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Aimé Senghor : Trois poèmes
Aimé Senghor
Adepte de l’exactitude,
J’ai défini la négritude
Dans la cour de Louis-le-Grand
Où la pensée est à son comble,
Plaignant un peu le fils errant
Qui n’invente que le candomble.
La négritude, apport inné,
En latin : negritudine,
Aurait pu naître à Henri-Quatre
Comme à la Chambre des débats
Mais je ne crois pas au théâtre
Où s’engendrent les macumbas.
Je lisais, digne, solitaire,
Comte, Victor Cousin, Voltaire,
Fumais avec Thierry Maulnier,
À qui j’ai rendu quelque hommage,
Souffrant qu’à l’Opéra Garnier
Un jour il dît : « Anthropophage. »
J’augurais au pensionnat
Que pour moi le mandarinat
Ne serait pas toute l’Histoire ;
Et quand je vis tomber du ciel
La neige, je me mis à croire
À mon moi présidentiel.
J’aime surtout la poésie,
Cette olympienne ambroisie
Comme dit Catulle en ses vers.
J’ai chanté des Éthiopiques
Sonores comme des pics-verts
Sur des fromagers séraphiques.
Et j’ai chanté les baobabs.
Dans mon respect pour les toubabs,
J’enrichis la littérature
Avec des mots rares, savants
De botanique, de nature
À charmer les êtres vivants.
Sans jamais oublier ma dette
À Napoléon, à Colette,
Au général, à Diderot,
À Charles IX, à Louis XVI,
À Clovis et Sadi Carnot,
À Danton et sainte Thérèse.
*
Hommage
À un écrivain, pourvu qu’il soit de Louis-le-Grand
Quand je vous vis à la télé,
Comme un albatros esseulé,
Parmi des spots publicitaires
Pour de la soupe et des savons,
Je sus ce que sont vos lumières
Et la chance que nous avons.
Car je la regardais encore
En ce temps, mais l’esprit s’essore
Un jour pour voler dans l’azur.
Quand je vous vis, tête banale,
Sans élégance, je fus sûr
De votre beauté cérébrale.
Et j’entendis des mots si plats
Qu’enchanté je ne doutai pas
De votre succès littéraire.
Vous parliez de rébellion
Et me rendiez si réfractaire
Envers ma télévision !
Vos propos grêles, emphatiques
Avaient le ronron des moustiques.
Vous étiez si hors du commun,
Du sens commun, que l’évidence
S’imposait que vous êtes un
Homme à hanter avec prudence.
Vos propos de salon de thé
Taquinaient la vulgarité.
Avec vous, merci ! comment croire
Qu’une ambition d’écrivain
Est une douloureuse histoire
Pour le gros du troupeau sans fin ?
Si j’avais été femme, ô maître !
Je vous eusse écrit une lettre
Avec deux ou trois haïkus.
Je sais que vous m’auriez reçue ;
La femme en moi, si près de vous,
N’eût été rien moins que déçue.
Si j’avais été moins huron,
Quel plaisir d’écrire au luron
Fameux que vous êtes mes rêves
Et mes souffrances d’incompris !
Devenir l’un de vos élèves,
N’étant même pas de Paris !
*
Littéraire provincial
Littéraire provincial,
Aussi célicole et royal
Que soit ton verbe poétique,
Il n’intéresse point Paris.
On n’y saura rien de tes cris
Quand tu deviendras lunatique.
Là Mistral est le nom d’un vent,
Le félibrige un mot savant
Connu d’aucun dictionnaire.
Tes brandes, tes palmiers, ton bourg,
N’étant pas dans le Luxembourg,
Ne connaissent point la lumière.
Tu seras le commentateur
Du loustic et du riboteur
Qui sortiront de Henri-Quatre
Ou rien : connais-toi donc toi-même,
Pour exister dans ce système
Ne cherche point d’autre théâtre.
Ton intellect colonisé,
Même de tous chez toi prisé,
Que vaut-il pour la capitale ?
C’est ta métropole, mon Noir !
Mets tes olives au pressoir,
Donne ton huile, sans chorale.
Si dans ta médiocrité
Une femme, ange de bonté,
Te donne un chiard, lui peut-être,
Dans la cour de Louis-le-Grand
– Tance-le, bats-le ! –, s’il comprend,
Peut penser devenir un maître.
Tu restes au bord du chemin,
Où ton oranger, ton jasmin
Aspirent l’odeur de la terre ;
Cela, devant notre public,
N’a point le bon ton ni le chic
Indispensables pour lui plaire.
Ta vie et tes produits locaux,
C’est tout un pour eux, tes égaux
Qui te ne voient qu’en indigène.
Les Parisiens sont le sel,
Le parangon universel,
Leur monde une étoile lointaine.
La chanson du gueux: Poèmes
La chanson du gueux
N’ayant pas eu l’honneur comme Jean Richepin
De passer ma jeunesse à l’École Normale
En sortant d’un lycée à Paris, droit chemin,
Pour faire La chanson des gueux route normale,
Je ne puis vous chanter que La chanson du gueux…
Chaville fut le bourg où je grandis, sauvage.
Chaville au bois dormant, c’est dire Périgueux,
C’est dire Tombouctou, c’est dire… un marécage.
J’ai bien connu les fils du chauffeur, du postier !
Quand de boulevardiers Jean Richepin s’entoure,
L’enfant de l’infirmière occupe mon plumier.
Quand je m’épris, ce fut de la fille d’un bourre.
(Croyez bien cependant que je n’en savais rien :
Elle ne disait mot de son père, et pour cause !)
Je grandis sans savoir ce que c’est que le bien,
Ce que c’est que le mal, en sous-urbain morose.
La télévision pourtant nous distinguait :
Chez nous Roland Garros annonçait les vacances.
Malgré mon bon vouloir le sport me fatiguait,
Je m’étonnais parfois de quelques dissemblances.
Mais je suis de tout cœur avec les Chavillois
Dans la haine sans fard des lettrés bureaucrates.
Notre école est sans doute un peu trop près des bois
Pour lever de futurs poètes hydropathes.
*
Musée
Par mon amour trop apâli,
Transi, je courais au Musée
Jacques Chirac du quai Branly,
Comme d’autres vont en fusée.
Et je me souvenais alors
D’une visite électorale
Que Chirac, exhumé des ors
De son alcôve sépulcrale,
Fit dans des quartiers peu cossus
Pour des jeunes là-bas rejoindre,
Et qu’il se fit cracher dessus.
Cela faisait ma peine moindre.
2
Et je me rappelais de même
L’espèce d’ardent hallali
Qu’ils criaient dans leur joie extrême :
« Chirac Branly ! Chirac Branly ! »
3
Touché par cet encens flatteur,
Je n’ai jamais bien pu comprendre
Qu’on entendît « Chirac menteur ! »
Qui ne se pouvait guère entendre.
Parmi les plumes, les atours
Des totems cannibalistiques,
Je méditais : « Êtes-vous sourds,
Commentateurs journalistiques ? »
*
Président du Panthéon
La lettre de la loi suprême
En faisait un signe passif.
C’était, de l’aveu de lui-même,
Un président décoratif.
Jusqu’au jour où son équipage
Croisa Sante Geronimo
Caserio : ce bon nuage
Alors fut nimbé d’un halo.
2
Le poignard panthéonisa
Cette fonction avachie.
Sadi Carnot s’intronisa
Saint laïque par l’anarchie.
3
Carnot, entre donc ! La Patrie
Reconnaissant l’épanchement
De ton sang dessus la voirie
Te doit le plus pur monument.
Entre donc et sois un grand homme
Pour la coite postérité,
Rejoins notre Panthéon comme
Martyr de l’inutilité !
.
Pour les faits dont il s’agit dans ce dernier poème, voyez notre essai « L’assassinat du président Sadi Carnot vu par la presse de l’époque » ici. Le président Carnot fut panthéonisé après son assassinat.
