Poésie de Solentiname : Nicaragua sandiniste
Quand les Sandinistes renversèrent le dictateur Somoza au Nicaragua en 1979, le poète Ernesto Cardenal, prêtre de la paroisse de Solentiname et qui avait combattu au sein de la guérilla, accepta le poste de ministre de la culture.
Les poèmes qui suivent sont tirés d’un recueil publié par le ministère sandiniste en 1981 et intitulé Poesía campesina de Solentiname (Poésie rurale [paysanne] de Solentiname) (Ministerio de Cultura, Nicaragua, No. 4 Colección popular de literatura nicaragüense, dans la 3e édition de 1985), choix de poèmes et prologue par Mayra Jiménez.
Cette anthologie rassemble des poèmes tirés des « ateliers de poésie » (talleres de poesía) organisés par Ernesto Cardenal et Mayra Jiménez à Solentiname, un archipel d’îles sur le lac Nicaragua. C’est donc une poésie de paysans, une poésie populaire (mais rompant aussi avec des formes plus traditionnelles car les ateliers visaient à la production d’une littérature écrite et non orale, dans une versification libre se détachant des bouts-rimés de chansonnette qui marquaient l’oralité rurale de l’époque). Ce genre d’ateliers furent, sous le nouveau ministère, étendus dans le pays, et d’autres recueils publiés, notamment une anthologie de poésie de l’armée sandiniste (dont j’espère faire de prochaines traductions).
La présente anthologie rassemble des textes écrits avant la révolution de 1979 et pendant la lutte armée contre la dictature. Le thème de la lutte révolutionnaire est fortement présent, et dans son prologue la poétesse Mayra Jiménez rend hommage à Felipe Peña, Elvis Chavarría et Dónald Guevara, les trois poètes dont les œuvres ouvrent l’anthologie, en tant que martyrs de la révolution, morts au moment où l’anthologie fut publiée.
Ceux qui ont lu mes traductions de « Poésie révolutionnaire nicaraguayenne » (ici), d’après une anthologie de poésie du Nicaragua par Ernesto Cardenal, reconnaîtront le nom de Bosco Centeno. J’ai traduit ici quelques autres poèmes de ce poète attachant, qui figure à la fois dans la présente anthologie tirée des ateliers de poésie et dans la grande anthologie poétique nationale établie par Cardenal.
Les poètes ici traduits sont : Felipe Peña (2 poèmes), Elvis Chavarría (3), Dónald Guevara (1), Bosco Centeno (4), Gloria Guevara (3), Iván Guevara (3), Alejandro Guevara (1), Myriam Guevara (1) et Olivia Silva (2).
À Solentiname, Cardenal organisa également, avec l’aide d’amis peintres, des ateliers de peinture et l’archipel est aujourd’hui fameux dans le monde de l’art pour sa peinture « naïve ».
J’ai dans ma propre famille un peintre campesino, mon grand-père corrézien Pierre Boucharel (1925-2020), à la mémoire duquel je dédie les présentes traductions.
*
Blanca je suis triste (Blanca estoy triste) par Felipe Peña
Blanca je suis triste.
Ce soir le soleil ne brille pas comme hier.
Ton absence fait que s’emparent de moi
Le désespoir, le silence et la mélancolie.
Hier tu étais là et horrifiée
Me racontais comment les soldats de Somoza
assassinèrent ta maman et ton frère William
de quinze ans
et comment les vautours
où les cadavres furent laissés descendaient et remontaient
comme les avions qui descendent et remontent
en lâchant des bombes.
*
Un bon chef (Un buen dirigente) par Felipe Peña
Je fis ta connaissance au mois de septembre
dans une colonne de 35 hommes de l’armée du peuple
tu allais à l’arrière avec la camarade Marta et moi.
Ton pseudonyme était Martin.
Tu commandais la colonne avec le Tapir
ce dernier expert en déplacements dans les montagnes du Nicaragua
devant dirigeant la marche.
Nous nous reposions assis à l’ombre de quelques arbres à l’épaisse frondaison
rencontrés en gravissant une des collines.
Nous, à l’arrière, arrivions quand j’entendis le Tapir crier :
ne vous laissez pas voir des avions.
Son cri me surprit
je tentai de courir et tombai.
Un autre groupe de camarades avait conduit une petite attaque contre le commandement
de Peñas Blancas le matin
et l’aviation bombardait la zone.
Nous entendions les rockets éclater à quatre cents mètres.
On donna l’ordre d’avancer.
J’étais caché dans des roseaux.
Nous sortîmes dans une prairie
dont l’herbe nous montait jusqu’aux genoux
et les avions passaient tout près.
Je criai de colère : c’est de la folie, on nous fait sortir de nos abris
et nous voilà complètement exposés. Et toi, Martin, tu crias : n’ayez pas peur,
quand l’avion passe asseyez-vous et ne bougez pas.
Courant et nous accroupissant alternativement nous parvînmes à la rivière
Là tu enlevas tes chaussures et voyant notre désespoir
tu dis tranquillement :
si une bombe nous tombe dessus on ira
mais personne ne va courir.
Nous restâmes jusqu’à quatre heures de l’après-midi. À six heures nous arrivâmes
à une ferme que tu nous donnas l’ordre d’occuper.
Je fus inquiet et te demandai timidement :
nous n’allons pas faire de mal à ces gens ?
Tu répondis d’un ton catégorique : NON.
Tu achetas un cochon et deux poules.
La nuit était pluvieuse
nous couchions là où dormaient les poules.
Le camarade Astuce tremblait de fièvre
et nous n’avions pas de couvertures.
La nuit suivante nous retournâmes sur nos pas
l’attaque du commandement de Rivas étant impossible.
Sur la route un soldat te fit prisonnier
et tu fus déporté au Panama
jusqu’à ce que je te revisse au camp
dirigeant les manœuvres de cinq à six heures du matin
et le soir organisant des discussions politiques.
Je me souviens que par ton intervention on ne me changea pas de camp.
Et puis je n’entendis plus parler de toi
jusqu’à ce que me vînt avec la nouvelle
de ta mort au combat contre l’armée du tyran
ton nom de prêtre Gaspar García Laviana1.
Quand je t’ai connu je ne savais pas que tu étais curé
pour moi tu étais un bon chef
dévoué corps et âme à la lutte du peuple.
1 Gaspar García Laviana : « Comandante Martín », prêtre d’origine espagnole et combattant du Front sandiniste de libération nationale (1941-1978). C’est ainsi une figure importante du mouvement qui est évoquée dans ce poème. Selon sa page Wkpd, la poésie de García Laviana fut le premier livre publié par le ministère sandiniste de la culture.

Cigales, passereaux, éperviers (Chicharras, güises, gavilanes) par Elvis Chavarría
Cigales, passereaux, éperviers
chantent à la tombée la nuit.
Des perroquets passent en volant vers leur chambrée
Là-bas sur une colline.
C’est la nuit.
Engoulevents, chouettes, grenouilles, grillons ;
Un héron tigré et son cantique rauque.
Alberto dans sa ferme dit : – il va faire sec.
La nuit passe tranquille.
Le matin
On entend les trilles des oiseaux.
Juan dit : – Compère, avez-vous entendu cette nuit chanter le héron ?
– Oui, compère . – Alors il ne faut pas semer.
*
San Carlos par Elvis Chavarría
L’eau tombe sur les toits érodés.
Une vieille dit : poisson frit, poisson frit.
Des chiens, des chats, des cochons, dans la rue très sale.
Une voiture à bras avec une petite cloche, et un vieux :
allez, allez, les bons cônes de glace.
Cantines, barbiers, salles de billard,
stations d’essence, épiceries, lupanars.
Hirondelles, moucherons, mouches, puanteur,
marché, puanteur, marché, excréments,
puanteur, Somoza sur une affiche conchiée par les hirondelles.
Filets pleins : draps, chemises, pantalons, chemisiers,
les coups des lavandières : pon, pa, pon pa,
lavant et encore lavant.
Les quenettes, les pommes, les mangues, le fromage, le ragoût,
la pastèque, les boissons glacées, l’orgeat.
Encore le marché, encore des moucherons, des hirondelles,
Encore des excréments, encore des affiches.
*
Nuit (Noche) par Elvis Chavarría
Une nuit très noire du mois de juillet.
On entend le chant triste d’un engoulevent.
Le scintillement de milliers de lucioles
ressemble à celui d’une grande ville.
Pourtant c’est une nuit à Solentiname.
*
Le troupeau (Los vacunos) par Dónald Guevara
Les bêtes courent sautent trépignent
tandis que le soleil chauffe les champs.
Quand vient la nuit
elles se rassemblent toutes
formant une grande tache inerte.
Les jeunes mères lèvent les oreilles
Et reniflent leurs veaux en les caressant avec la langue.
Aux heures profondes de la nuit
l’adulte rumine les résidus de nourriture
qui restent dans son ventre allongé
tandis qu’il se repose de son va-et-vient épuisant.
Au matin les veaux meuglent
après leurs mères
dont la mamelle est au même moment comme une outre énorme
pleine d’eau,
les quatre pis lui donnant la forme
d’un grand vase indigène.
Le veau y colle son vilain mufle
caressant désespérément les pis
pleins de lait.
Quand l’outre énorme est vide
à force de succion et des coups
donnés par le veau de son front rondelet,
les pis tendus s’amenuisent
et puis sont comme des peaux
d’oranges vidées de leur jus.
*
Le loriot (La oropéndola) par Bosco Centeno
Le loriot sur
une branche d’arbre
picote affamé
la chair rouge
d’une pitaya ;
ma présence
interrompt son festin,
effrayé
il s’éloigne
en poussant un cri.
*
Le senzontle (El senzontle) par Bosco Centeno
Le senzontle (ou, plus communément, cenzontle) est l’oiseau Mimus polyglottos, en français moqueur polyglotte.
Le senzontle joue sur une palme de palmier
puis rapide s’envole vers le chant lointain d’une femelle
La palme continue de se balancer
*
Crains les poètes, tyran (Tenle miedo a los poetas tirano) par Bosco Centeno
Crains les poètes, tyran
car ni par tes tanks Sherman
ni par tes avions à réaction
ni par tes bataillons de combat
ni par ta police
ni par ta Nicolasa2
ni avec quarante mille marines
ni par tes rangers super-entraînés
ni même par ton Dieu
tu ne pourras éviter qu’ils te fusillent dans l’histoire.
2 Nicolasa : N. Sevilla Montes de Solórzano dirigeait des bandes de ruffians attaquant les opposants au dictateur Somoza.
*
Frère soldat, pardon (Hermano guardia, perdoná) par Bosco Centeno
Note. Dans l’anthologie, les soldats de Somoza sont souvent appelés « gardes » (guardias), d’où le titre de ce poème, car il s’agit d’une garde civile, d’une gendarmerie.
Frère soldat, pardonne-moi si je dois bien ajuster
mon tir pour t’abattre,
mais de nos tirs dépendent les hôpitaux
et les écoles que nous n’avons pas eues,
où joueront tes enfants avec les nôtres.
Sache qu’ils justifieront nos tirs
mais que pour toi les faits seront
la honte de ta génération.
*
Le peuple dans la misère (El pueblo en miseria) par Gloria Guevara
J’étais en un lieu
où sont jetées toutes
les ordures des gens.
Et j’ai vu des enfants
avec de vieux sacs
qui les remplissaient de pots oxydés,
de souliers délabrés,
de morceaux de vieilles boîtes en carton.
Et des mouches entraient dans les sacs
et en ressortaient
se posaient sur leurs têtes.
*
Le guérillero (El guerrillero) par Gloria Guevara
Toi qui as quitté la chaleur de ton foyer
pour chercher le véritable amour,
S’ils te tuent ta mort ne sera pas
en vain
car tu vivras dans la mémoire
du peuple.
*
L’alcoolisme (El alcoholismo) par Gloria Guevara
Je suis là entre les pierres et les ordures
puantes de mon village.
Mes vêtements sont usées et sales,
mes chaussures sont finies.
J’ai mauvaise mine et sens mauvais,
tout le monde me regarde avec mépris.
Quand je suis ivre
je chante et je crie.
Mes sœurs les mouches sont ma seule compagnie pendant le jour
Et les moustiques la nuit me sucent le sang.
*
À mon Nicaragua depuis l’exil (A mi Nicaragua desde el exilio) par Iván Guevara
Nicaragua, tu pleures Nicaragua comme une jeune fille abandonnée,
tu pleures Nicaragua. Mais le jour n’est pas loin
où nous n’aurons plus à vivre dans l’exil ou la clandestinité
où ne circuleront plus en secret les tracts et les brochures.
Le jour viendra où ressusciteront des milliers de héros
encore inconnus du peuple.
Le jour viendra où nous pourrons crier en pleine rue
VIVA EL FRENTE SANDINISTA
*
Après l’embuscade (Después de la emboscada) par Iván Guevara
L’obscurité tombe vite, il se met à pleuvoir et
les traces des guérilleros s’effacent.
La fatigue est en nous ;
la plaine qu’il faut traverser,
dans la boue et l’eau jusqu’à la ceinture, est vaste
et tout est obscur à présent, aucune étoile dans le ciel ;
la colonne avance en silence.
Un seul guérillero pense écrire un poème.
Il continue de pleuvoir, les moustiques sortent des palmiers,
la faim et le rêve sont intenses. Je m’appuie un instant et
des épines me piquent et enflent mon corps.
On n’entend pas de coups de feu,
nous sommes déjà près du campement ;
l’ordre de repos est donné. Un camarade,
en fumant une cigarette, me demande :
Est-il vrai que tu sois poète ?
*
Sur la montagne (En la montaña) par Iván Guevara
La vent souffle ici sur la montagne
où nous autres guérilleros dressons un camp au bord d’une rivière,
dont l’eau court et court
s’en va au loin et pourtant il y a toujours de l’eau ici dans la rivière.
Le chemin qui ne peut dire aux soldats
d’où nous sommes venus et où nous allons ;
montagne, toi qui nous a vus dormir à même le sol
au pied d’un arbre à flanc de colline
toi aussi tu as ta loi
ainsi que le conte la légende du cacique Nicarao ;
montagne, protège notre clandestinité,
garde nos secrets de guerre.
*
Les aigrettes (Las garzas) par Alejandro Guevara
Les grandes aigrettes
blanches et élégantes
qui pêchent tout le jour.
Elles protestent et vont même jusqu’à se battre
quand une autre vient pêcher sur leur berge préférée.
Chaque sardine est un voyage au nid
car leur étroit estomac
est double
l’un est pour leur nourriture et l’autre pour
le petit.
De loin une aigrette
peut être confondue avec la Vierge.
*
Les goyaves (Las guayabas) par Myriam Guevara
Celles couleur vert-bleu
sont tendres.
Les presque mûres sont vert clair.
Et les mûres sont
jaunes, et roses à l’intérieur.
Quand on touche la branche,
des guêpes noires s’élèvent
quittant les goyaves mûres piquées.
*
Les enfants de Marcos Joya (Los hijos de Marcos Joya) par Olivia Silva
Les enfants de Marcos Joya meurent faute de médicaments,
il n’y a pas d’école pour l’enfant de Ricardo Reyes,
et les vieux ne peuvent pas se nourrir
mais Somoza a les armes les plus modernes pour tuer.
*
À mes quatre fils sur la montagne (A mis cuatro hijos en la montaña) par Olivia Silva
Sur la montagne
ils n’ont pas de couvertures
avec leurs camarades
ils dorment à même le sol
l’herbe humide
dans les nuits d’hiver
trempe leurs corps fourbus ;
le petit déjeuner
ne leur arrive pas en hélicoptère
comme aux soldats.
Mais eux avec leur vie
donneront à d’autres au Nicaragua
les couvre-lits et le petit déjeuner.
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