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Les chants de la haine, de Leon Larsson
Leon Larsson (1883-1922) est un poète prolétarien suédois auteur de poésies révolutionnaires. À l’âge de quinze ans, il fut condamné à une année de travaux forcés pour l’incendie de la forge où il travaillait comme apprenti. Il rejoignit le mouvement anarchiste connu en Suède sous le nom de « jeunes socialistes » (Ungsocialisterna) – des gens qui n’étaient pas tous jeunes et dont le nom de socialistes a mal vieilli du fait des politiciens que nous avons connus sous une telle étiquette depuis cette époque.
Tout comme, du dix-neuvième siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, nombre de Suédois et autres Scandinaves, il émigra aux États-Unis, où il ne trouva pas ce qu’il cherchait et retourna bientôt en Suède. Peut-être suivait-il la trace de Joel Hägglund, alias Joe Hill, chansonnier et syndicaliste nord-américain originaire de Gävle, figure de proue de l’organisation des Travailleurs industriels du monde, les « Wobblies », exécuté pour homicide en 1915 dans l’Utah au terme d’un procès expéditif.
Au cours de sa carrière militante et littéraire, Leon Larsson passa par différentes idées, dénonçant en tant que social-démocrate les anarchistes dont il avait fait partie, dans son roman L’ennemi de la société (Samhällets fiende) de 1909, puis, dans son essai de 1916 Le syndicalisme : Avertissement d’un travailleur (Syndikalismen: Ett varningsord av en arbetare), dénonçant le syndicalisme en tant que « danger pour le prolétariat » (sans que je puisse dire si cette dénonciation est à la manière bourgeoise ou à la manière de Lénine, qui, comme on le sait, voyait dans les syndicats une forme d’action inférieure et nuisible, contrairement au parti révolutionnaire, ou bien si c’est un retour à l’anarchisme pur et dur opposé à l’organisation des travailleurs en syndicats et à l’anarcho-syndicalisme).
Les œuvres complètes de L. Larsson ont été publiées en 2011 aux éditions BookLund.
Pour le présent billet, nous avons traduit des poèmes de ses deux premiers recueils, tous les deux parus en 1906 : Les chants de la haine (Hatets sånger) et Du fond de l’abîme (Ur djupet). Il semble bien qu’il n’existât pas en Suède à ce moment-là de « lois scélérates » comme nous en avons en France depuis 1893 et qui visaient précisément, au moment de leur adoption, la littérature anarchiste. (Ces lois scélérates font toujours partie de notre corpus juridique et viennent de valoir à quelque six cents personnalités politiques et syndicalistes françaises, et non des moindres, des citations pour « apologie du terrorisme » après les événements du 7 octobre au Proche-Orient, du fait, semble-t-il, de plaintes en série par deux ou trois organisations – qui les finance ? –, ce qui semble être le premier cas de spamming juridictionnel de l’histoire de la justice française, qui a toutefois l’air, à ce stade, de trouver cela tout à fait normal.) La poésie anarchiste de Leon Larsson aurait peut-être subi le régime des lois scélérates si elle avait été publiée en France. Or ces lois sont toujours en vigueur : le moyen, je vous prie, d’être certain qu’elles ne s’appliqueront pas au traducteur que je suis ? Aucun moyen car, avec ces lois et les autres du même acabit, une seule chose est sûre, c’est que personne ne peut jamais être sûr de rien. Qu’il me soit permis de dire, pour ma défense, que ce travail de traduction se veut un travail éducatif.
Pour l’anecdote, parmi les quelques personnalités qui s’opposèrent aux lois scélérates, on nomme volontiers, voire surtout, Léon Blum. On oublie d’ajouter que, lorsque ce dernier dirigea le Front Populaire, il se garda bien de supprimer ces lois. Or c’est ce point-ci plutôt que celui-là qui nous fait savoir ce qu’il faut penser de la position de Blum vis-à-vis des lois scélérates.
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Les chants de la haine
(Hatets sånger, 1906)
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Chant de la haine (Hatets sång)
Mon chant, il chante la misère et l’injustice,
les durs coups de fouet et la tyrannie séculaire.
Je l’ai composé dans le sang, les longues nuits de souffrance,
et le chante avec tristesse, haine et colère.
Mon chant ne chante pas ceux qui souffrent avec patience.
Et ce n’est pas un chant de joie ni une chanson d’amour ;
non, il ne parle que d’orages et de temps difficiles,
de combats dans les steppes nues, de mort sur les chemins couverts de sang.
Mon chant retentira sauvagement dans les rues et sur les places.
Aussi sauvage que le rugissement de la tempête et le tonnerre.
C’est une chanson de détresse, de tourment et de chagrin.
Un cri de vengeance poussé par l’enfant affamé de la misère.
Je n’ai pas de place pour la paix, l’amour et le pardon,
je n’ai qu’un sentiment : une haine diabolique.
Et l’enfer a sa demeure dans mon âme elle-même,
c’est un feu de l’abîme, qui consume et détruit.
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Pas d’obole (Inga nådegåvor)
Tu viens vers nous en manteau noir
avec un regard souriant et pieux,
tu descends précautionneusement l’escalier moisi
conduisant à la cave de notre misère.
C’est ainsi que tu visites tes journaliers affamés
pour soulager les plaies de l’indigence,
mais tu oublies que c’est à nous que tu voles
tes écus depuis longtemps.
Avec l’argent volé nos tourments ne sont point apaisés,
c’est une goutte d’eau dans une mer infinie :
les tas d’or que tu dis être à toi
sont rouges de notre sang.
Avec le seul pain de la charité tu penses endormir
et tromper l’esclave sur sa propre terre, –
mais je préfère voler tes richesses
que de recevoir les miettes de ta table.
Non, va-t’en de notre sombre caverne !
N’essaye pas d’empêcher la détresse de tes serfs.
Car nous maudissons les miettes charitables
jetées depuis ton opulence.
Nous haïssons, haïssons cette engeance de pillards
qui conduit tant d’hommes au précipice.
Et nous maudissons ta main qui tend
dans l’antre de la misère un sou volé.
Nous ne voulons rien de l’opulence,
aucune obole de la table des riches ;
car ce que nous voulons, c’est tout le pain
– sans en rien retrancher – produit par notre terre.
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Dans l’esclavage (I träldom)
Comment se peut-il que je sois né pour vivre dans les ténèbres,
pour fouler éternellement la boue dans cette vie,
condamné à vivre dans un trou sordide
où l’obscurité de la nuit ne s’éclaircit jamais ?
Je veux quitter ce brouillard ténébreux
et marcher sur la route ouverte,
laisser derrière moi ce désert d’ordures
qui me sépare de l’Éden de la vie.
Et je veux être purifié, laver mon âme
dans les rayons et les bains de la beauté,
que je puisse la contempler, claire et haute,
celle qui convie de toute éternité à la cité de la pulchritude.
Alors je suis parti des sombres vallées de la misère
vers la lumière solaire de la vie – loin de ma nuit épaisse.
Mais le gardien du temple lumineux,
ah ! avec un rire de mépris me repoussa.
« Tu n’atteindras jamais cette clarté
car tu es né pour être esclave de la nuit.
Souffre à jamais le froid et la faim,
sois pour toujours écrasé par le talon des puissants. »
Ainsi suis-je condamné à vivre dans l’abîme,
méprisé, battu, déchiré, dégradé.
Levant des mains calleuses vers le ciel,
je maudis le sort qui m’a fait naître esclave.
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Soif de liberté (Frihetsbegär)
À l’origine des temps fut allumée
une étincelle, la soif de liberté ;
au plus profond de l’âme du peuple
cette étincelle luit et brûle.
De siècle en siècle elle a brûlé
dans les longues et noires années,
et elle brillera et flambera
aussi longtemps que dure le monde.
Cette étincelle donne à l’esclave
ses rêves du pays aryen†
et sa foi dans l’avenir
qui brisera la servitude.
Cette étincelle brillait chez Satan
quand il engagea sa lutte solitaire contre Dieu,
se rebella contre son maître,
refusant d’obéir à sa loi.
Cette étincelle nous pousse de l’avant
sur une route funèbre et difficile,
cette étincelle est la haine qui nous conduit
au combat dans la guerre de libération.
† pays aryen : Traduction de « Ariens land », expression employée par le poète suédois Gustaf Fröding dans un célèbre poème de 1896, Un rêve du matin (En morgondröm), et qui pourrait avoir servi de lieu commun poétique : chez Fröding, ce « pays des Aryens » est une thématisation, fondée sur Nietzsche, du bonheur temporel par opposition au paradis post-mortem, ce qui est aussi le cas dans le présent poème de Larsson. (Nous reprenons ici l’analyse donnée par la page Wikipédia en suédois consacrée au poème de Fröding, tout en remarquant que « pays des Aryens » se dirait aujourd’hui « Arierns land » : si l’analyse en question n’est pas fantaisiste, l’anomalie est peut-être imputable à la réforme de l’orthographe suédoise.)
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La cloche de la tempête (Stormklockan)
Entends, ô entends dans la nuit
le sauvage badonguement de la cloche,
sa menace, son cri d’avertissement !
Entends le battement sourd résonner,
tantôt ascendant, tantôt descendant,
comme une mer déchaînée.
Les fondations de la tour vibrent
et lourdement tremblent et sourdement craquent
quand l’airain est mis en branle.
Qu’elle craque, la tour moisie,
qu’elle frémisse comme dans l’angoisse
aux coups que le battant assène.
Avant, elle chantait des chansons fausses
sur la convoitise et le repentir
et la grâce dans les bras de Jésus ;
et la misère grelottante, affamée
se voyait promettre après la mort
un bonheur éternel, havre de paix.
À présent, quand le son puissant de la cloche
monte dans les hauteurs du ciel,
c’est le psaume sauvage de la misère.
Car avec ces notes retentissantes
elle veut réveiller le monde entier
de l’étouffement du sommeil.
C’est dans la nuit obscure
que le peuple prend sa revanche
de l’iniquité des siècles dans le sang,
quand au cœur des villes
la multitude puissamment gronde
comme un fleuve impétueux et débordé.
Vois, le nid du mensonge est détruit !
Vois, la forteresse de la violence s’écroule
sous le chant sauvage de la cloche.
Et par la hache et par l’épée
le vieux monde sera bientôt conduit
à sa chute et disparition.
Que flambent les flammes ardentes,
qu’elles causent des ravages,
répandent la destruction !
Dans une mer de feu sans limites,
tous les pays de la terre
doivent être lavés du crime et de l’ignominie.
La cloche de la tempête retentit,
la tour tremble sourdement, oscille
aux coups puissants des cloches.
Que ses notes montent plus haut,
jusqu’à ce qu’elle sonne triomphalement
le jour rouge du jugement dernier.
*
Aux imbéciles ! (Till narrarna!)
Vous, frivoles imbéciles de la société
qui passez vos jours dans les plaisirs,
vous vous réveillerez quand la société tremblera,
entendant le badonguement des cloches.
Vous foulez d’un talon de fer
la poitrine gémissante des esclaves,
c’est avec l’acier et les balles sifflantes
que vous leur apportez soulagement et réconfort.
Pendant des siècles ils ont été dupés
et réduits à la pauvreté,
dépouillés du droit et du pain :
pour pain vous leur avez donné des pierres.
Mais les gens se réveillent de leur misère,
ils se rappellent les temps qui ne sont plus
et la haine que rien ne peut éteindre
flambe à nouveau dans leurs pupilles.
Oui, vous étiez des imbéciles qui pensiez
que la tempête n’arriverait jamais jusqu’à vous
et noyiez la peur des soulèvements
dans les plaisirs et le schnaps soporifique.
Oui, chantez et riez, imbéciles,
vivez dans la joie et le luxe ;
répondez aux larmes des affamés
avec des coups de bâton, la dérision et le mépris.
Et laissez vos chanteurs chanter
le vin dans les coupes dorées ;
que vos « salut ! » tonitruants résonnent
en longs échos dans les salons festivement décorés.
Oui, faites la fête, tous, et dansez,
tant qu’il peut dans vos fêtes y avoir de la joie
et que vous pouvez couronner vos fronts
de fleurs et verdoyantes feuilles.
Votre danse est une danse sur le volcan ;
elle a lieu au bord de la tombe, votre fête !
Le coq rouge va bientôt pousser son cocorico
et la mort sera votre convive.
Dans les villages, dans les rues des villes,
la pensée du peuple est en ébullition,
le monde, avec ses différents pays,
est au bord de l’effondrement.
Le tonnerre gronde, le vent siffle, les éclairs luisent
dans la tempête grandissante des esclaves.
Des vieilles formes de la société
elle va faire des décombres.
Il sera trop tard quand vous l’entendrez éclater
avec le sourd crépitement de la foudre,
vous verrez le feu se répandre
et réduire vos lares en cendres.
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Un chant de l’abîme (En sång från djupet)
Dans l’abîme où nous vivons, nous ne voyons jamais le jour,
à la rouge lumière des torches nous avançons à tâtons
dans les galeries où se répercute le bruit sourd des marteaux
quand nous extrayons le minerai des entrailles de la montagne.
Lorsque le soleil se lève sur les champs et les vertes vallées,
et les oiseaux de l’air chantent leurs psaumes de joie,
dans les souterrains commence la quotidienne fatigue,
nous faisons monter à la surface le riche et lourd métal.
Enfants de l’inframonde, fils éreintés des ténèbres,
nous aspirons à la lumière, à la vie dans les contrées ensoleillées ;
c’est en vain que l’avons désiré car nul n’entend les prières
pleines de nostalgie montant du puits obscur de la mine.
Vous autres qui sur la terre marchez et folâtrez
dans les vastes plaines, les champs couverts de fleurs,
que savez-vous de la misère endurée par ces milliers d’âmes,
de la pauvreté souterraine, avec son froid et sa faim ?
De la pâle pauvreté des ténèbres, de cette Géhenne dans la vie,
de nos innombrables peines vous ne savez rien !
Vous ne voulez penser, deviner, sentir,
vous ne voulez entendre ces voix de l’inframonde !
Mais si depuis ces profondeurs obscures aucune voix ne s’entend,
et si nul œil ne voit notre détresse millénaire,
le tonnerre est pourtant perceptible, un tonnerre lourd et menaçant,
un grondement souterrain qui annonce la tempête et la mort.
Oui, entendez ce roulement dans les sombres couloirs de l’abîme,
qui tonne sourdement, retentit, jette éclair après éclair,
ce sont les enfants des ténèbres, vos milliers de prisonniers
qui font sauter leurs explosifs sous votre château !
Nous voulons sortir de la nuit et des terriers,
faire sauter tous les obstacles et toutes les chaînes ;
nous émergerons de l’ombre à la lumière et dans la liberté,
et nous bâtirons sur la terre l’avenir dont nous rêvons !
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Tempête à l’est (Stormen i öster)
Ndt. Évocation des événements de 1905 en Russie.
Les bords du ciel luisent, flamboient,
des nuages de foudre s’amoncellent à l’est ;
la tempête avance du pays des tsars,
grondant de mille voix menaçantes.
Le signal est donné depuis la mer d’Asie
par les milliers de canons du Japon :
et les tyrans du peuple préparent leur sépulture
dans la crépitante musique de la guerre.
Mais le peuple dormait depuis des siècles
dans une nuit aux antres ténébreux
où le mensonge et la violence règnent
en maîtres sur la pauvreté,
ah, le peuple fut endormi par les chants de psaumes
qu’entonnaient les rangs de prêtres,
avec la Vierge Marie dans la pompe des cieux,
avec le tsar, leur père sur la terre.
Ils vivaient pour le tsar, payaient leur sou
au trésor qui engraisse les princes ;
ils étaient conduits par la faim au bord du gouffre
et saignaient à mort dans les guerres, patiemment.
Pieux comme des bœufs, ils portaient leur fardeau
et jamais ne se plaignaient dans le besoin :
ils rongeaient des os et buvaient leur kvas,
et allaient joyeux à la mort.
Et les héros de Russie dans la misère et le besoin
ont en vain combattu pour le droit.
Ils eurent en braves des morts de martyr,
agonisant sur les plaines enneigées.
Alors souffla depuis les ténèbres un vent d’aurore,
dans le brouillard des siècles splendit une lumière !
Le peuple est enfin sorti de son sommeil
pour l’heure frémissante de la révolution.
La tempête avance sur la mer, sur la terre,
sur les vastes étendues de la Russie ;
cela tonne, cela gronde sur le monde entier,
c’est la promesse de la lutte et du soulèvement :
c’est la vengeresse tempête de révolte des Russes
qui s’abat sur le pays ;
c’est le peuple qui se forme en communauté
pour la réalisation des idéaux séculaires.
Un coup de feu vient d’éclater, une bombe vient d’exploser,
et les chants frémissants de la tempête retentissent.
Bientôt le droit sera constitué, sur un reste de barricade,
et le trône est condamné.
Car quand le droit est étouffé et ne trouve d’interprète,
quand le peuple est accablé de chaînes,
alors seuls le poignard et la bombe peuvent parler –
alors la tempête surgit des cabanes des travailleurs.
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Les pétroleuses (Petrolöser)
Nous ne combattons pas avec des canons et des fusils
dans les batailles où retentit le tonnerre ;
nous allumons le feu qui détruit les villes,
nous démolissons, dévastons et pillons.
D’abord ils voulurent rire de notre armée en jupons,
on fit des gorges chaudes de cette légion de femmes,
mais plus personne ne rit à présent : on pousse les hauts cris
contre la cohorte des tigresses affamées.
Nous ne marchons pas dans le tonnerre et le bruit
à la musique des tambours
mais les bourgeois crient et s’enfuient terrifiés
devant le bataillon des jupes.
Nous nous glissons derrière les maisons délabrées
dans l’obscurité des rues et des ruelles,
et nous laissons décombres et gravats derrière nous,
des cendres noires et fumantes.
Notre seule devise est : « Allumer, allumer,
frapper et détruire, ravager :
que la mer de feu monte haut dans le ciel,
que les flammes enfantent un monde ! »
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« Malheur aux vaincus » (« Ve de besegrade »)
« Malheur aux vaincus ! », les entend-on hurler,
quand les scribouillards des journaux poussent leurs cris vers le ciel.
Ils mâchent leur salive et crachent du venin,
jappent et glapissent dans une fureur sauvage.
Oui, chantez, petits scribouillards, pour les magnats de la monnaie
et louangez le vainqueur, et le bonheur et la paix.
Mais les soldats de la peine peuvent longtemps encore,
même affamés, continuer leur immense combat.
Oui, tombez à genoux et chantez, petits laquais,
faites monter vos cris de jubilation.
Car le maître paye en écus sonnants et trébuchants
les chansons – et les genoux douloureux.
Ô vermines, scribouillards, valets en esprit,
quand la bataille sera terminée, revenez
et vous verrez bouche bée comment un millier de plébéiens
se sont battus comme des lions, ont triomphé en hommes.
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Du fond de l’abîme
(Ur djupet, 1906)
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Ma Muse (Min sångmö)
Ma Muse n’est pas comme les autres
une jeune fille qui gazouille et rit ;
non, c’est une femme de l’obscurité,
une fille du froid et de la nuit.
Elle n’a jamais appris à rire,
n’a pas grandi en jouant,
et dans la vie elle n’a jamais connu
une heureuse caresse humaine.
Elle fut laissée à l’écart de la joie de chaque jour,
du soleil et du bleu du ciel,
et c’est pourquoi elle s’est tôt desséchée,
ses joues sont devenues grises et creuses.
Quand brille une rougeur sur ces joues,
d’un éclat hectique et cuisant,
c’est la fièvre de son sang
qui les rend sombres et rouges.
Avec son luth ma Muse vient
de milliers de chagrins ;
elle vient en guenilles,
avec un châle gris et râpé.
Elle joue du luth et chante
un chant triste et singulier ;
elle chante l’obscurité et la grisaille,
la pauvreté, la souffrance et les pleurs.
Elle chante les misères de la vie,
la disparition de la joie en ce monde,
l’Éden, le paradis des rêves
gardé par une épée de feu.
Mais qu’approche la tempête, la conflagration,
que le peuple se mette en mouvement,
alors elle marche derrière des drapeaux rouges
et chante le chant de la tempête.
Alors elle jette son luth
et s’empare d’un tambour et rataplan !
insurgée, elle fait retentir le tambour
quand le peuple déferle en vagues puissantes.
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Dans l’abîme (I avgrunden)
Dans les profondeurs de la terre
où n’atteint pas la caresse du soleil,
dans les domaines de la tristesse
où le dragon est couché sur son trésor
en repos éternel et menaçant ;
des formes courbées errent
par les sombres galeries du royaume des morts,
et des yeux injectés de sang scrutent
les vastes et claires régions
où les gens vivent dans le bonheur.
C’est l’engeance de la tristesse,
vivant ignorée des gens heureux
car elle fut condamnée à la souffrance
dans les donjons du désespoir,
à la pauvreté dans les régions du dénuement.
Et jamais ne parviennent les saluts de la lumière
aux cohortes dolentes de l’abîme,
qui espèrent, implorent leur délivrance
des maints pièges sournois
dressés dans les puits du dragon.
Ici est le mystère obscur
dont le voile ne peut être levé,
où des centaines de milliers pleurent,
se lamentent et soupirent éternellement
dans les tourments du désespoir.
Et résonne sourdement l’appel affligé
de ces gens criant dans l’angoisse,
car ici, dans l’obscurité, le froid,
se tisse une lugubre histoire
de malheurs par milliers.
Jamais le soleil ne brille
sur ces gens qui souffrent perpétuellement,
qui meurent de faim et de froid éternellement,
et glissent toujours plus bas,
plus loin des étoiles et du ciel.
Et cent millions plongent
dans les précipices plus obscurs,
dans les régions de la misère,
au fond de l’abîme
où les regards n’atteignent point.
Et au fond du désespoir
l’appel affligé des tourmentés meurt étouffé ;
d’innombrables mains maigres
se tendent, mais en vain,
vers les pays bienheureux du soleil.
Les prières de lèvres pâles,
les cris sauvages et sourds
résonnent perpétuellement
dans les royaumes lugubres,
montant vers les bords du ciel.
Des torrents de larmes coulent
sur les joues que la souffrance a creusées,
car nul d’entre eux ne trouvera jamais
le bonheur qui les fascine,
les appelle indistinctement de loin.
Et l’homme en vain serre
ses poings convulsivement
et rugit de colère
et de défi contre le sombre génie
qui règne sur la nuit du malheur.
Nul n’ose lever la main
contre le haï dragon de l’abîme
qui se repaît de sang ;
car il est toujours éveillé
et les menace tous de mort.
En larges cercles constricteurs,
il repose dans une crevasse grise
et apporte le malheur et la mort
à ceux qui vivent dans l’abîme,
dans les ténèbres et la détresse éternelle.
Les cohortes qui pantèlent accablées
sous le joug du dragon sont contraintes
de rapporter chaque jour du gouffre
les trésors au doux son métallique
pour accroître sa richesse.
Les sages deviennent imbéciles
à force de chagrin et d’épuisement sanglant,
et des torrents de larmes chaudes
coulent sans cesse autour de l’or
dans le sanctuaire de l’affliction.
***
Mais la mesure est comble
pour la race asphyxiée des misérables,
et les flammes rebelles de la vengeance
dévasteront les ergastules du dragon
en crépitements rouge sang.
Le dragon sera exterminé,
les fers rouillés seront brisés
et le feu se répandra sauvagement
quand les flammes avides flamboieront
et danseront autour de son cadavre.
Car le peuple qui souffre sans cesse
attend depuis des éternités
les temps heureux baignés de soleil
qu’ont vus les prophètes
au premier printemps des âges.
Alors le brouillard se dissipera
et le soleil versera sa lumière
sur l’armée des opprimés
qui depuis le gouffre sans fond
se répandra sur la terre lumineuse.
*
Tous les deux (Två människor)
Mon amie, je te vois à nouveau
dans le même abaissement que moi.
Je connais ton histoire
car tes yeux rouges d’avoir pleuré
parlent de souffrance et de coups.
Le feu est éteint dans ton regard,
ton visage est jaune, creusé.
Tu voulus te purifier aux rayons du soleil
et c’est pourquoi tu montas vers le jour,
mais tu es retombée dans la boue.
Peut-être un jour as-tu rêvé
que la vie était joies et chansons.
Mais il te fallut récolter la moisson des maux
et dans la sombre misère apprendre
que la fatigue et le chagrin durent longtemps.
Il t’aurait fallu apprendre à suivre
la voie large et par beaucoup suivie,
nous aurions dû écouter les autres
qui se gaussent, menacent et blâment
l’âme refusant de plier.
Oui, tu es comme moi une âme égarée,
jetée dans la misère et le besoin,
et maintenant tu hais le soleil et le jour
car tu es piétinée et battue,
tu es déjà une morte dans cette vie.
Le bon et le noble de ma pensée
furent accueillis avec dérision et ricanements,
et j’ai alors noyé mon amertume,
oui, j’ai jeté mes pensées et mes rêves
dans le vin soporatif des tavernes.
Autrefois nous étions jeunes tous les deux,
nous aimions folâtrer ensemble,
quand nous savions encore rire et chanter
et nos jours n’étaient point accablants
car les soucis cédaient devant la joie de vivre.
Oui, nos joues alors étaient chaudes
du sang bouillonnant dans nos veines
et nos regards brillaient
quand nous supportions joyeusement les fatigues
avec l’humeur désinvolte de la jeunesse.
Mais ce temps a vite passé
avec les jours et les ans pleins de chagrins ;
nous avons lutté contre les années et souffert,
en vain avons-nous combattu le destin :
le destin nous a infligé blessure sur blessure.
Cependant, mon amie, oublions
que le temps est passé, dévastateur.
Vidons notre verre d’eau-de-vie
et rêvons dans l’ivresse
au château détruit du bonheur.
*
Un destin (Ett öde)
La nuit est sinistre, les bourrasques mugissent
en forçant leur chemin
au-dessus de la ville en tourbillons
et les flocons de neige tombent
et scintillent dans la rue.
Un mendiant boitille l’échine courbée,
son chapeau tout élimé,
le corps frissonnant dans des guenilles ;
ses membres sont glacés,
ses pieds saignent à cause des pavés.
Il avance en titubant, ne peut s’arrêter,
il doit continuer de marcher,
le froid pousse ce vieillard
éreinté, affamé,
cherchant un lit sur son chemin d’errance.
Mais où fera-t-il son lit par une telle nuit,
peut-être dans cette eau là-bas,
dans le courant tonitruant, entre les blocs de glace,
car il pressent la fin
de tout, de son rêve humain anéanti.
Il voit la récompense des fatigues du travail,
de son sang rouge,
de sa loyauté, soumission et diligence,
de la sueur qui a coulé de son front
et des forces brisées par trente années de labeur.
Ses yeux sont injectés, son âme est convulsée
par des pensées contraires
qui le tourmentent plus encore que le froid et le vent,
et des larmes brûlent,
gelées, sur ses joues creuses.
Il entend les ondes tourbillonner,
elles appellent, offrent
à l’homme épuisé un refuge protecteur ;
il trouvera l’oubli dans les bras du fleuve,
et le repos et la paix.
***
Les eaux tonitruantes roulaient et bondissaient,
elles engloutirent le cri
de l’homme qui sauta hors de la vie,
et chantèrent lugubrement
un psaume funèbre, et le chant de la misère.
*
Dans la forêt (I skogen)
Viens, mon amie, allons marcher dans la forêt,
fuyons la dure musique des rues,
allons nous promener un moment
loin de l’atelier couvert de suie.
Là, dans l’ombre de la forêt, le vent murmure,
rassasié de repos et frais ;
cette fraîcheur, c’est tellement bon sur mes joues brûlantes
quand nous errons dans les chambres de la forêt.
Et je veux là-bas entendre ta voix
car tes paroles peuvent me faire du bien
et tes chansons m’apportent soulagement, réconfort,
chassent les maux de mon âme.
Pour un moment j’oublie la peine et le chagrin,
j’oublie que tout le reste est gris et sans espoir
et je crois que tu es une fée des rêves
qui me conduit vers un château de légende.
Quand nous marchons comme en rêve parmi les fleurs et l’herbe
sous les colonnades de la forêt,
je sais qu’il existe encore quelque chose
pouvant me donner de la joie.
La sainteté de la révolution : Poésie d’Ernesto Cardenal
Après plusieurs billets de traduction de poésie révolutionnaire du Nicaragua (en commençant par celui-ci), nous traduisons enfin à notre tour le plus grand poète révolutionnaire nicaraguayen, Ernesto Cardenal (1925-2020). Les poèmes qui suivent sont tirés de deux livres : le recueil Vuelos de victoria (Vols de victoire) de 1984 et un livre d’entretiens suivis de trois longs poèmes, La santidad de la revoluciόn (La sainteté de la révolution), publié en 1976. Ce dernier livre est paru d’abord en Espagne avant la Révolution sandiniste de 1979, tandis que le recueil Vols de victoire est postérieur à la victoire du FSLN sandiniste et présente à la fois un regard rétrospectif sur la lutte révolutionnaire au Nicaragua, à laquelle le poète participa, et une évocation des tâches du nouveau régime, dans lequel Ernesto Cardenal occupa de 1979 à 1987 les fonctions de ministre de la culture, ce qui lui valut, en tant que prêtre, des démêlés avec la hiérarchie de l’Église catholique.
Dans cette poésie révolutionnaire, le sacerdoce de l’auteur n’est pas mis de côté. Au contraire, certains de ces poèmes montrent ce que la lutte révolutionnaire doit, pour leur auteur, à son état ecclésiastique, à sa foi, et sont un modèle de « théologie de la libération », dont Cardenal passe pour l’un des plus importants représentants. Les deux longues « Épîtres » tirées du livre de 1976 et ici traduites sont les textes les plus marquants et les plus caractéristiques du présent choix à cet égard.
Afin de ne pas surcharger l’appareil critique de ces traductions, nous n’avons pas cherché à expliciter la plupart des toponymes présents dans ces poèmes inspirés de faits réels ; même si la géographie du Nicaragua et du reste de l’Amérique centrale est en général peu connue du public français, ces noms de lieux n’appellent pas, le plus souvent, de remarques particulières.
Enfin, une remarque de forme : nous n’avons pas suivi l’agencement typographique des vers tel qu’il figure dans les éditions dont nous nous sommes servis, car nous ne sommes pas en mesure de le reproduire fidèlement sur ce blog, en particulier les espaces séparant le début de certains vers de la marge, et nous avons donc fait commencer tous les vers sur la même ligne. Pardon pour cette infidélité.
*
Vols de victoire
(Vuelos de victoria, 1984)
.
Offensive finale (Ofensiva final)
Ce fut comme un voyage vers la lune
avec la complexité et la précision de tous les détails
devant compter avec tout le prévu
mais aussi l’imprévu.
Un voyage vers la lune où la moindre erreur pouvait être fatale.
« Ici Atelier »–« Allô Assomption »–« Allô Milpa ».
« Atelier » était la ville de Leόn, « Assomption » Masaya, « Milpa » Estelí.
Et la voix tranquille de la jeune Dora María depuis « Atelier »
disant que les renforts ennemis les encerclaient
dangereusement,
la voix chantante et tranquille,
« Ici Atelier. Vous me recevez ? »
Et la voix de Rubén à Estelí. La voix de Joaquín à « Bureau ».
« Bureau » était Managua.
« Bureau » ne recevrait pas de munitions pendant deux jours encore (« À vous »)
Des instructions, précises, codées, sur le lieu d’atterrissage…
Et Dora María : « Notre arrière-garde n’est pas suffisamment protégée. À vous. »
Voix sereines, calmes, s’entrecroisant sur la fréquence sandiniste.
Et il y eut un temps où l’équilibre se maintenait entre les deux forces,
ça devenait très dangereux.
Ce fut comme un voyage vers la lune. Et sans la moindre erreur.
Beaucoup travaillèrent, en coordination, à ce grand projet.
La lune était la terre. Notre bout de terre.
Et nous arrivâmes.
Elle commence, Rugama1, à être aux pauvres, cette terre
(avec sa lune).
1 Rugama : Un grand nombre des poèmes du recueil sont adressés à des personnes particulières, telles que ce Rugama qui n’est autre que le poète sandiniste Leonel Rugama (1949-1970), mort au combat et dont le poème le plus connu s’intitule « La terre est un satellite de la lune ».
*
Barricade (Barricada)
Ce fut la tâche de tous.
De ceux qui partirent sans embrasser leurs mères
afin qu’elles ne sachent pas qu’ils partaient.
Celui qui embrassa pour la dernière fois sa fiancée.
Et celle qui sortit des bras du sien pour embrasser un FAL.
Celui qui embrassa la grand-mère faisant fonction de mère
en disant qu’il reviendrait bientôt, prit sa casquette et ne revint jamais.
Ceux qui restèrent des années dans la montagne. Des années
dans la clandestinité, dans des villes plus dangereuses que la montagne.
Ceux qui servaient de courrier sur les chemins sombres du nord,
ou de chauffeurs à Managua, chauffeurs de guérilleros à la tombée de la nuit.
Ceux qui achetaient des armes à l’étranger, marchandant avec des gangsters.
Ceux qui organisaient des meetings à l’étranger, avec drapeaux et cris
ou foulaient le tapis de la salle d’audience d’un président.
Ceux qui attaquaient des casernes au cri de « Patrie libre ou mourir ».
Le garçon faisant le gué au coin de la rue libérée
avec un foulard rouge-noir sur le visage.
Les enfants apportant des pavés,
arrachant les pavés des rues
– qui étaient un commerce de Somoza –
et apportant pavés sur pavés
aux barricades du peuple.
Celles qui apportaient du café aux garçons sur les barricades.
Ceux qui accomplirent les tâches importantes
et ceux qui accomplissaient les moins importantes :
ce fut la tâche de tous.
En vérité, nous avons tous mis des pavés sur la grande barricade.
Ce fut la tâche de tous. C’était le peuple uni.
Et nous l’avons fait.
*
Occupés (Ocupados)
Nous sommes tous très occupés
en vérité nous sommes tous tellement occupés
en ces jours difficiles et jubilatoires qui ne reviendront pas
mais que nous n’oublierons jamais
nous sommes très occupés avec les confiscations
tant de confiscations
tant de partages de terres
tout le monde ôtant des rues les barricades
pour que les voitures puissent passer
les barricades de tous les quartiers
de même changeant les noms des rues et des quartiers
ces noms somozistes
exhumant les assassinés
réparant les hôpitaux bombardés
– cet hôpital portera tel nom, celui-là tel autre –
créant la police nouvelle
recensant les artistes
apportant l’eau potable à tel et tel endroit
et ces autres demandant l’électricité
la lumière que le dictateur leur avait coupée
vite, vite remettre les installations en marche
eau et lumière pour Ciudad Sandino
– ceux-là ont décidé d’appeler leur quartier Ciudad Sandino –
nous sommes très occupés, Carlos
les marchés doivent être propres, bien ordonnés
il faut aussi plus de marchés
nous créons de nouveaux parcs, bien sûr, et faisons déjà de nouvelles lois
nous interdisons immédiatement les publicités pornographiques
les prix des denrées de base bien contrôlés
c’est le moment de faire aussi de nouvelles affiches
vite, vite il faut nommer de nouveaux juges
vite réparer les routes
et comme c’est beau, il faut aussi tracer de nouvelles routes
élections d’assemblées locales
il est temps qu’un million d’hommes apprennent à lire
tu te rends à la réunion du gouvernement, tu te rends à ton syndicat
la vaccination pour tous les enfants du pays
et, sans attendre, les programmes d’éducation
les pelleteuses retirant les décombres
– Monimbό de nouveau avec des marimbas –
les champs bruissant de tracteurs
l’association des travailleurs agricoles organisée
semences, insecticides, engrais, nouvelle conscience
et vite, il faut semer vite
c’est aussi le temps pour de nouvelles chansons
les ouvriers ont avec joie retrouvé leurs rondes animées,
mon frère, toutes les lignes de bus urbains ont été rétablies
– et tant de festivals culturels dans les quartiers,
des actes politico-culturels, comme on les appelle maintenant –
et de même chaque jour on dit des messes pour les camarades morts
et il existe un mot nouveau dans notre langage quotidien
« Camarade »
tout cela restera, pour que le voie celui qui le veut, dans les vieux journaux
dans des journaux jaunis le commencement de la nouvelle histoire
des journaux poétiques
là on verra en beaux titres ce que je suis en train de dire
de ces jours enivrants qui ne reviendront pas
de ces jours où nous sommes tellement occupés
car en vérité nous sommes très occupés.
*
Nouvelle Écologie (Nueva Ecología)
En septembre, du côté de San Ubaldo, on a revu des coyotes
et vu davantage de caïmans, peu après la victoire,
dans les fleuves, là-bas, du côté de San Ubaldo.
Sur la route, davantage de lièvres, d’ocelots…
la population d’oiseaux a triplé, dit-on,
en particulier celle des canards.
Les pétulants canards se posent où ils voient l’eau briller.
Les somozistes détruisaient aussi les lacs, les rivières et les montagnes.
Ils déviaient les cours d’eau pour leurs exploitations.
L’Ochomogo s’est asséché le printemps dernier.
Le Sinecapa, asséché à cause de la coupe des arbres par les latifundistes.
Le Rio Grande de Matagalpa, asséché pendant la guerre,
là-bas dans les plaines de Sébaco.
Ils mirent deux barrages à l’Ochomogo,
les déchets chimiques capitalistes
tombaient dedans et les poissons étaient comme soûls.
La rivière de Boaco avec des eaux noires.
La lagune de Moyuá asséchée. Un colonel somoziste
avait volé les terres des paysans et construit un barrage.
La lagune de Moyuá qui pendant des siècles avait été la beauté de ce lieu
(mais les poissons reviendront).
Ils déboisaient et posaient des barrages.
Peu d’iguanes au soleil, peu de tatous.
La tortue verte des Caraïbes, Somoza la vendait.
Ils exportaient dans des camions les œufs de tortue et les iguanes.
La tortue caouanne est en train de disparaître.
José Somoza met fin à l’existence du poisson-scie du Gran Lago.
Le chat-tigre de la forêt est menacé d’extinction,
sa douce peau couleur de forêt,
ainsi que le puma, que le tapir dans les montagnes
(comme les paysans dans les montagnes).
Et le pauvre Rio Chiquito ! Son malheur,
celui de tout le pays. Le somozisme reflété dans ses eaux.
Le Rio Chiquito de Leόn, alimenté par des sources
de cloaques, des déchets d’usines de savon et de tanneries,
eau blanche des usines de savon, eau rouge des tanneries ;
plastiques dans les cours d’eau, pots de chambre, ferrailles entartrées. C’est
ce que nous a laissé le somozisme.
(Nous voulons le voir à nouveau splendide et chantant clair jusqu’à la mer.)
Et dans le lac de Managua se déversent toutes les eaux noires de Managua
et les déchets chimiques.
Et là-bas, à Solentiname2, sur l’île La Zanata :
une blanche et puante colline de squelettes de poissons-scies.
Mais les poissons-scies et le requin d’eau douce ont à nouveau respiré.
Tisma regorge à nouveau de hérons cendrés
reflétés dans le miroir des eaux.
On voit beaucoup de canards, de sarcelles, de tadornes, de passereaux.
La flore aussi a profité.
Les tatous sont très contents de ce gouvernement.
Nous regagnerons les forêts, les fleuves, les lagunes.
Nous décontaminerons le lac de Managua.
Ce ne sont pas seulement les hommes qui aspiraient à la libération.
La nature tout entière gémissait. La révolution
est aussi celle des lacs, des rivières, des arbres, des animaux.
2 Solentiname : Archipel situé au sud du lac Nicaragua et où Ernesto Cardenal s’établit en 1966, créant avec les habitants une sorte de « commune ». Pour davantage d’informations, voyez mon billet « Poésie de Solentiname » ici.
*
Les perroquets verts (Las loras)
Un ami à moi, Michel, responsable militaire à Somoto,
du côté de la frontière avec le Honduras,
me raconta qu’il mit au jour une contrebande de perroquets
qui allaient être exportés aux États-Unis
pour leur faire apprendre l’anglais.
186 perroquets, dont 47 étaient déjà morts dans leurs cages.
Il les ramena à l’endroit où on les avait pris ;
Et quand le camion arriva au lieu appelé Los Llanos – les plaines –
près des montagnes où vivaient ces perroquets
(on voyait les grandes montagnes au fond des plaines)
les perroquets commencèrent à s’agiter contre les grilles de leurs cages.
Et quand on ouvrit les cages
ils s’envolèrent comme des flèches en direction de leurs montagnes.
C’est ce qu’a fait la Révolution avec nous, pensai-je :
elle nous a sortis des cages où l’on nous emmenait parler anglais.
Elle a nous a rendu la patrie dont on nous avait arrachés.
Les camarades verts comme des perroquets ont rendu aux perroquets leurs vertes montagnes.
Mais 47 étaient morts.
*
Elvis3
Elvis Chavarría, j’ai rêvé que tu étais vivant dans ton île Fernando
à Solentiname, l’île de ta maman.
Comme si tu n’étais pas mort
après ton assaut de la caserne de San Carlos
et que tu allais me présenter un nouveau bambin,
comme l’enfant que tu avais eu avant
la petite fille brune
que l’on t’attribuait et qui te ressemblait
et je t’enviais pour ce nouvel enfant,
parce que tu pouvais faire ce qui m’est refusé, car je me le suis refusé,
alors je me réveillai et me souvins que tu étais mort
et que ton île Fernando s’appelle à présent Elvis Chavarría
et que tu ne pouvais pas avoir ce nouveau bambin qui te ressemble
ni moi non plus,
car tu étais mort comme moi
bien que nous soyons vivants tous les deux.
3 Elvis : Il ne s’agit pas du chanteur yankee mais d’un jeune ami d’Ernesto Cardenal à Solentiname, Elvis Chavarría, dont le nom est déjà sur ce blog car il est l’un des poètes traduits dans notre billet de « Poésie de Solentiname » (voir note 2). Le prénom Elvis, qui est apparemment l’état civil authentique de ce garçon (dans aucune des pages où je le trouve mentionné cela n’est donné comme surnom ou nom d’emprunt), semble montrer, à l’époque déjà, l’influence de la culture de masse nord-américaine sur le prolétariat d’Amérique latine.
*
À mon neveu Ernesto Castillo (A Ernesto Castillo mi sobrino)
Je me rappelle, Ernesto, quand tu revins de l’entraînement
et que tu nous parlas des armes « tellement belles » dont tu avais appris à te servir,
« c’est beau, maman… », disais-tu à ta mère,
comme quelqu’un qui parle de la beauté d’une fille.
Puis une balle de sniper te frappa en pleine tête
au moment où tu donnais l’assaut d’une rue à Leόn
en criant pour animer les hommes de ton escouade qui te suivaient :
PATRIE LIBRE OU MOURIR !
Poète tombé à vingt ans.
Je pense à cela, Ernesto,
tandis que les soldats prennent les enfants dans leurs bras
et qu’il y a un atelier de poésie à la Police
et une « armée d’alphabétisation » avec un uniforme bleu et gris
répandue par tout le pays, et une Réforme agraire
et les enfants vendeurs de journaux et cireurs de chaussures sont emmenés jouer
et… bon, c’est vrai qu’elles étaient bien belles, ces armes
(et je me rappelle comme tes yeux brillaient quand tu le disais).
*
Sur la tombe du guérillero (En la tumba del guerrillero)
Je pense à ton corps en train de se décomposer dans la terre
devenant terre douce, humus à nouveau
avec l’humus de tous les autres êtres humains
qui ont existé et existeront sur cette bille qu’est le monde
devenant tous ensemble terre fertile de la planète Terre.
Et quand les cosmonautes regarderont cette boule bleue et rose
dans le noir de la nuit
ce qu’ils regarderont, au loin, c’est ta sépulture lumineuse
(ta sépulture et celle de tous)
et quand les extraterrestres depuis je ne sais où
regarderont ce point de lumière de la Terre
ils regarderont ta sépulture.
Et un jour tout sera tombeau, silencieux tombeau,
et il n’y aura plus d’êtres vivants sur cette planète, camarade.
Et ensuite ?
Ensuite, nous nous décomposerons encore, nous volerons, atomes dans le cosmos.
Et peut-être que la matière est éternelle, mon frère,
sans commencement ni fin, ou qu’elle a une fin mais recommence toujours.
Ton amour a certes eu un commencement mais il n’a pas de fin.
Et tes atomes qui sont entrés dans le sol du Nicaragua,
tes atomes amoureux, qui donnèrent leur vie par amour,
tu verras, seront lumière,
j’imagine tes particules dans l’immensité du cosmos comme des pancartes,
des affiches vivantes.
Je ne sais pas si je me fais comprendre.
Ce que je sais, c’est que ton nom ne sera jamais oublié
et qu’on criera toujours : Présent !
*
La sainteté de la révolution
(La santidad de la revoluciόn, 1976)
.
Épître à José Coronel Urtecho (Epístola a José Coronel Urtecho)
Poète,
J’ai apprécié vos « Conférences sur l’initiative privée »
(je dirais volontiers vos Homélies) que vous avez écrites à Granada, dans la petite maison au bord du lac,
et que vous avez mis tant de temps à écrire que vous pensiez – m’avez-vous dit là un jour –
que le temps que vous les terminiez il n’y aurait peut-être plus d’initiative privée.
Elle existe encore. Mais plus pour longtemps.
Ce fut de votre part un effort héroïque de faire en sorte que vous comprennent,
en dépit de l’inflation et de la dévaluation du langage,
dans la langue de tous les jours, qui est aussi celle de la poésie,
les chefs d’entreprise. Et ce fut, je suppose,
un effort inutile. Ils ne peuvent être sauvés, sauf
quelques exceptions que nous connaissons.
Quelques-uns, individuellement, oui.
Engels était millionnaire.
Mais vous savez comme moi qu’il n’y a pas de remède pour eux.
Sauf pour quelques-uns, nous le savons.
(Révolutionnaire devenu entrepreneur pour financer Le Capital…)
Vous, poète, qui, comme vous le dites, ne possédez aucun « bien terrestre »
et répétez à l’envi que le domaine de Las Brisas n’est pas à vous
mais à María et ses enfants, et que vous n’y êtes qu’invité,
et que vous n’avez jamais rien vendu de votre vie,
vous avez maintenant prêché l’initiative privée. Et ce fut pour,
me semble-t-il, que voyant ils ne voient pas
qu’écoutant ils n’entendent pas
« de peur qu’ils ne se convertissent et que leurs péchés ne leur soient pardonnés »4
…une Cadillac par le trou d’une aiguille.
Ils peuvent ne pas être mauvais, dit Marx. Certains capitalistes
ont bon cœur. C’est pourquoi il ne s’agit pas de changer le cœur
mais le système.
La propriété privée – cet euphémisme.
« Voleurs », ce n’est pas de la rhétorique.
Ce n’est pas une figure de style.
« Charité », dans la Bible, est sedagah (justice)
(la terminologie correcte qu’aimait le maestro Pound)
et « aumône », rendre.
Ces choses ont beaucoup à voir avec l’inflation et la dévaluation
(de la langue et de l’argent)
La solution est simple : partager fraternellement.
Le capitalisme empêche la communion.
Les banques empêchent la communion.
À personne plus que ce dont il a réellement besoin.
Les banques ont intérêt à ce que la langue soit confuse,
nous a enseigné le maestro Pound,
de sorte que notre rôle est de clarifier la langue.
Réévaluer les mots pour le pays neuf
tandis que le FSLN avance au nord.
Saint Ambroise tonnait dans sa cathédrale de Milan, à l’aube
du féodalisme, la cathédrale n’était encore ni gothique
ni romane mais révolutionnaire :
LA TERRE EST À TOUS ET NON AUX RICHES
et Saint Jean Chrysostome à Byzance, avec son marxisme biblique :
« La communauté des biens répond le mieux à la nature. »
Dans la langue du Nouveau Testament, je le disais à Las Brisas en citant le père Segundo,
le « péché » est le conservatisme.
Le monde dans saint Jean est le statu quo.
Le monde-péché, c’est le système.
Un changement d’attitude est un changement de structures.
Obtenir plus de gains pour
accumuler plus de capital pour
obtenir plus de gains pour
ainsi de suite à l’infini.
Autrui. Le travail d’autrui selon Chrysostome.
« Je jouis de ce qui est à moi… » « Non, pas de ce qui est à toi
mais de ce qui est à autrui. »
Une espèce de fructification automatique. Souvent
nous avons commenté ceci, avec les textes du maestro Pound.
La « parthénogenèse » de l’argent.
Et les filles de Matiguás sont très belles
mais on les stérilise.
Elle existe encore. Mais ce ne sera pas pour très longtemps.
Elle est en train de passer, cette préhistoire
de la planète aux mains d’un petit nombre.
Nous lisions l’autre soir sous le manguier
devant le lac bleu, en face de la petite île de la Cigogne,
ce que dit Fidel : « la terre sera comme l’air »
et les jeunes du Club de la jeunesse rêvent à ce jour
où l’île de la Cigogne, celle de la Biche, toutes les îles
seront à eux, comme le pays tout entier. « À l’étranger,
on dit ‘ma terre’, disait Laureano, mais c’est un mensonge,
elle est à de foutus autres. »
Et nous avons appris qu’en ce moment au Portugal
les banquiers sont faits prisonniers.
Des millionnaires et non des cireurs de chaussures.
La Banque du Saint Esprit5 a été fermée.
Une espèce de fructification automatique, comme si l’argent travaillait.
La sainte banque…
Sa fonction est de chercher l’argent qui n’existe pas et de le prêter.
Il n’y a pas de communion avec Dieu ni avec
les hommes quand il existe des classes,
quand il y a de l’exploitation
il n’y a pas de communion.
On vous a dit que je parlais seulement de politique.
Ce n’est pas de la politique mais la Révolution,
qui pour moi est la même chose que le royaume de Dieu.
Construire la terre.
La transformation de la terre en terre humaine
ou l’humanisation de la nature.
Tout, même le ciel : un homme, comme disait Vallejo.
Remplir d’amour cette planète bleue.
(Sinon la révolution est bureaucratique.)
Comme le passage de l’australopithèque au pithécanthrope.
Le sujet pleinement objet
et l’objet plein de subjectivité.
Maîtres de la nature et de nous-mêmes
libres, sans État.
Alors la Grande Ourse aura forme de girafe.
L’homme nouveau n’est pas un,
m’avez-vous dit une fois au bord du fleuve,
mais beaucoup d’hommes ensemble.
« Transformation de l’homme », disent-ils, pas des structures. Mais
uns transformation de structures porte jusqu’au subconscient de l’homme !
Une nouvelle relation entre les hommes
et entre l’homme et la nature
et avec l’Autre
(sur quoi vous insistez aussi beaucoup)
Marx disait qu’il ne savait pas
ce qui viendrait après le communisme.
Comme l’arbre vers la lumière
l’évolution va jusqu’à l’amour.
La planète ne sera pas dominée par les insectes, les singes ou les robots
ou par la créature de Frankenstein.
Un milliard et quelques depuis la première cellule…
Il vit que la matière était bonne. (Un Dieu matérialiste.)
Et avec la création commença la libération.
Et le péché est la contre-évolution
il est antihistorique
c’est la tendance à l’inorganique.
Comment notre matière a-t-elle échappé à l’antimatière ?
Et que signifie que le Christ remettra le royaume au Père6 ?
…À celui qui se manifesta dans le buisson comme celui qui écoute les masses
comme la libération de la société esclavagiste.
Et nous pourrions nous demander aussi : Quelle relation y a-t-il
entre la résurrection et les rapports de production ?
Toute cellule naît d’une autre cellule.
La vie se produit par participation à la vie.
La reproduction a lieu par communion.
Ce serait injuste, l’injustice suprême si elle n’était pas vraie
mais elle est vraie, la résurrection. Autrement,
ceux qui sont morts avant la révolution ne seront-ils pas libérés ?
L’abolition de la mort… Mais d’abord, naturellement, celle de l’argent.
Vous êtes retourné au bord du fleuve, dans votre domaine de Las Brisas
qui n’est pas à vous mais à María et ses enfants,
à votre ermitage dans la plaine de Medio Queso entourée de forêts
et toujours gorgée d’eau sauf au printemps,
où récemment vous a visité un président sans gardes du corps,
pas celui du Nicaragua, bien sûr, mais celui du Costa Rica7.
Votre ermitage où vous pratiquez à présent la dure pénitence
d’écrire de la prose. Votre dure prose quotidienne.
Mais prose prophétique.
Je préfère le vers, vous le savez, parce que c’est plus facile
et plus court
et que le peuple le comprend mieux, comme les posters.
Sans oublier que
« l’art révolutionnaire sans valeur artistique
n’a aucune valeur révolutionnaire » (Mao).
Avant vous étiez réactionnaire
et aujourd’hui vous êtes « mal à l’aise » à gauche
mais à l’extrême gauche,
sans avoir rien changé en vous :
c’est la réalité autour de vous qui a changé.
Le prophète peut se tromper. Jérémie
– ai-je appris – s’est trompé dans une prophétie de politique internationale.
Vous, poète, êtes retourné à votre ermitage
(un ermitage que menace à présent un oléoduc d’Onassis,
tout comme Solentiname est menacé par la chaîne de casinos d’Howard Hughes)
et vous y pérorez à toute heure devant la plaine
à qui veut bien vous entendre, prophétisant à toute heure
l’argent comme but de la vie
le travail par amour de l’argent et non pour l’amour du travail
devant la plaine toujours verte même au printemps, avec
des palmiers rousseauistes et des colombes
et des tourterelles et de bruyantes bandes de canards,
l’Université des jésuites, l’INCAE8
les réalistes sans autre réalité que celle qui fait réaliser des gains,
et de temps en temps passent aussi des vols de hérons
et des martins-pêcheurs au long bec et à la houppe ébouriffée
et des passereaux astrilds au cou déplumé également en bandes
le jeune cadre qui n’a pas le temps d’aller chercher sa femme
les amis de Managua
qui ne font jamais rien car ils sont trop occupés,
ou bien ce sont des aigrettes, ou l’avion de San José du Costa Rica
qui descend vers Los Chiles, ou bien ce sont des anhingas
les deux sortes de gens qui prévalent au Nicaragua
les buveurs de sang / et les mangeurs de merde,
et la poule d’eau couleur de fleur aquatique court
au bord de la mare, et des dartriers surgit
le carouge à épaulettes avec sa tache de sang comme un milicien9,
la Merdocratie,
généraux et commerçants, si ce n’est généraux commerçants,
dans votre bureau rustique arrangé par María, ouvert sur la plaine
avec à l’horizon la ligne bleue du fleuve presque invisible
et de temps en temps, quasiment imperceptible, le bruit de moteur d’une barge
l’histoire du Nicaragua s’est arrêtée en 1936
et le soir des perroquets volent par paires, un cheval hennit
Dieu sait où, le crapaud appelle sa femelle
tou, tou, tou, et quand la femelle vient il monte dessus
Il est fou mais comme tout le monde lui obéit il a l’air d’un sage !
le héron aux plumes d’écume et au bec jaune prend son envol
et la lune monte, la pleine lune sur la prairie de Medio Queso
et María nous appelle pour le dîner.
« L’art révolutionnaire sans valeur artistique… »
Et l’artistique sans valeur révolutionnaire ? Il me semble que de grands bardes du vingtième siècle font de la publicité
des Keats et des Shelley chantent le sourire Colgate,
le Coca-Cola cosmique, étincelle de la vie
la marque de voiture qui mène au pays du bonheur.
L’inflation et la dévaluation de la langue
semblables à celles de l’argent et causées par les mêmes causes.
Ils appellent investissements leur pillage.
Et ils remplissent le monde de boîtes de conserve vides.
Comme un fleuve de Cleveland, désormais hautement inflammable,
la langue aussi est polluée.
« On dirait qu’il (Johnson) n’a jamais compris
que les mots ont une signification réelle
en plus de servir à la propagande »
a écrit le Time qui connaît bien ces choses et n’est pas moins menteur.
Et quand la défoliation au Vietnam
est un Programme de Contrôle des Ressources
c’est aussi la défoliation de la langue.
Et la langue se venge en refusant de communiquer.
Le pillage : des investissements
Il y a des crimes de la CIA dans l’ordre aussi de la sémantique.
Ici, au Nicaragua, comme vous l’avez dit :
la langue du gouvernement et de l’entreprise privée
contre la langue populaire nicaraguayenne.
Je me rappelle la fois où, dans le petit port de San Carlos,
où l’on fait un crochet pour chercher le courrier ou télégraphier
et où l’on voit le grand lac ouvert couleur de ciel, et Solentiname
également couleur de ciel et les volcans du Costa Rica
et où les couchers de soleil ne se comparent qu’à ceux de Naples
selon Squire :
le milicien soûl sur le trottoir avec le fusil Garand chargé et prêt à tirer
s’appuyant sur le Garand pour ne pas tomber,
l’ouvrier soûl couché dans la boue de la rue
couvert de mouches et la braguette ouverte.
Et vous m’avez dit : « Il faut écrire cela dans un poème
pour qu’on sache ce qu’était Somoza. »
(La poésie comme poster
ou comme film documentaire
ou comme reportage.)
Avant, vous étiez avec la réaction. Mais votre « réaction »
n’était pas tant un retour au Moyen Âge qu’à l’âge de pierre
(ou peut-être encore plus loin ?)
J’ai aspiré au paradis toute ma vie
je l’ai cherché comme un Guarani
mais je sais qu’il n’est pas dans le passé
(c’est une erreur scientifique dans la Bible que le Christ a corrigée)
mais dans l’avenir.
Vous êtes un optimiste invétéré, comme moi, et
au moins dans le court terme vous l’êtes même plus que moi
et vous allumez la radio tous les matins en espérant entendre que Somoza est tombé.
Vous allez avoir 70 ans
et j’espère que vous ne céderez pas à la tentation du pessimisme.
La révolution ne se termine pas dans ce monde,
m’avez-vous dit un jour sur cette île, devant le lac,
et le communisme se prolongera dans les cieux.
Le FSLN avance au nord.
Même l’Université des jésuites donne des signes de vie,
l’herbe tenace surgit à travers le ciment,
l’herbe tendre fissure le ciment.
Vos conférences seront plus appréciées sans initiative privée.
Je regarde ici derrière l’entrelacs des branches le lac tranquille, et je pense :
à la manière dont le lac reflète l’atmosphère céleste
le royaume des cieux sera sur cette planète.
Une aigrette au bord de l’eau communie avec une sardine.
Bonjour à María et au fleuve.
Je vous embrasse.
4 Marc 4, 12.
5 Banque du Saint Esprit : Banco Espírito Santo, l’une des plus grandes banques privées du Portugal, qui tire son nom de son fondateur, José Maria do Espírito Santo Silva. Il semblerait, d’après le poème, que la banque fût fermée par les nouvelles autorités au lendemain de la Révolution des œillets, en 1974 ; cette fermeture ne fut que provisoire, cependant, puisque la banque a continué d’exister jusqu’à nos jours et a même dû être sauvée en 2014 par la Banque centrale portugaise.
6 1 Corinthiens 15, 24.
7 Costa Rica : La propriété du poète José Coronel Urtecho dont il est question dans cette « épître » se situe en effet au Costa Rica.
8 INCAE : Instituto Centroamericano de Administraciόn de Empresas (Institut centro-américain de management), créé en 1964 avec le soutien des États-Unis.
9 milicien : « un guardia », c’est-à-dire un membre de la Guarda Nacional somoziste.
*
Épître à monseigneur Casaldáliga (Epístola a monseñor Casaldáliga)
NdT. Pedro Casaldáliga (1928-2020) était un prêtre brésilien d’origine catalane, prélat émérite de Sao Félix do Araguaia, au Brésil.
Monseigneur,
J’ai lu que lors du pillage commis par la Police militaire
à la prélature de Sao Félix, ils emportèrent, entre autres choses,
la traduction portugaise (je ne savais pas qu’il y en avait une)
des « Psaumes » d’Ernesto Cardenal. Et
qu’ils utilisèrent des électrodes pour chaque prisonnier,
pour des Psaumes que beaucoup n’avaient sans doute jamais lus.
J’ai souffert pour eux, et pour tant d’autres, dans
« les filets de la mort »… « les liens du sépulcre »10.
Mes frères et sœurs
avec la pince sur les seins, la pince sur le pénis.
Je vous dirai : ici aussi ces Psaumes ont été interdits
et Somoza a dit dans un récent discours
qu’il éradiquerait « l’obscurantisme » de Solentiname.
J’ai vu une photo de vous sur la rive de l’Araguaia
le jour de votre consécration, avec votre mitre
qui, comme on sait, est un chapeau de paille
et votre crosse, un aviron d’Amazonie. Et j’ai appris
que vous attendiez une sentence du Tribunal militaire.
Je vous imagine, dans l’expectative, souriant comme sur la photo (ce n’était pas pour l’appareil mais pour ce qui était à venir) à l’heure où les taillis sont plus verts
ou plus tristes,
avec dans le fond les belles ondes de l’Araguaia,
le soleil se cachant derrière de lointains latifundia.
La forêt commence là, « son silence comme une surdité ».
J’étais une semaine sur l’Amazone (à Leticia) et je me rappelle
les rives aux arbres cachés par des enchevêtrements parasitiques
semblables aux sociétés financières.
Vous avez entendu de nuit leurs bruits étranges
(certains comme des plaintes, d’autres comme des éclats de rire).
Le jaguar à l’affût du tapir, le tapir épouvantant les singes, les singes
faisant fuir… des perroquets ?
(c’est une page de Humboldt)
comme une société de classes.
Une mélancolie, le soir, comme celle des cours intérieures de la Pénitentiaire
L’air est chargé d’humidité, et comme d’une odeur de DOPS11…
Il souffle peut-être un vent triste du Nordeste
du triste Nordeste…
Il y a une grenouille noire dans les noirs igarapés
(ai-je lu) une grenouille qui demande : Pourrr
quoi ? Pourrr
quoi ?
Peut-être que saute hors de l’eau un poisson tucunaré
et que prend son envol une aigrette gracile
comme Miss Brésil.
Malgré les compagnies, les sociétés. La beauté
de ces rives, prélude à la société que nous aurons.
Que nous aurons. Ils ne pourront pas, même s’ils le veulent,
ôter une planète au système solaire.
L’Anaconda Co. est-elle par chez vous ? Par chez vous
la Kennecott ?
Là-bas, comme ici, le peuple a peur.
Les missionnaires laïcs, avez-vous écrit,
« dans la forêt comme des jaguars, comme des oiseaux »
J’ai appris le nom d’un garçon (Chico)
et celui d’une fille (Rosa)
La tribu se déplace plus en amont du fleuve.
Les Compagnies viennent les assiéger.
Dans le ciel du Mato Grosso, les propriétaires terriens passent dans leurs avions privés.
Et ils ne vous invitent pas au grand barbecue avec le Ministre de l’Intérieur.
Elles sèment la solitude, les Compagnies.
Elles apportent le télégraphe pour propager de fausses nouvelles.
Le transistor aux pauvres, pour qu’ils aient le mensonge à l’oreille.
La vérité interdite parce qu’elle rend libre.
Solitude et division, ergots pointus.
Vous êtes poète et inventez des métaphores. Mais vous avez également écrit que
« l’esclavage n’est pas une métaphore ».
Ils pénètrent jusque dans le Haut-Xingu,
les chasseurs de concessions bancaires usurières.
Les larmes de ces régions, comme la pluie amazonienne :
la Police militaire vous a dit que
l’Église devait seulement s’occuper des « âmes ».
Ce sont donc les sociétés anonymes qui s’occuperont des enfants anémiques ?
Peut-être fait-il nuit noire à la prélature de Sao Félix.
Vous êtes seul, dans la maison de la Mission entourée de forêt,
la forêt par où arrivent les grandes sociétés.
C’est l’heure des espions du DOPS et des spadassins des Compagnies.
Est-ce un ami qui est à la porte ou bien l’Escadron de la Mort ?
J’imagine (si lune il y a) une lune mélancolique d’Amazonie
sa lumière illumine la propriété privée.
Latifundium non pour la culture des terres, que cela soit clair,
mais pour que le travailleur agricole ne bâtisse pas sa petite ferme.
Nuit obscure. – « Frère, combien de temps encore
jusqu’à Paranará ? » – « Je ne sais pas, frère.
Je ne sais pas si nous sommes encore loin, ou tout près,
ou si nous l’avons déjà dépassée. Mais ramons, frère. »
Nuit obscure. Sur les rives
brillent les petits feux des dépossédés.
Leurs reflets larmoyants.
Loin, très loin, rient les lumières de Rio de Janeiro
et celles de Brasilia.
Comment posséderont-ils la terre12 si la terre appartient aux propriétaires terriens ?
Improductive, seulement valorisée pour la spéculation
immobilière et les gros crédits de la Banque du Brésil.
Là Il est toujours vendu pour Trente Dollars
sur le Rio das Mortes.
Le prix d’un péon. Malgré
2.000 ans d’inflation.
Nuit obscure. Une humble, petite lumière (où ça exactement,
je ne sais)
une léproserie sur l’Amazone
les lépreux sont sur le quai
attendant le retour du radeau du Che.
J’ai vu que vous citiez mon Hommage aux Indiens d’Amérique
je suis étonné que le livre ait voyagé aussi loin que le Haut-Xingu
où, monseigneur, vous les défendez. Quel bien meilleur hommage !
Je pense aux Pataxό inoculés avec la petite vérole.
De 10.000 qu’étaient les Cinta-Larga, il n’en reste plus que 500.
Les Tapaiamas reçurent en cadeau du sucre à l’arsenic.
Une autre tribu du Mato Grosso fut dynamitée depuis un Cessna.
Le rauque mangaré ne résonne plus pour appeler aux danses à la lune,
les danses en costumes de papillons, en mâchant la coca mystique,
les femmes nues peintes avec les symboliques dessins
de la peau de boa, avec des grelots de grains aux chevilles,
autour de l’Arbre de la Vie (le palmier pifayo).
Une chaîne de losanges représente le serpent, et à l’intérieur
de chaque losange d’autres grecques, chaque grecque étant un autre serpent.
De sorte que de nombreux serpents sont dans le corps d’un seul :
organisation communale de nombreux individus. Pluralité
à l’intérieur de l’unité.
Au commencement il n’y avait que l’eau et le ciel.
Tout était vide, tout était plongé dans la grande nuit.
Puis Il fit des montagnes, des rivières. Il dit : « Tout y est. »
Les rivières s’appelèrent les unes les autres par leurs noms.
Avant, les hommes étaient des singes laineux.
La terre a la forme de l’arbre à pain.
Il y avait une échelle pour monter au ciel.
Colomb les rencontra à Cuba dans un paradis où tout était commun.
« La terre y est commune comme le soleil et l’eau, sans meum et teum. »
Ils donnèrent de la toile à l’un d’eux, alors, lui, la coupant en parts égales, la partagea entre toute la tribu.
Aucune tribu d’Amérique avec la propriété privée, pour autant que je sache.
Les Blancs apportèrent l’argent,
la valorisation monétaire privative des choses.
(Cris… crépitement des huttes dans les flammes… coups de feu)
de 19.000 Muducuras il n’en reste que 1.200. De 4.000 Carajá, 400.
Les Tapalumas : totalement détruits.
L’appropriation privée de l’Éden
ou Enfer vert.
Comme l’a écrit un jésuite :
« La soif de sang est plus grande que le fleuve. »
Un nouvel ordre. Ou plutôt
un nouveau ciel et une nouvelle terre.
Nouvelle Jérusalem. Ni New York ni Brasilia.
Une passion pour le changement : la nostalgie
de cette cité. Une communauté aimée.
Nous sommes des étrangers dans la Société de Consommation.
L’homme nouveau, et non la nouvelle Oldsmobile.
Les idoles sont l’idéalisme. Tandis que les prophètes
professaient le matérialisme dialectique.
Idéalisme : Miss Brasil sur les écrans pour cacher
100.000 prostituées dans les rues de Sao Paulo.
Et dans Brasilia la futuriste les maréchaux décrépits
exécutent depuis leurs bureaux de beaux jeunes gens par téléphone
exterminent la tribu joyeuse avec un télégramme
tremblotants, rhumatiques et arthritiques, cadavéreux
protégés par de gros gangsters aux lunettes noires.
Ce matin les termites sont entrés dans ma cabane
par l’endroit où se trouvent les livres (Fanon, Freire…
Platon aussi) : une société parfaite
mais sans changement
pendant des millions d’années sans le moindre changement.
Récemment, un journaliste me demandait pourquoi j’écris de la poésie :
pour la même raison qu’Amos, Nahum, Aggée, Jérémie…
Vous avez écrit : « Maudite soit la propriété privée. »
Et saint Basile : « Maîtres et possesseurs des biens communs
parce qu’ils furent les premiers à s’en emparer. »
Pour les communistes Dieu n’existe pas mais la justice.
Pour les chrétiens Dieu n’existe pas sans la justice.
Monseigneur, nous sommes des subversifs
un code secret sur une fiche dans des archives nul ne sait où,
disciples du prolétaire mal vêtu et visionnaire, agitateur
professionnel, exécuté pour avoir conspiré contre le Système.
C’était, vous le savez, un supplice réservé aux subversifs,
la croix, aux prisonniers politiques, et non un bijou en rubis
sur la poitrine d’un évêque.
Le profane n’existe plus.
Non, Il n’est pas au-delà des cieux atmosphériques.
Qu’importe, monseigneur, si la Police militaire ou la CIA
nous convertissent en aliment des bactéries du sol
et nous dispersent par tout l’univers.
Pilate l’écrivit en quatre langues : SUBVERSIF.
L’un arrêté à la boulangerie.
Un autre en attendant le bus pour se rendre au travail.
Un jeune homme aux cheveux longs tombe dans une rue de Sao Paulo.
Il y a résurrection de la chair. Sinon
comment peut-il y avoir révolution permanente ?
Un jour, El Tiempo jubila dans les rues de Bogota
(cela m’est parvenu jusqu’à Solentiname) CAMILO TORRES13 EST MORT
en énormes lettres noires
et il est plus vivant que jamais, défiant El Tiempo.
Comme cet éditorial du New York Times
« S’il est vrai qu’il soit mort en Bolivie14, comme il semblerait,
un mythe vient de finir avec cet homme. »
Et ils disent à Brasilia :
« N’ayez pas pour nous de visions véridiques, parlez-nous
de choses flatteuses, contemplez des illusions. »
Le miracle brésilien
d’un hôtel Hilton entouré de favelas.
Le prix des choses monte
et celui des hommes baisse.
Main d’œuvre aussi peu chère que possible (pas pour eux
la propreté… la Symphonie de Beethoven).
Et dans le Nordeste l’estomac se dévore lui-même.
Oui, Julien, les capitaux se multiplient comme des bacilles.
Capitalisme, le péché accumulé, comme la pollution
de Sao Paulo
le miasme couleur de whisky sur Sao Paulo.
Sa pierre angulaire est l’inégalité.
J’ai connu sur l’Amazone un Mike fameux
qui exportait des piranhas aux États-Unis :
il ne pouvait en envoyer plus de deux par bocal,
l’un se gardant de l’autre,
car s’ils sont trois ou plus ils se détruisent tous.
C’est le modèle brésilien des piranhas.
Production de masse de la misère, crime
en quantités industrielles. La mort
produite à la chaîne.
Mario-Japa demanda de l’eau suspendu au pau-de-arara15
et ils lui firent avaler un demi-kilo de sel.
Sans informations, à cause de la censure, nous savons seulement
que là où se rassemblent les hélicoptères se trouve le Corps du Christ.
De la violence je dirais :
il existe la violence de l’Évolution
et la violence qui retarde l’Évolution.
(Et un amour plus fort que le DOPS et l’Escadron de la Mort.)
Mais
l’harmonie des classes est sadisme et masochisme
sadisme et masochisme d’oppresseurs et d’opprimés.
Mais l’amour aussi est implacable (comme le DOPS).
L’aspiration à l’union peut conduire au pau-de-arara,
aux coups de culasse de fusil-mitrailleur dans la tête,
aux coups dans la figure avec les poings bandés, aux électrodes.
Pour cet amour beaucoup ont été rendus eunuques16.
On sent toute la solitude d’être seulement des individus.
Peut-être, pendant que je vous écris, avez-vous déjà été condamné.
Peut-être qu’après c’est moi qui serai fait prisonnier.
Prophète dans les terres où se joignent l’Araguaia et le Xingu
et poète aussi
vous êtes la voix de ceux qui ont du sparadrap sur la bouche.
Le moment n’est pas à la critique littéraire.
Ce n’est pas le moment d’attaquer les gorilles avec des poèmes surréalistes.
Et pourquoi des métaphores si l’esclavage n’est pas une métaphore
ni ne l’est la mort sur le Rio das Mortes
pas plus que l’Escadron de la Mort ?
Le peuple pleure en ce moment dans le pau-de-arara.
Mais tout coq qui chante la nuit au Brésil
est subversif
et chante « Revolução »
tout comme est subversive, après chaque nuit,
comme une jeune femme distribuant des feuillets ou des affiches du Che,
l’aube rouge.
Salut aux travailleurs agricoles, aux péons, aux missionnaires laïcs dans la forêt,
au cacique tapurapé, aux Petites Sœurs de Foucauld, à Chico, à Rosa.
Je vous embrasse.
10 Psaumes 18, 5.
11 DOPS : Departamento de Ordem Política e Social (Service d’ordre politique et social), police politique créée par le dictateur brésilien Getúlio Vargas en 1928 et qui fut réinstaurée par la dictature ultérieure, de 1964 à 1985.
12 Psaumes 37, 11 : « Les humbles posséderont la terre. »
13 Camilo Torres : Prêtre révolutionnaire colombien (1929-1966).
14 Bolivie : La mention d’une mort en Bolivie indique qu’il ne s’agit plus ici de Camilo Torres, mort en Colombie, mais de Che Guevara.
15 pau-de-arara : Instrument de torture sous la forme d’une barre à laquelle la victime est suspendue par les chevilles et les poignets.
16 eunuques : Allusion à Matthieu 19, 12, où il est question de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux : l’engagement révolutionnaire en conduit certains à subir des tortures incapacitantes ; cette castration est évidemment malgré eux, mais les révolutionnaires acceptent les risques de leur état.
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