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Philo 41 Volonté autonome et Programme en vue de la mort
(i)
Le test du sujet-objet
Dans Philo 37, nous avons esquissé une réfutation du solipsisme, vieux problème philosophique, une « preuve des autres » qui n’est pas sans lien avec notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà (Philo 21 et 22, ou l’essai Anhistoricité de l’homme et Phénoménologie de l’immortalité disponible sur notre page Academia).
S’agissant de la réfutation du solipsisme, nous en rappelons le passage principal :
La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce – l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps – que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.
Philo 37 : Éléments de discussion sur la chose en soi selon Mainländer
Selon Schopenhauer et ceux qui l’ont suivi, en particulier Mainländer, dont la pensée fait l’objet de la discussion en Philo 37, le monde est une objectification de la Volonté. Dans ce monde, le sujet pensant est lui-même une objectification de la Volonté. Le sujet est donc aussi objet, car une objectification. C’est un sujet-objet. La conscience est ainsi conscience propre d’un sujet-objet. En tant que conscience subjective, je ne peux être certain qu’il y ait parmi les objets qui m’entourent d’autres sujets. Mais en tant que sujet-objet, je ne peux douter que les objets qui présentent les mêmes caractères objectifs que moi en tant que sujet-objet se sachant un « sujet par suite d’une objectification » ne sont pas seulement des objets mais aussi des sujets-objets, en application du principe « mêmes causes, mêmes effets ». La loi de causalité de ce monde d’objets, la nature, est ce qui prévient l’erreur solipsiste chez le sujet-objet. (Comme cette prévention de l’erreur est de nature tout intellectuelle, la conséquence en est par ailleurs que, chez la plupart des hommes, chez l’homme moyen, autrui reste pour la subjectivité un pur objet pouvant être traité comme tel pour les fins subjectives propres de la subjectivité : c’est l’erreur égocentrique.)
L’intelligence artificielle (IA) introduisant, sous la forme hypothétique de l’androïde intelligent, un support de caractères objectifs identiques à mes propres caractères objectifs en tant que sujet-objet, est-elle de nature à rendre la précédente démonstration caduque, puisqu’alors mon inférence que l’androïde en face de moi est un sujet-objet comme je le suis serait fausse (l’IA est en effet un pur objet, et nous avons d’ailleurs des raisons de croire qu’elle n’atteindra jamais au statut de sujet-objet : voyez notre essai « A prediction about AI » ici) ? Nous ne croyons pas à cette objection. Il peut être plus ou moins difficile de discerner un texte produit par IA d’un autre produit par une intelligence humaine, mais cette expérience n’est qu’une opération de laboratoire sans la moindre portée phénoménologique. Tout androïde, même le plus perfectionné, est voué à être reconnu par un examen méthodique pour ce qu’il est. Nous insistons sur ce point de l’examen méthodique : toute forme d’erreur, en dehors de cette considération, peut être imputée aux faiblesses de l’attention humaine, et non à la forme de notre entendement. Il arrive ainsi qu’on prenne une simple ombre ou un arbre, de loin, pour une personne, sans que cette erreur soit une objection nécessitant de nous prémunir des illusions arborées. Cet examen méthodique deviendra de plus en plus perfectionné avec les progrès de l’IA, mais ces deux courbes de progression ne se croisent jamais : plus l’IA progressera, plus le test deviendra perfectionné, et jamais la technologie de l’IA ne dépassera celle du test. En outre, on comprend bien que, même si une toute petite caste était seule en possession d’un test ultraperfectionné à l’avenir, et que tous les autres hommes manqueraient des moyens pour appliquer ce test dans la vie courante et seraient donc voués à vivre dans un monde où il leur est impossible de distinguer un sujet-objet d’un pur objet, cela n’infirmerait pas la vérité du propos ; car il s’agit d’une vérité métaphysique a priori qu’aucun état de l’expérience humaine ne peut contredire. J’insiste. Même si aucun être humain au monde ne pouvait faire cette distinction, ce serait seulement que la technique du test s’est perdue, non qu’elle n’existe pas.
(ii)
Volonté autonome et programme en vue de la mort
Les rêves nous distinguent-ils des machines ? Notre intellect a un « mode par défaut » d’écoulement incessant d’images et pensées qui se maintient dans le rêve où, à la différence de la veille, il n’apparaît plus comme ce mode par défaut mais comme une manifestation réelle et suscite par conséquent en nous des émotions comme si nous avions affaire à la réalité. Dans la veille, ces images peuvent aussi susciter des émotions : une association d’idées peut par exemple réveiller en nous un souvenir pénible ou agréable et susciter les émotions correspondantes. Mais, éveillés, nous avons un mécanisme de contrôle qui nous empêche d’être submergés par ce flux d’images/pensées, tandis que dans le sommeil ce mécanisme est désactivé. Un ordinateur qui reste alimenté en courant électrique (car l’analogie n’a évidemment pas de sens entre un homme qui dort et une machine qui ne reçoit plus de courant d’alimentation) peut bien avoir aussi un tel flux d’images/pensées si on lui suppose une volonté autonome. Car ce mode par défaut est un caractère de la volonté autonome, qui ne s’arrête pas avec la réalisation d’un programme particulier mais possède un programme existentiel, sur toute la durée de l’existence : un programme en vue de la mort. Toute volonté autonome a un programme en vue de la mort et non de simples tâches ponctuelles et successives comme une machine programmée artificiellement à de telles tâches.
Si nous avons un programme en vue de la mort, il est évident que ce programme n’est pas mourir. Le but de ce programme n’est pas non plus dans la nature car le programme de la nature est la seule reproduction, et faire de la reproduction un programme existentiel est une aporie (la nature ne connaît qu’une « finalité sans fin » : voyez notre phénoménologie de l’immortalité et de l’au-delà). La finalité de l’existence est la vie après la mort – une vie sans l’horizon de la mort – et dépend d’une conduite dans cette vie présente dont l’horizon est la mort.
On trouve chez certains illuminés l’idée de paradis éternel pour tous. Or un tel paradis qui attend tout le monde, c’est le grand sommeil matérialiste, ni plus ni moins. Pourquoi, dès lors, ne pas préconiser le suicide si, dans le suicide, nous échangeons une vie plus ou moins pénible, sujette aux maladies, à la faim, au vieillissement, etc., pour un paradis garanti pour tous, qui pourrait tout aussi bien se décrire comme la volupté du sommeil profond ? Si le paradis nous attend tous, comme personne ne peut espérer une impossible continuité de joie et de bonheur en cette vie présente, il est incompréhensible que nous n’échangions pas notre condition instable dans cette vie pour ce paradis garanti, en nous suicidant sans délai.
L’objection faite à l’existence d’un enfer, émettant l’hypothèse que l’âme souffrira de savoir ses frères, ses parents, la petite amie de ses dix-sept ans en enfer, est ingénieuse et amusante, mais l’âme n’a pas d’attachements terrestres. Celui qui a des attachements terrestres n’a pas compris que ce sont ces attachements qui l’empêchent de remplir son programme en vue de la mort. Si une âme du paradis voulait se battre pour me sortir de l’enfer, elle mériterait de s’y trouver avec moi. Le statut éternel d’une âme est en effet le résultat d’un jugement parfait. L’âme au paradis a donc la parfaite conviction que ceux qui sont en enfer le sont dans le respect de la plus parfaite justice et que, si elles n’y étaient pas, la justice en serait lésée. Le point de vue du paradis pour tous semble parfaitement matérialiste et cette éternité n’est qu’une simple façon de parler. Le retour au spirituel d’esprits contaminés, infectés par une formation technique et scientifique est fourvoyé quand il entend tirer de disciplines métrologiques restreintes des conclusions sur des questions par nature métaphysiques (voyez Philo 40 : L’échec cumulatif de la science). Par exemple, ceux qui veulent parler, parce que le discours scientifique possède un monopole de légitimité dans nos sociétés matérialistes, du surnaturel comme d’un univers parallèle à x dimensions entrent dans des fariboles qui n’ont aucune portée métaphysique tout en n’étant même pas permises par le raisonnement empirique sur lequel est censée s’appuyer toute science positive.
Ces illuminés croient pouvoir tirer leur pensée relative à l’immortalité d’expériences de mort imminente (EMI). Or, si se fonder sur celles-ci dans une réflexion philosophique peut être légitime dans une certaine mesure, cela s’expose toutefois à la même critique philosophique que le mysticisme, où des expériences que tout le monde ne partage pas valent comme fondement suffisant de raisonnement universel. Ces témoignages sont sujets au doute relatif à l’interprétation personnelle qu’en donne la personne ayant connu un tel état, une interprétation sujette à erreur. Si une expérience existentielle peut conduire la réflexion dans une certaine direction, la réflexion doit néanmoins en devenir autonome et se fonder sur ses propres lois.
Une EMI, c’est quelqu’un qui s’est vu marcher dans un tunnel vers une sortie pleine de lumière. Qu’en conclure ? En réalité, puisque l’esprit humain peut apparemment se convaincre d’un paradis pour tous et sans condition, je suis parfois tenté de croire qu’il n’y a rien après la mort, car s’il y avait une éternité on ne pourrait s’aveugler à ce point à son sujet, me dis-je. Donc, ce tunnel et cette lumière, qu’est-ce d’autre qu’une représentation par « la vie » elle-même, dans tel individu, de la réalisation pleine de joie qu’elle quitte enfin ses misères terrestres, ce qu’elle se montre à elle-même comme la fin d’un sombre tunnel ? Or, cette lumière étant une représentation de « la vie » pour elle-même, elle se donne cette représentation du désirable qu’est la mort dans les termes de la vie naturelle, à savoir sous l’aspect de la lumière (car la lumière est bonne à l’organisme), mais cette lumière n’est qu’une représentation via la nature d’une anticipation de libération des maux de la vie ; la réalité de la mort, dans ce cas, n’est pas une lumière mais la pure et simple extinction totale, ce que l’intellect se représente quant à lui comme le noir du sommeil profond.
Une fois dit cela, il faut reconnaître qu’il n’existe aucune différence essentielle entre cette conception de l’extinction totale qu’est la cessation désirable des maux ou de la succession de biens et de maux qui caractérise toute vie selon la nature, et un paradis pour tous. Dans les deux cas, il n’y a plus de maux (simplement, dans le premier cas, il n’y a plus de conscience). Qu’un agnostique sursoie à mettre fin à ses jours, cela peut se concevoir puisqu’il dit, au fond, ne pas savoir ce qu’il y a après. Qu’un athée y sursoie, cela peut se concevoir aussi car il se dit que son instinct d’animal le retient dans cette vie (les animaux ne se suicident pas). Mais que quelqu’un convaincu qu’en mettant fin à ses jours il échangerait aussitôt une condition instable et, en fait, misérable pour la perfection du bonheur au paradis, ne mette pas fin à ses jours, c’est un paradoxe extraordinaire, dont les illuminés en question ne paraissent pas capables de fournir une raison. Le paradis sans l’enfer n’est pas possible puisque cela signifierait que le paradis est l’issue pour tous après la mort et que cette vie ici-bas ne présenterait par conséquent aucun enjeu, serait absolument indifférente.
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De l’État selon Hegel et Kojève
D’aucuns – hauts fonctionnaires – s’intéressent aux « correspondances que l’on peut établir entre l’hégélianisme de Kojève [fin de l’histoire et athéisme compris} et son activité à la Direction des relations économiques extérieures (DREE) en matière d’économie et de commerce international ».
Je ne sais trop comment entendre cette formule. Il semblerait en effet que l’activité de Kojève à la DREE soit contingente par rapport à son hégélianisme, c’est-à-dire qu’elle n’ait aucune importance. En effet, on ne peut supposer que son hégélianisme ait informé cette activité que si la DREE elle-même était un organisme informé par l’hégélianisme ; or une administration est au service des politiques conduites par le gouvernement, avec un principe d’alternance (possible). Le fonctionnaire inamovible (avec les réserves habituelles) n’a pas de philosophie à proprement parler, en tant que fonctionnaire, puisque sa fonction est d’assister une philosophie politique, quelle qu’elle soit, sortie des urnes. Si le fonctionnaire avait, en tant que fonctionnaire, une philosophie propre, il serait soit un soutien idéologique ou politique du gouvernement, soit une opposition au gouvernement, ce qu’il ne peut être, ni dans un cas ni dans l’autre, par définition et construction de notre système. Par conséquent, la pensée d’un philosophe qui se trouve être également fonctionnaire n’a pas de « correspondance » avec son activité de fonctionnaire. Si l’on parvenait à la moindre conclusion pour le problème ainsi posé, celle-ci ne pourrait être autre que : Kojève a été un mauvais fonctionnaire. Soit parce qu’il était en fait un collaborateur politique du gouvernement qu’il servait, soit parce qu’il en était un opposant politique, soit parce que sa philosophie prévalait contre les principes de la fonction qu’il occupait, à savoir qu’il occupait en réalité une place de direction politique et non de fonctionnaire, cette direction politique par l’administration elle-même étant de la bureaucratie. Or Kojève serait en cela même un mauvais philosophe hégélien car, si Hegel passe souvent pour le philosophe de l’étatisme, et ce génétiquement depuis son analyse attristée de « l’anarchie » de la Constitution du Saint-Empire germanique, il n’en reste pas moins qu’on trouve aussi chez lui une critique articulée des travers de l’étatisme bureaucratique.
Pour Hegel, l’État universel et homogène est monarchique, et cela veut dire principalement que l’alternance politique n’y peut exister. En effet, comment la fin de l’histoire pourrait-elle être marquée par une alternance de la direction politique de l’État non dépourvue de sens ? Dans notre système, l’alternance est pourvue de sens, elle est sérieuse, ce n’est pas « du pareil au même ». De sorte que le fonctionnaire en place indépendamment de l’alternance ne peut être un fonctionnaire philosophique dans le sens où sa fonction serait politique ; c’est un pur technicien. Or l’État universel homogène ne repose pas sur une fonction technicienne mais sur une fonction politique, une pensée (l’hégélianisme) ; « l’instrument » technique est partout, à cet égard, et pas seulement dans une fonction publique. Autrement dit, l’État de la fin de l’histoire n’a plus d’administration pour conduire une politique, car une politique doit conduire quelque part et l’État universel est là où il doit être. Le fonctionnaire technicien n’est pas l’instrument de l’idée de l’État universel mais celui du pouvoir politique signifiant, quel qu’il soit, et dont la seule direction est sa propre raison nomothétique dans une concurrence de législations, et nullement un mouvement de l’histoire. Qu’une « ruse de la raison » (List der Vernunft) puisse se servir de cette concurrence érigée en forme absolue de l’État pour conduire à la fin de l’histoire ne permet pas encore de penser que le fonctionnaire de cet État réalise crédiblement le rôle assigné à tout ce faux-semblant par la raison, car s’il se dit tel il pose en même temps l’insignifiance de l’alternance politique, la stricte équivalence de toutes les législations proposées et une immobilité actuelle de l’État, il nie par conséquent le mouvement historique qu’il prétend servir, enfin il insulte le corps social sous l’espèce de l’électorat dont la voix est supposée être le seul véritable pouvoir et qui ne peut exister en tant qu’électorat autrement que dans la certitude absolue de ce pouvoir.
Philo 8 : Gnomique (suite)
C’est le régime aristocratique qui récompense véritablement le mérite. Quand on anoblit quelqu’un, on reconnaît si bien son mérite qu’on le considère comme perpétuel par et dans la descendance, selon les lois de l’hérédité qui s’expriment dans l’adage « Tel père, tel fils ». De son côté, la « méritocratie » dépossède son favori du legs qu’il pourrait faire.
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Le principe de tolérance par lequel il faut laisser chacun libre de suivre ses inclinations pourvu qu’elles ne nuisent pas à autrui est confronté non seulement par les dogmes religieux mais aussi, de manière plus impassible encore, par le criticisme kantien, selon lequel une maxime doit prendre la forme d’une loi universelle. Qu’une action ne nuise à personne en particulier ou en général, à supposer que ce pût être le cas, ne la justifie pas encore du point de vue de la loi morale.
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La psyché est une fonction du système endocrinien. L’agressivité est fonction de la testostérone : c’est la psyché masculine. La puissance sexuelle virile est corrélée à l’agressivité : comment a-t-on pu faire de celle-ci une « pulsion de mort » en lutte contre la libido ?
ii
La psychanalyse ne parvient éventuellement à des résultats qu’avec la névrose et l’hystérie, jamais avec les psychoses. La névrose et l’hystérie sont des réactions de la psyché féminine à la pression sexuelle, aux pulsions : un traitement par suggestion et transfert est possible. La psychose est une réaction de la psyché masculine à la pression sexuelle : elle n’est pas traitable par suggestion.
iii
Les expériences de la psychanalyse pratiquées sur les enfants sont purement et simplement une forme de dressage. On peut parvenir à des résultats sur la base de tous autres principes théoriques, y compris ceux d’un dresseur d’animaux de cirque.
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Sans l’œuvre de Kant, il n’y aurait plus aucune démocratie en ce monde, car c’est la sublimité de cette œuvre, que d’aucuns jugent fantastique (au sens de fantaisiste), qui est la suprême défense de ce régime, lequel ne repose en effet, comme fondement solide, que sur la loi morale, qui peut agir sur la nature via l’homme mais a toute la nature pour obstacle et, pour l’esprit non éclairé, pour démenti.
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La plasticité de l’apparence physique est une confirmation de la philosophie de Schopenhauer, selon laquelle la volonté est la chose en soi : le corps est le phénomène de la volonté, l’objectification de la volonté. Les cas de personnes qui deviennent méconnaissables du jour au lendemain sont sans doute moins rares qu’on ne le pense. Il m’est arrivé de ne pouvoir reconnaître une femme pour qui j’avais pourtant de la considération sur une photo prise quelques mois à peine après la dernière fois que je fus en sa présence, et cette photographie était un simple portrait et ne la montrait pas dans une attitude inhabituelle. Moins extraordinaire mais tout aussi significatif : le physique change avec la situation et le statut social. Celui qui réalise un projet qu’il avait à cœur est physiquement transformé. Les accomplissements dilatent la volonté, les échecs la compriment.
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Il n’est pas permis de jargonner dans les questions les plus essentielles pour l’homme. Pourtant, la scolastique, Hegel, « l’école »…
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L’idée de métempsycose implique, autant que celle de salut éternel, l’idée de liberté, car « l’âme » qui ne pourrait se déterminer à rebours de ses inclinations, à rebours de sa propre nature serait vouée fatalement à des réincarnations toujours plus basses sur l’échelle des êtres.
La réversion des mérites est nécessaire dans un système déterministe : c’est l’homme bon qui permet de devenir meilleur à l’homme mauvais, alors que ce dernier, par lui-même, ne peut que devenir plus mauvais encore. L’homme mauvais ne peut devenir meilleur que par les prières et les autres actes méritoires transférables de l’homme bon.
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Il y a quelque chose de bas et de servile à voir dans tel ou tel propos d’un grand esprit la marque de son époque, sous prétexte que notre propre époque désavouerait ce propos. Ce n’est pas juger impartialement que de juger en fonction de ce qu’admet ou non notre siècle, conformément à ses présupposés.
La conception kantienne du progrès comme une idée régulatrice plutôt que constitutive† ne peut même pas servir à étayer le point de vue selon lequel une époque postérieure a formellement le droit de considérer être plus avancée sur la voie du progrès et juger inférieures les époques qui la précèdent.
† Pour Kant, le progrès a une valeur morale : c’est, comme les Idées de la raison, une notion « régulatrice » et non « constitutive ». Il faut croire au progrès pour ne pas être découragé et renoncer à se perfectionner soi-même. Ne pas croire au progrès aurait un effet négatif sur la moralité.
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Si l’on veut considérer qu’une observation anthropologique a été déterminée par un milieu et une époque racistes, il faut également considérer la tendance, à tout le moins affichée, de notre propre époque à nier toute proposition de ce type, c’est-à-dire à vouloir à son tour orienter la recherche dans une direction déterminée. Aussi, le point de vue de la recherche objective, qui ne prend aucune direction a priori hors des choix idiosyncratiques de l’agent, suppose de ne pas tenir compte, dans l’examen, d’arguments invalidants de cette sorte. Si une observation doit être invalidée, il faut qu’elle le soit selon un raisonnement adéquat aux données du problème et non par des raisons extérieures, comme un effet de suggestion collective.
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C’est une très belle femme, suffisamment pour vouloir vivre avec elle. – Comment, mais elle est sotte. – On vit ensemble justement pour ne plus avoir à se dire quoi que ce soit.
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Demander la main de sa fille à un père, c’est avoir affaire à un homme avec qui l’on peut discuter.
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Nous lisons toujours les philosophes de l’Antiquité grecque, qui a dit que les civilisations étaient mortelles ?
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La conscience morale n’a pas tellement l’esprit de salon.
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Du danger pour sa réputation dans l’avenir de vouloir dénoncer son temps en bloc, car ce que l’on dénonce c’est ce que l’on voit, et ce que l’on voit c’est ce qu’on a cherché.
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Nietzsche a eu raison de devenir fou, car il ne serait guère parvenu à égaler Kant et Schopenhauer. Il est, et serait resté, un peu au-dessus de Montaigne, le maire de Bordeaux, qu’il admirait tant.
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Une plus grande offense à la vérité que la combattre, est la défendre avec bassesse.
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J’en ai entendu tellement de bien que j’en pense le plus grand mal.
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Pourquoi Socrate disait-il « Connais-toi toi-même » plutôt que « Sois toi-même » ?
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Le type contestataire est un segment du marché.
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Tous les mots en « –isme » sont suspects, sauf « féminisme ».
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Salarier un représentant de la nation, un député, c’est faire de la représentation une occupation comme les autres, avec en outre l’effet démoralisant (demoralizing) de sa durée plus ou moins limitée : c’est une incitation à la corruption (J. S. Mill, Considerations on Representative Government).
Max Weber, de son côté, explique que les députés doivent être des « nebenberuflichen » et non des « hauptberuflichen Politiker », des hommes dont la politique n’est pas l’activité principale, c’est-à-dire qu’il conteste la viabilité d’un système où les représentants auraient la politique comme principale activité.
Mais comment le cartel politique vivrait-il si nous écoutions ces penseurs ?
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Le vide occidental a horreur de la nature.
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« Un revirement à 180 % » (Daniel Bensaïd, Les trotskysmes, Que sais-je ?, 2e éd. 2006, p. 18)
« Trotsky avait pronostiqué qu’elle [la 4e Internationale] serait la force révolutionnaire décisive dans le monde au moment du cent-cinquantenaire du Manifeste communiste, soit en 1948. » (Ibid., p. 61) : le Manifeste communiste date donc de 1798…
ii
Sous le soleil de Mexico
Je n’ai pas lu la biographie officielle de Trotsky mais j’ai lu plusieurs ouvrages sur le trotskysme par des trotskystes, qui présentent au moins quelques éléments biographiques et j’ai quelques remarques à faire.
Les trotskystes parlent beaucoup de la smala de Trotsky mais jamais de ses revenus. Ces gens ont de ces pudeurs ! Il me paraît évident que ces revenus étaient un prélèvement sur les personnes affiliées au mouvement, prélèvement très certainement déterminé discrétionnairement en fonction des circonstances personnelles du principal intéressé : tant pour le mariage de la fille, tant pour la villa à Mexico, etc.
S’agissant de cette villa, les braves épigones veulent nous faire croire que Trotsky vivait en banlieusard anonyme dans un petit pavillon (l’auteur cité plus haut évoque par exemple son « combat solitaire [le combat solitaire de Trotsky] dans un jardin perdu de la banlieue de Mexico ».) Or il vivait dans un véritable bunker comparable à celui de Ben Laden dans le film Zero Dark Thirty, avec milice armée et tour de garde permanent.
La légende dit qu’un beau jour Ramón Mercader, le Stalinien, se rendit du côté du pavillon de banlieue de l’honnête citoyen Trotsky et lui tira dessus alors que ce dernier sortait faire la promenade à son toutou ou allait acheter une baguette de pain, ou lors d’une quelconque autre occasion banale de la vie de banlieue, dans une petite rue pavillonnaire tranquille.
Or c’était une opération bien plus délicate, du genre de celle du film précité, et elle ne pouvait être exécutée par un homme seul. Selon des archives mexicaines mises en lumière il y a quelques années, il s’agirait d’une collaboration entre Staliniens et agents du Parti nazi à Mexico qui espionnaient également le réfugié et partagèrent les informations qu’ils possédaient avec l’escouade de spadassins. Ces choses se passaient pendant le Pacte germano-soviétique (Los nazis en México, par Juan Alberto Cedillo, « Ganador del Primer Premio Debate de Libro Reportaje 2007 »).
On a récemment entendu les communistes français se targuer d’une attitude irréprochable de leur parti, contrairement à la droite française, disaient-ils, envers le fascisme, « pendant la guerre ». Tout est dans la précision calendaire…
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Socrate a bu la cigüe en démocratie.
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Ce magistrat écrit, qu’écrit-il ? Que Socrate l’a bien cherché. Socrate – entendez ce grave magistrat – avait « irrité ses juges » en leur disant qu’ils devaient le récompenser et non le condamner. Or Socrate a fait ce que lui dictait sa conscience et cela n’incluait pas de ramper devant ses juges. Socrate n’aurait pas été Socrate s’il s’était humilié devant des juges trop enclins à dénigrer les mérites de l’immortel philosophe. Mais pour ce grave magistrat qui prend la plume des siècles plus tard, Socrate n’est pas Socrate, seulement, comme pour ses juges, un provocateur qui l’a bien cherché. Cependant Socrate n’avait pas à demander pardon d’être Socrate. (Pour ce magistrat, d’ailleurs, les « écrivains célèbres » s’appellent Thureau-Dangin, le comte d’Haussonville…)
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Castoriadis : la bureaucratie est plus oppressive que le capitalisme privé. La bureaucratie s’affranchit des limitations imposées par la loi du marché à l’exploitation des travailleurs. C’est un monopole universel. L’inégalité de revenus était plus grande entre le prolétariat et la bureaucratie soviétique qu’entre le prolétariat et la classe capitaliste. Dès lors, ma remarque sur les coefficients de Gini post-communistes est fausse : le Gini russe est inégalitaire non pas tant en raison des conditions historiques de la libéralisation de l’économie soviétique que de la bureaucratie soviétique elle-même.
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Chez Kant, le mot « Politiker » est péjoratif (cf Schriften zur Geschichtsphilosophie).
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Le fanatisme étatiste de Hegel est une régression par rapport à Kant, chez qui l’État doit à son tour, pour mettre fin à l’état de nature entre États, adopter le droit international (Völkerrecht : « droit des peuples » et non droit des États). Il faut donner des lois aux États après avoir donné des lois aux individus dans l’État.
