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Casus Belli
Casus Belli :
Réflexions sur la guerre en Ukraine
La politique française peut être qualifiée de « va-t-en-guerre » dans la mesure où la livraison d’armes à une partie belligérante est un casus belli. Certes, la partie belligérante en question a été attaquée, son territoire envahi par un autre État. Cependant, dès lors qu’il n’existait pas entre la France et l’Ukraine un accord de défense prévoyant qu’en cas d’agression de l’Ukraine la France interviendrait militairement, la France est a priori neutre dans un tel conflit. Si la France avait voulu prévenir une agression russe en Ukraine, elle aurait dû signer un accord avec ce pays et elle serait aujourd’hui partie au conflit en vertu de son engagement, si cet accord n’avait pas suffi à dissuader la Russie d’attaquer son voisin. Or il est probable qu’un tel accord aurait été dissuasif, et si la France est scandalisée par l’attitude de la Russie, la guerre est un peu sa faute aussi puisque rien ne l’empêchait de signer un tel accord avec l’Ukraine et d’assurer ainsi ce pays de son bouclier.
En l’absence d’un tel accord, il n’existe pas d’instrument juridique national contraignant le gouvernement français à prendre part à ce conflit. La charte de l’OTAN ne comporte pas non plus de clause qui lierait les États membres de telle façon que leur soutien à l’Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN, serait une obligation internationale. Certes, cette réponse française et otanienne est dans l’ensemble conforme à l’esprit onusien visant à la garantie de toutes les frontières nationales, mais la présence de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU rend l’organisation inopérante en l’espèce car les États membres du Conseil de sécurité n’ont pas tant, dans le juridisme positif qui prévaut au sein de cette organisation, des obligations vis-à-vis d’un « esprit » onusien que vis-à-vis des décisions du Conseil. De même, le multilatéralisme onusien n’implique pas qu’une agression armée soit suffisante pour qu’un État membre se considère ipso facto partie au conflit du côté de l’État agressé, un tel choix est unilatéral et ne peut se fonder sur le multilatéralisme, du moins dans la généralité existant au sein des Nations Unies ; nous voulons dire par là que cette organisation n’est pas un accord collectif de défense entre les États, une sorte de bouclier universel pour tout État quel qu’il soit agressé par quelque État que ce soit.
La France est donc réputée neutre dans ce conflit en vertu du fait 1/ qu’elle n’a pas lié sa volonté par un accord et 2/ ne déclare pas la guerre à la Russie. Or son parti pris pour l’Ukraine, qui la conduit à livrer un surcroît d’armes à ce pays pour sa défense contre la Russie, est du point de vue russe un casus belli dans les formes, une rupture de neutralité, c’est-à-dire une déclaration tacite d’hostilité. La France ne pourrait donc dire, en cas d’attaque russe contre nous, que cette attaque est un acte d’agression non motivé puisqu’elle a fourni à la Russie la base tangible d’une telle action. Il s’agit d’un pari, celui que la Russie ne prendra pas de mesures de représailles armées contre la France et les autres pays de l’OTAN qui sont, sans avoir déclaré la guerre à la Russie, des alliés actifs et objectifs de l’Ukraine dans ce conflit via la livraison ad hoc d’armements pour sa défense contre son ennemi russe. C’est cette tactique que j’appelle « va-t-en-guerre » car c’est prendre le risque délibéré de pousser la Russie à une attaque armée contre nous.
La livraison d’armes selon un calendrier prévu dans des contrats bilatéraux signés avant les hostilités ne saurait cependant être considérée de la même manière, à savoir comme un acte d’hostilité du point de vue russe, car les parties aux contrats ont le droit au respect des clauses contractuelles. Comme par ailleurs les États n’ont pas l’obligation d’indiquer la nature et les montants de leurs contrats internationaux à la Russie, celle-ci devrait, en dehors de déclarations officielles d’un soutien en armement à l’Ukraine, recourir à ses services de renseignement pour déterminer une hostilité tacite. Ce sont donc, en l’espèce, les déclarations officielles de la France et des autres États de l’OTAN sur leur fourniture d’armements à l’Ukraine en raison de l’agression russe et pour contrer cette attaque, qui caractérisent le casus belli. Autrement, même des fonds envoyés à l’Ukraine dans la présente situation, sous l’étiquette « aide humanitaire », serait hors de ce cadre et nécessiterait là encore le travail des services de renseignement russes pour déterminer la finalité et les modalités véritables de ces envois. Les pays de l’OTAN ont donc fait le choix délibéré d’indiquer à la Russie qu’ils prenaient des mesures tout à fait officielles pour la punir de son attaque contre l’Ukraine, sous la forme en particulier d’une intensification et d’un recalibrage des livraisons d’armes, en vue de détruire son armée. Il paraît évident, vu les parties impliquées, à savoir deux des plus grands producteurs et exportateurs mondiaux d’armes, les États-Unis et la France, que c’est cette décision qui prive la Russie de la victoire rapide qu’elle escomptait sur le terrain et qui conduit à l’enlisement des opérations, c’est-à-dire au prolongement indéfini des affrontements.
(Cela dit, comme ces livraisons d’équipements militaires ne visent en principe qu’à détruire l’armée russe sur le territoire ukrainien, en vue de mettre l’invasion en échec, il est permis de considérer qu’elles ne portent pas atteinte à un intérêt fondamental de la Russie et ne seraient donc pas un casus belli, une notion à laquelle nous essayons de donner un contenu relativement objectif.)
En outre, le gouvernement français demande à sa population de se considérer de fait en état de guerre contre la Russie puisqu’il censure à présent les médias russes sur le territoire français. Ceci ne peut être légal que si nous sommes en conflit avec la Russie, pour empêcher la propagande d’un État ennemi sur le territoire national. Or il n’y a pas de déclaration de guerre : la censure des médias russes est donc contraire aux garanties de notre Constitution concernant la liberté d’expression et le droit à l’information et n’a aucune base légale, c’est une décision purement arbitraire, la Russie n’étant pas formellement un État ennemi.
Nous ne voyons pas non plus quelle base légale peut avoir la confiscation des biens de citoyens russes (qui entrent à un titre ou à un autre sous l’étiquette d’« oligarques »), lesquels ont droit au respect de leur propriété privée dans les conditions légales normales en tant que citoyens d’un État vis-à-vis duquel il n’existe formellement aucune inimitié (enmity). C’est-à-dire, pour être précis, que ces mesures de droit interne sont une telle déclaration d’inimitié, qui non seulement sont dépourvues de base légale, laquelle devrait forcément être un acte correspondant de droit international (je discute plus loin le cas des sanctions économiques, qui ne me paraissent nullement suffisantes en droit pour justifier les mesures en question), mais aussi de nature à provoquer une réaction russe hostile, peut-être au-delà des représailles internes qu’elle peut prendre de son côté en réponse (censure ou fermeture des médias français et confiscation de biens de citoyens français), c’est-à-dire que cela caractérise un peu plus, s’il en était besoin, le casus belli, même si, en pure réciprocité, les représailles à ces seules mesures ne devraient pouvoir être interprétées comme justifiant une attaque armée que si elles lèsent un intérêt fondamental de la Russie. (Cela dit, on a déjà vu des pays, et je pense en particulier à la France, attaquer un État souverain pour défaut de paiement de sa dette : autres temps, autres mœurs ?) – Si des citoyens français sont lésés par des mesures de saisie des autorités russes en représailles aux confiscations de biens de citoyens russes en France exécutées sans l’excuse de l’état de guerre (et avec la seule excuse des sanctions économiques), il me semble clair qu’ils ont droit au dédommagement intégral de leurs pertes par l’État français, mais notre droit administratif étant ce qu’il est, on peut malheureusement gager que le tribunal administratif se déclarera incompétent pour ces confiscations, qu’il qualifiera d’« actes de gouvernement », et ces citoyens français en seront donc réduits non pas à demander leur droit mais à solliciter cette compensation, ou quelque compensation que ce soit, comme une gracieuseté de l’administration à leur égard. Les « oligarques » étrangers, citoyens privés, pourraient eux-mêmes attaquer l’État français devant nos tribunaux administratifs : je leur souhaite bien du courage et pourtant il me semble que leur cause est juste en droit. En outre, comment la France pourra-t-elle attirer des investissements étrangers à l’avenir en montrant ainsi l’arbitraire dont elle est capable avec les biens appartenant à des ressortissants d’un État avec lequel elle est, formellement, dans une relation à peine différente de la pure et simple normalité ? Le gouvernement montre le peu de respect qu’il a pour la propriété de ressortissants étrangers puisque la simple expression de sa part d’un désaccord avec un autre État, critiqué et sanctionné économiquement pour sa politique, lui paraît suffisant pour annuler les droits de propriété des ressortissants de cet État sur son territoire.
C’est donc le sujet des sanctions qu’il convient d’examiner, cet entre-deux qui n’est ni l’hostilité ni la normalité (et pas non plus la guerre froide). En prenant des sanctions économiques contre un autre État, l’État sanctionneur lèse sa propre économie en vertu du fait que les relations économiques entre États souverains sont réputées bénéfiques aux deux parties. Si cet intérêt réciproque n’existait pas, on ne parlerait pas de relations économiques mais d’exploitation. Le sanctionneur suppose donc que mettre un terme à la relation économique par des sanctions (la cessation d’une relation est la seule dimension propre d’une sanction économique) sera plus dommageable à l’État sanctionné qu’à lui-même. Si c’est le cas, il faut croire que le sanctionneur a conscience d’avantages asymétriques en sa faveur dans la relation normale avec l’État à présent sanctionné, avantages qu’il ne dévoile qu’au moment des sanctions, qu’il ne pourrait se permettre dans le cas d’une relation parfaitement symétrique car la sanction serait alors la même pour lui que pour le sanctionné. Le raisonnement peut cependant être le suivant : la relation entre les deux est parfaitement symétrique mais, dans l’ensemble des conditions et relations économiques de l’un et l’autre États, les sanctions prises sur cette relation particulière au sein de l’ensemble seront plus dommageables au sanctionné qu’au sanctionneur. Si c’est de nature à compromettre gravement le fonctionnement de l’économie du sanctionné, c’est de nouveau un casus belli. Il faut reconnaître aux sanctions leur fonction dans une réponse graduée cherchant à éviter la réponse militaire, mais au vu des éléments qui viennent d’être présentés, si l’on prend en considération les relations économiques des pays européens avec la Russie, on voit la limite de la démarche car ces pays européens ont été incapables de frapper un grand coup d’emblée avec des sanctions maximales et doivent multiplier les « paquets de sanctions » au fur et à mesure que les négociateurs parviennent à obtenir des miettes de sanctions des uns et des autres, certains refusant d’ailleurs l’idée d’un embargo total sur le pétrole russe par exemple. Cela montre la réticence au demeurant compréhensible de certains États à prendre des mesures qui seraient dommageables à leurs économies nationales, et ces négociations pourraient en outre avoir des séquelles durables car certains États peuvent aussi considérer qu’ils acceptent, au vu des relations économiques des uns et des autres avec la Russie, un plus grand sacrifice que ceux qui les ont poussés à faire ce sacrifice avec eux.
Je m’étonne donc de ne pas entendre parler de la solution du référendum. Il me semble pourtant qu’un cessez-le-feu et un retrait des troupes russes pourrait être obtenu – ou aurait pu l’être – contre la promesse d’organiser un référendum dans le Donbass pour demander à la population elle-même de cette province si elle souhaite devenir indépendante ou rester ukrainienne. Le référendum, c’est ce que nous faisons en Nouvelle-Calédonie.
S’agissant de la liberté d’expression et du droit à l’information, on me rétorquera qu’ils ne sont pas respectés en Russie, et que c’est garantir la liberté que de ne pas la garantir à ceux qui ne la garantissent pas : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », comme disait Robespierre, qui reste chez nous l’autorité suprême sur cette question. Or ce n’est même pas le sujet, en l’occurrence (même si je condamne ce point de vue robespierriste comme complètement fourvoyé). Ce n’est pas le sujet car la France acceptait bel et bien la diffusion sur le territoire national des médias russes avant l’attaque sur l’Ukraine, de même qu’elle continue d’accepter les médias d’autres États où ces droits et libertés ne sont pas plus protégés qu’en Russie. En réalité, la France est forcée de mettre de l’eau dans le vin de son robespierrisme et d’accepter que des gens s’informent en France via des médias étrangers, de pays les plus divers, dont la Chine. Elle ne vise donc pas ici la Russie en tant qu’État totalitaire, ou même simplement autoritaire, mais en tant qu’État ennemi. Je maintiens que c’est contraire à notre Constitution car rien n’indique formellement, par un acte correspondant impactant le droit des peuples, que la Russie est un État ennemi de la France. – Il n’est pas permis de voir un tel acte dans de simples sanctions économiques car ce serait donner au gouvernement des pouvoirs exceptionnels de manière quasiment discrétionnaire, donc non exceptionnelle, pour des situations où notre Constitution ne le prévoit pas. Les principes de notre droit ne justifient pas ces mesures et au contraire les défendent (les interdisent) car elles ne sont constitutionnellement justifiées que dans les « circonstances exceptionnelles », décrites par exemple à l’article 16 de la Constitution : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », ce qui n’est nullement le cas quand l’État français prend des sanctions économiques envers un autre État en guerre contre un pays tiers, même quand cet État est l’agresseur, ce qui est étranger au sujet.
Tout aussi préoccupant, et aux conséquences bien plus sévères, est l’attitude des GAFA, l’oligarchie privée nord-américaine qui contrôle l’Agora mondiale où s’informe et s’exprime aujourd’hui la plus grande partie de l’humanité, de censurer systématiquement ses plateformes dans un sens otanien sur la question. Cette opération concertée ultrarapide – bien plus rapide que les négociations entre États sur des sanctions – n’a eu d’autre objet que d’écarter l’opinion publique de toute décision puisqu’elle est à présent réduite à exprimer un soutien : aucune déviation par rapport à une position de soutien indéfectible aux décisions de l’OTAN n’est plus tolérée sur l’Agora, les autres opinions n’existent tout simplement plus. Rien ne pourrait donner à l’heure actuelle une image plus précise du Big Brother orwellien, grand pacificateur dont les moyens de contrôle et de suppression n’ont plus rien à voir avec l’autoritarisme d’antan, dépassé non en raison des principes mais pour des questions d’efficacité. Que ces GAFA soient des acteurs privés ne change que peu de choses à l’affaire : quand les intérêts privés les plus puissants trouvent le moyen de parvenir à leurs fins en dehors des prérogatives de l’État, ils peuvent se passer de ce dernier, sans que cela n’améliore pour autant la situation des droits et libertés individuels.
L’attitude « va-t-en-guerre » de l’OTAN et de la France résulte du fait que, faute d’avoir cherché par des mesures adéquates à prévenir une attaque sur l’Ukraine qui devait pourtant bien apparaître à certains comme possible, voire probable, au moins depuis l’annexion de la Crimée, ces puissances cherchent aujourd’hui à punir la Russie d’une nouvelle agression. Or ces mesures punitives n’ont d’autre effet, dans leur dimension de livraison d’armes, que de faire durer les affrontements sur le terrain, sans qu’il paraisse que cet enlisement puisse conduire la Russie à renoncer à ses exigences – car malgré le soutien de l’OTAN l’armée ukrainienne ne parvient pas à sortir d’une position purement défensive, à prendre la moindre initiative – et alors même qu’il semble que ces exigences pourraient faire l’objet de négociations autour d’un référendum local sur la situation du Donbass (comme en Nouvelle-Calédonie). On dira que c’est la livraison d’armes à l’Ukraine couplée à l’affaiblissement économique de la Russie par les sanctions qui est la stratégie devant conduire la Russie à mettre fin à son agression, et que l’on ne peut discuter l’utilité de l’une de ces dimensions, la livraison d’armes, sans discuter l’utilité de l’autre, les sanctions économiques. Soit.
Je maintiens cependant que la France n’aurait pas été susceptible d’être qualifiée de « va-t-en-guerre » si et seulement si elle avait respecté la plus stricte neutralité, quitte à tirer les conséquences de cette nouvelle agression et à prendre des mesures défensives plus affirmées dans d’autres parties de la région, par exemple autour de la Transnistrie, pour dire de cette manière à la Russie qu’une agression de plus entraînerait cette fois une intervention armée immédiate. Selon une perspective moins nuancée, c’est seulement si elle avait attaqué la Russie immédiatement après son entrée en Ukraine que le qualificatif « va-t-en-guerre » aurait été justifié ; je pense avoir montré en quoi ce point de vue manque de nuance, même si je comprends que la « guerre économique » faite à la Russie couplée aux livraisons d’armes à l’Ukraine est une alternative à l’intervention armée contre la Russie. Or le choix de ne pas attaquer la Russie est-il des deux le meilleur ? On peut en douter, si cela doit affaiblir notre économie et celles de nos voisins et partenaires (questions du gaz, du pétrole, des céréales, de l’inflation) sans résultats stratégiques concrets. Si ce doute est permis, il est évident qu’une attaque de la Russie par les pays de l’OTAN est en cours d’examen, voire, plutôt, de préparation. Que ceci doive à son tour provoquer une nouvelle guerre mondiale, en fonction de l’attitude de la Chine, qui est le véritable arbitre de la guerre en Ukraine, n’est que trop probable. Car la Russie et la Chine ont, avec leurs satellites, constitué de fait un nouveau bloc, sans doute pas encore tout à fait bien consolidé, en face de l’OTAN, et ce bloc est déjà suffisamment puissant pour qu’il soit dissuasif de l’attaquer, ce qui nous impose de recourir à cette solution, la guerre économique, dont les résultats ne sont guère certains, même si je veux croire qu’elle puisse être suffisamment efficace pour au moins conduire la Russie à accepter l’idée d’un référendum dans le Donbass – idée qu’il conviendrait déjà de lui proposer, ce dont les autorités ukrainiennes ne veulent peut-être pas, mais je ne sache pas non plus que nous, Français, aurions l’obligation morale de passer à l’Ukraine une attitude plus intransigeante que la nôtre en Nouvelle-Calédonie.
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Technocratie ésotérique
Le faussaire Rauschning, maire national-socialiste démissionnaire de Danzig, a cru montrer la folie de Hitler en le citant sur la nécessité de créer un « Ordre » d’hommes dévoués au sein de l’État. Il faudrait une élite administrative – lisez un corps de hauts fonctionnaires – au Reich : quelle pensée originale ! Ce corps de fonctionnaires était la SS. L’occultisme supposé de cette dernière n’allait pas au-delà d’un symbolisme propre à tout corps de ce genre. La tête de mort était sans doute bien trouvée, cette vanitas chrétienne passée par l’hégélianisme (le risque de mort élève l’homme), mais cela s’arrête à peu près là.
Les éléments ésotériques dans la pensée de Hitler et de son mouvement sont multiples. Rudolf von Sebottendorf, fondateur de la Société Thulé, avait été initié dans une confrérie bektachi albanaise dans l’Empire ottoman allié des Allemands pendant la Première Guerre mondiale. À ce jour, je ne connais personne qui se soit fendu de considérations savantes sur l’influence du soufisme albanais dans le nazisme. Pourquoi ?
Les SS étaient les énarques du Troisième Reich. L’idée n’avait pas grand-chose d’innovant même à l’époque, en particulier en Allemagne où le système bureaucratique connaissait déjà une large extension (dans certaines provinces allemandes, un fonctionnaire ne pouvait se marier sans le consentement de ses supérieurs hiérarchiques, par exemple†). Ce système, qui, notez-le bien, était complètement étranger à l’esprit d’ancien régime en Europe (cf. Montesquieu, Tocqueville), entraînait un certain nombre de problèmes au plan humain, déjà, et l’idée d’un corps administratif d’élite qui fût au service des politiques les plus opposées alternativement heurtait la conscience de nombreux esprits. Il semble évident qu’une bureaucratie inamovible quelconque doit tendre à créer les conditions d’un État totalitaire car cette bureaucratie ne peut véritablement fonctionner comme une girouette. L’idée du Troisième Reich et des autres régimes « antiparlementaires » de ces temps-là fut donc d’adapter formellement l’État à cette bureaucratie qui semblait nécessaire aux conditions de l’époque moderne, à savoir de rendre l’État idéologique afin que la bureaucratie fût formée non seulement à l’exécution de tâches techniques, comme une classe subalterne, mais aussi intellectuellement, comme la classe dirigeante qu’elle avait vocation à être.
Dans le Troisième Reich, cette formation idéologique était teintée d’ésotérisme, ce qui n’est pas sans rappeler la franc-maçonnerie. La comparaison des SS avec les énarques est donc d’autant plus pertinente. La franc-maçonnerie, les rites secrets remplissent une fonction sociale majeure auprès d’une classe extrêmement contrainte de par ses statuts, en termes d’expression publique par exemple. Le fonctionnaire soumis à un « devoir de réserve » draconien se défoule dans les loges secrètes, où il absorbe en même temps une vague idéologie sous la forme d’un symbolisme ésotérique. Cet individu sous-doté en termes de droits et libertés formels se donne ainsi le sentiment d’assurer, au-delà des alternances politiques dont il est tributaire en tant que « système expert » humain, une mission univoque suivant une ligne continue tracée par son idéologie ésotérique. Car une vie qui ne s’oriente pas en fonction des idées (vivre pour ses idées) est une vie inférieure ; or c’est ce que prétend être un fonctionnaire inamovible au service des politiques les plus diverses sorties des urnes, c’est-à-dire que c’est que prétend le système mais il est impossible qu’une classe dirigeante se conçoive de cette manière. Or il est évident que de la classe dont le pouvoir dépend des alternances politiques et de celle qui est au pouvoir de manière inamovible, c’est cette dernière qui détient le pouvoir, tout en étant, formellement, une classe subalterne pure, de véritables muets du sérail.
Là-dessus se greffe la pensée hégélienne, la dialectique du maître et de l’esclave, qui trouve son application dans la dialectique du politique et du fonctionnaire : le politique est le « maître » jouisseur et incompétent, le fonctionnaire est l’« esclave » diligent qui transforme le monde par son activité, qui écrit l’Histoire. Mais ce tableau idyllique a une limite importante : c’est que la bureaucratie teinte ou contamine tout le fonctionnement de la société par le poids prépondérant de l’État et, de fait, mais aussi de jure, les droits et libertés dans un tel État ne peuvent prospérer, bien que cet État, quand il se prétend comme chez nous libéral, n’a d’autre idéologie que la garantie des droits et libertés individuels. Cette classe pléthorique maintient le corps social dans un état d’inertie intellectuelle profond et, même sans devoir de réserve, le citoyen ordinaire est en réalité extrêmement contraint lui-même vis-à-vis de tout ce que l’idéologie prétend lui garantir. – Qu’il n’y ait pas de censure, par exemple, c’est-à-dire d’autorisation administrative préalable à une publication, mais seulement une condamnation a posteriori des publications contrevenant au droit dit de la presse (qui s’applique à toute personne qui prend la parole), n’est en rien un progrès, n’en déplaise aux faibles esprits convaincus du contraire : l’Inquisition moyenâgeuse ne procédait pas différemment, elle garantissait la liberté à toute forme d’expression qu’elle jugeait acceptable.
La vie d’un fonctionnaire français ne serait nullement changée si du jour au lendemain il devenait un fonctionnaire chinois. Si ce n’est qu’en France il est ou peut être franc-maçon. Que des individus trouvent leur compte à se défouler dans des réunions secrètes indique assez une bassesse foncière, et la réalité c’est que ces individus ont une mentalité subalterne et ne sont donc pas à leur place. L’énarchie se caractérise certes par la plus grande porosité possible entre le politique et la bureaucratie, les énarques étant à la fois les hauts fonctionnaires et le personnel politique, mais cela ne résout en rien la dialectique circulaire décrite plus haute : le politique n’a que l’illusion d’une vocation historique. Aussi le choix d’un fonctionnaire de « se lancer » en politique est-il toujours futile et dérisoire, comme vous le dira tout fonctionnaire qui ne fait pas ce choix. Pour ce dernier, ne pas s’engager en politique est le moyen d’être « libre », c’est-à-dire libre de tout parti, ce qui est l’absurdité correspondante et complémentaire dans cette dialectique.
† Sans avoir étudié la question de la réglementation administrative du mariage des fonctionnaires, je peux dire qu’à ce jour je n’ai entendu parlé d’une telle chose que dans l’Empire allemand, que j’évoque ici (cf. W. Bagehot, The English Constitution, 1867 : « In Wurtemberg, the functionary cannot marry without leave from his superior », j’en parle un peu plus longuement ici), et dans l’Indonésie contemporaine, pays très majoritairement musulman, où la loi interdit les mariages polygames entre fonctionnaires et soumet les unions polygames de fonctionnaires avec des non-fonctionnaires à un régime d’autorisation hiérarchique.
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Les Résistants les moins inquiétés par l’occupant sont ceux qui ont su le mieux résister : au nez et à la barbe de l’occupant qui ne voyait en eux que des collaborateurs exemplaires. C’est à ces génies ayant su porter à la perfection la simulation de la collaboration parfaite que la Patrie doit être le plus reconnaissante.
Philo 8 : Gnomique (suite)
C’est le régime aristocratique qui récompense véritablement le mérite. Quand on anoblit quelqu’un, on reconnaît si bien son mérite qu’on le considère comme perpétuel par et dans la descendance, selon les lois de l’hérédité qui s’expriment dans l’adage « Tel père, tel fils ». De son côté, la « méritocratie » dépossède son favori du legs qu’il pourrait faire.
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Le principe de tolérance par lequel il faut laisser chacun libre de suivre ses inclinations pourvu qu’elles ne nuisent pas à autrui est confronté non seulement par les dogmes religieux mais aussi, de manière plus impassible encore, par le criticisme kantien, selon lequel une maxime doit prendre la forme d’une loi universelle. Qu’une action ne nuise à personne en particulier ou en général, à supposer que ce pût être le cas, ne la justifie pas encore du point de vue de la loi morale.
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La psyché est une fonction du système endocrinien. L’agressivité est fonction de la testostérone : c’est la psyché masculine. La puissance sexuelle virile est corrélée à l’agressivité : comment a-t-on pu faire de celle-ci une « pulsion de mort » en lutte contre la libido ?
ii
La psychanalyse ne parvient éventuellement à des résultats qu’avec la névrose et l’hystérie, jamais avec les psychoses. La névrose et l’hystérie sont des réactions de la psyché féminine à la pression sexuelle, aux pulsions : un traitement par suggestion et transfert est possible. La psychose est une réaction de la psyché masculine à la pression sexuelle : elle n’est pas traitable par suggestion.
iii
Les expériences de la psychanalyse pratiquées sur les enfants sont purement et simplement une forme de dressage. On peut parvenir à des résultats sur la base de tous autres principes théoriques, y compris ceux d’un dresseur d’animaux de cirque.
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Sans l’œuvre de Kant, il n’y aurait plus aucune démocratie en ce monde, car c’est la sublimité de cette œuvre, que d’aucuns jugent fantastique (au sens de fantaisiste), qui est la suprême défense de ce régime, lequel ne repose en effet, comme fondement solide, que sur la loi morale, qui peut agir sur la nature via l’homme mais a toute la nature pour obstacle et, pour l’esprit non éclairé, pour démenti.
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La plasticité de l’apparence physique est une confirmation de la philosophie de Schopenhauer, selon laquelle la volonté est la chose en soi : le corps est le phénomène de la volonté, l’objectification de la volonté. Les cas de personnes qui deviennent méconnaissables du jour au lendemain sont sans doute moins rares qu’on ne le pense. Il m’est arrivé de ne pouvoir reconnaître une femme pour qui j’avais pourtant de la considération sur une photo prise quelques mois à peine après la dernière fois que je fus en sa présence, et cette photographie était un simple portrait et ne la montrait pas dans une attitude inhabituelle. Moins extraordinaire mais tout aussi significatif : le physique change avec la situation et le statut social. Celui qui réalise un projet qu’il avait à cœur est physiquement transformé. Les accomplissements dilatent la volonté, les échecs la compriment.
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Il n’est pas permis de jargonner dans les questions les plus essentielles pour l’homme. Pourtant, la scolastique, Hegel, « l’école »…
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L’idée de métempsycose implique, autant que celle de salut éternel, l’idée de liberté, car « l’âme » qui ne pourrait se déterminer à rebours de ses inclinations, à rebours de sa propre nature serait vouée fatalement à des réincarnations toujours plus basses sur l’échelle des êtres.
La réversion des mérites est nécessaire dans un système déterministe : c’est l’homme bon qui permet de devenir meilleur à l’homme mauvais, alors que ce dernier, par lui-même, ne peut que devenir plus mauvais encore. L’homme mauvais ne peut devenir meilleur que par les prières et les autres actes méritoires transférables de l’homme bon.
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Il y a quelque chose de bas et de servile à voir dans tel ou tel propos d’un grand esprit la marque de son époque, sous prétexte que notre propre époque désavouerait ce propos. Ce n’est pas juger impartialement que de juger en fonction de ce qu’admet ou non notre siècle, conformément à ses présupposés.
La conception kantienne du progrès comme une idée régulatrice plutôt que constitutive† ne peut même pas servir à étayer le point de vue selon lequel une époque postérieure a formellement le droit de considérer être plus avancée sur la voie du progrès et juger inférieures les époques qui la précèdent.
† Pour Kant, le progrès a une valeur morale : c’est, comme les Idées de la raison, une notion « régulatrice » et non « constitutive ». Il faut croire au progrès pour ne pas être découragé et renoncer à se perfectionner soi-même. Ne pas croire au progrès aurait un effet négatif sur la moralité.
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Si l’on veut considérer qu’une observation anthropologique a été déterminée par un milieu et une époque racistes, il faut également considérer la tendance, à tout le moins affichée, de notre propre époque à nier toute proposition de ce type, c’est-à-dire à vouloir à son tour orienter la recherche dans une direction déterminée. Aussi, le point de vue de la recherche objective, qui ne prend aucune direction a priori hors des choix idiosyncratiques de l’agent, suppose de ne pas tenir compte, dans l’examen, d’arguments invalidants de cette sorte. Si une observation doit être invalidée, il faut qu’elle le soit selon un raisonnement adéquat aux données du problème et non par des raisons extérieures, comme un effet de suggestion collective.
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C’est une très belle femme, suffisamment pour vouloir vivre avec elle. – Comment, mais elle est sotte. – On vit ensemble justement pour ne plus avoir à se dire quoi que ce soit.
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Demander la main de sa fille à un père, c’est avoir affaire à un homme avec qui l’on peut discuter.
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Nous lisons toujours les philosophes de l’Antiquité grecque, qui a dit que les civilisations étaient mortelles ?
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La conscience morale n’a pas tellement l’esprit de salon.
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Du danger pour sa réputation dans l’avenir de vouloir dénoncer son temps en bloc, car ce que l’on dénonce c’est ce que l’on voit, et ce que l’on voit c’est ce qu’on a cherché.
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Nietzsche a eu raison de devenir fou, car il ne serait guère parvenu à égaler Kant et Schopenhauer. Il est, et serait resté, un peu au-dessus de Montaigne, le maire de Bordeaux, qu’il admirait tant.
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Une plus grande offense à la vérité que la combattre, est la défendre avec bassesse.
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J’en ai entendu tellement de bien que j’en pense le plus grand mal.
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Pourquoi Socrate disait-il « Connais-toi toi-même » plutôt que « Sois toi-même » ?
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Le type contestataire est un segment du marché.
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Tous les mots en « –isme » sont suspects, sauf « féminisme ».
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Salarier un représentant de la nation, un député, c’est faire de la représentation une occupation comme les autres, avec en outre l’effet démoralisant (demoralizing) de sa durée plus ou moins limitée : c’est une incitation à la corruption (J. S. Mill, Considerations on Representative Government).
Max Weber, de son côté, explique que les députés doivent être des « nebenberuflichen » et non des « hauptberuflichen Politiker », des hommes dont la politique n’est pas l’activité principale, c’est-à-dire qu’il conteste la viabilité d’un système où les représentants auraient la politique comme principale activité.
Mais comment le cartel politique vivrait-il si nous écoutions ces penseurs ?
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Le vide occidental a horreur de la nature.
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« Un revirement à 180 % » (Daniel Bensaïd, Les trotskysmes, Que sais-je ?, 2e éd. 2006, p. 18)
« Trotsky avait pronostiqué qu’elle [la 4e Internationale] serait la force révolutionnaire décisive dans le monde au moment du cent-cinquantenaire du Manifeste communiste, soit en 1948. » (Ibid., p. 61) : le Manifeste communiste date donc de 1798…
ii
Sous le soleil de Mexico
Je n’ai pas lu la biographie officielle de Trotsky mais j’ai lu plusieurs ouvrages sur le trotskysme par des trotskystes, qui présentent au moins quelques éléments biographiques et j’ai quelques remarques à faire.
Les trotskystes parlent beaucoup de la smala de Trotsky mais jamais de ses revenus. Ces gens ont de ces pudeurs ! Il me paraît évident que ces revenus étaient un prélèvement sur les personnes affiliées au mouvement, prélèvement très certainement déterminé discrétionnairement en fonction des circonstances personnelles du principal intéressé : tant pour le mariage de la fille, tant pour la villa à Mexico, etc.
S’agissant de cette villa, les braves épigones veulent nous faire croire que Trotsky vivait en banlieusard anonyme dans un petit pavillon (l’auteur cité plus haut évoque par exemple son « combat solitaire [le combat solitaire de Trotsky] dans un jardin perdu de la banlieue de Mexico ».) Or il vivait dans un véritable bunker comparable à celui de Ben Laden dans le film Zero Dark Thirty, avec milice armée et tour de garde permanent.
La légende dit qu’un beau jour Ramón Mercader, le Stalinien, se rendit du côté du pavillon de banlieue de l’honnête citoyen Trotsky et lui tira dessus alors que ce dernier sortait faire la promenade à son toutou ou allait acheter une baguette de pain, ou lors d’une quelconque autre occasion banale de la vie de banlieue, dans une petite rue pavillonnaire tranquille.
Or c’était une opération bien plus délicate, du genre de celle du film précité, et elle ne pouvait être exécutée par un homme seul. Selon des archives mexicaines mises en lumière il y a quelques années, il s’agirait d’une collaboration entre Staliniens et agents du Parti nazi à Mexico qui espionnaient également le réfugié et partagèrent les informations qu’ils possédaient avec l’escouade de spadassins. Ces choses se passaient pendant le Pacte germano-soviétique (Los nazis en México, par Juan Alberto Cedillo, « Ganador del Primer Premio Debate de Libro Reportaje 2007 »).
On a récemment entendu les communistes français se targuer d’une attitude irréprochable de leur parti, contrairement à la droite française, disaient-ils, envers le fascisme, « pendant la guerre ». Tout est dans la précision calendaire…
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Socrate a bu la cigüe en démocratie.
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Ce magistrat écrit, qu’écrit-il ? Que Socrate l’a bien cherché. Socrate – entendez ce grave magistrat – avait « irrité ses juges » en leur disant qu’ils devaient le récompenser et non le condamner. Or Socrate a fait ce que lui dictait sa conscience et cela n’incluait pas de ramper devant ses juges. Socrate n’aurait pas été Socrate s’il s’était humilié devant des juges trop enclins à dénigrer les mérites de l’immortel philosophe. Mais pour ce grave magistrat qui prend la plume des siècles plus tard, Socrate n’est pas Socrate, seulement, comme pour ses juges, un provocateur qui l’a bien cherché. Cependant Socrate n’avait pas à demander pardon d’être Socrate. (Pour ce magistrat, d’ailleurs, les « écrivains célèbres » s’appellent Thureau-Dangin, le comte d’Haussonville…)
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Castoriadis : la bureaucratie est plus oppressive que le capitalisme privé. La bureaucratie s’affranchit des limitations imposées par la loi du marché à l’exploitation des travailleurs. C’est un monopole universel. L’inégalité de revenus était plus grande entre le prolétariat et la bureaucratie soviétique qu’entre le prolétariat et la classe capitaliste. Dès lors, ma remarque sur les coefficients de Gini post-communistes est fausse : le Gini russe est inégalitaire non pas tant en raison des conditions historiques de la libéralisation de l’économie soviétique que de la bureaucratie soviétique elle-même.
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Chez Kant, le mot « Politiker » est péjoratif (cf Schriften zur Geschichtsphilosophie).
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Le fanatisme étatiste de Hegel est une régression par rapport à Kant, chez qui l’État doit à son tour, pour mettre fin à l’état de nature entre États, adopter le droit international (Völkerrecht : « droit des peuples » et non droit des États). Il faut donner des lois aux États après avoir donné des lois aux individus dans l’État.