La Négritude dans la poésie révolutionnaire hispano-américaine (traductions)
C’est quelque peu à contre-cœur que j’emploie le terme « négritude » dans le titre de cette présente série de traductions, car la famille de pensée révolutionnaire s’accorde généralement sur le fait que le concept a servi la politique conservatrice du parlementarisme bourgeois. Ainsi, la poétesse espagnole (longtemps exilée à Porto Rico) Aurora de Albornoz, coauteur avec Julio Rodriguez-Luis de l’anthologie dont les poèmes suivants sont tirés, rappelle en introduction (je traduis de l’espagnol) :
« Frantz Fanon rejette en 1961 la négritude (en français dans le texte) en tant que concept susceptible d’aggraver l’humiliation du Noir en le convertissant en exhibitionniste s’efforçant d’affirmer l’existence d’une culture africaine ancestrale ; mais en 1956 déjà Césaire lui-même [qui avait forgé le mot en 1939 NDT] déclarait que l’unique dénominateur commun entre les Noirs à travers le monde était leur situation coloniale, et il reconnaissait en 1968 que le terme de négritude avait fait l’objet d’une distorsion croissante, le convertissant en dogme, en notion d’une essence noire opposée à une essence blanche (Senghor déclara, par exemple, que la raison était hellénique et l’émotion noire), une forme de racisme, alors que son intention était à l’origine de faire naître un sentiment de fraternité. » (Introduction à Sensemayá: La poesía negra en el mundo hispanohablante, Editorial Orígenes, Madrid, 1980 [Sensemaya : La Poésie noire dans le monde hispanophone])
Le lecteur aura noté le trait décoché à Léopold Sédar Senghor, parlementaire français de 1945 à 1958, ministre du général de Gaulle et enfin Président du Sénégal pendant vingt ans aux jours bénis de la « Françafrique » prétendument décolonisée.
J’ai cependant choisi de garder « négritude », faute de mieux. J’ai en effet considéré qu’il n’aurait pas été rigoureux de parler de « poésie révolutionnaire afro-hispanique » dans la mesure où les poètes en question ne sont pas tous Afro-Américains. Si les auteurs de l’anthologie parlent de « poésie noire », ils sont eux aussi contraints de préciser d’emblée ce point, à savoir qu’ils traitent en fait de poésie sur le thème noir. L’expression « thème noir », dans mon titre, aurait été relativement peu claire, en raison de la polysémie de l’adjectif « noir », et par ailleurs « thème nègre » pouvait susciter un doute compte tenu du sens en partie péjoratif du terme « nègre ». Faire référence à « l’Afrique » (« le thème africain ») n’était pas non plus possible en raison des spécificités de la culture afro-hispanique d’Amérique, et « le thème afro-américain dans la littérature révolutionnaire afro-hispanique » était sans doute un peu lourd. Je conserve donc le terme de « négritude » en dépit des réserves exprimées et en me désolidarisant de la manière la plus vive des sénateurs gâteux et imbéciles qui l’emploient eux aussi. Je renvoie également au poème Contre la négritude du poète angolais Emanuel Corgo, que j’ai traduit dans Poésie révolutionnaire d’Angola ici.
Les poètes hispano-américains du vingtième siècle dont le lecteur trouvera ci-après quelques poèmes traduits en français sont l’Argentin Luis Cané, le Dominicain Manuel del Cabral, les Venezuéliens Andrés Eloy Blanco et Miguel Otero Silva, et les Cubains José Rodríguez Mendez et Nicolás Guillén (j’ai déjà traduit un poème de ce dernier dans Poésie cubaine de la Révolution ici).
*
La Petite Fille noire (Romances de la niña negra) par Luis Cané (Argentine)
I
Toute de blanc vêtue,
amidonnée et apprêtée,
la petite fille noire
sur le seuil de sa maison.
Un chignon blanc dressé
ornait sa tête,
des colliers de perles rouges
entouraient son cou de plusieurs rangs.
Les autres petites filles du quartier
jouaient sur le trottoir ;
les autres petites filles du quartier
ne jouaient jamais avec elle.
Toute de blanc vêtue,
amidonnée et apprêtée,
en un silence sans larmes
la petite fille noire pleurait.
II
Toute de blanc vêtue,
amidonnée et apprêtée,
la petite fille noire repose
dans son cercueil de sapin.
Un ange la conduit
en présence de Dieu ;
la petite fille noire ne sait pas
si elle doit être triste ou se réjouir.
Dieu la regarde avec douceur,
lui caresse la tête
et y ajuste
une paire de belles ailes blanches.
Les dents de flocon d’avoine
de la petite fille noire brillent.
Dieu appelle tous les anges
et leur dit : « Jouez avec elle ! »
*
Noir privé de tout dans ta maison (Negro sin nada en tu casa) par Manuel del Cabral (République dominicaine)
…Je t’ai vu creuser des mines d’or
–Noir sans terre– ;
…Je t’ai vu sortir de grands diamants de la terre
–Noir sans terre– ;
…Et comme si tu extrayais ton corps en morceaux de la terre,
je t’ai vu sortir du charbon de la terre.
…Cent fois je t’ai vu semer du grain dans la terre
–Noir sans terre–.
…Et toujours ta sueur qui n’arrête pas
de tomber sur la terre.
…Ta sueur si ancienne, mais toujours nouvelle,
ta sueur dans la terre.
…L’eau de ta souffrance qui fertilise
plus que l’eau des nuages.
…Ta sueur, ta sueur. Et tout cela pour celui
qui possède cent cravates, quatre voitures de luxe,
et n’a jamais foulé la terre.
…Seulement quand la terre ne sera pas tienne,
la terre sera tienne.
*
Noir sans souliers (Negro sin zapatos) par Manuel del Cabral
Il y a sur tes pieds nus : de graves aurores.
(On ne pourra pas dire que ce siècle était petit.)
Le ciel fond en roulant sur ton dos :
humide de travail, brillant de travail,
mais sombre de salaire.
Je ne t’ai pas vu dormir… Je ne t’ai pas vu dormir…
ces pieds nus
ne te laissent pas dormir.
Tu gagnes dix centavos, dix centavos par jour.
Cependant,
tu les gagnes si propres,
tu as des mains si propres,
qu’il se peut que ta maison ait seulement :
du linge sale,
un lit sale,
de la chair sale,
mais, lavé, le mot Homme.
*
Le Noir qui ne rit pas (Negro sin risa) par Manuel del Cabral
Noir triste, tellement triste
qu’en chacun de tes gestes je peux voir le monde.
Toi qui vis si près de l’homme sans l’homme,
un sourire de toi me servira d’eau
pour laver la vie, que l’on ne peut pratiquement
pas laver avec autre chose.
Je veux aller à toi, mais je viens comme
le fleuve à la mer… De tes yeux, parfois,
sortent des océans tristes renfermés dans ton corps,
mais qui ne peuvent tenir en toi.
Quelqu’une de tes choses te rend toujours triste,
Quelqu’une de tes choses, par exemple ton miroir.
Ton silence est de chair, ta parole est de chair,
ton inquiétude est de chair, ta patience est de chair.
Tes larmes ne tombent pas
comme des gouttes d’eau…
(Les paroles
ne tombent pas à terre.)
*
Peins-moi des angelots noirs (Píntame angelitos negros) par Andrés Eloy Blanco (Venezuela)
Ah, quel monde…, ce qui vient d’arriver
à Juana la Noire !
Son petit est mort ?
Oui, monsieur.
Ah, petit compagnon de mon âme,
comme il était bon.
Je ne lui regardais pas l’embonpoint,
je ne lui regardais pas le squelette ;
alors que je maigrissais
je me servais de mon corps pour comparer,
et il maigrissait
comme je maigrissais.
…Mon petit est mort,
…Dieu l’a voulu.
…Il lui a donné une place
…parmi les angelots du ciel.
…–Détrompe-toi, mon amie,
…Il n’y a pas d’angelots noirs.
Peintre de saints de boudoir,
peintre sans terre dans le cœur
qui lorsque tu peins tes saints
ne te souviens pas de ton peuple,
et quand tu peins tes Vierges
peins de beaux angelots
mais n’as jamais pensé
à peindre un ange noir.
…Peintre né sur ma terre
…avec dans la main le pinceau étranger,
…peintre qui suis le modèle
…de tant de vieux peintres,
…même si la Vierge est blanche,
…peins-moi des angelots noirs.
Il ne s’est pas trouvé de peintre
pour peindre des angelots de mon peuple,
un ange de bonne famille
ne suffit pas à mon ciel.
Je veux des angelots blonds
et des angelots bruns.
Même si la Vierge est blanche,
peins-moi des angelots noirs.
S’il reste un peintre de saints,
s’il reste un peintre des cieux,
qu’il peigne le ciel de ma terre
avec les couleurs de mon peuple ;
avec ses anges café au lait,
avec ses anges d’ébène ;
avec ses anges blancs,
avec ses anges noirs ;
avec son ange de la haute société,
avec son ange de la classe moyenne,
qui mangent des mangues
dans les faubourgs du ciel.
…De la même façon que tu peins ta terre,
…c’est comme ça que tu dois peindre ton ciel,
…avec un soleil qui tape sur les blancs,
…avec un soleil qui tape sur les noirs,
…car c’est pour cela
…qu’il est pour toi chaud et bon.
…Même si la Vierge est blanche,
…peins-moi des angelots noirs.
Si je vais au ciel un jour
je dois te rencontrer là-bas,
petit ange du diable,
séraphin de charbon.
Il n’existe aucune cathédrale
ni aucune petite église de village
où l’on ait fait entrer
le tableau « Angelots noirs ».
Alors où vont
les angelots de mon peuple,
les petits aigles noirs de Guaviare,
les petits merles noirs de Barlovento ?
…Si tu souhaites peindre ton ciel
…de la même façon que tu peins ta terre,
…quand tu peins des angelots
…souviens-toi de ton peuple,
…et à côté de l’ange blanc
…et à côté de l’ange café au lait,
…même si la Vierge est blanche,
…peins-moi des angelots noirs.
J’ai trouvé de ce poème, sur internet, plusieurs versions différentes, ce qui tient sans doute en partie au fait qu’il a été mis en musique, avec des variations textuelles. Une de ces adaptations musicales est très connue dans toute l’Amérique latine.
*
La Chanson du Noir Lorenzo (El corrido del negro Lorenzo) par Miguel Otero Silva (Venezuela)
Je suis le Noir Lorenzo !
Noir du Tuy, Noir noir.
Nuit avec âme. Tambour
dormant dans ma poitrine.
Dormant dans ma poitrine
une douleur d’incendies,
cœur rouge au dedans,
cœur noir au dehors.
Cœur noir au dehors,
cœur ombre du blanc,
si j’ai le cheveu rebelle,
rebelles aussi sont mes mains.
Rebelles aussi sont mes mains,
mains entrelacées avec le vent
quand je lance au vent mon cri :
Je suis le Noir Lorenzo !
Je suis le Noir Lorenzo,
petit-fils et arrière-petit-fils d’esclaves,
couvert de cicatrices
comme un tronc d’arbre noir.
Comme un tronc d’arbre noir
debout j’épie la savane
qui invite à la traverser en courant
avec des drapeaux rouges.
Avec des drapeaux rouges
et un battement de tambour
devant des cris noirs
fondus en une seule voix.
Fondus en une seule voix
j’entends les noires lamentations
des cicatrices noires.
Je suis le Noir Lorenzo !
Je suis le Noir Lorenzo !
nuit noire, noire l’âme,
Noir à la poitrine nue,
Noir coupeur de canne.
Noir coupeur de canne
comme mon grand-père et mon père,
esclave noir de tous,
je ne suis l’esclave de personne.
Je ne suis l’esclave de personne
car je suis ce que je ne suis pas,
j’ai une douleur d’incendies
et un battement de tambour.
Et un battement de tambour
descendra les ravins
comme la voix des morts,
les Noirs morts esclaves.
Les Noirs morts esclaves,
mon grand-père et mon arrière-grand-père.
Noire et rebelle est ma main.
Je suis le Noir Lorenzo !
*

Couverture de Tricontinental, revue de l’Organisation de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAAL) à La Havane, Cuba
Poèmes du camp des coupeurs de canne (Poemas del Batey) par José Rodríguez Mendez (Cuba)
I
…Le fouet du contremaître mortifiait nos flancs épouvantés pour que nous marchions dociles, comme des poulains bridés.
À côté des bœufs,
nous mourions nous aussi comme des bêtes,
mortifiés par le dard esclavagiste.
Et pour nous « consoler » de nos plaies brûlantes,
ils nous parlaient
du ciel.
Mais toujours leurs crucifix,
pour nous approcher,
venaient escortés par le fouet du contremaître.
Comme nous avions la nostalgie silencieuse des noix de coco de notre terre sauvage,
la grappe ridicule du rosaire dans les mains !
II
…Vingt,
trente,
quarante ans courbés sur la terre
à semer pour autrui,
et dans nos maisons,
collée à la bouche de nos femmes
et dansant dans les yeux secs de nos enfants,
LA FAIM.
Aujourd’hui encore nous sommes esclaves,
car nous transpirons et nous déchirons les mains
pour un salaire de misère,
car nous avons vu les « tickets »1,
car nous connaissons la voracité des magasins
et parce que, pour que nous restions tranquilles,
nos frères sont tombés,
adornés de plomb, à nos pieds.
Avant, nous chantions lorsque arrivait le temps de la récolte de canne,
ensuite, pendant le temps mort,
les jours de la faim revenaient
nous paralyser les mains.
Mais nous savons aujourd’hui que la récolte n’est pas à nous,
car même pendant la récolte
nous avons faim.
Nous sommes des esclaves affamés pendant le temps mort !
Nous sommes des esclaves affamés pendant la récolte !
1 Tickets : en anglais dans le texte. Je ne sais pas précisément à quel mécanisme d’exploitation économique (ou à l’inverse à quel privilège) le terme fait ici référence.
III
…Cela fait des siècles
que ma race mâche le mauvais tabac de notre misère ;
mais un jour,
tout ce qui aujourd’hui nous effraie,
tout ce qui nous badigeonne les yeux d’épouvante
–fantômes créés par l’exploitation capitaliste
pour nous maintenir dans le giron de la peur–,
tombera devant nous,
nous le prendrons dans nos mains
et l’extirperons de la vie
comme une mauvaise herbe du champ de cannes.
Je sais que ma génération verra
la mort des baraquements pleins de punaises
et du contremaître avec ses paroles et ses regards blessants comme des fouets.
*
West Indies Ltd, 3-7 par Nicolás Guillén (Cuba) (1934)
3
Les cannes –longues– tremblent
de peur devant la machette.
Le soleil brûle et l’air est pesant.
Les cris des contremaîtres
résonnent secs et durs comme des fouets.
Au milieu de la sombre
masse des misérables qui travaillent,
jaillit une voix qui chante,
naît une voix qui chante,
surgit une voix pleine de rage,
s’élève une voix ancienne et d’aujourd’hui,
moderne et barbare :
–Couper des têtes comme des cannes,
tchac, tchac, tchac !
Brûler les cannes et les têtes,
la fumée montant jusqu’aux nuages,
quand viendra l’heure ? quand ?
Ma machette possède une lame,
tchac, tchac, tchac !
Ma main tient une machette,
tchac, tchac, tchac !
Et le contremaître est près de moi,
tchac, tchac, tchac !
Couper des têtes comme des cannes,
brûler les cannes et les têtes,
la fumée montant jusqu’aux nuages…
Quand viendra l’heure ?
Et la chanson élastique, dans le soir
de récolte et d’agonie,
tremble, brille et brûle,
suspendue à la voûte concave du jour.
4
La faim erre par les arcades
pleines de visages jaunes
et de corps fantomatiques ;
et assise sur les chaises
des parcs municipaux,
ou grouillant en plein soleil
et à la pleine lune,
cherche l’alcool problématique
qui efface et aveugle
mais ne se vend en aucune
taverne.
Faim des Antilles,
souffrance des ingénues Indes occidentales !
Nuits peuplées de prostituées,
bars peuplés de marins ;
à la croisée de cent routes
de bandits et de boucaniers.
Antres de vendeurs de morphine,
de cocaïne et d’héroïne.
Cabarets pour tromper l’ennui
avec l’illusoire cordial
d’une bouteille de champagne,
dans l’efficacité duquel les gens se fient
comme en un Néosalvarsan d’allégresse
contre la « syphilis sentimentale ».
Soif de pénétrer l’avenir
et de tirer de son intimité secrète
une formule concrète
pour vivre.
Fureur des pirates en redingote
qui comme de Sorre ou « l’Olonnais »2
s’irrite face à la misère
et se résout en coups de pied.
Dramatique cécité de l’armée,
le fusil toujours prêt
à tirer sur qui proteste ou siffle
parce que le pain est dur ou la soupe trop claire !
2 De Sorre et « L’Olonnais » : Jacques de Sorre et François l’Olonnais étaient deux pirates français. Le premier pilla La Havane en 1555, première opération de ce genre dans la région, et le second, qui passe pour avoir été particulièrement cruel, pilla Maracaïbo au Venezuela en 1666.
5
Cinq minutes d’intermède. Fanfare de Juan le Barbier.
–Pour gagner son pain,
il faut travailler dur ;
pour gagner son pain,
il faut travailler dur :
plus encore que courber le dos,
tu dois courber la tête.
De la canne vient le sucre,
le sucre pour le café ;
de la canne vient le sucre,
le sucre pour le café :
ce qu’elle sucre a pour moi
goût de fiel.
Je n’ai nulle part où vivre,
ni femme à aimer ;
je n’ai nulle part où vivre,
ni femme à aimer :
les chiens aboient contre moi
et personne ne me dit « vous ».
Les hommes, quand ils sont des hommes,
doivent avoir un couteau ;
Les hommes, quand ils sont des hommes,
doivent avoir un couteau :
j’étais un homme, et j’avais un couteau,
et l’on m’a mis au bagne !
Si je mourrais à l’instant,
si je mourrais à l’instant,
si je mourrais à l’instant, mère,
comme je serais heureux !
Ô je te donnerai, je te donnerai,
je te donnerai, je te donnerai,
ô je te donnerai
la liberté !
6
West Indies ! West Indies ! West Indies !
Voici le pays échevelé,
de cuivre, polycéphale, où la vie rampe,
la boue sèche collée en plaques sur la peau.
Voici le bagne
où tout homme a les pieds attachés.
Voici le grotesque siège des compagnies et des trusts.
Ici la fosse à bitume, les mines de fer,
les plantations de café,
les port docks, les ferry boats, les ten cents…
Voici le pays du all right,
où tout est en mauvais état ;
le pays du very well
où personne ne va bien.
Ici viennent les serviteurs de Mister Babbit.
Ceux qui envoient leurs enfants à West Point.
Ici viennent ceux qui crient : Hello baby,
et fument des « Chesterfield » et des « Lucky Strike ».
Ici viennent les danseurs de fox trots,
les boys du jazz band
et les vacanciers de Miami et Palm Beach.
Ici viennent ceux qui demandent bread and butter
et coffee and milk.
Ici viennent les absurdes jeunes syphilitiques,
fumeurs d’opium et de marijuana,
exhibant leurs tréponèmes en vitrine
et se faisant tailler un costume par semaine.
Ici vient la crème de Port-au-Prince,
le meilleur de Kingston, la high life de La Havane…
Mais ici vivent aussi ceux qui rament dans les larmes,
galériens tragiques, galériens tragiques.
Ils sont là,
ceux qui travaillent avec un faisceau de lumières
la pierre dure sur laquelle peu à peu se ferme
le poing d’un titan. Ceux qui attisent l’étincelle
rouge, sur le champ desséché.
Ceux qui crient : « Marchons ! », et à qui répond l’écho
d’autres voix : « Marchons ! » Ceux qui en tumultueuse émeute
sentent battre leur sang avec des syllabes d’insulte.
Que faire avec eux,
s’ils travaillent avec un faisceau de lumières ?
Ils sont là, ceux qui coude à coude
risquent tout ;
donnent tout, à pleines mains ;
ils sont là, ceux qui se sentent frères
de l’homme noir, qui courbé sur la tranchée, front obscur,
se dissout en pure sueur,
et de l’homme blanc, qui sait que la chair est argile
mauvaise quand la blesse le fouet, et pire si on l’humilie
sous la botte, car alors elle élève
la voix, comme un tonnerre dans la gorge.
Ceux-là sont ceux qui rêvent éveillés,
ceux qui luttent au fond de la mine,
et y écoutent la voix
avec laquelle crient les vivants et les morts.
Ceux-là, les illuminés,
les parias inconnus,
les humiliés,
les ignorés,
les oubliés,
les décontenancés,
les inhibés,
les transis,
ceux qui face au mauser s’exclament : « Frères soldats ! »
et roulent à terre blessés,
un fil rouge pendant de leurs lèvres violettes.
(Que l’émeute suive son cours !
Que flottent au vent les bannières barbares
et que s’embrasent les bannières
au-dessus de l’émeute !)
7
Cinq minutes d’intermède. Fanfare de Juan le Barbier.
–Ils me tuent si je ne travaille pas,
et si je travaille ils me tuent ;
toujours ils me tuent, ils me tuent,
toujours ils me tuent.
Hier j’ai vu un homme regarder,
regarder le soleil se lever ;
hier j’ai vu un homme regarder,
regarder le soleil se lever :
l’homme restait très sérieux,
car l’homme ne voyait pas.
Las !
les aveugles vivent sans voir
le soleil se lever,
le soleil se lever,
le soleil se lever !
Hier j’ai vu un enfant jouer
à tuer un autre enfant ;
hier j’ai vu un enfant jouer
à tuer un autre enfant :
il y a des enfants qui ressemblent
aux hommes qui travaillent.
Qui leur dira quand ils sont grands
que les hommes ne sont pas des enfants,
ils ne le sont pas,
ils ne le sont pas,
ils ne le sont pas !
Ils me tuent si je ne travaille pas,
et si je travaille ils me tuent :
toujours ils me tuent, ils me tuent,
toujours ils me tuent !
*
J’ai (Tengo) par Nicolás Guillén (1964)
Quand je me vois et me palpe,
moi, simple Jean sans Rien hier
et aujourd’hui Jean ayant Tout,
aujourd’hui ayant tout,
je regarde, je scrute,
je me vois et me palpe
et je me demande comment c’est possible.
J’ai, voyons voir,
j’ai le goût de voyager dans mon pays,
maître de tout ce qui se trouve en lui,
regardant de près ce qu’auparavant
je n’avais ni ne pouvais avoir.
Je peux dire récolte,
Je peux dire montagne,
Je peux dire ville,
dire armée,
miennes pour toujours et tiennes, nôtres,
et un grand rayonnement
de lumière, d’étoile et de fleur.
J’ai, voyons voir,
j’ai le goût d’aller
moi, paysan, ouvrier, petite gens,
j’ai le goût d’aller
(c’est un exemple)
m’assoir sur un banc et parler avec l’administrateur,
non en anglais,
non à un monsieur,
mais en l’appelant camarade comme on dit en espagnol.
J’ai, voyons voir,
que tout en étant noir
personne ne me peut m’empêcher de passer
la porte d’un dancing ou d’un bar.
Ou bien à la réception d’un hôtel
me crier qu’il n’y a plus de chambre,
une petite chambre et non une grande suite,
une simple petite chambre où je puisse me reposer.
J’ai, voyons voir,
qu’il n’existe pas de milice rurale
qui me traîne et m’enferme dans une cellule,
ni ne m’arrache à ma terre et me jette
sur la voie publique.
J’ai que de même que j’ai la terre j’ai la mer,
pas de country,
pas de high-life,
pas de tennis ni de yacht,
mais de plage en plage et de vague en vague
un gigantesque bleu ouvert démocratique :
en somme, la mer.
J’ai, voyons voir,
que j’ai appris à lire,
à compter,
j’ai que j’ai appris à écrire
et à penser
et à rire.
J’ai que j’ai maintenant
où travailler
et gagner
ce qu’il faut pour manger.
J’ai, voyons voir,
j’ai ce que je devais avoir.