ha vuelto línea
recta
de los viajes libertarios
y la huida de ayer
ha transformado sus angustias
en miradas
tiernas mas lúcidas
sobre esta diferencia
que bordea todo camino
sobre esta diferencia
reflejo de nuestros deseos
ventana abierta sobre sí mismo
sobre esta diferencia
nuestra palabra
en otra boca
luego
mucho tiempo después que se hayan callado
los ojos
luego
en el tumulto creador
de las escalas sin vínculos
que cuenta
el destierro
en el destierro
fuente remota
del grito
que el viento reparte
del grito
que despierta
a los pueblos dormidos
o
provoca el sueño
mas
en la cúpula de los árboles
más rudos
más secos
la nube
que aspira nuestros deseos
siempre viene de otra parte
de aquella diferencia
la que
simplemente un día de lluvia
se cuela en la piel
la idea
terrible y victoriosa
la idea
transmitida
por la voz debil
e inmortal
del poeta erguido
sobre los hombros
de su pueblo
trenzado por
millares de brazos.
hay voces
que se parecen tanto
a las caras
que las gritan
que se podría
pensar
que lo perfecto
no es aquel punto
imaginario
detrás del cual corren
los pueblos
sino
que lo perfecto
es aquella voz
y aquella cara
que los llaman
que los llaman
que los llaman.
Yo he oído la voz
yo he visto aquella cara
tu voz
tu cara
Poeta.
de aquel país que quiero
país
de aquel poeta querido
y lo perfecto
se ha vuelto humano
y lo humano
se ha vuelto perfecto
el tiempo de un grito
en un rostro
el tiempo de tu voz
en tu cara
Poeta
y visionario
de la Realidad Material
Poeta
y visionario
lúcido de nuestras limitaciones
de hombre
pero decidido para ir
hasta nuestras limitaciones
de hombres.
Ya siento mis palabras
tocar
la tierra rica
de la palabra de tu boca
desafío al silencio
y a los puños superficiales
supo
con paciencia
supo
con fuerza sensible
supo
con obstinación
crear
semilla irreversible
ya siento mis palabras
Poeta
vivir en las tuyas
y es un poco
como si fuéramos amasados
de un mismo lenguaje
de una tierra única
de una madre única
y avanzando hacia
la misma muerte.
Hay un país en el mundo
donde sopló el viento
y donde el aliente tuyo
da el ritmo
a las vidas nuevas
aquel país que es de todos
aquel país que es
todos los paises
aquel país que ha transformado
mis costumbres
que ha derribado
mis viejos principios
que ha estratificado
los monstruos inútiles
aquel país
que me regaló
realidad sencilla
el grano de tu canto.
Poeta
lo inmortal de tu ser
alcanzó infinitamente
lo que nunca podrá morir
en mí
restaurando en las albas próximas
las luminosas contradicciones
que forjan
nuestras imaginaciones
y estimulan nuestra marcha.
Poeta
he encontrado
las premisas de mi voz
en los reflejos de la tuya
y te la ofrezco
como la sombra
un día
se ofreció a tu sol.
Gérard Blua
en Marsella el 15 de Febrero de 1979