Versification française: Prolégomènes
Sur le site des Poètes de l’amitié, qui présente mon recueil en ligne Premier amour numéro deux (2020), j’écris :
Je me tiens à la disposition de toute personne souhaitant développer la maîtrise de la prosodie française pour lui prodiguer mes conseils, voire un véritable enseignement de cette technique rare et précieuse qui, loin d’être un carcan, est de nature à donner à l’élan poétique son expression la plus durablement hypnotique, ainsi que l’ont vu et dit les plus grands penseurs, tels que Kant et Nietzsche. (Ce qui n’ôte rien aux mérites propres du vers libre.) On peut m’écrire à : flor.boucharel[@]gmail.com.
Le présent billet peut servir d’introduction à ces leçons.
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Ou bien… ou bien
De Boileau jusqu’à nous, et même depuis Ronsard ou Corneille jusqu’à nous, on compte les syllabes des vers selon les mêmes règles, avec notamment des diphtongues qui ne se prononcent jamais dans la conversation courante. Par exemple, on lit pi-a-no (trois syllabes) dans un vers alors qu’on dit pia-no (deux syllabes) dans la conversation.
Certains poètes contemporains ont donc décidé de compter « piano » deux syllabes, afin de rapprocher la sonorité de leurs vers de la prononciation courante. C’est un choix que je ne peux faire mien, car, quand je lis des vers, je m’attends, sur la foi de plusieurs siècles d’une prosodie française à peu près immuable depuis qu’elle a été codifiée ainsi de manière coutumière, à lire le mot « piano » trois syllabes et non deux, en dépit de la prononciation courante.
Qui plus est, cette prononciation conventionnelle dérive évidemment du fait qu’il n’existe en réalité pas de prononciation courante uniforme à tous les locuteurs du français, entre différentes régions et provinces, entre la France et les autres pays francophones, et que nous ne pourrions donc pas lire de vers réguliers sans une convention. Dès lors, puisqu’une convention est aussi bonne qu’une autre, autant respecter celle que nous avons reçue de la tradition et de notre littérature, plutôt que d’en chercher une qui serait plus conforme à une manière actuelle de prononciation, alors que l’uniformité n’existe pas, n’existe guère plus aujourd’hui que par le passé.
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Sur la poésie classique et celle dite de nos jours néo-classique, qui permet ce genre d’écarts et déviations consistant pour chaque poète à compter les syllabes à sa manière, il faut un vrai débat. Nous devons soit nous astreindre aux règles que nous avons reçues en héritage, et ce sans la moindre liberté (car elle entraîne alors beaucoup de confusion), soit faire comme le reste du monde et évoluer, c’est-à-dire écrire librement, sans vers réguliers ni rimes. L’entre-deux, c’est – pardon – avoir le cul entre deux chaises.
Cela rejoint d’ailleurs l’intéressante réflexion d’Armelle Barguillet Hauteloire publiée dans le n° 178 de la revue Florilège, et que je contredirai toutefois sur un point : la poésie expérimentale (la NovPoésie « tel un rouleau compresseur très médiatisé », tellement médiatisé que je n’en entends jamais parler…) certes n’a pas de chaise, mais elle n’a pas non plus le cul entre deux chaises.
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Il ne s’agit pas pour moi de dire que seule la poésie classique a de l’intérêt (et l’on trouve également bien de la poésie formellement très classique mais pas très intéressante quant au fond). J’ai au contraire beaucoup de considération pour la bonne poésie en vers libres, et j’en traduis d’ailleurs de l’étranger. Ma réserve porte sur un genre hybride qui n’a pas de raison d’être dans la mesure où il ne répond pas aux critères classiques.
Mais peut-être suis-je même en cela trop rigoureux, car si l’on se réfère à la chanson, même contemporaine, on est largement dans le « néo-classique » et il existe pourtant d’excellents textes de chanson. – Alors faites-vous mettre en musique.
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L’ennemie poétique numéro 1
En juin 2020, j’écrivais au responsable du site internet « EspaceFrançais.com » les mots suivants, en réaction à l’un de ses billets (ici). Mon e-mail ne parvint jamais à sa destination car l’adresse indiquée sur le site n’était plus valide.
L’auteur écrivait ceci : « Définition. L’unité de forme est la réunion d’allitérations et d’assonances dans un ensemble de mots ou de vers. Elle met en évidence une unité de sens et peut opposer un ensemble de mots ou vers à un autre ensemble, ce qui crée des effets de sens. » etc. etc.
À quoi je répondis :
Monsieur,
Dans votre présentation des assonances et allitérations en versification française, vous omettez, comme la plupart des cours de lettres, si ce n’est tous, la chose la plus importante : c’est que l’assonance et l’allitération, comme les autres répétitions, doivent être évitées, à moins que l’unité sonore produise un effet bien déterminé.
Les gens sont induits en erreur et produisent des vers hideusement monotones en croyant faire d’ingénieuses assonances et allitérations.
La beauté du vers est dans sa diversité sonore. C’est le point essentiel qui échappe à votre présentation.
Merci de votre attention.
(Remarquez comme ces deux fins de phrase rapprochées en -tion -tion sont déplaisantes à l’oreille même en simple prose.)
Cette remarque vaut également pour les traducteurs de poésie, qui connaissent souvent mieux les langues que l’art poétique et qui, ayant, dans leur semi-ignorance, entendu parler des assonances et allitérations et sachant même, c’est le pire, de quoi il s’agit, sont tout émerveillés quand, par hasard, leur traduction présente ici ou là une unité sonore rébarbative. Parce qu’ils n’ont pas compris que, dans l’ordinaire de l’écriture poétique, ces figures n’étaient pas à rechercher mais à éviter !
Du reste, étant donné que la probabilité qu’une traduction fidèle reproduise dans la langue de traduction de tels effets quand ils ont été recherchés dans l’original sont infimes, le traducteur ne fait ainsi qu’ajouter des effets là où ils n’existent pas dans l’original, tout en laissant de côté ceux que l’auteur a éventuellement placés de manière délibérée dans son texte.
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L’auteur du passage cité prétend – lisez bien – trouver des unités de forme non seulement dans des vers isolés mais même dans des « ensembles de vers » ! Heureusement que nos chères têtes blondes ont perdu le goût de la versification, car en suivant de telles directives elles pourraient chercher à produire des pages et des pages d’alexandrins allitérés, assonants et monstrueux…
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Lettre à une poétesse plus tellement jeune
Chère poétesse,
Un « regard feu » n’est pas une mauvaise idée – mais en vers libres ! Parce qu’en vers classiques, on dira toujours : « Elle avait besoin de supprimer une syllabe : la grosse ficelle ! », ce qui n’est ni très galant ni très respectueux.
Vos vers, chère poétesse, ne sont point classiques : certains les appelleront « néo-classiques » mais quant à moi j’appelle ce genre pseudo-classique. On ne sait pas quelles règles vous suivez, et par conséquent pourquoi ne pas faire du vers libre, purement et simplement ? En outre, vous pourriez aussi bien écrire « Pour un instant ton regard de feu » tout en comptant les huit syllabes qu’il vous faut pour vos vers octosyllabiques : « Pour un instant ton regard d’feu ».
En effet, au vers « La nuit se voile de dorure », vous comptez voi-le 2 syllabes, mais en prose ou en vers libres on lirait ça « La nuit s’voil’ de dorure » (6 syllabes).
Et si vous écriviez « je ne sais pas », quelqu’un comme moi lirait « chais pas ».
Le vers « Plumes de soie, plumes de jeux » n’est pas selon les règles classiques et on ne sait donc pas si vous comptez selon ces règles. En effet, un mot se terminant par un e muet ne doit être suivi que par un mot commençant par une voyelle, pour que l’e muet s’élide dans la voyelle qui le suit, comme dans « Plume bleue, enivrante fleur », beau vers parfaitement classique.
Les mots « soie » et « soi » ne sont pas traités de la même manière en vers classiques car « soie » possède un e final qui interdit de le faire suivre d’un mot commençant par une consonne ; il faut l’élider dans une voyelle : « soie enivrante ».
De son côté, « plume » a un e final non muet : « plume bleue », 3 syllabes : plu-me-bleue ; « plume enivrante bleue », 6 syllabes : plu-men-i-vran-te-bleue. Dans « plume », l’e final n’est muet qu’à la rime.
En vers classiques, « audacieuse » se lit toujours auda-ci-euse, donc le vers où vous le mettez fait 9 syllabes. Vous me direz que vous comptez comme ça se prononce, mais, précisément, si je comptais ce vers comme je le prononce, moi, en prose, il ferait 7 syllabes : Danssérénadaudace yeuse !
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Lettres à une poétesse jeune dans sa tête
Chère poétesse,
Dans mon souvenir, votre écriture n’était pas attachée à la recherche formelle. En vous relisant, je constate que vous avez cependant un tropisme de la forme, à savoir que vous donnez une forme de versification personnelle à vos textes, et cependant cet aspect ne m’était pas resté en mémoire, dans le sens où je n’attachais pas à vos textes la censure que je prononce habituellement contre ce genre de tentatives.
Votre démarche a donc quelque chose d’original. Les poèmes Amertume et Que tout s’efface ! ont ce côté chanson dont je parlais, et leurs rimes, jointes à une langue très directe, prennent un côté naturel et bienvenu, rehaussent le propos.
Dans Ode à la mer, ce sont des alexandrins positionnés de façon à les rendre imperceptibles sauf à la lecture. Puisque, en tant que lecteur, je suis donc appelé à juger des alexandrins, je dirais que « Les montagnes au loin, les sommets enneigés » devrait remplacer « Les montagnes au lointain… » dans la mesure où, dans la versification classique, votre vers se lit « Les montagne-zau-loin-tain » (et le vers a donc 13 syllabes) De même « Vivre à fond un bonheur que la mer seule apporte » car « seule la mer » se lit en principe « seu-le-la-mer » (soit, là encore, 13 syllabes). Vos alexandrins respectent la césure à l’hémistiche et c’est déjà beaucoup dans le genre « néo-classique » (même si cela devrait aller de soi).
Désintégration esr en vers courts et il me semble à présent que c’est une condition nécessaire pour rendre le « néo-classique » acceptable. Car le rythme court est chantant : on est emporté par un rythme rapide qui représente en quelque sorte l’antithèse de l’alexandrin classique et peut se permettre les plus grandes libertés, même dans un cadre plus ou moins formel.
« Ton cœur crois-moi n’est que de fer », en revanche, est une tournure bavarde et languissante – pour crier à quelqu’un qu’il n’a pas de cœur. La sommation d’un « crois-moi » explétif et surtout d’une forme disjonctive, « n’est que de fer », au lieu d’un clair et net « est de fer », ça fait beaucoup de mots et l’on voit bien que c’est la contrainte formelle qui vous oblige à cette tournure inauthentique.
Lune et soleil est très libre malgré son aspect formel, et aussi très réussi. Là encore, des vers courts (hexasyllabe, sans doute le maximum supporté par le néo-classique : je formule des hypothèses). Vous avez eu raison de ne pas chercher la rime à tout prix et de ne la prendre que quand elle se présentait, car la langue dans ce poème a une belle fraîcheur, rehaussée par le rythme régulier de l’hexamètre court.
Le poème Qu’une aquarelle, avec sa monorime, est monotone. La diversité sonore est préférable à la répétition. Les cours de lettres en ligne ou ailleurs sur les assonances et allitérations oublient l’essentiel, à savoir que ces figures doivent être évitées à moins qu’elles ne visent à produire un effet bien déterminé, car dans toute autre circonstance c’est la diversité qui plaît à l’oreille et non la répétition.
Le sang de nos vies, très libre au fond, est aussi très réussi, avec là encore un rythme court.
En conclusion, on pourrait donc rechercher une certaine contrainte formelle afin de rehausser la poésie d’un texte, mais il faut trouver la dose juste, et d’autre part le vers court s’y prête visiblement bien mieux que le vers long, ce qui me fait conclure que c’est le rythme court et la liberté que vous vous permettez le plus souvent qui ont fait échapper vos textes à la censure que je prononce habituellement contre le « néo-classique ».
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Un poème est classique dans n’importe quel vers classique du moment que les vers obéissent aux règles classiques, des règles qu’il faut apprendre car elles n’ont rien d’intuitif.
Il s’agit d’abord du comptage des syllabes. Si j’écris « je ne sais pas », vous compterez sans doute 4 syllabes mais c’est parce que vous avez déjà des connaissances en la matière. Parce que, moi, si je compte comme je prononce en prose, je compte 3 syllabes (« je n’sais pas »), voire 2 syllabes (« chais pas »).
Maintenant, si j’écris « un piano » et que vous me dites « 3 syllabes », je verrai que vos connaissances sont limitées, car, selon le comptage classique, cela fait 4 syllabes : un1-pi2-a3-no4. On appelle cette prononciation une diérèse (les deux voyelles successives i et a sont dissociées dans le comptage). Or personne, je suppose, en parlant ne prononce pi-a-no ; c’est une convention, qu’il faut apprendre.
Dans d’autres mots, comme « diable », on ne fait pas la diérèse (on parle alors de synérèse). C’est un système largement conventionnel, en vigueur depuis Ronsard et la Pléiade, pour que tous comptent les vers de la même manière, sinon chacun compterait différemment (les gens du Midi, les gens du Nord…). Certains poètes aujourd’hui ne comptent plus selon ces règles mais selon la façon dont ils prononcent les mots en parlant : non seulement cela les classe d’emblée dans le « néo-classique » mais en outre ils se font des illusions sur le fait que leurs vers seraient plus près d’une façon vraie ou parlée de prononcer, car il n’y a pas de façon homogène de prononcer le français chez ceux qui le parlent !
Poursuivons. Si vous écrivez dans un vers « je joue du piano », en comptant 6 syllabes, sur le comptage vous n’aurez pas tort ; seulement votre vers ne sera pas accepté comme classique car « joue » étant terminé par un e muet il doit être obligatoirement, à l’intérieur d’un même vers, suivi d’un mot commençant par une voyelle pour que l’e final muet de « joue » s’élide dans le mot suivant : « je joue encore », « je joue aujourd’hui », « je joue avec », etc. Peut-être qu’à l’époque « je joue du piano » se serait prononcé plus ou moins comme « je jou-eu du piano » ; d’où la règle, pour éviter ces dissonances.
Voilà pour un aperçu des règles de comptage. Il y a aussi les règles des rimes et enfin les règles relatives aux formes des poèmes (sonnets et autres).
J’écris des vers classiques depuis l’âge de quinze ans, j’ai rempli des cahiers de vers faux, boiteux, ridicules, avant de publier mon premier recueil classique à trente-quatre ans : et dans ce recueil (et d’ailleurs le suivant) on m’a tout de même fait remarquer des fautes de versification, en particulier une alternance fautive des rimes masculines et féminines dans des suites de quatrains aux rimes dites embrassées : je suivais le modèle du sonnet mais dans de simples suites de quatrains il faut alterner les positions des rimes masculines et féminines d’un quatrain à l’autre. [Le poème Au lecteur ouvrant les Fleurs du Mal me justifie cependant, puisqu’il est construit selon cette même « faute ».]
Par ailleurs, j’ai jeté, avant toute publication, la totalité de mes vers libres, brûlant mes vaisseaux pour continuer, comme un monomaniaque, dans le vers classique. Il y a longtemps que j’aurais dû arrêter. À présent, puisque je me trouve toujours associé au petit monde de la poésie, je n’ai pas le choix, je suis un Cerbère pour les poètes qui entendent versifier autrement qu’en toute liberté, et j’ai envie de leur dire : « Laissez tomber ! ou je vais mordre. »
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On rime, aujourd’hui comme alors, en chanson, mais l’exercice n’a jamais été codifié comme dans la poésie livresque.
« Ça sera toujours le blues
Dans la banlieue de Mulhouse »
Tout est juste, en chanson, car la prononciation suit la musique : « ça s’ra » et « d’Mulhouse » ou encore « Où va-a-a-a-as tu ? », 7 syllabes (3 syllabes étendues sur 7 temps), « J’m’demand’ bien. », 3 syllabes…
Et par ailleurs, oui, « blues » peut rimer avec « Mulhouse » car en musique on n’écoute que son oreille, si j’ose dire – tandis qu’en poésie classique cette rime auriculaire est interdite ! car on rime aussi pour l’œil.
« l’assonance et l’allitération, comme les autres répétitions, doivent être évitées »
C’est la première, peut-être la seule chose à dire au sujet de l’assonance et de l’allitération. La poésie n’est pas la folle molle qui vole un bol, ça colle et s’envole, on la viole au son de la viole. J’ai dit ce que j’avais à dire sur le sujet mais je veux citer l’auteur d’un traité sur « l’art des vers » pour étayer mon propos, vu que le public n’en croira pas un simple blogueur contre l’ensemble des professeurs de lettres (pas un perroquet pour rattraper l’autre !), mais aussi parce que cet auteur souligne que la tendance que je dénonce caractérise les époques de décadence littéraire et que c’est exactement ce que nous vivons.
« L’harmonie des vers ne repose pas seulement sur l’excellence de la rime, sur l’heureuse répartition des accents toniques et rythmiques, sur la délicate opposition des syllabes muettes et des syllabes pleines, mais aussi, en principe, – et les perfections que je viens d’énumérer ne sont d’ailleurs que des conséquences de ce principe, – sur la plus grande variété possible des sonorités perçues. On devra donc, en thèse générale, éviter l’assonance et l’allitération (…)
Comment se fait-il donc que, chez Victor Hugo, elles [les assonances et allitérations] soient délicieusement et infiniment évocatrices, tandis que chez Piis elles ne sont que grotesquement et étroitement représentatives ? – C’est que celui-ci, avec patience et froideur, en se rongeant l’esprit et les ongles, a voulu et cherché l’imitation réaliste ; tandis que celui-là, s’étant trouvé dans cet état d’hallucination lucide et fervente que nous savons être l’inspiration, – état pendant lequel ne veille plus qu’une volonté générale et presque inconsciemment directrice, – a rencontré, sans en avoir la volonté particulière, cette imitation purement idéale qui seule aboutit à la suggestion sans limites.
Et maintenant, vous pouvez comprendre toute la portée de cette parole de Richard Wagner, l’une des plus profondes qui aient été dites sur la philosophie de l’art et sur la psychologie de l’artiste : « L’homme en pleine santé » – il entend par là le musicien ou le poète en plein équilibre d’inspiration – « ne décrit pas ce qu’il veut et ce qu’il aime ; mais il veut et il aime ; et c’est par l’art qu’il communique aux autres la joie qu’il éprouve à vouloir et à aimer. »
Donc, tout est dans la pensée émue du poète ; les lettres, les mots, instruments neutres, inertes, passifs, ne s’animent qu’au souffle du poète, et d’une vie à son gré ondoyante et diverse ; c’est par lui seul qu’ils deviennent ces « êtres vivants » que Victor Hugo a si magnifiquement chantés dans les Contemplations. Mais toutes les fois qu’on oublie cette vérité essentielle, et qu’on prétend attribuer à ces mots, à ces lettres, une autonomie, une vie propre, une vertu directement imitative ou symbolique, on tombe dans l’enfantin, dans l’incompréhensible, dans l’absurde. Et, chose curieuse, on y est tombé, de la même manière, à toutes les basses époques de toutes les littératures, aussi bien à Alexandrie sous les Ptolémées que – paraît-il – dans l’Inde au déclin de la poésie sanscrite. Chez nous-mêmes, au XIVe et au XVe siècle, les Pierre Cardinal, les Meschinot, les Molinet, s’ingéniaient à des jeux d’allitérations et d’assonances, aussi compliqués que ceux auxquels se livre un « décadent » moderne, tel que M. Stuart Merrill »
Auguste Dorchain (1857-1930), L’art des vers, sans date
C’est pourquoi un traducteur qui s’amuse à produire des assonances et allitérations, n’étant évidemment pas dans un état inspiré puisqu’il ne fait que retranscrire une œuvre (dont on peut espérer qu’elle est) inspirée, est un empoisonneur du style et de l’esprit. Les assonances et allitérations recherchées, « avec patience et froideur », ne sont pas inspirées. Et le plus souvent, quand elles sont présentes, il faut réécrire le vers pour les éliminer.
Une précision au sujet du membre de phrase « comme les autres répétitions » : c’est une évidence de stylistique générale que les répétitions doivent être évitées ; cependant, la poésie use de la répétition comme d’un effet spécifique et ma remarque ne s’applique donc que sous réserve dans ce cadre, comme remarque générale de stylistique.
Le poète Philippe Martineau, qui pratique le vers classique, a bien voulu réagir aux textes ci-dessus, notamment en déclarant son adhésion à la position que j’ai exprimée ainsi : « Dès lors, puisqu’une convention est aussi bonne qu’une autre, autant respecter celle que nous avons reçue de la tradition et de notre littérature, plutôt que d’en chercher une qui serait plus conforme à une manière actuelle de prononciation, alors que l’uniformité n’existe pas, n’existe guère plus aujourd’hui que par le passé. » Nos échanges à ce sujet m’ont permis de développer le point suivant et je l’en remercie.
Une convention peut être arbitraire ou bien, même sans être, par définition, nécessaire, reposer sur certaines considérations exogènes mais cohérentes, ce qui n’est pas être arbitraire de manière absolue. La convention du comptage des syllabes est arbitraire au regard de la prononciation courante, c’est-à-dire, purement et simplement, qu’elle ne la suit pas : je suis convaincu que, même quand ces règles ont été fixées, elles ne visaient pas à compter les syllabes comme on les prononce couramment, qu’elles visaient au contraire délibérément à s’en écarter dans une certaine mesure pour créer une langue poétique. De ce fait, quand des poètes « néo-classiques » prétendent « adapter » le comptage des syllabes en poésie à la prononciation d’aujourd’hui, ils commettent une erreur de fond. Même en dehors du fait que la prononciation du français variait (et continue dans une certaine mesure de varier) d’une région à l’autre, ce qui est le point que j’ai développé jusqu’ici en parlant de convention, selon moi les règles du comptage avaient un but proprement poétique, à savoir créer le rythme le plus adapté à la forme contrainte du vers. En particulier, en allongeant certains mots avec des diérèses là où, dans la langue courante, les gens (ou la plupart des gens) opèrent une synérèse, on évite de « bourrer » le vers, on lui donne de l’espace, une respiration ; on limite le nombre d’accents toniques, donc la possible cacophonie du vers. Ainsi, le caractère arbitraire de la convention relativement à la prononciation courante n’est pas arbitraire relativement à cette considération de technique poétique, et c’est une raison de plus, et en réalité, dès lors qu’on accepte ce point de vue, la véritable raison pour laquelle il ne convient pas de changer les règles de comptage des syllabes.