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Contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida, par Junyu Kitayama, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Die moderne Philosophie Japans. Ein Beitrag zum Verständnis der „Nishida-Philosophie“ (La philosophie moderne du Japon : Une contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida) de Junyu Kitayama, publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahiers 1-2, 1943, pp. 263-274.

Junyu Kitayama (1902-1962) est un philosophe japonais qui passa l’essentiel de sa vie en Allemagne et, après la Seconde Guerre mondiale, en Tchécoslovaquie. Il étudia la philosophie en Allemagne de 1924 à 1929, où il eut Karl Jaspers comme directeur de thèse doctorale. Ses travaux sur la pensée japonaise et bouddhiste sont dits avoir influencé la compréhension de la pensée asiatique par Jaspers mais aussi Heidegger (ce qu’il partagerait avec son compatriote le philosophe Keiji Nishitani, étudiant de Heidegger à Fribourg de 1937 à 1939). Kitayama enseigna dans diverses universités allemandes et fut à partir de 1936 directeur adjoint du Japaninstitut à Berlin. Sa bibliographie est principalement en langue allemande ; il en donne quelques exemples dans les notes du présent essai (note 4). Un ouvrage non cité est une « Métaphysique du bouddhisme », Metaphysik des Buddhismus, parue en 1934.

Le présent essai, rédigé en allemand, porte sur la philosophie de Kitarô Nishida (1870-1945), principal représentant de l’école dite de Kyôto. Il s’agit sans doute de l’un des plus anciens textes présentant la pensée de Nishida en Europe, où cette philosophie ne commença véritablement à être connue qu’à partir des années soixante. C’est peut-être même purement et simplement le premier : l’article servait, peut-on supposer, à accompagner la publication par le Japaninstitut en 1943 de la traduction allemande du livre de Nishida Le monde intelligible, premier livre de Nishida traduit dans une langue européenne (bien avant la traduction anglaise d’Étude sur le bien en 1960 aux États-Unis, incorrectement et injustement donnée par l’intelligence artificielle Grok comme la première traduction d’un livre de Nishida dans une langue européenne).

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La philosophie moderne du Japon :
Une contribution à la compréhension de la philosophie de Nishida

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Junyu Kitayama, Berlin

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Quand la philosophie japonaise prétend au statut de philosophie dans le sens où l’on parle de philosophie en Europe, elle ne peut s’appuyer seulement sur la tradition de l’Asie. Elle doit de surcroît, comme la philosophie occidentale, avoir l’homme, la nature, Dieu et le tout du monde comme problème et objet. La philosophie moderne du Japon, à l’instar de la culture japonaise dans son ensemble, est confrontée à la tradition occidentale. Elle ne s’occupe pas seulement de sa propre tradition spirituelle mais veut aussi savoir ce qui s’est passé et continue de se passer dans un autre monde culturel.

On a longtemps reproché à l’Extrême-Orient de rester orgueilleusement fermé à l’histoire mondiale et d’avoir laissé perdre ainsi ses possibilités de développement dans un cercle monotone de longs siècles. Appliqué à la culture japonaise, ce reproche est entièrement erroné. L’esprit du monde au sens de Hegel, se déployant dans la plus grande variété de formes de conscience, a fait ses preuves et porté des fruits en Extrême-Orient avec la même force qu’en Europe. Sa puissance s’est seulement affaiblie à la fin du quatorzième siècle en Chine, où cela a conduit à une sclérose, tandis que se produisait au Japon au même moment une renaissance par le biais de l’influence indienne et chinoise. L’esprit japonais connut par la suite une nouvelle efflorescence via le contact avec l’Europe.

La philosophie japonaise dans sa forme contemporaine est une philosophie mondiale, qui s’intéresse tout autant à la connaissance de l’histoire humaine en Occident qu’en Orient. Ainsi, la philosophie du Japon peut aujourd’hui reprocher à la philosophie européenne de ne connaître de son côté qu’un seul héritage, de ne prendre pour objet de son examen, de façon simpliste, qu’une seule forme traditionnelle de conscience dans l’histoire humaine, par là-même oubliant le tout.

Le problème et la crise de la philosophie européenne produisent aujourd’hui un doute quant à la philosophie au Japon également. Le doute sur l’esprit et l’accomplissement de la philosophie est essentiellement le même au Japon qu’en Europe.

L’introduction de la philosophie européenne au Japon fut le résultat de circonstances plus ou moins fortuites. Quand les travaux des philosophes européens Mill, Spencer, Schopenhauer et Kant arrivèrent au Japon et que les premiers philosophes japonais se rendirent en Angleterre ou en Allemagne pour apprendre la philosophie européenne, ces philosophes et leurs disciples passaient pour des hommes de premier plan de leur époque. On apprenait Kant via l’enseignement de Kuno Fischer et de Windelband, Schopenhauer via Eduard von Hartmann, Paulsen et Eucken. En même temps qu’Eucken furent connus au Japon Henri Bergson et le pragmatiste américain William James. Après cette première phase d’introduction de la philosophie européenne et américaine à la fin du dix-neuvième siècle, une seconde vague concerna presque exclusivement la philosophie allemande. Pour l’œil spirituel du Japon, c’est là que semblait se trouver la plus grande richesse, la grandeur réelle de la philosophie européenne. Depuis lors, seule la philosophie allemande reste vivante au Japon en tant que tradition philosophique de l’Occident. À Kant et Schopenhauer succéda l’étude de Fichte, Schelling, Hegel et Nietzsche. Parmi les connaisseurs de la philosophie au Japon, des écoles se formèrent : « Kantiens », « Hégéliens », « philosophes de la vie ». Tel est l’état du développement au début du vingtième siècle. Puis les nouvelles directions de la philosophie allemande se firent connaître au Japon : l’école de Marbourg d’abord, ensuite l’école de Heidelberg, enfin la phénoménologie de Husserl. Ces quarante dernières années, les écoles philosophiques au Japon se sont développées parallèlement aux tendances correspondantes des écoles allemandes. Récemment, depuis la parution de Sein und Zeit de Heidegger en 1927, on a commencé à s’intéresser à la philosophie de l’existence. En même temps, on apprit à connaître Karl Jaspers et le Danois Sören Kierkegaard.

À côté des philosophes allemands, on continua de s’intéresser aux philosophes anglo-saxons et français. On peut diviser la philosophie européenne au Japon de la même manière qu’en Allemagne, selon les tendances suivantes : néokantisme, phénoménologie, néohégélianisme et philosophie de l’existence. Aujourd’hui, la philosophie japonaise se consacre principalement aux problèmes de l’anthropologie et de l’ontologie. Les philosophes japonais au sens européen ont en outre cherché à éclairer leur propre tradition, voire à la fonder, à la lumière de ce nouveau patrimoine intellectuel. Le thème principal, dans cette démarche, fut le bouddhisme. On interpréta la doctrine bouddhiste de la transmigration de l’âme (théorie du karma) selon les méthodes logiques, dialectiques et celles de la philosophie de l’existence. En 1927 eurent ainsi lieu sur ces questions de virulentes controverses entre trois théologiens bouddhistes. Un philosophe tenta même d’interpréter la mystique zen d’après ce nouvel esprit philosophique.

Le seul philosophe au Japon qui, détaché de toutes les modes de la philosophie européenne et ne se déclarant l’épigone d’aucune école, pendant quelque trente ans, indifférent aux mots d’ordre du jour, à la manière retirée d’un moine bouddhiste, se confronta sérieusement et en profondeur avec l’esprit occidental et de qui presque aucun philosophe de l’Occident n’est inconnu, est Nishida, qui fut professeur titulaire de philosophie à l’Université de Kyôto. Il n’a pas une seule fois voyagé en-dehors du Japon. Mais il connaît les philosophes européens de Platon à Heidegger en passant par saint Augustin, Kant, Hegel. Les travaux modernes de Cantor, Hilbert et Minkowski ne lui étaient pas non plus inconnus, et il se consacra de même à l’esthétique de Max Klinger et de Konrad Fiedler. Nishida est le sommet de la philosophie japonaise moderne. Son système englobe tous les domaines du savoir et éclaire les résultats des sciences naturelles et des sciences humaines selon des points de vue entièrement nouveaux. On peut décrire la philosophie de Nishida comme un des sommets synthétiques et métaphysiques de la philosophie moderne mondiale. Ce dont la culture du Japon moderne peut à bon droit s’enorgueillir1.

La philosophie de Nishida se trouve développée dans douze volumes. Ce n’est pas une tâche facile que de présenter brièvement ce contenu intellectuel très dense. On ne peut tout au plus obtenir de cette manière qu’une vague vue d’ensemble sur la position spirituelle fondamentale du philosophe.  D’un côté, il s’agit d’une critique de la totalité de la philosophie occidentale et, de l’autre, de la prestation créatrice de l’esprit japonais moderne. La position de Nishida vis-à-vis de la pensée occidentale passée et présente est aussi le jugement de l’esprit asiatique sur la tradition de l’Occident. Dans sa confrontation avec la philosophie grecque, scolastique et allemande, nous apprenons le doute asiatique quant à la culture occidentale jusqu’à nos jours.

Des penseurs européens de premier plan tels que Hegel et plus récemment Spengler dans leurs considérations sur l’histoire ont insisté sur l’idée que dominerait en Occident le principe combatif et paternel tandis que règnerait en Orient le principe maternel. Le sentiment général en Occident est, dit-on, optimiste tandis que l’Orient ne sortirait pas d’un pessimisme stérile, incapable de développement. Du point de vue de l’Extrême-Orient, l’optimisme européen a quelque chose de juvénilement enjoué et présente une orgueilleuse tendance à la démesure, dispositions essentiellement tragiques et pessimistes. Sans doute le principe paternel est-il de nature combative, mais il n’a pu, au bout du compte, parvenir à un succès définitif eu égard au désaccord animique (Seelenzwist) entre le monde et l’esprit. Pour maîtriser décisivement l’esprit du monde et la destinée humaine, l’arme faustienne ne peut suffire. Le principe maternel qui, selon cette conception occidentale, est censé être le terreau nourricier de l’esprit oriental, s’enracine dans un optimisme inébranlable et une grande confiance dans la vie et dans le monde. Le combat de l’homme pour l’affirmation de soi conduit à l’individualisme. La ruse de guerre produit le calcul logique abstrait qui doit pourvoir à toute situation d’antagonisme. Un tel esprit combatif prétend en outre à la défaite de tous opposants et généralise ses propres découvertes spirituelles. Enfin, il conduit à l’illusion d’être inconditionnellement vainqueur ultime et cause son propre déclin par son arrogance et sa présomption. Le principe maternel au contraire adhère toujours au concret, aime le monde et se connaît soi-même. Établi dans le sein de son origine première, il ne se perd pas hors de soi dans le monde flottant des idées abstraites mais reste au contraire dans sa patrie, où il est né et dont il reçoit ses forces créatrices. L’Extrême-Orient est resté fidèle à la patrie de son esprit. L’esprit européen cherche depuis des siècles, mouvant et sans repos, sa patrie et ne la trouve pas. C’est pourquoi la philosophie de Nishida voit dans l’esprit occidental et son développement historique son enfant perdu. Nishida observe le premier pas de ce développement tragique dans la Grèce antique. Il écrit : « Le cœur de la culture grecque est l’apollinien. Le formel et le conditionné furent pensés par les Grecs comme réalité. Finalement la forme devint l’essence ! Cette conception du formel en tant qu’essence de tous les phénomènes s’enracine dans la mentalité artistique des Grecs, qui aimaient le « plastique » et l’« harmonique » et ne pouvaient tolérer l’obscur et le disharmonieux. De ce sentiment de la forme est né le rationalisme grec qui est la source de la conceptualisation rationnelle de toute la philosophie occidentale ultérieure. Le non-conceptualisable et le ‘néant’ sont ignorés en tant qu’irrationnel. Pour les Grecs, ce qui est fondateur c’est la forme par opposition à l’informe, le statique au lieu du mouvement, l’être au lieu du néant. »

L’immobile et le formel ont en fin de compte, selon Nishida, un besoin dynamique de l’universel qui dénie son essence à l’individuel et prescrit une valeur inférieure à l’éphémère et au mouvement. Nishida révoque en doute cette conception du monde et de l’être, doute que la totalité de ce qui est ne se laisse saisir que rationnellement. Selon lui, dans cette totalité de ce qui est, l’individuel n’est pas pensé seulement sub specie comme essence perdue mais se détermine lui-même et conditionne à son tour le tout par son existence.

Le problème du rationnel et de l’irrationnel, du général et de l’individuel est, dans la philosophie grecque, toujours présenté de manière statique, et n’est jamais parvenu à une solution dynamique et par là authentique.

Pour nous, Asiatiques, la culture grecque est trop anthropomorphique, et l’apollinien, trop humain et trop pris dans l’être. Dans la scolastique, la culture grecque de l’être se mêle au culte moyen-oriental de la personne. L’ontologique (Seinshaft) se trouve de même au fondement du système aristotélico-thomiste de la théologie romaine, dans la mesure où Dieu y est certes compris, dans les représentations et la croyance, comme un être surhumain mais affublé de caractéristiques humaines portées à l’infini. Même la théologie négative de Denys l’Aréopagite repose sur l’idée de négation de l’ontologique pour pouvoir exprimer la divinité transcendante. Mais la négation de l’être ne peut jamais constituer l’essence du « néant ». Aussi la connaissance du néant reste-t-elle elle-même enferrée dans le cadre de l’ontologie. L’anthropomorphisme et la philosophie de l’être ne peuvent saisir le tout de la relation entre l’homme et Dieu ; entre la négation de l’être de l’homme et la transcendance de Dieu il y a un abîme : « Le mystère de la révélation et la magie de l’Église. »

Après que la philosophie de Descartes eut introduit un nouveau concept de la conscience dans la tradition spirituelle européenne, la tradition grecque de l’accentuation de l’être, sous la forme de la science de la nature, et la tradition chrétienne de l’anthropomorphisation de Dieu, sous la forme de l’idéalisme allemand, se rejoignirent. Le cosmos grec fit place à la nature comme objet de la science, et la saisie personnelle de la relation homme-Dieu-monde fit place à l’esprit idéal ou moi absolu. Pour la science moderne, qui a pour objet l’univers, l’Esprit absolu au sens de Hegel n’a aucune place ; pour la philosophie idéaliste, la nature n’a qu’une valeur contingente. Hegel tenta finalement de « sursumer » [traduction par Yvon Gauthier de l’aufheben hégélien reprise dans les traductions françaises de Hegel par Jarczyk et Labarrière] la relation entre être et personne dans l’histoire. L’histoire devient l’être de tout le spirituel et de tout le divin, et en elle le néant, la grande obscurité, est devenu un moment du processus historico-dialectique. Goethe et Nietzsche furent deux grandes figures de l’esprit allemand dont l’une représentait la culture grecque de l’être, l’autre, bien que dans une inversion paradoxale, la culture chrétienne de la personnalité. La croyance de Goethe en l’être éternel est l’ultime réalisation de l’idéalisme platonicien, le doute de Nietzsche vis-à-vis des hommes est le renversement du personnalisme chrétien et par là-même le bouleversement de toute valeur ontologique dans la tradition ou l’histoire, que Hegel avait de manière si grandiose spiritualisée et approfondie et qui aujourd’hui se débat dans l’espace vide des querelles politiques internationales et du mécanisme de la science de la nature, dans le courant sans but du quotidien en vue d’une irrévocabilité jamais atteinte. Séparé du Cosmos, abandonné de Dieu et méprisé par l’Esprit, l’homme occidental est seul. Un abandonnement complet au sens de Nietzche couvre l’Occident ainsi qu’un lugubre ciel d’orage.

La philosophie de Nishida est née de l’esprit de l’Asie comme un miroir de la tradition occidentale. Nishida connaît la face lumineuse et la face sombre de la tradition spirituelle occidentale, il connaît la grandeur et la force cosmique du passé grec, la rigueur et la confiance en soi extraordinaires de la pensée scolastique, la splendeur rayonnante et la surabondante richesse de l’idéalisme allemand. Mais il voit dans le développement de l’esprit occidental une absolutisation de la culture anthropomorphique et rationaliste de l’être. La philosophie de Nishida se distingue de la tradition spirituelle occidentale par son opposition au rationalisme et à l’anthropomorphisme. À la place de la raison on trouve chez lui l’intuition, au lieu de l’être il place au fondement de sa philosophie le « néant ».

Le premier stade du développement de sa philosophie est la confrontation avec la philosophie occidentale, au cours de laquelle il se positionne dans une opposition consciente au rationalisme kantien et néokantien en adoptant le point de vue de Fichte et de Bergson. La philosophie rationnelle suppose l’être comme principe de l’objet de toute philosophie et privilégie la relation sujet-objet comme horizon et théâtre de la pensée. La philosophie rationnelle établit donc sa tente de ce côté-ci de l’horizon. La philosophie de Nishida, au contraire, part de l’alternative entre être et néant au-delà de la relation sujet-objet. Nishida appelle l’être « expérience pure » ou bien « expérience directe ». Le but de sa philosophie est d’explorer cet au-delà de toute opposition. Si ce travail avait été accompli sur le seul terrain de la saisie rationnelle, il se serait fracassé sur la frontière que Kant avait déjà délimitée avec ses antinomies. Mais s’il avait procédé sans l’aide de la réflexion rationnelle, il aurait sombré dans le mysticisme. Nishida s’efforce à la fois de ne pas rester bloqué dans l’impasse d’antinomies insolubles et de ne pas tomber dans l’abîme du mysticisme. Il évite fondamentalement l’erreur fatale du rationalisme : il ne considère pas comme celui-ci l’objet de la raison, l’être ultime, comme quelque chose se tenant de manière intangible devant la pensée subjective, mais bien plutôt introduit l’être ultime, l’universel dans la pensée active. L’être proprement dit n’est donc pas une formation objective qui puisse être appréhendée dans une contemplation passive au sens de la theoria aristotélicienne : il est la pensée et la contemplation elle-même. Nishida cherche à comparer cette approche de son système avec la Tathandlung de Fichte et l’élan vital [en français dans le texte] de Bergson. Il voit le processus de ce système de l’être actif par soi-même dans les mathématiques et le fonde par le concept de continuité du rapport entre pensée et expérience, esprit et réalité. Cependant il y a entre la continuité de l’expérience possible et la totalité une faille : l’angle mort de la philosophie, connu depuis des temps immémoriaux. Nishida surmonte cette crise en revenant à son point de départ et en voyant dans l’au-delà du sujet et de l’objet non pas l’être mais le néant, pour la seule pensée insaisissable. La réflexion philosophique indépendante de Nishida commence avec la philosophie du néant, libérée de toute influence de philosophes occidentaux. C’est pourquoi nous l’appelons « la philosophie du néant »2, contrairement à la philosophie de l’être de l’Occident, de Platon à Heidegger. Le néant, auquel Nishida parvient comme au terme de tout être et de la pensée, est l’antique héritage de l’esprit asiatique. Il intervient comme problème tant dans le bouddhisme que dans le taoïsme. Nishida l’intègre systématiquement, à partir de sa confrontation avec la tradition de l’esprit occidental, dans l’horizon de sa pensée comme en étant le centre. Après avoir gagné ce concept du néant, Nishida entreprend de juger la philosophie occidentale depuis une perspective entièrement nouvelle et de développer en opposition consciente à la culture anthropomorphique de l’Occident une philosophie libre de toute contradiction et englobant l’ensemble de l’histoire humaine. Le néant apparaît chez lui en relation à différents mondes d’objet de la philosophie. Nishida écrit : « Le motif de la réflexion philosophique ne se trouve pas dans l’étonnement mais dans le tragique profond de la vie, de sorte que la philosophie commence avec le fait de la contradiction du moi avec soi-même. »3

La philosophie de Nishida est une philosophie de la contradiction par laquelle les sphères individuelles se singularisent et se « sursument » l’une l’autre. Non seulement la nature et l’homme, non seulement la société, mais Dieu lui-même doit être perçu à partir du fondement qu’est la contradiction. Mais toute contradiction devient incertaine quand elle est reconnue en tant que contradiction. Une nouvelle vie germe en elle. Cette germination de vie nouvelle dans la contradiction, Nishida l’appelle la détermination de soi ou le conditionnement de soi par l’universel ultime qui est, en soi et pour soi, « néant ». Nishida n’entend pas considérer les phénomènes du monde à partir d’un point de vue, que ce soit l’idéalisme ou le matérialisme, ni tout rapporter à l’esprit ou bien à la matière ; il cherche systématiquement le réel dans le dépassement de toute abstraction et de toute généralisation. Tout point de vue est pour lui de l’idéalisme ou rationalisme abstrait. La vitalité du monde et de la vie est dans la contradiction de l’équilibre entre la vie et la mort. Mais ce n’est pas tout homme, tout esprit qui peut faire l’expérience de cette incertitude de son existence. C’est pourquoi tout un chacun cherche sa patrie dernière dans des hypothèses ou des théories ou bien en Dieu.

Mais pourquoi la contradiction est-elle si insoutenable ? Parce que la vie s’oriente d’une part dans le temps fluctuant et d’autre part dans l’espace immobile. L’espace contient l’étant individuel de manière stable et sûre, mais le temps l’ébranle et l’entraîne dans son cours. Le temps ne se laisse même saisir dans son instabilité que si sa représentation est liée par des symboles spatiaux : à savoir, quand on le décrit ainsi qu’une ligne géométrique continue. La pensée rationnelle abstraite est un symptôme typique de la position vitale et spirituelle de l’Occident, qui a cherché à fixer pour tous les temps l’être dans la méthode ou dans un point de vue. Mais à peine l’esprit européen avait-il trouvé son oxygène dans la conception goethéenne organique du monde que Hegel vint et sapa celle-ci avec le mouvement pendulaire de sa dialectique. Lorsque l’on s’imagina alors avoir établi et ordonné le monde dans la pensée dialectique, l’âme dionysiaque de Nietzsche, comme un démon, fit irruption dans le patrimoine intellectuel objectivé de l’Occident – cette âme qui « possède l’échelle la plus longue et peut descendre au plus profond, à savoir, l’âme qui peut le plus marcher, errer, se perdre en soi ».

Nishida cherche, en opposition avec le rationalisme occidental, à éclairer et comprendre cette source d’inquiétude, l’abîme du tragique. La contradiction ne doit pas être obscurcie par un système théorique ni par l’abandon à un Dieu inconnaissable ; la philosophie doit au contraire montrer avec la plus grande acuité l’abîme ouvert devant l’homme et son esprit. L’esprit humain doit se voir directement devant cet abîme béant, sauter dedans puis se retrouver soi-même pour, en lui et depuis lui, devenir certain de la vie dans le courant du monde et de la réalité. Cette voie de la quête de l’abîme est de même rang que le rationalisme. L’accès à cette découverte de la vraie contradiction et de son arrière-plan, ou le premier pas vers eux, ne commence pas chez Nishida dans la science mais déjà dans le monde concret des faits. La pensée théorique des sciences telles que pratiquées jusqu’à présent voit son objet dans un monde objectivement préfiguré. La science rationnelle veut saisir par le concept, le jugement et le syllogisme la relation entre l’individuel et le général, entre les choses changeantes et la loi constante. On cherche à comprendre quelque chose d’individuel et on le place pour cela dans un rapport au général.

Le général, dont dépend l’individuel, ne doit pas rester dépendant. Cet indépendant, sur lequel repose tout être individuel, ne doit plus posséder le moindre caractère d’être, il peut seulement être la « place » ou le « lieu » dont l’existence ne nuit pas au caractère particulier de l’étant individuel. Ce lieu est, dans la conviction de Nishida, quelque chose qui affirme sa propre existence par le fait de laisser exister l’individuel en tant qu’individuel.

On se trouve en présence du même phénomène lorsque l’on considère la conscience. Les contenus individuels de la conscience, que ce soient des sensations visuelles ou perceptions de couleur, des efforts de volonté ou l’irruption de sentiments, appartiennent en tant qu’individuels à une conscience générale que nous appelons le champ de conscience. Nishida recourt à ce terme de la gnoséologie et de la psychologie rationalistes mais ne voit pas dans le champ de conscience, comme Kant ou encore Husserl, un fantôme de la conscience saisissable objectivement et définissable à la manière d’un objet, ou une conscience transcendante, il y voit bien plutôt, comme Bergson, quelque chose d’insaisissable, d’indéfinissable, dont la présence ne peut être éprouvée que dans l’intuition. Nishida conçoit les opinions existantes sur la conscience comme la résultante de ces points de vue hypothétiques selon lesquels celui qui considère la conscience se situerait lui-même en dehors du courant de la conscience et pourrait ainsi considérer et analyser celui-ci objectivement. Nous rejetons cette façon de voir comme du rationalisme. Les analyses biologiques, psychologiques ou phénoménologiques ne peuvent pas appréhender pleinement la conscience. Elles observent toujours la dynamique instable de ces processus depuis un point de vue fermement statique. Cela signifie une chosification de la conscience. L’essence de la conscience consiste tout d’abord dans son insaisissabilité depuis l’extérieur, ensuite dans la saisie elle-même et non dans l’objet saisi. La fonction de la saisie est dans l’identité de la saisie avec son objet. La sensation est aussi une saisie, tout comme la perception. Mais les choses qui sont saisies dans la sensation ou la perception sont, tout d’abord, transcendantes à la saisie – elles ne sont tout simplement pas complètement saisies – et, ensuite, non continues. Elles ne deviennent continues que par le souvenir, qui lie le passé au présent et jette leur ombre prospectivement dans le futur. Parce que le souvenir du passé est, phénoménalement, une conscience dans le présent, tout souvenir est en tant que saisie quelque chose de présent.  La saisie est donc quelque chose de momentané et de présent. Cependant, la conscience a, d’une part, une connaissance de la continuité de l’expérience et, d’autre part, une connaissance concomitante de l’identité permanente profonde du moi. Cela tient manifestement à ce que le passé est reçu dans le présent. Seulement, l’objet de la saisie n’est plus la chose transcendante mais le moi passé. Or la saisie n’approche de son objet que lorsque le moi lui-même devient objet. Cette saisie n’est alors plus sensation ou perception, ni un travail de l’entendement considérant le moi depuis l’extérieur ; c’est un moi qui veut se saisir soi-même. Ce moi n’est toutefois plus le champ de conscience qui peut devenir un objet de considération objective au sens de la théorie de la connaissance et de la psychologie ; c’est quelque chose d’insaisissable qui ne peut devenir sujet de la pensée, étant au contraire « prédicat ». Le rationalisme entend saisir cette propriété du moi, selon laquelle il peut devenir à lui-même son objet, par le biais du schéma logique a – a, comme chez Fichte. Mais dans sa saisie de soi, le moi s’engendre soi-même. Le moi ne se réfléchit pas une fois pour toutes dans la connaissance de son identité, à chaque moment il est infini et par conséquent présent. Aussi, nous ne pouvons comprendre la saisie de soi-même par le moi via l’abstraction logique ni via le comptage des moments infinis ; car la saisie de soi-même est directement présente. Cette présence du moi ne peut être niée ; une tele négation serait elle-même une activité du moi présent. Nishida désigne cet état, par une expression tirée de saint Augustin, comme l’« instant éternel ». L’instant est éternel car il ne connaît aucun être déterminé derrière soi comme véhicule mais se tient directement devant le « néant ».

Les états individuels du moi sont des formes du moi singularisées les unes des autres et étant chacune pour soi. Mais derrière le moi individuel il ne se trouve pas une tierce partie mais le néant, car ce moi est seulement présent et direct. Ici s’applique le mot de dépendance de l’indépendant ou de « continuité du non-continu ». La saisie est pour le moi le présent dans lequel il vit réellement. Quand le moi veut se saisir soi-même, il n’a pas devant lui un moi logique ni un moi psychologique, il s’engendre lui-même. Cet engendrement de soi-même par le moi est la saisie pure, qui est, d’un côté, connaissance de soi, de l’autre, acte. La connaissance est acte, l’acte est connaissance. Le lieu ou la place où cela se passe n’est pas le monde de la nature mais celui de la communauté humaine qui « sursume » le monde de la nature. En elle, tous objets et toutes choses sont l’expression de l’acte ; ce sont des « faits », des « actes-choses » [Tat-Sache, décomposition du mot Tatsache, en français un « fait »] et ce sont du présent. Si une saisie directe n’est possible que dans la forme d’une saisie de soi-même par le moi, nous ne pouvons connaître le fondement ultime de l’être ou l’abîme de la connaissance humaine que dans le moment présent. Ce présent est, à la différence de la considération rationaliste, le « fait » qui englobe à la fois le monde de la nature et celui de la personnalité. Dans le fait concret, le moi a pour objet le monde en tant que communauté, en se faisant soi-même objet, en agissant. Dans l’acte nous rencontrons pour la première fois l’être inexpugnable et irrésistible que nous nommons réalité. Les résistances dont nous faisons l’expérience nous communiquent de dures réalités. Tant que nous considérons les choses et le monde dans une contemplation passive, il ne s’agit pas encore d’« objets », nous ne les « confrontons » pas encore. Mais ils doivent d’autre part être notre propre expression ; car autrement ce ne sont pas des « faits », « actes-choses ». Nous nous trouvons là de nouveau devant une contradiction, mais cette fois-ci elle paraît insoluble. Cette contradiction tient à ce que l’on cherche l’essence du moi dans l’individuel. Tant que nous considérons le moi comme individuel et que nous supposons derrière le moi un moi abstrait transcendant, nous ne pouvons saisir l’essence du « fait ». Nous comprenons cette relation par le biais du principe de contradiction entre l’individuel et le général. Le « fait » nous assigne, nous humains, à la communauté, qui ne consiste pas en moi individuels ou en une somme de moi mais dans la relation tendue entre le toi et le moi. Le milieu, la communauté commence dans cette relation entre le toi et le moi. Mais dans ce fait primordial (Grundtat-sache) se trouve à nouveau la contradiction que le moi combat le toi et se réconcilie avec lui comme un individu. Ce toi, en tant que le combattant d’un autre moi, est l’esprit lui-même. Quand il doit être combattu par un autre, c’est un esprit chosifié qui n’est pensé que comme être indépendant, isolé, individuel. Le combat proprement dit entre le moi et le toi a lieu à une autre « place ». À cet égard, nous ne devons pas oublier que la relation primaire entre le toi et le moi est toujours déjà présente en nous-même. Mon corps est pour mon esprit le toi, mon moi passé est pour mon moi présent le toi. En niant en nous le toi passé, nous voulons trouver dans le moi présent un autre moi. La négation du passé est possible par l’amour du présent. Quand nous croyons pouvoir nier ou combattre le toi sans l’aimer, nous nous nions nous-même complètement.

L’amour que nous devons porter même dans le combat en nous-même, Nishida ne l’appelle pas « Eros platonicien » mais « Agapê ». Dans l’Agapê, où le moi et le toi sont liés inconditionnellement, se trouve la communauté humaine. Dans la communauté, en tant qu’individu, personnalité libre on est devant l’abîme de l’indépendance, devant la solitude absolue du néant, mais en tant qu’ami on est dans la dépendance réciproque qui constitue l’essence de la communauté. Quand cette contradiction nous devient sensible, nous nous tenons alors directement devant Dieu, non devant un Dieu personnel possédant les qualités humaines portées à l’infini ou à une démesure gigantesque, mais devant le Dieu qui « sursume » en lui tout étant et pourtant le laisse exister. Dieu est le prédicat, et l’homme est l’objet. Dieu est au contraire de l’individu un néant, mais il est en même temps le concret absolu que chaque individu a pour l’expression de l’objet de soi-même. Il n’y a pas pour nous humains d’autre monde que celui-ci : pas d’au-delà, pas de paradis, ni avenir ni passé, mais à l’intérieur de l’opposition absolue Dieu nous rencontre dans le néant comme abîme. Le monde réel existe au-delà de l’être et du néant – dans le néant absolu où Dieu lui-même est nié. Le monde réel est le présent retrouvé derrière chaque contradiction4.

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Notes de l’auteur

1 En langue allemande : Die intelligible Welt [de Nishida], éd. Walter de Gruyter, Berlin 1943.

2 Sur la philosophie du « néant » doit paraître un autre essai de l’auteur, dans le 3e cahier du volume 43 des Kant-Studien.

3 Nishida, Die selbstbewußte Bedingtheit des Nichts, p. 140.

4 Voir, de l’auteur : West-östliche Begegnung, Walter de Guyter, Berlin ; Der Buddhismus im japanischen Geistesleben, éd. Limpert, Berlin ; Das Heldische in Japan und Deutschland, Walter de Guyter, Berlin.

Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist (Suite)

Suite et fin de notre traduction de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist) : seconde partie publiée dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahier 4, 1935, pp. 149-164.

Première partie ici.

Les deux parties de cet essai ont paru dans le volume 40 des Kant-Studien, respectivement les cahiers 1-3 et le cahier 4. De l’essai de Liljequist il existe des tirés à part, dont j’ai pu me procurer un exemplaire pour lire cette seconde partie.

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Malgré les nombreuses analogies qui existent indéniablement entre par exemple l’État et un organisme physique, si quelqu’un expliquait que l’État est un tel organisme, immédiatement des oppositions se présenteraient, exigeant des clarifications. Ces oppositions ne peuvent cependant être tenues pour valables à un aussi juste titre contre la conception organique de la collectivité et de l’État en général, car celle-ci ne se fonde pas sur le corporel. L’objection classique est que l’État, avec son corps territorial, ne possède pas la faculté de se reproduire. La myopie d’une telle remarque est éclairante. La recherche biologique a récemment montré que dans le monde des corps la faculté de reproduction est pour ainsi dire la contrepartie des phénomènes de vieillissement : si ces phénomènes, dont la mort de l’organisme physique constitue le terme, n’existaient pas, une compensation pour les organismes morts et disparus par la production de nouveaux organismes ne serait pas nécessaire, la production de nouveaux organismes serait même contre-indiquée. Mais quand, dans la vie d’un organisme physique, le métabolisme n’annule pas l’existence de celui-ci, car les cellules consommées et devant être expulsées sont remplacées par de nouvelles cellules – un processus qui sans les phénomènes de vieillissement de l’ensemble pourrait se poursuivre à l’infini et où l’essentiel semble être une certaine identité des formes de vie et des rythmes vitaux –, le parallèle avec l’État en tant qu’organisme est que le remplacement des membres individuels par de nouveaux membres semble également sans importance pour l’existence de l’État tant qu’une certaine identité de la forme de vie de l’État demeure. En soi, un État n’a pas nécessairement à mourir, si son être en tant que totalité n’est pas affecté par des phénomènes de vieillissement. Mais si l’on admet de tels phénomènes, on aboutit comme Spengler à la théorie du déclin des cultures particulières ainsi que des États et des communautés qui s’y enracinent, ce qui rend d’ailleurs particulièrement brûlant aussi le problème de l’émergence de ces cultures. Mais le parallèle avec les organismes physiques est suffisamment clair, indépendamment du fait que le processus de reproduction présenterait peut-être ici un type entièrement nouveau, même si ce processus ne peut déjà pas être dit monotypique dans le cas des organismes physiques. Si l’on pouvait, en revanche, affirmer avec succès la thèse selon laquelle il n’appartient pas de toute nécessité à la nature de l’État empirique de présenter des phénomènes de vieillissement, il s’agirait alors d’une forme de vie supérieure à celle des organismes physiques. Sur la voie de cette dernière thèse, on trouve, c’est connu, certains critiques de Spengler, qui considèrent insuffisamment fondée sa thèse du déclin de l’Occident ou des cultures en général.

La théorie organique de l’État et de la société ne se trouve manifestement pas si démunie face à ses détracteurs, même dans le cas où elle aurait fondamentalement le sens qu’ils lui supposent. Or, pour un grand nombre de ses représentants, elle ne signifie nullement que la corporéité et ce qui lui appartient ont une importance décisive. C’est du moins une évidence dans le cas de l’idéalisme personnaliste suédois. Dans le système de Boström, la thèse, déjà ébauchée dans sa théorie des attributs, selon laquelle « la vie = conscience de soi » ou égoïté (Ichheit) joue un rôle fondamental. La vie est et n’est que conscience de soi, objectivement, réellement, avant même que le penseur ne parvienne au point de vue de la conscience de soi. – On pourrait rappeler, comme une sorte de parallèle à ce sujet, que la forme la plus moderne du vitalisme est justement un psycho-vitalisme, qui trouve dans l’animique (im Seelischen) l’essence de tous les phénomènes corporels de la vie. – Mais si nous revenons de ce parallèle à Boström, il est clair que l’essence de la vie se manifeste pour lui bien mieux dans la vie de l’esprit que dans celle du corps et, au sein la vie de l’esprit elle-même, bien mieux dans les formes supérieures que dans les formes inférieures. Selon Boström, l’essence de la vie et de l’organique est en effet bien plus clairement perceptible dans la science et dans l’art, dans la moralité, le droit et la religion, que dans quelque organisme physique que ce soit. D’après ce point de vue, la question de la naissance et de la genèse est d’autant plus importante que l’on approche de la vie dans ses formes les plus hautes, car c’est là que se manifeste l’aspect éternel de la vie.

Sur cet arrière-plan général, il n’est pas difficile de comprendre ce qui rend le point de vue organique si précieux pour le chercheur social. Car c’est là que se trouve la relation réciproque, déjà relevée par Kant, des éléments d’un tout entre eux et avec le tout lui-même, à savoir qu’ils sont les uns aux autres à la fois fin et moyen. Une telle relation caractérise déjà l’organisme physique : le corps dans son ensemble est pour ses membres à la fois fin et moyen et, réciproquement, les membres d’un corps vivant ne lui sont pas seulement moyen mais aussi finalité. La clarté avec laquelle cela se manifeste dans la vie corporelle rend les analogies et les exemples qui en sont tirés exploitables dans des sphères plus hautes, une vérité que, comme on le sait, Menenius Agrippa sut exploiter lorsqu’il parvint grâce à sa célèbre fable à réconcilier avec le patriciat la plèbe insatisfaite qui voulait se retirer de Rome1. Mais s’il est vrai qu’exemples et analogies pèchent toujours plus ou moins par un biais ou un par autre, il n’en reste pas moins que nous pouvons être assurés que l’utilisation la plus adéquate et la plus exacte de la pensée organiciste concerne, comme indiqué, la science et l’art, la moralité, le droit et la religion. C’est donc à de tels parallèles que nous devons d’abord penser quand il est dit que l’État et plus généralement la collectivité sont eux aussi de nature organique.

La voie que j’ai empruntée jusqu’à présent en est la meilleure confirmation. Dès lors que l’on comprend, avec Kant, que l’essentiel de la pensée organiciste telle que tirée de l’expérience est précisément cette relation d’un tout et de ses éléments l’un à l’autre en tant que but et moyen réciproquement, il nous revient immanquablement à l’esprit la seconde formulation citée plus haut [au précédent numéro des Kant-Studien] du principe de moralité dans l’impératif catégorique, à savoir : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin (sa propre fin), et jamais simplement comme moyen. » Chaque homme doit être employé comme moyen, car sans cela aucune coopération entre les hommes ne serait possible, mais pas seulement comme moyen – le caractère de chaque personne en tant que fin et non seulement moyen doit être toujours garanti de manière réciproque, conformément à la législation autonome identique de tous les êtres de raison. Cette formulation, tirée par Kant de sa propre conception de l’organisme, exprime clairement le caractère organique de l’essence de la moralité – en particulier quand on y ajoute la troisième formulation de l’impératif catégorique, selon laquelle quiconque agit moralement doit agir de façon qu’il s’insère, en tant que membre, dans un règne des fins où Dieu est souverain pour cette personne et ses frères humains en tant que sujets. Il convient de souligner les analogies organiques, « membre », « tête » [Oberhaupt : la tête, le chef (double sens du mot « chef » en français : tête et dirigeant), que nous avons traduit par « souverain » à la phrase précédente], employées par Kant lui-même. Certes, Kant appelle l’État une institution pour la réalisation du droit et ne le présente pas expressément comme un organisme. Mais dans la mesure où il nous rend si tangible la nature organique de la moralité, en l’éclairant par l’image d’un règne des fins avec une tête et des membres, il est impossible de dénier à l’État, dans la relation entre souverain et sujets en tant que membres, un caractère organique. En d’autres termes, si l’on mène sa pensée à terme de façon cohérente, Kant reconnaît que non seulement la moralité et le droit mais aussi État et communauté eux-mêmes sont organiques, sont des organismes. Une telle conclusion avait déjà été tirée avant Boström, de manière aussi claire que possible, sous l’influence de l’école dite historique, par exemple par Schelling, Schleiermacher et Hegel. – Une autre question, à laquelle nous devrons revenir, est de savoir si, dans cette conclusion tirée de Kant, il ne s’est pas introduit certaines incomplétudes qu’il aurait fallu éviter.

Si nous portons à présent notre attention de Kant à Boström en sa qualité de penseur menant à son terme la réflexion kantienne, il devient clair, à partir de nos précédentes réflexions, que pour Boström l’organisme le plus haut et le plus authentique est la personnalité dans sa signification pure idéale. Parce que les collectivités au sens supérieur expriment indéniablement une vie personnelle en substance, leur caractère organique signifie pour lui au point de vue objectif réel la même chose que leur caractère personnel au point de vue subjectif idéal. Reste toutefois indéterminé le point de savoir si ce caractère personnel, identique ici avec le caractère organique, est une personnalité individuelle pour chaque collectivité ou bien si le caractère personnel imputable à toutes ces collectivités dénote fondamentalement la personne absolue. Dans le travail mené à partir de Kant par l’idéalisme personnaliste suédois, il est souvent répété que les droits et devoirs sociaux ou collectifs ne peuvent aucunement être compris comme une somme à partir des individus, et qu’il doit au contraire exister quelque chose de caractère personnel les dépassant et les englobant, quelque chose qui est soi-même une personne. Or, dans la conception de l’idéalisme personnaliste, cela se trouve en Dieu en tant que sujet absolu, personne absolue. Par la connexion organique-idéelle des idées en Dieu les individus humains semblent suffisamment expliqués en tant qu’idées étant-pour-soi dans les collectivités données empiriquement, selon la connexion organique qui les lie de manière caractéristique dans chacune d’elles. Qu’est-ce qui pourrait nous contraindre à supposer en outre des personnalités spécifiques de collectivité et les idées correspondantes ? Nous nous trouvons de nouveau devant la différence entre Boström et Sahlin, et il convient à présent d’examiner si cette différence est susceptible de recevoir une solution.

Le véritable point de départ de cette différence se trouve dans une divergence d’appréciation sur la manière dont l’individu est déterminé par les collectivités morales-privées, d’une part, et les collectivités juridiques-publiques, d’autre part. Cette détermination se forme selon Boström de manière si différente pour les unes et pour les autres qu’un seul et même moyen d’explication ne semble guère possible. La différence en question renvoie manifestement à la détermination différenciée de l’individu par les idées ou plutôt les lois de la moralité et celles du droit. À ce sujet, Fichte avait déjà établi que la loi morale détermine l’individu en tant que loi positive, prescriptive et universelle, tandis que la loi juridique est au contraire une loi négative, prohibitrice et partielle. On retrouve cette conception chez Boström : l’individu est déterminé positivement par la loi morale ; et dans ce que la loi morale lui prescrit, elle interdit tout ce qui n’est pas compatible avec elle – la relation de l’individu à la loi juridique est en revanche négative dans la mesure où celle-ci lui permet tout ce qu’elle n’interdit pas. De même, l’individu n’est que partiellement déterminé par la loi juridique, précisément en raison de la permission de tout ce qui n’est pas interdit par cette loi ; de son côté, la loi morale nous détermine, nous humains, de manière plus étroite, plus complète, plus universelle. Quant à savoir s’il convient d’aller jusqu’à dire que la loi morale détermine l’homme de manière pleinement universelle, c’est une question sur laquelle nous reviendrons. Parce que, à présent, la détermination des individus par les collectivités morales-privées est elle-même morale, il ne s’agit selon Boström que d’une détermination spéciale par la loi morale, qui est donc positive, contrairement à la détermination par les collectivités juridiques-publiques, à commencer par l’État, détermination qui est négative. Mais comme aucune loi ne peut être seulement négative ou permissive pour l’être dont elle est la loi propre, et qu’elle agit au contraire toujours pour lui de manière positive et prescriptive, la loi de l’État en tant que collectivité publique-juridique, qui détermine aussi, de manière négative, les collectivités morales-privées ainsi que les individus eux-mêmes, doit être rapportée à un autre être que ces derniers. Boström généralise ce résultat en reconnaissant à toute collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une idée propre, pour soi-même sujet et objet. Il est en outre évident que, plus l’on distingue entre différentes sortes de collectivités données empiriquement, plus on est conduit au cours du processus à une différenciation conceptuelle énergique, jusqu’à ce qu’il ne se trouve plus d’objection à reconnaître à chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une individualité pour soi, dont l’explication postule alors un être individuel, une idée qui serait pour soi-même une personnalité finie.

Loin de moi l’idée de nier qu’il y ait dans ces observations préparées par Fichte et poursuivies par Boström, et sur lesquelles ce dernier appuie ses conclusions, quelque chose de juste et d’important, mais cela n’a pas été conduit à sa forme définitive. Toutes sortes d’embarras menacent d’en rompre la trame. Examinons-les plus attentivement car c’est nécessaire. Tout d’abord, la détermination universelle de l’individu par la loi morale. Est-il vraiment permis de soutenir, au vu de l’expérience, que l’individu est déterminé universellement, sans exception, par la loi morale, déterminé en même temps universellement et positivement ? que la loi morale ne laisserait pour ainsi dire rien qui ne soit décidé et ne connaîtrait aucun ἀδιάφορον [adiaphoron]2 ? La loi morale ne s’occupe certainement pas, en règle générale, de dire si je dois commencer ma promenade du pied gauche ou du pied droit, si je dois choisir le chemin le plus long ou le plus court. Je peux me voir prescrire le chemin le plus court si le plus long n’est pas permis dans le cas où j’aurais un devoir à accomplir, ou bien le chemin le plus long si c’est le seul à même de garantir la quantité de mouvement et de dépense physique requises pour ma santé. Mais il serait rigoureusement contre-nature de refuser d’admettre que dans certaines situations des alternatives se présentent à l’action auxquelles aucune signification morale ne peut être imputée au moment d’agir. Dès lors, la loi morale elle-même n’assure qu’une détermination partielle de l’individu.

De plus grandes difficultés encore se présentent dans la conception boströmienne de la détermination positive et négative. Vis-à-vis de la loi d’un autre être, je ne peux selon Boström me conduire que négativement, en reconnaissant cette loi comme une limite de mon activité, car elle n’est pas la loi de mon être propre – bien entendu avec l’exception que, lorsque cet autre être est une détermination positive de mon idée, incluse dans celle-ci, je suis alors déterminé aussi positivement par la loi de celui-ci comme incluse avec lui dans la mienne. Cette conception repose (cf. ma conférence à Vienne) sur un développement ultérieur de la théorie des idées de Boström : la connexion positive unilatérale des idées entre elles (de deux idées quelconques l’une détermine toujours positivement l’autre, « entre » dans celle-ci, et celle-ci détermine quant à elle négativement la première par le contenu n’« entrant » pas dans celle-là – le symbole du système de calcul arithmétique). Mais abstenons-nous ici d’une critique s’appuyant sur ce point, pour tirer d’abord certaines conséquences du rapport affirmé par Boström entre les idées : la détermination négative de l’individu par la loi juridique de l’État n’est autre que la suite naturelle du fait que, si l’individu fait certes positivement partie de l’État, ce dernier constitue, eu égard à l’individu et même aux collectivités morales-privées, jusques et y compris le peuple, une réalité idéelle excédentaire. Mais comment peut-on en même temps, dans une telle conception générale, appréhender l’individu comme déterminé positivement par les collectivités morales-privées ? Dans le cas de ces dernières aussi, toute collectivité dont l’individu fait partie avec d’autres individus signifie un excédent de réalité idéelle, dont devrait résulter une détermination négative de l’individu par ladite collectivité. En outre, la détermination nomothétique (Gesetzesbestimmtheit) que deux individus reçoivent l’un de l’autre, devrait être aussi, d’après leur rapport dans le système des idées de Boström, positive seulement dans le cas de l’individu plus élevé dans ce système et négative seulement pour celui qui est moins élevé dans ce système – négative et donc non morale. D’après les mêmes prémisses, tout homme ne serait de surcroît, en tant qu’individu inclus en Dieu, que négativement déterminé par Lui, ce que contredit manifestement l’expérience religieuse. Tout [il manque ici quelque chose dans le texte] une deductio in absurdum de la conception de Boström dans la question de la « détermination nomothétique positive et négative » pour autant que cette conception dépend du développement de sa théorie des idées, et indirectement une confirmation de ma critique de celle-ci (dans ma conférence de Vienne).

À y regarder de plus près, d’ailleurs, la thèse de Boström de la détermination exclusivement négative de l’individu par la loi juridique est en contradiction avec certains traits de sa philosophie de l’État. Pour l’État, sa propre loi est, selon Boström, positivement déterminante, mais l’État doit avoir dans le monde des sens un représentant individuel, le monarque, qui assume tous les droits et devoirs de l’État et ne peut donc être moins positivement déterminé par la loi juridique de l’État que l’État lui-même. Mais l’actualité (au sens philosophique) de cette détermination positive ne serait pas possible si l’individu en question n’était pas déjà potentia (en puissance) déterminé positivement par la loi juridique de l’État. Pour cela, tout individu doit avoir une même déterminabilité positive générale par la loi juridique de l’État. Cette déterminabilité positive n’est pas du tout actualisée seulement dans une succession au trône ou le choix d’un monarque mais aussi, bien qu’alors seulement partiellement, dans tous les cas où un individu en tant que fonctionnaire d’État assume l’exercice de droits et devoirs étatiques dans un domaine administratif donné. Enfin, entre aussi en considération le fait que, selon Boström, même la représentation nationale a certaines fonctions juridiques-publiques à remplir ­– par exemple quand elle doit pourvoir par une élection, dans le cas d’une dynastie sans héritier, au choix d’une nouvelle dynastie –, ce qui ne se laisse pas penser sans une déterminabilité positive par l’État et son droit. En fait, une telle détermination doit même exister pour chaque électeur, qui contribue à la composition du Parlement en votant, comme il se doit, d’après la considération des fonctions publiques correspondantes de cette institution. Ces éléments de la philosophie boströmienne de l’État montrent qu’il ne peut être question d’une détermination seulement négative de l’individu par l’État et sa législation, ce qui ne revient toutefois nullement à nier qu’en actualité la plupart des individus sont le plus souvent et principalement déterminés négativement par l’État.

L’ensemble des circonstances ici présentées montrent indéniablement que la conception boströmienne de la détermination nomothétique positive et négative, à tout le moins en ce qui concerne la sphère morale et la sphère juridique, souffre d’une erreur cachée. Il n’est donc pas surprenant que ce soit justement cette question qui ait été le point de départ des divergences de Sahlin avec Boström, sans cependant que Sahlin ait prêté attention aux circonstances par nous évoquées et qui auraient dû conduire Boström à plus de circonspection. En complétant les affirmations de Sahlin sur la détermination nomothétique positive ou négative par ma propre conception (dans ma conférence de Vienne et dirigée contre la conception de Boström) de la connexion des idées dans le système des idées, les difficultés ici énoncées sont facilement résolues.

Sahlin limite intentionnellement ses recherches sur la détermination nomothétique positive et négative à l’activité pratique proprement dite de l’homme, et affirme qu’elle est appelée négative quand elle vise une mise à l’écart des obstacles pour le pouvoir de la volonté, et positive quand elle entend produire à l’intérieur de son cercle d’action un bien qui est une forme de liberté et ne pourrait donc sans une activité libre être actualisée dans la volonté et pour la volonté. C’est le point de vue du développement de l’âme qui nous est ainsi suggéré, et en même temps la différence entre différents stades de développement de l’homme. Le processus du développement humain dans son ensemble est déterminé par l’être le plus intime de l’homme, par son idée, immanente en lui. Entre les stades supérieurs et inférieurs, il existe naturellement un rapport dans le fait que les stades inférieurs doivent être franchis pour parvenir aux stades supérieurs et subsistent d’ailleurs encore en partie à côté des stades supérieurs. Il convient en outre de relever que l’homme, dans différentes directions, peut se trouver en même temps à différents stades. Que, à présent, la détermination nomothétique totale de l’homme découle de son être, de son idée, cela n’exclut pas que différentes facettes puissent et doivent être distinguées les unes des autres dans cette détermination totale. Si l’être de l’homme ne comportait pas, en plus de l’élément spécifiquement moral, un élément juridique et un élément religieux, l’homme ne pourrait être déterminé moralement, juridiquement et religieusement. Or chacune de ces formes de la détermination nomothétique n’est pas actualisé tout d’un coup, c’est seulement à un certain stade de développement correspondant à sa nature particulière qu’elle trouve la sphère dans laquelle elle peut se faire valoir positivement en tant que bien propre de la volonté : à ce stade le développement spontané de l’homme a conduit au point où sa déterminabilité par la loi correspondante est une déterminabilité positive – comparée à cette sphère et à ce stade, la même loi vis-à-vis de sphères inférieures moins développées ne peut être qu’une détermination négative, c’est-à-dire qu’elle leur laisse leur liberté, pour autant que celle-ci n’est pas incompatible avec le degré atteint par une détermination nomothétique positive. Tant la loi morale que la loi juridique et la loi religieuse ont chacune en l’homme leur propre sphère de développement, où elles lui donnent une détermination positive et interviennent vis-à-vis de stades de développement inférieurs d’abord par une détermination négative, jusqu’à ce que toujours plus de matière de ce stade inférieur se développe et qu’une détermination positive lui devienne accessible. Dans la mesure où ceci s’applique tant à la loi morale qu’à la loi juridique et à la loi religieuse, aucune de ces lois ne peut être caractérisée vis-à-vis de l’individu comme seulement positive ou négative. Toutes les trois offrent à l’homme à la fois une détermination positive et une détermination négative. De cette manière disparaît le fondement permettant de conclure de la détermination positive de l’individu et des collectivités privées par la loi morale et de la détermination négative correspondante par la loi juridique à différents êtres ou idées assurant ces différentes déterminations. En d’autres termes, le fondement supposé par Boström pour des idées particulières de collectivité, c’est-à-dire pour des personnalités collectives, devient caduc.

Selon le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, un tel résultat doit sans le moindre doute être considéré comme un gain important. La contrepartie de ce gain serait-elle, comme certains le pensent peut-être, une perte tout aussi significative dans la mesure où la différence entre le droit et la moralité menacerait de disparaître avec la détermination négative ou positive par les législations respectives ? Cela ne serait à craindre que s’il n’existait aucune autre différence entre le droit et la moralité que celle évoquée à l’instant. Je n’ai besoin que de renvoyer à la conclusion de ma conférence viennoise pour rendre une telle crainte sans objet. Dans cette conférence, nous n’avons pas recouru à la différence entre détermination nomothétique positive et négative pour séparer moralité et droit, bien plutôt nous mettons la différence entre moralité, droit et religion en relation avec les différentes sortes de matériel qui doivent être formées rationnellement par l’agir humain – et ce de telle sorte que [α] les relations impersonnelles ou les forces sensibles sont déterminées moralement quand elles sont par l’obéissance incorporées au cœur de la raison, [ß] les relations personnelles extérieures sont déterminées juridiquement quand elles sont formées en vue de l’indépendance convergente des créatures rationnelles agissant dans notre monde sensible, enfin [γ] les relation personnelles intérieures sont déterminées religieusement quand on les forme et les ordonne à partir de l’idée de l’amour. Des trois exigences correspondantes nous savons qu’elles déterminent positivement les hommes dans une sphère de développement correspondante, et vis-à-vis des sphères de développement moins avancées exercent une détermination négative. Mais ce point commun n’annule pas leurs différences.

Cette solution du problème nous prive toutefois d’un avantage certain. S’il se trouve derrière chaque collectivité au sens supérieur empiriquement donnée une idée particulière et donc une personnalité collective individuelle correspondante, il est relativement facile de faire comprendre à tout un chacun qu’il ne s’agit pas seulement, dans chacune de ces collectivités, de droits et devoirs des membres individuels les uns vis-à-vis des autres, mais que la collectivité elle-même a des droits et devoirs envers ses membres, de même que ses membres envers la collectivité elle-même. Notre solution paraît rendre cela plus difficile, mais elle est aussi, fondamentalement, plus satisfaisante. Examinons donc cette question plus à fond, en gardant à l’esprit notre précédent résultat selon lequel le problème de la collectivité ne peut être résolu de manière individualiste. Un examen plus approfondi du point de vue individualiste présente néanmoins quelques avantages. On pourrait alors peut-être vouloir souligner la chose suivante. La collectivité ne consiste pas seulement en un présent, elle a aussi un passé et un futur – les membres précédents ont au sein de la collectivité reconnu leurs droits et devoirs réciproques, ils ont transmis leur place et leurs tâches à de nouveaux membres, qui à leur tour doivent céder devant une nouvelle génération, et ainsi de suite car nous sommes tous mortels. Ce qu’on appelle les droits et devoirs des membres de la collectivité vis-à-vis de celle-ci serait en réalité à comprendre comme des droits et devoirs envers les générations passées et futures et aurait valeur d’avertissement à la présente génération des membres de la société de ne pas se considérer à elle seule comme la collectivité et de ne pas agir en conséquence en oubliant ce qu’elle doit à ses ancêtres et prédécesseurs comme à ses successeurs. – Dans cette objection se trouve une bonne part de vérité, mais le point de vue de droits et devoirs réels envers autrui est incompatible avec un individualisme cohérent pensé jusqu’à son terme. Et le point de vue de droits de créatures n’existant pas actuellement ainsi que de devoirs à leur encontre présente des difficultés toutes particulières. L’idéalisme personnaliste suédois, y compris tel qu’interprété par Sahlin, surmonte cette difficulté par la pensée que tous les individus humains de tous les temps sont réunis éternellement et organiquement en Dieu via leurs idées [non pas les idées qu’ils ont mais les idées qu’ils sont]. En particulier dans ma conception de la connexion des idées en Dieu (voyez ma conférence viennoise), toutes les idées se déterminent de toute évidence les unes les autres réciproquement et positivement. De ce fait, mon idée contient toutes les autres idées d’homme, de quelque manière que ce soit, en tant que déterminations positives, et réciproquement, et elle contient ces autres idées dans leur connexion vitale en Dieu car elle est déterminée positivement par Lui aussi. De ce fait, dans mon autonomie, fondée sur mon idée, on comprend comment je peux avoir des droits et devoirs envers tous les hommes, y compris des temps les plus éloignés, de même que ces hommes en ont envers moi et, mutatis mutandis, en ont les uns envers les autres. Par la connexion éternelle, hors du temps, et spirituelle, hors de l’espace, en Dieu, toutes les difficultés posées par des droits et devoirs au-delà du temps présent et au-delà de toutes distances spatiales, disparaissent. Il n’y a dans cette solution du problème de la collectivité aucune trace d’individualisme, quand bien même elle ne suppose aucune idée collective particulière, aucune personnalité collective, et se satisfait de la connexion de tous les individus humains en Dieu via leurs idées.

Il faut encore rendre plus clair la manière dont peut s’expliquer le point de vue selon lequel, sans idées collectives et personnalités collectives imputables aux collectivités de notre expérience, on pourrait cependant à bon droit leur attribuer une réalité dépassant les individus plutôt que d’en rester au plan des relations impersonnelles et personnelles entre individus dans les différentes formes dont il a été question. Notre dernière réflexion doit pour cela être encore complétée par d’autres, dont l’auteur est C. Y. Sahlin. La société au sens large désigne toujours, pour Boström, une forme plus ou moins constante de coopération entre les hommes. Même si le fondement, le but et la règle de cette coopération sont dans bien des cas purement matériels, cela n’exclut nullement une permanence considérable, par exemple dans l’exploitation de telle ou telle ressource naturelle, si bien que le renouvellement des associés et propriétaires est éventuellement de peu d’importance. Les sociétés économiques en particulier sont de cette nature. Dans une société au sens supérieur, c’est-à-dire dans une communauté réelle et typique, on trouve une coopération comparable dans la permanence mais la raison, le but et la loi – terme que l’on doit ici employer de préférence à « règle » – sont à présent, d’après leur être propre, raisonnables, ce qui, ceteris paribus, rend possible une plus grande permanence. Le fondement en est, comme nous le verrons, la connexion des idées humaines dans la conscience de Dieu. Or Sahlin a également montré que, dans toute communauté proprement dite, la matière des relations à déterminer rationnellement possède une tendance naturelle à adopter une forme de permanence, une forme d’organisation spontanée qui atteint sa plénitude dans la poursuite rationnelle des buts de la communauté en question.

Ainsi, le mariage dans sa forme monogamique signifie que deux individus de sexe différent et d’âge mûr s’unissent dans une coopération durable, qui trouve son point de départ dans les forces sexuelles convergentes de ces individus mais va bien au-delà. Un rapport sexuel fortuit entre un homme et une femme n’est pas un mariage – ce n’est que dans la mesure où l’on comprend, ou tout du moins que l’on sent, que les forces sexuelles constituent un très important point de départ pour une coopération humaine en vue d’une fin morale, dans l’exigence de permanence de cette coopération, et que l’on agit d’après cette compréhension ou ce sentiment, que le mariage s’établit comme communauté morale, et il est dans la nature de cette relation que la coopération ne se limite pas aux forces sexuelles mais englobe entièrement les deux personnalités, dans la mesure où des forces sensibles doivent s’y former. Dans la famille, cette tâche culturelle morale générale s’étend aux enfants et à la domesticité, quand il s’en trouve – avec une plus grande permanence naturellement pour les enfants que pour les domestiques, surtout de nos jours où cette dernière relation est devenue très instable et par conséquent moins morale et moins communautaire. Dans la collectivité communale, qu’elle soit urbaine ou rurale, le voisinage lui-même ou la communauté locale procure une permanence dans la poursuite de la tâche culturelle morale à l’intérieur de la collectivité, en particulier du fait que ce que la nature du domaine communal produit ou offre à l’exploitation comporte en général une permanence appréciable ; par la connexion de l’homme avec la nature et par l’hérédité, il se trouve également, le plus souvent, une permanence non négligeable dans les dispositions du corps et de l’âme d’un peuple. Les mêmes points de vue généraux valent aussi quand nous portons notre attention sur le peuple, dont les dispositions naturelles et génétiques se condensent, sous l’influence d’une histoire commune, en caractère national, où à nouveau une matière d’une grande constance exige une formation culturelle morale. Des points de vue semblables s’offrent en outre pour les unités supérieures au peuple, les groupes de peuples ou plutôt les races, de même que pour l’humanité en tant que plus haute communauté morale-privée : malgré tous les changements intervenant sous l’effet d’influences externes et internes, l’homme reste homme, ce qui signifie une même appartenance constante. – La série des collectivités que nous venons de suivre se laissent appréhender comme des cercles toujours plus grands qui, malgré toutes les concordances dans les dispositions naturelles, permettent néanmoins une différenciation considérable. Les premiers phénomènes en sont donnés par le mariage et la famille, où se trouvent les prémisses de la division du travail. Dans les cercles suivants, toujours plus grands, cette dernière devient toujours plus évidente. Dans les collectivités communales déjà, on assiste à un regroupement de ceux dont les dispositions comparables permettent des occupations de même nature. En raison de la permanence de la nature humaine, on ne peut méconnaître une certaine constance encore dans les possibilités de différenciation des aptitudes, par laquelle différenciation, via le métier, la constance semble garantie et offre un véritable caractère de collectivités à ces regroupements en états ou corporations. Si nous regardons, enfin, les collectivités publiques, en premier lieu l’État, l’accomplissement de la tâche juridique pour un peuple donné avec permanence du substrat procure aussi la permanence du but correspondant à la nature de cette collectivité au sens supérieur. De même, avec une permanence déterminée historiquement, le système des États européens avec ses systèmes secondaires d’États influencés par lui se distingue de manière décisive des États et systèmes d’États reposant essentiellement sur d’autres bases raciales.

En somme, on peut affirmer à juste titre que le moment de la communauté de vie dépassant en tant que telle les individus, moment où devait se trouver le fondement ultime pour admettre des personnalités collectives et des idées de collectivité particulières pour la série entière telle qu’elle vient d’être articulée, se laisse expliquer de manière si naturelle qu’il n’est nullement nécessaire de tenir les collectivités au sens supérieur pour des personnalités individuelles. Le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda est donc satisfait.

Le fait que Boström soit parvenu à un point de vue différent tient à l’influence qu’il subit d’abord de la part du grand idéalisme postkantien (à l’intérieur duquel Schelling lui offrit son point de départ), même s’il se détacha très vite du panthéisme schellingien parce que celui-ci ne répondait pas à son intérêt pour la personnalité dans sa substantialité et son individualité. À l’intérieur de l’école dite historique, ainsi que chez Schelling, Schleiermacher et Hegel, certaines tendances panthéistiques conduisent à ce que la personnalité soit comprise comme un mode plus ou moins fluide d’un processus par lequel l’absolu devient conscient de lui-même. De sorte que l’on peut adopter sans restriction le point de vue de la personnalité et que l’on reconnaît une personnalité à toutes sortes de choses, là où l’expérience immédiate ne connaît rien de tel quand nous partons du sens que nous offre le vécu (Selbsterlebnis) de notre propre personnalité. Par la direction antipanthéistique prise très tôt par la pensée de Boström au cours de son développement, et par la façon dont il l’exprima dans sa théorie des idées en posant les idées comme éternelles à l’instar de Dieu et en même temps, dans leur être-pour-soi, toujours finies en tant que sujets et personnes, on peut exclure que ce penseur suédois ait compris la personnalité comme un mode fluctuant, à la Schelling, Schleiermacher ou Hegel. Son emploi du concept de personnalité aurait dû en être d’autant plus prudent, justement en raison de la signification foncièrement approfondie qu’il donnait de ce concept. Que Boström ait ici manqué de la circonspection nécessaire est seulement un reliquat de son appartenance antérieure à cette tendance générale. Et lorsque Sahlin affirme au contraire que les unités et les totalités sont certes de nature personnelle mais directement, d’abord, de nature formelle, introduites de l’expérience dans le mundus noumenon ou monde des idées, il mène à son terme le processus de purification engagé par Boström contre toute appréhension empirique de l’absolu et de ses idées. Sur l’hypothèse de Boström d’une personne individuelle particulière derrière chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement, demeure de fait le soupçon qu’il hypostasie certaines relations personnelles empiriques données – et ce dans le plus grand mépris du principe, souligné à plusieurs reprises par nous ici à la suite de Kant, entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda. Boström postule non pas pour le seul mariage en tant que tel mais pour chaque mariage empiriquement donné une idée propre et donc une personnalité particulière, de même pour chaque famille, chaque corporation particulière, chaque peuple donné dans l’expérience, chaque État empirique, etc.

Ces innombrables personae morales auraient, en tant que finies, leurs propres mondes phénoménaux, comme nous humains. Chacun d’entre nous a en effet, principiellement, son propre monde phénoménal, mais en raison du caractère commun dominant de tous ces mondes phénoménaux humains nous parlons à bon droit d’un monde phénoménal humain commun. Mais entre ce monde phénoménal humain et les mondes phénoménaux que l’on doit penser pour chaque communauté authentique comme personne individuelle finie, il n’existe selon Boström aucune relation analogue de communauté. Ce que sont, font et produisent ces personae morales dans leurs propres mondes phénoménaux, Boström le considère inaccessible à nous humains. Mais pour cette raison, penserait-on, leur vie personnelle individuelle dans l’être-pour-soi ne contribue absolument en rien à l’explication des phénomènes à nous donnés.

La situation serait autre si – contre l’opinion de Boström – à ces personae morales étaient reconnus une expérience et un monde phénoménal ayant avec nos mondes humains une certaine communauté. La merveilleuse unité de sentiment, de pensée et d’action qui saisit parfois tout un peuple dans des circonstances exceptionnelles semblerait alors un peu moins difficile à comprendre. De cela je peux témoigner car il m’a été donné de vivre la seconde phase de la mobilisation allemande au moment où la guerre mondiale éclata, restant plus de deux mois sur le sol allemand dans ce contexte. J’eus alors l’occasion d’éprouver de manière très vive à quel point il peut être tentant de penser derrière de tels phénomènes une âme individuelle du peuple ou de l’État dont les intérêts seraient en jeu et qui dirigerait les individus de la nation quasiment comme un moi dispose des membres du corps par le biais du système nerveux central. J’ai également remarqué que la personnalité des collectivités avant Boström était principalement défendue en Allemagne par des penseurs qui, un siècle avant la dernière guerre, avaient vécu la grande guerre de libération contre la domination française, avec sa colossale montée en puissance de la conscience nationale. À mon retour en Suède, je lus par hasard un article rédigé par le grand penseur allemand des sociétés coopératives, [Otto von] Gierke, décédé depuis, et qui dans les temps présents est connu pour être un défenseur de la personnalité des collectivités : par deux fois, était-il écrit dans cet article, il avait vu, dans la clarté d’une vision, l’esprit du peuple allemand comme une forme de vie indépendante, une personne individuelle – au moment où la guerre mondiale éclata et, plus tôt, lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Peut-être convient-il de nommer ici en tant que représentant des mêmes tendances mon compatriote et collègue, décédé il y a quelques années, Rudolf Kjellén. Toutefois, ce dernier voit surtout, dans l’âme du peuple, les régions instinctives, sensibles, plutôt qu’une sphère de la raison.

Même si une telle explication est séduisante, on peut difficilement dire qu’elle puisse être convaincante. L’expérience nous offre certes le témoignage de la coopération personnelle la plus accomplie et de la nature la plus complexe, mais cela ne nous autorise pas à chercher une personne individuelle particulière, en dehors du dirigeant, par exemple, dans les conglomérats industriels et commerciaux. Ici le contenu et la signification des relations personnelles sont certes quelque chose de matériel (etwas Sinnliches). Mais si l’on peut se passer dans de tels cas d’un fondement personnel particulier de nature métaphysique, on ne voit pas pourquoi ce ne serait pas le cas aussi quand les relations personnelles présentent un caractère rationnel prononcé comme dans les communautés au sens supérieur. Ce dont on ne peut se passer, c’est d’un fondement personnel individuel pour tout ce qui s’appelle « vivre ensemble » personnel et « agir ensemble » personnel, comme pour l’existence elle-même, mais ce fondement doit être suffisant. Le contraire n’est en tout cas nullement prouvé.

Cependant, nous humains devons admettre des idées qui en un certain sens sont au-dessus de nous : les idées de la religion, de la moralité et du droit. La personne individuelle, sans laquelle l’idée de religion n’existerait pas, nous la connaissons déjà et la reconnaissons en Dieu. Mais si nous devions doter de la même manière les idées de la moralité et du droit d’une personnalité individuelle, il n’est pas exclu que, comme Boström qui a emprunté cette voie, nous serions conduits pas à pas à reconnaître une personnalité individuelle à toutes les collectivités au sens supérieur données empiriquement. Enfin, au lieu d’une réponse au problème soulevé, nous devons nous contenter d’une ébauche sous la forme d’une question. Aucun doute : la moralité et le droit sont l’expression d’une vie qui est, en substance, personnelle. La moralité et le droit peuvent en un certain sens être appelés des idées – mais peuvent-ils être appelés des idées de Dieu dans le sens employé plus haut ? Ne sont-ce pas plutôt des idées de l’homme – en ce sens que, dans leur aspect théorique, ce sont des façons de voir fondamentales liées à la finitude humaine par lesquelles l’homme, au-delà de soi et de sa connexion avec d’autres hommes, gagne dans le monde des sens une clarté ultime ainsi que des catégories pratiques, si j’ose dire, ou plus exactement des systèmes entiers de ces catégories, derrière lesquels cependant ne peuvent être pensées d’autres personnalités que celles de Dieu et de l’homme ? La réponse que je donne pour ma part à cette question ne sera pas douteuse pour quiconque aura suivi attentivement ma présentation.

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Notes du traducteur

1 Menenius Agrippa harangua la plèbe romaine réunie sur l’Aventin avec son « apologue des membres et de l’estomac » : les membres du corps refusant de continuer à nourrir l’estomac, ils furent tous affaiblis. C’est, raconte Tite-Live, ce qui réconcilia la plèbe avec le patriciat.

2 ἀδιάφορον, adiaphoron : Concept stoïcien indiquant une chose moralement neutre.