Tagged: Amérique centrale
Documents. « Panameñismo » : Arnulfo Arias et le panaméisme dans les années 30-40
La principale force politique panaméenne à avoir été éclaboussée par le scandale des Panama Papers en 2016 fut le Parti panaméiste (Partido panameñista), vieux parti panaméen qui, soutenant le pouvoir d’Arnulfo Arias Madrid, fut la formation politique qui dota le Panama de sa première Constitution d’État souverain, en 1941, le Panama ayant été jusqu’alors un protectorat des États-Unis.
La doctrine panaméiste est (ou était, car le scandale des Panama Papers trahit une corruption de ses hommes et de ses principes) un nationalisme anti-impérialiste réclamant une véritable souveraineté pour ce pays détaché de la Colombie en 1903 par des manœuvres états-uniennes visant au contrôle sur le canal de Panama : il était en effet plus simple pour les États-Unis de contrôler le canal quand l’entité politique avec laquelle ils devaient compter pour cela était non plus la Colombie mais un démembrement, une fraction de celle-ci.
Arnulfo Arias Madrid (1901-1988) entra en politique au sein d’une organisation connue sous le nom d’Action communale (Acción Comunal), fondée en 1923 et que le premier texte que nous avons traduit ci-dessous présente à grands traits. Il s’agissait d’une organisation inspirée du fascisme européen, comme son imagerie le démontre assez (cf. photo ci-dessous). Le coup d’État conduit par cette organisation en 1931 conduisit Harmodio Arias Madrid, le frère d’Arnulfo, au pouvoir. Arnulfo fut quant à lui trois fois Président du Panama, à la suite d’élections : (1) d’octobre 1940 à octobre 1941, date où il fut renversé par un coup d’État militaire téléguidé par les États-Unis, (2) de novembre 1949 à mai 1951, à nouveau chassé du pouvoir, cette fois par des émeutes déclenchant un vote du Parlement, et (3) du 1er octobre au 11 octobre 1968, renversé à peine élu par un coup d’État militaire conduit par le général Omar Torrijos. Il participa de nouveau à l’élection présidentielle en 1984 mais l’armée faussa les résultats de cette élection pour faire élire son opposant. On a rarement vu, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, un homme politique aussi plébiscité par les urnes et aussi empêché de gouverner qu’Arnulfo Arias.
Pour introduire le public français et francophone à l’idéologie du panaméisme, nous avons traduit de l’espagnol trois textes. Le premier (I) est celui qui insiste le plus sur le fascisme d’Arnulfo Arias, avec des approximations que nous soulignerons. Le texte est tiré de la littérature du mouvement nord-américain de Lyndon LaRouche, représenté en France par le haut-fonctionnaire Jacques Cheminade. Le texte que nous avons traduit ressemble, s’agissant du cadre interprétatif, à une resucée des thèses de Ludendorff en leur temps sur les puissances supra-étatiques, dont les sociétés secrètes, le mouvement d’Action communale panaméen, embryon du Parti panaméiste, étant décrit comme un appendice de l’Ordre de la Rose-Croix, lequel semble être pour le mouvement auquel appartient Cheminade une sorte de fil rouge dans l’histoire du national-socialisme hitlérien. Par ailleurs, l’auteur de ce texte prend pour argent comptant des rapports des services de renseignement états-uniens, ce qui signifie qu’il ne s’agit nullement d’un travail d’historien : en s’appuyant sur ce seul genre de sources, dont au prétexte qu’elles sont déclassifiées on peut facilement penser qu’elles font enfin la lumière sur des faits méconnus, en réalité c’est la même chose que si l’on prenait pour fin mot d’une affaire judiciaire des rapports de police en ignorant tout jugement par une cour. Encore une fois, les historiens sérieux ne commettent pas cette erreur, mais des militants politiques ne sont pas toujours aussi regardants. Même dans les régimes démocratiques, et même en temps de paix, il arrive que ces services jouent un rôle malsain de police politique au service des gouvernements en place. Nous soulignerons les points contestables dans ce texte.
Le second texte (II) est quant à lui tiré de la littérature panaméiste elle-même. Elle confirme de manière euphémistique la présentation générale du I quant aux influences du fascisme européen sur la doctrine panaméiste, tout en apportant d’autres éléments sur la constitution d’un parti de masse dans le cadre des institutions démocratiques du pays.
Enfin, nous donnons en Complément des extraits de la Constitution panaméiste de 1941.
Pour conclure cette introduction, un mot du terme panaméisme. Le mot espagnol est panameñismo, forgé à partir de l’adjectif panameño. Une traduction correcte consiste donc à prendre l’adjectif français « panaméen » pour appliquer le même traitement, ce qui donne « panaméisme ». Le terme « panamisme » que certains emploient, par exemple le Wikipédia français, est pauvre : si Arnulfo Arias l’avait voulu, il aurait appelé son parti « Partido panamista » mais il l’a appelé « Partido panameñista ».
.
Photo : L’emblème d’Action communale figurait sur la page de titre de l’organe de presse du mouvement, comme on le voit sur cette photo. Ce symbole complexe comporte un faisceau lictorial comme dans le fascisme, et même deux, un grand et un petit, le petit ayant les lettres A au-dessus et C en-dessous (ce qui ne se laisse pas déchiffrer par le profane que nous sommes), une croix gammée, un livre ouvert surmonté d’une dague, qui évoque sans aucun doute les rites initiatiques décrits ci-dessous en I, et d’autres choses encore, dont une devise, « Veritas imperabit orbi panamensi », « la vérité dirigera le monde panaméen ». (Source photo : El Digital Panamá)
Les notes entre crochets [ ] dans le texte sont de nous. Des commentaires numérotés font également suite aux traductions.
.
Plan
I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias
II/ Un fascisme démocratique ?
III/ Complément : La Constitution panaméenne de 1941 : Constitution panaméiste, la première véritable Constitution du Panama en tant qu’État souverain
*
I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias
.
Traduction :
En 1931, le Dr. Arnulfo Arias Madrid prit la tête d’un coup d’État contre le Président Florencio Arosemena, au cours duquel furent assassinés plusieurs membres de la Garde présidentielle du Palacio de las Garzas [siège de la Présidence de la République], et qui imposa comme Président Harmodio Arias Madrid, le propre frère d’Arnulfo Arias Madrid. L’organisation à la tête du coup d’État était le Mouvement d’action communale, une organisation secrète et clandestine de tendance nationaliste, fondée en 1923. De nombreux membres de l’organisation entrèrent dans les équipes du nouveau gouvernement.
Le Mouvement d’action communale était une organisation secrète dotée de rites d’initiation, comme l’a expliqué en 1964 l’un de ses membres, Víctor Florencio Goytía : « Après le serment de rigueur et la signature avec le sang, scellée dans un livre noir, au terme d’une cérémonie mystique, les membres étaient organisés en escadrons de combat ; les membres initiés d’Action communale utilisaient des capuches blanches, et les chefs des capuches noires1, qui permettaient seulement de voir les yeux ; ils avaient en outre un salut spécial, avec les mains croisées, pour reconnaître plus facilement un membre de la communauté. »
Le Mouvement d’action communale était organisé en escadrons paramilitaires en uniforme, adoptant la symbologie fasciste, avec un emblème qui incluait le svastika2, les faisceaux, une dague et un livre ouvert [voyez photo ci-dessus]. Une telle affirmation n’a pas de quoi étonner, car le Dr. Arnulfo Arias Madrid avait découvert et pratiqué l’occultisme durant son séjour de spécialisation médicale en Europe en 1925. Il entra en contact avec la société des Polaires qui avait des liens avec la société Thulé [Thule-Gesellschaft] en Allemagne, dont étaient membres le professeur Karl Haushofer, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler lui-même. Peu après l’arrivée au pouvoir d’Harmodio Arias Madrid, son frère Arnulfo Arias Madrid fut nommé ambassadeur du Panama en Italie, pendant le gouvernement fasciste de Benito Mussolini3, puis en France, de 1936 à 1939, où le Dr. Arnulfo Arias Madrid fut initié personnellement dans la société rosicrucienne, à laquelle il resta lié toute sa vie, de même qu’un grand nombre de ses partisans au Panama, comme nombre d’autres hommes de gouvernement liés au Troisième Reich allemand.
Le Mouvement d’action communale finit par se dissoudre, ses membres en venant à constituer diverses forces politiques, mais à la fin de la décennie 1930 la majorité d’entre eux se réunirent dans le parti fondé par Arnulfo Arias Madrid et qui allait le porter au pouvoir en 1940, le Parti national révolutionnaire (Partido Nacional Revolucionario), renommé par la suite adopterait Parti panaméiste (de tendance droitière et nationale-populiste), copiant le modèle de structure politique du NSDAP allemand.
En 1937, comme ambassadeur du Panama dans l’Italie de Mussolini [voyez note 3], Arnulfo Arias rencontra Adolf Hitler, Herman Goering, Adolf Himmler, Joseph Goebbels et d’autres dirigeants nazis, selon des rapports déclassifiés des Archives nationales du FBI nord-américain : « … il devint un nazi convaincu, corps et âme, et à son retour au Panama créa un parti politique nazi, le Parti national révolutionnaire ; en 1940, en tant que Président, Arias ordonna la création d’un escadron militaire de haut niveau dont l’entraînement fut confié au nazi guatémaltèque Fernando Gómez Ayau, qui travaillait sous l’autorité directe de l’ambassadeur d’Hitler au Panama, Hans von Winter, lequel les conseillait dans la formation d’une police secrète appelée la GUSIPA, la Garde silencieuse panaméenne (Guardia Silenciosa Panameña). »
Arnulfo Arias s’entoura de sympathisants nazis parmi ses amis intimes, ses partisans politiques et ses ministres, parmi lesquels Manuel María Valdéz (proche collaborateur politique d’Arias), José Ehrman (secrétaire d’Arias quand celui-ci était ambassadeur à Paris), Cristóbal Rodríguez (secrétaire général de la Présidence d’Arias), Antonio Isaza Aguilera (secrétaire privé d’Arias), le colonel Olmedo Fabrega (doyen et chef des escortes d’Arias durant sa présidence), le lieutenant-colonel Luis Carlos Díaz Duque (chef de la Garde présidentielle durant sa présidence), Julio Heurtematte (qui s’associa à Arias pour créer la société d’importation de voitures allemandes et japonaises Heurtematte & Arias), le capitaine Nicolás Ardito Barletta (chef de la Gusipa, coreligionnaire d’Arias dans la société rosicrucienne et ex-maire de la ville de Panama pour le parti d’Arias ; c’était en outre le père du Dr. Nicolás Ardito Barletta, un adversaire politique d’Arias qui lui disputa la Présidence en 1984, se faisant élire à une marge étroite – sous l’accusation de fraude électorale soulevée par Arias – en tant que représentant du Parti révolutionnaire démocratique, fondé par le général et révolutionnaire charismatique Omar Torrijos, qui avait renversé Arias en 1968).
Au cours de sa carrière politique initiale, Arnulfo Arias Madrid entendit « purifier » le Panama des « races inférieures ». En tant que ministre de la santé en 1933, dans le gouvernement de son frère Harmodio, il proposa une législation sanitaire pour la stérilisation des Noirs d’ascendance antillaise4, ainsi que l’application de l’euthanasie aux personnes âgées. Cette législation fut à l’époque rejetée par l’Assemblée nationale mais fut appliquée pendant le gouvernement d’Arnulfo Arias en 1940, à l’hôpital Santo Tomás de la ville de Panama.
De même, dans la nouvelle Constitution qu’imposa Arnulfo Arias Madrid en 1940, se trouvaient un article définissant comme « races interdites d’immigration les Afro-antillais, Chinois, Japonais, Hindoustanis et Juifs », ainsi qu’un article disposant que « les commerces de détail ne peuvent être gérés que par des Panaméens de naissance ». Un mémorandum du Département d’État nord-américain, produit juste avant le renversement d’Arias en 1941 – renversement promu par les États-Unis en raison des sympathies d’Arias pour l’Axe – rapporte la chose suivante : « … que le gouvernement d’Arias prévoit de prendre un décret-loi pour exclure des activités commerciales les Juifs, Hindoustanis, Chinois et Espagnols »5 (29 septembre 1941, N.A. 819.55J/4). (…)
De tels faits ressortent aussi du rapport confidentiel cité plus haut et envoyé en 1943 au Département d’État par l’ambassadeur nord-américain au Chili, Claude Bowers, dans une section intitulée « Activités subversives et déclarations d’Arnulfo Arias », qui décrit une entrevue d’Arias avec un informateur de l’ambassade nord-américaine : « … quand l’informateur entra dans la chambre de l’hôtel à Santiago du Chili où logeait l’ex-Président du Panama, le Dr. Arnulfo Arias, l’informateur leva la main en un salut nazi avec les mots ‘Heil Hitler’, à quoi le Panaméen Arnulfo Arias répondit de la même manière ; Arias dénonça la politique impérialiste des États-Unis et, interrogé sur son opinion quant au résultat de la guerre, il répondit qu’il avait cru une victoire des Alliés possible mais qu’avec les récents triomphes d’Hitler en Russie et en Afrique du Nord il pensait que la situation avait changé, que la Russie serait ‘liquidée’ au cours de l’hiver et qu’avec la victoire prochaine de l’Axe arriverait ‘le jour où nous serons libres’ ; enfin, quand il lui fut demandé s’il était partisan du nazisme, Arias dit qu’il était panaméen avant tout mais que si les nazis contribuaient à ‘notre émancipation latino-américaine’ il en serait un fervent admirateur. » (12 septembre 1942, N.A. 819.001/311, Arias, Arnulfo).
Rapport spécial de 1986 de l’Executive Intelligence Review, Lyndon LaRouche Foundation, Washington D.C. (décembre 2009)
.
1 Il se pourrait que ces capuches ressemblassent à celles du Klu Klux Klan, c’est-à-dire avoir été coniques avec un sommet pointu. Un mot sur ce point. Il est évident que le KKK, qui se développa d’abord et surtout dans les États du Sud des États-Unis, a emprunté ce costume aux cofradías espagnoles de la Semaine Sainte, qui s’étaient répandues dans toutes les possessions américaines de l’Espagne, y compris aux États-Unis, dont la Louisiane espagnole de 1762, après le traité de Fontainebleau signé avec la France, jusqu’à 1800. Cette Louisiane espagnole couvrait plusieurs États où le KKK se développa par la suite. – Il est permis de supposer que le nom même du Klu Klux Klan est une allusion à ce costume emprunté : l’un des noms de cette capuche conique en espagnol est en effet cucurucho, et klu-klux peut être le son cu-curuch par déformation. Le nom du KKK reste un mystère à ce jour, et notre hypothèse semble moins fantaisiste que celle qui consiste à y voir le bruit d’un fusil que l’on réamorce. Le sens en est selon nous : le clan du (de ceux qui portent le) cucurucho.
2 En supposant qu’Action communale se fût doté de cet emblème avec svastika dès sa création, en août 1923, il convient de souligner que le NSDAP allemand dont le svastika était le symbole depuis 1920, n’avait guère encore fait parler de lui à cette date. Le putsch de Munich, par exemple, n’eut lieu qu’en novembre 1923, tandis que les fascistes italiens étaient au pouvoir depuis la Marche sur Rome d’octobre 1922. Il ne paraît donc pas absolument certain que le svastika d’Action communale fût un « emprunt » au national-socialisme allemand. Une autre possibilité est qu’il se fût agi d’un symbole indigène, la croix gammée étant, comme on le sait, un symbole ubiquitaire des civilisations amérindiennes. C’est le cas au Panama, parmi les Indiens Gunas (ou Cunas) de l’archipel de San Blas, qui obtinrent leur autonomie à la suite de la « Révolution de 1925 » et adoptèrent un drapeau orné d’un svastika, drapeau toujours en vigueur de nos jours. C’est une simple hypothèse de notre part. Du reste, la Constitution panaméiste de 1941 ne fait aucune mention des accords d’autonomie de mars 1925 concernant l’archipel de San Blas et l’autogestion accordée aux Gunas, si bien qu’on peut penser qu’Arnulfo Arias n’était pas un farouche défenseur de cet accord. Le titre XIV de la Constitution sur les « Provinces et le Régime municipal », est absolument muet quant à une quelconque spécificité de l’archipel.
3 Toutes les sources ne concordent pas sur le séjour d’Arias en Italie en tant qu’ambassadeur. La chose figure certes dans les les pages Wikipédia en anglais, par exemple, mais non dans celles en français ou en espagnol, ni par le texte ci-dessous en II. Selon ces dernières sources, le champ d’action d’Arnulfo Arias comme ambassadeur couvrait différents pays européens parmi lesquels l’Italie n’est pas nommée, et avait son siège à Paris. Il est fréquent que les petits pays nomment un seul ambassadeur pour plusieurs pays.
4 L’affirmation paraît sans fondement et mériterait à tout le moins d’être précisée. Les Noirs dont la langue maternelle n’est pas le castillan sont une catégorie parmi d’autres de « migrants interdits » dans la Constitution de 1941. Mais les autres catégories sont définies de manière plus extensive : par exemple, les personnes de race jaune sont toutes interdites d’immigration au Panama par cette Constitution sans que celle-ci fasse une différence selon la langue maternelle dans ce cas. D’un côté, par conséquent, la race noire est davantage acceptée que la race jaune dès lors que le texte constitutionnel fait jouer pour la première et pour celle-ci seulement un critère de langue. Les Noirs dont le castillan est la langue maternelle pouvaient immigrer au Panama. D’un autre côté, le fait qu’une personne née au Panama d’une personne appartenant à la catégorie des migrants interdits a tout de même la nationalité panaméenne si l’autre parent est Panaméen, connaît une exception quand le père appartenant à la catégorie de migrant interdit est un Noir dont la langue maternelle n’est pas le castillan (art. 12), c’est-à-dire que la Constitution semble en effet réserver le traitement le plus strict envers les personnes qui réunissent dans leur personne deux traits : (a) être de race noire et (b) ne pas avoir le castillan pour langue maternelle. De toute évidence ce sont les Noirs anglophones et francophones qui sont visés. Voyez la note 5 et notre choix d’articles de la Constitution de 1941 ci-dessous. Par conséquent, l’expression de « race inférieure » à éliminer par stérilisation est une grossière erreur ou une diffamation : pourquoi ce régime aurait-il cherché à éliminer les Noirs en tant que race inférieure alors qu’il n’interdisait pas d’immigrer aux Noirs de langue espagnole ? Cela n’a aucun sens. Soit l’auteur a mal compris le rapport des services secrets états-uniens dont il rend compte, soit c’est ce rapport qui est un tissu de faussetés. Sur la base de faits vrais, à savoir l’existence constitutionnelle d’une catégorie de « migrants interdits », l’un ou l’autre élucubre. S’il y a eu un programme de stérilisation envers les Noirs, il ne peut avoir visé ceux qui étaient libres d’immigrer dans le pays, mais seulement ceux, au maximum, à qui faisait défaut un certain trait culturel, à savoir la langue espagnole. Et même concéder ce point semble absurde ; l’un ou l’autre semble avoir allègrement mêlé deux dispositions de nature différente, à savoir une législation migratoire et une législation de nature eugéniste, appliquant sans fondement les moyens de la seconde aux objectifs de la première. S’il s’agissait d’une politique de nettoyage ethnique, comme l’un et/ou l’autre le laisse entendre, la stérilisation est bien moins propre à ce résultat que l’expulsion ou la pure et simple élimination physique directe. Bref, tout cela n’a aucun sens.
5 C’est l’article 23, alinéa 3, de la Constitution qui définit la catégorie des personnes interdites d’immigration. Il est rédigé comme suit : « Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord. » Il y a dans l’article, au paragraphe en question, deux citations qui ne se recoupent que partiellement. L’une omet les Japonais, l’autre omet les Espagnols. Chinois, Japonais et Hindoustanis relèvent des sous-catégories « races jaunes » pour les deux premiers et « races originaires de l’Inde » pour les troisièmes. En revanche, les Espagnols ne paraissent relever d’aucune des sous-catégories établies par la Constitution et le décret-loi évoqué en ces termes par les services secrets nord-américains était donc forcément inconstitutionnel : le plus probable est que ce rapport des services secrets n’est pas fiable. Quant aux juifs, nommés dans les deux citations, la constitutionnalité de leur interdiction serait également problématique mais cette interdiction pourrait à la rigueur signifier que le gouvernement entendait la catégorie « races originaires d’Asie mineure et d’Afrique du Nord » comme incluant, outre les Arabes et les Berbères, les Juifs dans toutes leurs composantes.
.
II/ Un fascisme démocratique ?
.
Arnulfo Arias Madrid
Traduction de « L’Ordre Arnulfo Arias : Sa mémoire est bien vivante », par Enrique de Obaldía, avocat.
En 1925 le Dr. Arias fut témoin de l’intervention militaire des États-Unis qui étouffa la grève des loyers6 en causant morts et blessés, cet événement influa sur le sentiment nationaliste du Dr. Arias, le poussant à rejoindre le Mouvement d’action communale.
En ce temps-là, le pays souffrait d’un état grave de décomposition politique, économique et sociale, produit de la structure semi-coloniale imposée par le traité antinational Hay-Buneau Varilla de 1903, et cette situation empêchait la croissance et le progrès de la Nation.
C’est comme conséquence de cette réalité que, le 2 janvier 1931, malgré les risques d’une intervention nord-américaine prévue par la Constitution et le traité du Canal, Action communale mène un coup d’État contre le Président Florencio Harmodio Arosemena, le renversant. La participation du Dr. Arnulfo Arias fut prépondérante et fondamentale pour l’exécution de la « Révolution libertaire » (Revolución Libertaria) du 2 janvier 1931, car il fut l’un des chefs les plus habiles et déterminants pour l’action armée de ce coup d’État. C’est en effet le Dr. Arias qui dirigea les opérations, en particulier la prise du palais présidentiel.
Après cette geste héroïque d’Action communale, le Dr. Arnulfo Arias occupa sous l’administration du Dr. Ricardo J. Alfaro (1931-1932) et de son frère le Dr. Harmodio Arias Madrid (1932-1936) des fonctions publiques importantes, en tant que ministre des travaux publics et ministre de la santé.
En reconnaissance de ses contributions à la campagne électorale de 1936, le Président Juan Demóstenes Arosemena nomma le Dr. Arnulfo Arias envoyé extraordinaire devant les gouvernements de France, d’Angleterre, de Suisse et du Danemark, établissant à Paris le siège de sa mission diplomatique. Durant son séjour en Europe, de 1936 à 1939, il fut en outre délégué du Panama devant la Société des Nations, à Genève en Suisse, et envoyé spécial au couronnement du monarque britannique George VI.
En Europe, Arias entra en contact avec les idéologies alors en vogue et qui comportaient une forte charge nationaliste. Ces manifestations patriotiques fascinèrent Arias. Il fut également impressionné par la législation sociale avancée qu’adoptaient presque toutes les nations du vieux continent. Il profita de cette expérience pour étudier différentes formes démocratiques de gouvernement, promotrices d’un nouvel ordre social et de l’intervention ordonnatrice de l’État.
Fin 1939, le Dr. Arias Madrid accepta depuis son séjour parisien la candidature à la Présidence de la République pour son parti, le Parti national révolutionnaire (PNR), auquel s’associèrent les partis conservateur, libéral national, démocrate, et libéral uni. Devant ce défi, le Dr. Arias était décidé à engager de nouvelles politiques pour le pays, fondées sur les principes nationalistes d’Action communale et les nouvelles idéologies naissantes en Europe7.
De retour au Panama pour conduire sa campagne électorale, devant un rassemblement de masse sans précédent dans l’histoire politique du pays, le 22 décembre 1939, devant la gare ferroviaire de la ville de Panama (l’ancien Musée panaméen de l’Homme « Reya Torres de Araúz », aujourd’hui l’École des beaux-arts de la Place du 5 Mai), le Dr. Arias présenta une nouvelle doctrine politique qu’il nomma « Panaméisme » (Panameñismo).
Cette doctrine était inspirée par un nationalisme culturel, démocratique et économique, basé sur l’exaltation de nos racines historiques et sur notre droit à bénéficier de notre position géographique8. Elle avait pour idées directrices l’intervention ordonnatrice de l’État, en remplacement du caduc laisser-faire, et l’adoption de droits sociaux.
Le Dr. Arias définit la doctrine panaméiste dans les termes suivants : « Panaméisme sain, serein, basé sur l’étude de notre géographie, de notre flore, de notre faune, de notre histoire et de nos composantes ethniques. C’est seulement de cette manière que nous pourrons parvenir à l’excellence d’institutions équilibrées et au gouvernement parfait qui produira la plus grande somme de bonheur possible, la plus grande sécurité et stabilité sociale et politique. » Cette déclaration peut se structurer en trois principes de base :
- Le nationalisme d’Action communale, tendant à défendre, à développer et à dignifier la nationalité panaméenne ;
- La pleine démocratie, la participation effective du peuple au pouvoir public pour forger son destin et son développement socioéconomique ; et
- La souveraineté nationale sous la devise « Le Panama aux Panaméens », dans le but de fortifier et grandir notre image de nation souveraine et indépendante.
Le Dr. Arias remporta une victoire éclatante aux élections de 1940 face au candidat du Front populaire, une alliance de socialistes, libéraux et communistes dont le candidat, Ricardo J. Alfaro, pour éviter l’intensification du climat de violence politique, s’était, curieusement, retiré de la campagne électorale de manière anticipée.
Une fois au pouvoir, le 1er octobre 1940, le Dr. Arias appliqua un plan de développement national fondé sur la doctrine panaméiste et commença l’application d’un programme de gouvernement qui poursuivait l’œuvre nationaliste et innovante des administrations des Présidents Harmodio Arias Madrid (1932-1936), Juan Demóstenes Arosemena (1936-1939) et Augusto Samuel Boyd (1939-1940), approfondissant au maximum un authentique processus révolutionnaire.
La première et principale décision du gouvernement révolutionnaire du Dr. Arias fut l’abrogation de la Constitution conservatrice et antinationale de 1904, qui fut remplacée par la Constitution du 2 janvier 1941 modernisant les structures de l’État panaméen et complétant l’abrogation du droit d’intervention des États-Unis.
Le travail gouvernemental, s’agissant de la législation, fut complété par 103 lois et six décrets-lois qui développèrent les nouveaux principes constitutionnels et introduisirent des changements importants tels que : l’inscription des femmes sur les listes électorales et le vote féminin, la création de la Banque centrale d’émission de la République chargée d’émettre le papier monnaie panaméen, la protection de la faune et de la flore, la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, la promotion de la sécurité publique et de la sécurité sociale, le développement de la santé publique, le patrimoine familial (patrimonio familiar) inaliénable des classes pauvres ouvrières et agricoles, la promotion de l’éducation populaire, des arts, du sport, de la culture vernaculaire et du folklore national, la protection du patrimoine historique, la nationalisation du commerce de détail, la première loi organique d’éducation, la création de la Banque agricole, la création du tribunal de tutelle des mineurs, la défense de la langue, la régulation des contrats de travail et le droit des travailleurs à des congés annuels payés, l’indemnisation des accidents, le droit de grève, l’égalité salariale entre hommes et femmes, la maternité ouvrière, l’établissement de la journée unique de travail dans les administrations publiques, la promotion de logements populaires et la planification urbaine, l’habeas corpus, le recours en protection des garanties constitutionnelles, le tribunal des contentieux administratifs, la fonction sociale de la propriété privée, la réorganisation de la police nationale, déclarant le Président de la République chef suprême de cette institution, et son œuvre majeure : la Caisse de sécurité sociale.
De même que le 10 mai 1951 et le 11 octobre 1968, le 9 octobre 1941 des secteurs oligarchiques, rétrogrades et antinationaux conduisirent un coup d’État contre le Dr. Arias, le renversant et freinant ainsi le prodigieux développement économique, politique et social dont jouissait alors le pays.
Il convient de souligner que l’opposition du Dr. Arias à l’établissement de bases militaires des États-Unis sur le territoire national en dehors de la Zone du canal pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que son refus d’employer militairement les navires sous pavillon panaméen, furent les principaux éléments qui occasionnèrent ledit coup d’État9.
Par une mesure du Président Enrique Adolfo Jiménez, le Dr. Arnulfo Arias Madrid put retourner dans son pays en 1945, après avoir subi l’exil. À son retour, le Dr. Arias s’engagea de nouveau dans la vie politique nationale.
tupolitica.com, 4 août 2008 (organe de presse panaméiste).
.
6 « Huelgas inquilinarias » : Ces grèves des loyers par les travailleurs panaméens n’étaient pas une petite affaire puisqu’il arriva au gouvernement de demander à l’armée nord-américaine présente dans la Zone du canal de les réprimer par la force, dans les années 1920, ce dont il est dit ici qu’Arnulfo Arias fut témoin. Voyez le poème Chant au quartier du Marañón d’Álvaro Menéndez Franco que nous avons traduit en français dans notre billet de « Poésie anti-impérialiste du Panama » ici.
7 C’est une façon euphémistique de décrire l’influence des régimes totalitaires européens. Toutefois, comme il s’agit essentiellement d’interventionnisme étatique, et que pour le reste Arias resta partisan de l’élection, on pourrait tout autant rattacher son action à celle du Front populaire en France ou le situer dans une même classe qu’un de Gaulle en 1958.
8 C’est-à-dire le droit des Panaméens d’être souverains chez eux, ce qui devait inclure à terme la souveraineté sur le canal.
9 L’auteur nord-américain de I apporte des éléments des services secrets états-uniens pour dénoncer ces mesures de pure et simple neutralité comme étant motivées par une sympathie envers les pays de l’Axe. Comme si l’on ne vouloir être neutre sans avoir d’intentions hostiles. Quoi qu’il en soit des motivations d’Arnulfo Arias, il est impossible de voir dans les deux refus mentionnés autre chose qu’une politique de neutralité. Or il fut renversé en raison de cette politique, I et II s’accordent à le dire bien qu’ils ne portent pas la même analyse. La maxime « Qui n’est pas avec moi est contre moi » est souvent associée à Staline : on voit que les États-Unis la pratiquaient pendant la Seconde Guerre mondiale.
.
Complément :
La Constitution panaméenne de 1941
.
La Constitution panaméenne, et panaméiste, de 1941 fut en vigueur jusqu’en 1946. Tirant les conséquences de l’accord Hull-Alfaro de 1939, elle mit fin au régime de la première Constitution panaméenne de 1904 qui faisait du Panama un protectorat des États-Unis. L’accord Hull-Alfaro et la Constitution de 1941 maintenaient cependant l’existence d’une Zone du canal sous souveraineté nord-américaine, qui ne fut supprimée qu’avec les traités Carter-Torrijos de 1977.
La Constitution de 1946 fut à son tour abrogée et remplacée en 1972, après le coup d’État de 1968 qui renversa de nouveau Arnulfo Arias. Cette dernière Constitution de 1972 est encore en vigueur aujourd’hui ; c’est la quatrième plus ancienne d’Amérique latine, après celles du Mexique (1917), du Costa Rica (1939) et de l’Uruguay (1967). Ce classement appelle quelques remarques. La Constitution du Mexique est purement et simplement l’imitation – on n’ose même dire une adaptation – de la Constitution fédérale des États-Unis. Elle fut le cadre d’une hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) issu de la Révolution mexicaine longue de plus de soixante-dix ans. Quant au Costa Rica, la longévité de sa Constitution traduit la stabilité politique de ce pays au vingtième siècle, d’autant plus remarquée qu’elle en fait une exception parmi les petites républiques d’Amérique centrale. Cette stabilité fut imputée par le célèbre intellectuel mexicain José Vasconcelos à l’homogénéité raciale du pays : « Tout le monde sait que le Costa Rica est un pays civilisé et civiliste, démocratique et cultivé, peuplé par une race pure d’origine galicienne, sans presque aucun Indien et seulement quelques Noirs sur la côte qui ne créent pas de problèmes. Le Costa Rica échappe ainsi aux maux du métissage et du prétorianisme et ne connaît ni dictateurs ni caudillos. » (in José Vasconcelos, El Proconsulado, 1939, notre traduction)
Parmi les articles intéressants de la Constitution panaméenne de 1941, on relèvera (notre traduction) :
Art. 10 : Le castillan est la langue officielle de la République. Il relève des missions de l’État de veiller à sa pureté, sa conservation et son enseignement dans tout le pays.
Art. 11 : La qualité de Panaméen s’acquiert par la naissance ou par un acte de naturalisation. Art. 12 : Sont Panaméens de naissance : a) ceux qui sont nés sous la juridiction de la République, quelle que soit la nationalité des parents, à condition que ceux-ci n’appartiennent pas à la catégorie des migrants interdits (siempre que ninguno de éstos sea de inmigración prohibida) ; b) ceux qui sons nés sous la juridiction de la République, même si l’un des parents appartient à la catégorie des migrants interdits, à condition que l’autre soit Panaméen de naissance. Cette disposition ne s’appliquera pas quand le père appartenant à la catégorie des migrants interdits est de race noire et que sa langue maternelle n’est pas le castillan.
Art. 23, alinéas 2 et 3 : L’État veillera à ce qu’immigrent des éléments sains, travailleurs, adaptables aux conditions de la vie nationale et capables de contribuer à l’amélioration ethnique, économique et démographique du pays. // Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord.
Art. 27, alinéa 2 : Personne ne pourra être détenu plus de vingt-quatre heures sans être déféré aux ordres de l’autorité compétente pour être jugé.
Art. 31 : Il n’y aura pas de peine de mort au Panama. Il ne se pourra pas non plus prononcer de peine de bannissement contre les Panaméens.
Art. 38 : La profession de toutes les religions est libre ainsi que l’exercice de tous les cultes, sans autre limitation que le respect de la morale chrétienne. Il est reconnu que la religion catholique est celle de la majorité des habitants de la République. Elle sera enseignée dans les écoles publiques, mais son apprentissage ne sera pas obligatoire pour les élèves dont les parents ou tuteurs en feront la demande. La loi disposera de l’assistance qui doit être prêtée à ladite religion et pourra confier des missions (encomendar misiones) à ses ministres parmi les tribus indigènes.
Art. 47 Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. // Quand du fait de l’application d’une loi justifiée par des motifs d’utilité publique ou d’intérêt social les droits des particuliers entreront en conflit avec la nécessité reconnue par la loi, l’intérêt privé devra céder à l’intérêt public ou social. // La propriété privée implique des obligations en raison de la fonction sociale qu’elle doit remplir.
Art. 53 Le travail est une obligation sociale et sera sous la protection spéciale de l’État. // L’État pourra intervenir par la loi pour réglementer les relations entre le capital et le travail en vue de réaliser une meilleure justice sociale de manière que, sans causer de préjudice injustifié à aucune partie, il assure au travailleur les conditions nécessaires à l’existence, et les garanties et rétributions congruentes aux raisons d’intérêt public et social, et au capital la juste rémunération de ses investissements. // L’État veillera à ce que le petit producteur indépendant puisse obtenir de son travail et de son industrie un fruit suffisant pour ses nécessités et spécialement pour le bien-être et le progrès des classes agricoles et ouvrières.
Art. 103 : Les loi n’auront pas d’effet rétroactif.
Nous avons discuté une disposition constitutionnelle identique au présent art. 103 dans la Constitution paraguayenne de 1940 (ici). Ici comme là nous ignorons quelle étendue était donnée à cette disposition, sachant que la même disposition figure aussi dans la Constitution des États-Unis (Article I, Section 9, clause 3) et que la Cour suprême nord-américaine a très tôt jugé que cela ne s’appliquait qu’aux lois pénales et non aux lois civiles (Calder v. Bull, 1798). Dans la Constitution panaméenne, nous avons cependant cité un autre article, l’art. 47, dont le premier alinéa pourrait apporter une réponse à la question : « Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. » Cela semble indiquer la non-rétroactivité des lois civiles.
.
Annexe :
Création de l’ordre Arnulfo Arias Madrid
.
Loi du 8 janvier 2003. Est créé l’ordre Arnulfo Arias Madrid avec sa décoration. Sa finalité est de rendre l’hommage du peuple panaméen à l’un de ses plus distingués hommes d’État, qui fut élu à trois reprises Président de la République par le vote populaire, et, en commémoration du centenaire de la République, de promouvoir les vertus démocratiques et civiques qui sont au fondement de l’État panaméen, ainsi que les contributions les plus notables au développement durable dans les domaines scientifique, littéraire, artistique, intellectuel et humanitaire.
La sainteté de la révolution : Poésie d’Ernesto Cardenal
Après plusieurs billets de traduction de poésie révolutionnaire du Nicaragua (en commençant par celui-ci), nous traduisons enfin à notre tour le plus grand poète révolutionnaire nicaraguayen, Ernesto Cardenal (1925-2020). Les poèmes qui suivent sont tirés de deux livres : le recueil Vuelos de victoria (Vols de victoire) de 1984 et un livre d’entretiens suivis de trois longs poèmes, La santidad de la revoluciόn (La sainteté de la révolution), publié en 1976. Ce dernier livre est paru d’abord en Espagne avant la Révolution sandiniste de 1979, tandis que le recueil Vols de victoire est postérieur à la victoire du FSLN sandiniste et présente à la fois un regard rétrospectif sur la lutte révolutionnaire au Nicaragua, à laquelle le poète participa, et une évocation des tâches du nouveau régime, dans lequel Ernesto Cardenal occupa de 1979 à 1987 les fonctions de ministre de la culture, ce qui lui valut, en tant que prêtre, des démêlés avec la hiérarchie de l’Église catholique.
Dans cette poésie révolutionnaire, le sacerdoce de l’auteur n’est pas mis de côté. Au contraire, certains de ces poèmes montrent ce que la lutte révolutionnaire doit, pour leur auteur, à son état ecclésiastique, à sa foi, et sont un modèle de « théologie de la libération », dont Cardenal passe pour l’un des plus importants représentants. Les deux longues « Épîtres » tirées du livre de 1976 et ici traduites sont les textes les plus marquants et les plus caractéristiques du présent choix à cet égard.
Afin de ne pas surcharger l’appareil critique de ces traductions, nous n’avons pas cherché à expliciter la plupart des toponymes présents dans ces poèmes inspirés de faits réels ; même si la géographie du Nicaragua et du reste de l’Amérique centrale est en général peu connue du public français, ces noms de lieux n’appellent pas, le plus souvent, de remarques particulières.
Enfin, une remarque de forme : nous n’avons pas suivi l’agencement typographique des vers tel qu’il figure dans les éditions dont nous nous sommes servis, car nous ne sommes pas en mesure de le reproduire fidèlement sur ce blog, en particulier les espaces séparant le début de certains vers de la marge, et nous avons donc fait commencer tous les vers sur la même ligne. Pardon pour cette infidélité.
*
Vols de victoire
(Vuelos de victoria, 1984)
.
Offensive finale (Ofensiva final)
Ce fut comme un voyage vers la lune
avec la complexité et la précision de tous les détails
devant compter avec tout le prévu
mais aussi l’imprévu.
Un voyage vers la lune où la moindre erreur pouvait être fatale.
« Ici Atelier »–« Allô Assomption »–« Allô Milpa ».
« Atelier » était la ville de Leόn, « Assomption » Masaya, « Milpa » Estelí.
Et la voix tranquille de la jeune Dora María depuis « Atelier »
disant que les renforts ennemis les encerclaient
dangereusement,
la voix chantante et tranquille,
« Ici Atelier. Vous me recevez ? »
Et la voix de Rubén à Estelí. La voix de Joaquín à « Bureau ».
« Bureau » était Managua.
« Bureau » ne recevrait pas de munitions pendant deux jours encore (« À vous »)
Des instructions, précises, codées, sur le lieu d’atterrissage…
Et Dora María : « Notre arrière-garde n’est pas suffisamment protégée. À vous. »
Voix sereines, calmes, s’entrecroisant sur la fréquence sandiniste.
Et il y eut un temps où l’équilibre se maintenait entre les deux forces,
ça devenait très dangereux.
Ce fut comme un voyage vers la lune. Et sans la moindre erreur.
Beaucoup travaillèrent, en coordination, à ce grand projet.
La lune était la terre. Notre bout de terre.
Et nous arrivâmes.
Elle commence, Rugama1, à être aux pauvres, cette terre
(avec sa lune).
1 Rugama : Un grand nombre des poèmes du recueil sont adressés à des personnes particulières, telles que ce Rugama qui n’est autre que le poète sandiniste Leonel Rugama (1949-1970), mort au combat et dont le poème le plus connu s’intitule « La terre est un satellite de la lune ».
*
Barricade (Barricada)
Ce fut la tâche de tous.
De ceux qui partirent sans embrasser leurs mères
afin qu’elles ne sachent pas qu’ils partaient.
Celui qui embrassa pour la dernière fois sa fiancée.
Et celle qui sortit des bras du sien pour embrasser un FAL.
Celui qui embrassa la grand-mère faisant fonction de mère
en disant qu’il reviendrait bientôt, prit sa casquette et ne revint jamais.
Ceux qui restèrent des années dans la montagne. Des années
dans la clandestinité, dans des villes plus dangereuses que la montagne.
Ceux qui servaient de courrier sur les chemins sombres du nord,
ou de chauffeurs à Managua, chauffeurs de guérilleros à la tombée de la nuit.
Ceux qui achetaient des armes à l’étranger, marchandant avec des gangsters.
Ceux qui organisaient des meetings à l’étranger, avec drapeaux et cris
ou foulaient le tapis de la salle d’audience d’un président.
Ceux qui attaquaient des casernes au cri de « Patrie libre ou mourir ».
Le garçon faisant le gué au coin de la rue libérée
avec un foulard rouge-noir sur le visage.
Les enfants apportant des pavés,
arrachant les pavés des rues
– qui étaient un commerce de Somoza –
et apportant pavés sur pavés
aux barricades du peuple.
Celles qui apportaient du café aux garçons sur les barricades.
Ceux qui accomplirent les tâches importantes
et ceux qui accomplissaient les moins importantes :
ce fut la tâche de tous.
En vérité, nous avons tous mis des pavés sur la grande barricade.
Ce fut la tâche de tous. C’était le peuple uni.
Et nous l’avons fait.
*
Occupés (Ocupados)
Nous sommes tous très occupés
en vérité nous sommes tous tellement occupés
en ces jours difficiles et jubilatoires qui ne reviendront pas
mais que nous n’oublierons jamais
nous sommes très occupés avec les confiscations
tant de confiscations
tant de partages de terres
tout le monde ôtant des rues les barricades
pour que les voitures puissent passer
les barricades de tous les quartiers
de même changeant les noms des rues et des quartiers
ces noms somozistes
exhumant les assassinés
réparant les hôpitaux bombardés
– cet hôpital portera tel nom, celui-là tel autre –
créant la police nouvelle
recensant les artistes
apportant l’eau potable à tel et tel endroit
et ces autres demandant l’électricité
la lumière que le dictateur leur avait coupée
vite, vite remettre les installations en marche
eau et lumière pour Ciudad Sandino
– ceux-là ont décidé d’appeler leur quartier Ciudad Sandino –
nous sommes très occupés, Carlos
les marchés doivent être propres, bien ordonnés
il faut aussi plus de marchés
nous créons de nouveaux parcs, bien sûr, et faisons déjà de nouvelles lois
nous interdisons immédiatement les publicités pornographiques
les prix des denrées de base bien contrôlés
c’est le moment de faire aussi de nouvelles affiches
vite, vite il faut nommer de nouveaux juges
vite réparer les routes
et comme c’est beau, il faut aussi tracer de nouvelles routes
élections d’assemblées locales
il est temps qu’un million d’hommes apprennent à lire
tu te rends à la réunion du gouvernement, tu te rends à ton syndicat
la vaccination pour tous les enfants du pays
et, sans attendre, les programmes d’éducation
les pelleteuses retirant les décombres
– Monimbό de nouveau avec des marimbas –
les champs bruissant de tracteurs
l’association des travailleurs agricoles organisée
semences, insecticides, engrais, nouvelle conscience
et vite, il faut semer vite
c’est aussi le temps pour de nouvelles chansons
les ouvriers ont avec joie retrouvé leurs rondes animées,
mon frère, toutes les lignes de bus urbains ont été rétablies
– et tant de festivals culturels dans les quartiers,
des actes politico-culturels, comme on les appelle maintenant –
et de même chaque jour on dit des messes pour les camarades morts
et il existe un mot nouveau dans notre langage quotidien
« Camarade »
tout cela restera, pour que le voie celui qui le veut, dans les vieux journaux
dans des journaux jaunis le commencement de la nouvelle histoire
des journaux poétiques
là on verra en beaux titres ce que je suis en train de dire
de ces jours enivrants qui ne reviendront pas
de ces jours où nous sommes tellement occupés
car en vérité nous sommes très occupés.
*
Nouvelle Écologie (Nueva Ecología)
En septembre, du côté de San Ubaldo, on a revu des coyotes
et vu davantage de caïmans, peu après la victoire,
dans les fleuves, là-bas, du côté de San Ubaldo.
Sur la route, davantage de lièvres, d’ocelots…
la population d’oiseaux a triplé, dit-on,
en particulier celle des canards.
Les pétulants canards se posent où ils voient l’eau briller.
Les somozistes détruisaient aussi les lacs, les rivières et les montagnes.
Ils déviaient les cours d’eau pour leurs exploitations.
L’Ochomogo s’est asséché le printemps dernier.
Le Sinecapa, asséché à cause de la coupe des arbres par les latifundistes.
Le Rio Grande de Matagalpa, asséché pendant la guerre,
là-bas dans les plaines de Sébaco.
Ils mirent deux barrages à l’Ochomogo,
les déchets chimiques capitalistes
tombaient dedans et les poissons étaient comme soûls.
La rivière de Boaco avec des eaux noires.
La lagune de Moyuá asséchée. Un colonel somoziste
avait volé les terres des paysans et construit un barrage.
La lagune de Moyuá qui pendant des siècles avait été la beauté de ce lieu
(mais les poissons reviendront).
Ils déboisaient et posaient des barrages.
Peu d’iguanes au soleil, peu de tatous.
La tortue verte des Caraïbes, Somoza la vendait.
Ils exportaient dans des camions les œufs de tortue et les iguanes.
La tortue caouanne est en train de disparaître.
José Somoza met fin à l’existence du poisson-scie du Gran Lago.
Le chat-tigre de la forêt est menacé d’extinction,
sa douce peau couleur de forêt,
ainsi que le puma, que le tapir dans les montagnes
(comme les paysans dans les montagnes).
Et le pauvre Rio Chiquito ! Son malheur,
celui de tout le pays. Le somozisme reflété dans ses eaux.
Le Rio Chiquito de Leόn, alimenté par des sources
de cloaques, des déchets d’usines de savon et de tanneries,
eau blanche des usines de savon, eau rouge des tanneries ;
plastiques dans les cours d’eau, pots de chambre, ferrailles entartrées. C’est
ce que nous a laissé le somozisme.
(Nous voulons le voir à nouveau splendide et chantant clair jusqu’à la mer.)
Et dans le lac de Managua se déversent toutes les eaux noires de Managua
et les déchets chimiques.
Et là-bas, à Solentiname2, sur l’île La Zanata :
une blanche et puante colline de squelettes de poissons-scies.
Mais les poissons-scies et le requin d’eau douce ont à nouveau respiré.
Tisma regorge à nouveau de hérons cendrés
reflétés dans le miroir des eaux.
On voit beaucoup de canards, de sarcelles, de tadornes, de passereaux.
La flore aussi a profité.
Les tatous sont très contents de ce gouvernement.
Nous regagnerons les forêts, les fleuves, les lagunes.
Nous décontaminerons le lac de Managua.
Ce ne sont pas seulement les hommes qui aspiraient à la libération.
La nature tout entière gémissait. La révolution
est aussi celle des lacs, des rivières, des arbres, des animaux.
2 Solentiname : Archipel situé au sud du lac Nicaragua et où Ernesto Cardenal s’établit en 1966, créant avec les habitants une sorte de « commune ». Pour davantage d’informations, voyez mon billet « Poésie de Solentiname » ici.
*
Les perroquets verts (Las loras)
Un ami à moi, Michel, responsable militaire à Somoto,
du côté de la frontière avec le Honduras,
me raconta qu’il mit au jour une contrebande de perroquets
qui allaient être exportés aux États-Unis
pour leur faire apprendre l’anglais.
186 perroquets, dont 47 étaient déjà morts dans leurs cages.
Il les ramena à l’endroit où on les avait pris ;
Et quand le camion arriva au lieu appelé Los Llanos – les plaines –
près des montagnes où vivaient ces perroquets
(on voyait les grandes montagnes au fond des plaines)
les perroquets commencèrent à s’agiter contre les grilles de leurs cages.
Et quand on ouvrit les cages
ils s’envolèrent comme des flèches en direction de leurs montagnes.
C’est ce qu’a fait la Révolution avec nous, pensai-je :
elle nous a sortis des cages où l’on nous emmenait parler anglais.
Elle a nous a rendu la patrie dont on nous avait arrachés.
Les camarades verts comme des perroquets ont rendu aux perroquets leurs vertes montagnes.
Mais 47 étaient morts.
*
Elvis3
Elvis Chavarría, j’ai rêvé que tu étais vivant dans ton île Fernando
à Solentiname, l’île de ta maman.
Comme si tu n’étais pas mort
après ton assaut de la caserne de San Carlos
et que tu allais me présenter un nouveau bambin,
comme l’enfant que tu avais eu avant
la petite fille brune
que l’on t’attribuait et qui te ressemblait
et je t’enviais pour ce nouvel enfant,
parce que tu pouvais faire ce qui m’est refusé, car je me le suis refusé,
alors je me réveillai et me souvins que tu étais mort
et que ton île Fernando s’appelle à présent Elvis Chavarría
et que tu ne pouvais pas avoir ce nouveau bambin qui te ressemble
ni moi non plus,
car tu étais mort comme moi
bien que nous soyons vivants tous les deux.
3 Elvis : Il ne s’agit pas du chanteur yankee mais d’un jeune ami d’Ernesto Cardenal à Solentiname, Elvis Chavarría, dont le nom est déjà sur ce blog car il est l’un des poètes traduits dans notre billet de « Poésie de Solentiname » (voir note 2). Le prénom Elvis, qui est apparemment l’état civil authentique de ce garçon (dans aucune des pages où je le trouve mentionné cela n’est donné comme surnom ou nom d’emprunt), semble montrer, à l’époque déjà, l’influence de la culture de masse nord-américaine sur le prolétariat d’Amérique latine.
*
À mon neveu Ernesto Castillo (A Ernesto Castillo mi sobrino)
Je me rappelle, Ernesto, quand tu revins de l’entraînement
et que tu nous parlas des armes « tellement belles » dont tu avais appris à te servir,
« c’est beau, maman… », disais-tu à ta mère,
comme quelqu’un qui parle de la beauté d’une fille.
Puis une balle de sniper te frappa en pleine tête
au moment où tu donnais l’assaut d’une rue à Leόn
en criant pour animer les hommes de ton escouade qui te suivaient :
PATRIE LIBRE OU MOURIR !
Poète tombé à vingt ans.
Je pense à cela, Ernesto,
tandis que les soldats prennent les enfants dans leurs bras
et qu’il y a un atelier de poésie à la Police
et une « armée d’alphabétisation » avec un uniforme bleu et gris
répandue par tout le pays, et une Réforme agraire
et les enfants vendeurs de journaux et cireurs de chaussures sont emmenés jouer
et… bon, c’est vrai qu’elles étaient bien belles, ces armes
(et je me rappelle comme tes yeux brillaient quand tu le disais).
*
Sur la tombe du guérillero (En la tumba del guerrillero)
Je pense à ton corps en train de se décomposer dans la terre
devenant terre douce, humus à nouveau
avec l’humus de tous les autres êtres humains
qui ont existé et existeront sur cette bille qu’est le monde
devenant tous ensemble terre fertile de la planète Terre.
Et quand les cosmonautes regarderont cette boule bleue et rose
dans le noir de la nuit
ce qu’ils regarderont, au loin, c’est ta sépulture lumineuse
(ta sépulture et celle de tous)
et quand les extraterrestres depuis je ne sais où
regarderont ce point de lumière de la Terre
ils regarderont ta sépulture.
Et un jour tout sera tombeau, silencieux tombeau,
et il n’y aura plus d’êtres vivants sur cette planète, camarade.
Et ensuite ?
Ensuite, nous nous décomposerons encore, nous volerons, atomes dans le cosmos.
Et peut-être que la matière est éternelle, mon frère,
sans commencement ni fin, ou qu’elle a une fin mais recommence toujours.
Ton amour a certes eu un commencement mais il n’a pas de fin.
Et tes atomes qui sont entrés dans le sol du Nicaragua,
tes atomes amoureux, qui donnèrent leur vie par amour,
tu verras, seront lumière,
j’imagine tes particules dans l’immensité du cosmos comme des pancartes,
des affiches vivantes.
Je ne sais pas si je me fais comprendre.
Ce que je sais, c’est que ton nom ne sera jamais oublié
et qu’on criera toujours : Présent !
*
La sainteté de la révolution
(La santidad de la revoluciόn, 1976)
.
Épître à José Coronel Urtecho (Epístola a José Coronel Urtecho)
Poète,
J’ai apprécié vos « Conférences sur l’initiative privée »
(je dirais volontiers vos Homélies) que vous avez écrites à Granada, dans la petite maison au bord du lac,
et que vous avez mis tant de temps à écrire que vous pensiez – m’avez-vous dit là un jour –
que le temps que vous les terminiez il n’y aurait peut-être plus d’initiative privée.
Elle existe encore. Mais plus pour longtemps.
Ce fut de votre part un effort héroïque de faire en sorte que vous comprennent,
en dépit de l’inflation et de la dévaluation du langage,
dans la langue de tous les jours, qui est aussi celle de la poésie,
les chefs d’entreprise. Et ce fut, je suppose,
un effort inutile. Ils ne peuvent être sauvés, sauf
quelques exceptions que nous connaissons.
Quelques-uns, individuellement, oui.
Engels était millionnaire.
Mais vous savez comme moi qu’il n’y a pas de remède pour eux.
Sauf pour quelques-uns, nous le savons.
(Révolutionnaire devenu entrepreneur pour financer Le Capital…)
Vous, poète, qui, comme vous le dites, ne possédez aucun « bien terrestre »
et répétez à l’envi que le domaine de Las Brisas n’est pas à vous
mais à María et ses enfants, et que vous n’y êtes qu’invité,
et que vous n’avez jamais rien vendu de votre vie,
vous avez maintenant prêché l’initiative privée. Et ce fut pour,
me semble-t-il, que voyant ils ne voient pas
qu’écoutant ils n’entendent pas
« de peur qu’ils ne se convertissent et que leurs péchés ne leur soient pardonnés »4
…une Cadillac par le trou d’une aiguille.
Ils peuvent ne pas être mauvais, dit Marx. Certains capitalistes
ont bon cœur. C’est pourquoi il ne s’agit pas de changer le cœur
mais le système.
La propriété privée – cet euphémisme.
« Voleurs », ce n’est pas de la rhétorique.
Ce n’est pas une figure de style.
« Charité », dans la Bible, est sedagah (justice)
(la terminologie correcte qu’aimait le maestro Pound)
et « aumône », rendre.
Ces choses ont beaucoup à voir avec l’inflation et la dévaluation
(de la langue et de l’argent)
La solution est simple : partager fraternellement.
Le capitalisme empêche la communion.
Les banques empêchent la communion.
À personne plus que ce dont il a réellement besoin.
Les banques ont intérêt à ce que la langue soit confuse,
nous a enseigné le maestro Pound,
de sorte que notre rôle est de clarifier la langue.
Réévaluer les mots pour le pays neuf
tandis que le FSLN avance au nord.
Saint Ambroise tonnait dans sa cathédrale de Milan, à l’aube
du féodalisme, la cathédrale n’était encore ni gothique
ni romane mais révolutionnaire :
LA TERRE EST À TOUS ET NON AUX RICHES
et Saint Jean Chrysostome à Byzance, avec son marxisme biblique :
« La communauté des biens répond le mieux à la nature. »
Dans la langue du Nouveau Testament, je le disais à Las Brisas en citant le père Segundo,
le « péché » est le conservatisme.
Le monde dans saint Jean est le statu quo.
Le monde-péché, c’est le système.
Un changement d’attitude est un changement de structures.
Obtenir plus de gains pour
accumuler plus de capital pour
obtenir plus de gains pour
ainsi de suite à l’infini.
Autrui. Le travail d’autrui selon Chrysostome.
« Je jouis de ce qui est à moi… » « Non, pas de ce qui est à toi
mais de ce qui est à autrui. »
Une espèce de fructification automatique. Souvent
nous avons commenté ceci, avec les textes du maestro Pound.
La « parthénogenèse » de l’argent.
Et les filles de Matiguás sont très belles
mais on les stérilise.
Elle existe encore. Mais ce ne sera pas pour très longtemps.
Elle est en train de passer, cette préhistoire
de la planète aux mains d’un petit nombre.
Nous lisions l’autre soir sous le manguier
devant le lac bleu, en face de la petite île de la Cigogne,
ce que dit Fidel : « la terre sera comme l’air »
et les jeunes du Club de la jeunesse rêvent à ce jour
où l’île de la Cigogne, celle de la Biche, toutes les îles
seront à eux, comme le pays tout entier. « À l’étranger,
on dit ‘ma terre’, disait Laureano, mais c’est un mensonge,
elle est à de foutus autres. »
Et nous avons appris qu’en ce moment au Portugal
les banquiers sont faits prisonniers.
Des millionnaires et non des cireurs de chaussures.
La Banque du Saint Esprit5 a été fermée.
Une espèce de fructification automatique, comme si l’argent travaillait.
La sainte banque…
Sa fonction est de chercher l’argent qui n’existe pas et de le prêter.
Il n’y a pas de communion avec Dieu ni avec
les hommes quand il existe des classes,
quand il y a de l’exploitation
il n’y a pas de communion.
On vous a dit que je parlais seulement de politique.
Ce n’est pas de la politique mais la Révolution,
qui pour moi est la même chose que le royaume de Dieu.
Construire la terre.
La transformation de la terre en terre humaine
ou l’humanisation de la nature.
Tout, même le ciel : un homme, comme disait Vallejo.
Remplir d’amour cette planète bleue.
(Sinon la révolution est bureaucratique.)
Comme le passage de l’australopithèque au pithécanthrope.
Le sujet pleinement objet
et l’objet plein de subjectivité.
Maîtres de la nature et de nous-mêmes
libres, sans État.
Alors la Grande Ourse aura forme de girafe.
L’homme nouveau n’est pas un,
m’avez-vous dit une fois au bord du fleuve,
mais beaucoup d’hommes ensemble.
« Transformation de l’homme », disent-ils, pas des structures. Mais
uns transformation de structures porte jusqu’au subconscient de l’homme !
Une nouvelle relation entre les hommes
et entre l’homme et la nature
et avec l’Autre
(sur quoi vous insistez aussi beaucoup)
Marx disait qu’il ne savait pas
ce qui viendrait après le communisme.
Comme l’arbre vers la lumière
l’évolution va jusqu’à l’amour.
La planète ne sera pas dominée par les insectes, les singes ou les robots
ou par la créature de Frankenstein.
Un milliard et quelques depuis la première cellule…
Il vit que la matière était bonne. (Un Dieu matérialiste.)
Et avec la création commença la libération.
Et le péché est la contre-évolution
il est antihistorique
c’est la tendance à l’inorganique.
Comment notre matière a-t-elle échappé à l’antimatière ?
Et que signifie que le Christ remettra le royaume au Père6 ?
…À celui qui se manifesta dans le buisson comme celui qui écoute les masses
comme la libération de la société esclavagiste.
Et nous pourrions nous demander aussi : Quelle relation y a-t-il
entre la résurrection et les rapports de production ?
Toute cellule naît d’une autre cellule.
La vie se produit par participation à la vie.
La reproduction a lieu par communion.
Ce serait injuste, l’injustice suprême si elle n’était pas vraie
mais elle est vraie, la résurrection. Autrement,
ceux qui sont morts avant la révolution ne seront-ils pas libérés ?
L’abolition de la mort… Mais d’abord, naturellement, celle de l’argent.
Vous êtes retourné au bord du fleuve, dans votre domaine de Las Brisas
qui n’est pas à vous mais à María et ses enfants,
à votre ermitage dans la plaine de Medio Queso entourée de forêts
et toujours gorgée d’eau sauf au printemps,
où récemment vous a visité un président sans gardes du corps,
pas celui du Nicaragua, bien sûr, mais celui du Costa Rica7.
Votre ermitage où vous pratiquez à présent la dure pénitence
d’écrire de la prose. Votre dure prose quotidienne.
Mais prose prophétique.
Je préfère le vers, vous le savez, parce que c’est plus facile
et plus court
et que le peuple le comprend mieux, comme les posters.
Sans oublier que
« l’art révolutionnaire sans valeur artistique
n’a aucune valeur révolutionnaire » (Mao).
Avant vous étiez réactionnaire
et aujourd’hui vous êtes « mal à l’aise » à gauche
mais à l’extrême gauche,
sans avoir rien changé en vous :
c’est la réalité autour de vous qui a changé.
Le prophète peut se tromper. Jérémie
– ai-je appris – s’est trompé dans une prophétie de politique internationale.
Vous, poète, êtes retourné à votre ermitage
(un ermitage que menace à présent un oléoduc d’Onassis,
tout comme Solentiname est menacé par la chaîne de casinos d’Howard Hughes)
et vous y pérorez à toute heure devant la plaine
à qui veut bien vous entendre, prophétisant à toute heure
l’argent comme but de la vie
le travail par amour de l’argent et non pour l’amour du travail
devant la plaine toujours verte même au printemps, avec
des palmiers rousseauistes et des colombes
et des tourterelles et de bruyantes bandes de canards,
l’Université des jésuites, l’INCAE8
les réalistes sans autre réalité que celle qui fait réaliser des gains,
et de temps en temps passent aussi des vols de hérons
et des martins-pêcheurs au long bec et à la houppe ébouriffée
et des passereaux astrilds au cou déplumé également en bandes
le jeune cadre qui n’a pas le temps d’aller chercher sa femme
les amis de Managua
qui ne font jamais rien car ils sont trop occupés,
ou bien ce sont des aigrettes, ou l’avion de San José du Costa Rica
qui descend vers Los Chiles, ou bien ce sont des anhingas
les deux sortes de gens qui prévalent au Nicaragua
les buveurs de sang / et les mangeurs de merde,
et la poule d’eau couleur de fleur aquatique court
au bord de la mare, et des dartriers surgit
le carouge à épaulettes avec sa tache de sang comme un milicien9,
la Merdocratie,
généraux et commerçants, si ce n’est généraux commerçants,
dans votre bureau rustique arrangé par María, ouvert sur la plaine
avec à l’horizon la ligne bleue du fleuve presque invisible
et de temps en temps, quasiment imperceptible, le bruit de moteur d’une barge
l’histoire du Nicaragua s’est arrêtée en 1936
et le soir des perroquets volent par paires, un cheval hennit
Dieu sait où, le crapaud appelle sa femelle
tou, tou, tou, et quand la femelle vient il monte dessus
Il est fou mais comme tout le monde lui obéit il a l’air d’un sage !
le héron aux plumes d’écume et au bec jaune prend son envol
et la lune monte, la pleine lune sur la prairie de Medio Queso
et María nous appelle pour le dîner.
« L’art révolutionnaire sans valeur artistique… »
Et l’artistique sans valeur révolutionnaire ? Il me semble que de grands bardes du vingtième siècle font de la publicité
des Keats et des Shelley chantent le sourire Colgate,
le Coca-Cola cosmique, étincelle de la vie
la marque de voiture qui mène au pays du bonheur.
L’inflation et la dévaluation de la langue
semblables à celles de l’argent et causées par les mêmes causes.
Ils appellent investissements leur pillage.
Et ils remplissent le monde de boîtes de conserve vides.
Comme un fleuve de Cleveland, désormais hautement inflammable,
la langue aussi est polluée.
« On dirait qu’il (Johnson) n’a jamais compris
que les mots ont une signification réelle
en plus de servir à la propagande »
a écrit le Time qui connaît bien ces choses et n’est pas moins menteur.
Et quand la défoliation au Vietnam
est un Programme de Contrôle des Ressources
c’est aussi la défoliation de la langue.
Et la langue se venge en refusant de communiquer.
Le pillage : des investissements
Il y a des crimes de la CIA dans l’ordre aussi de la sémantique.
Ici, au Nicaragua, comme vous l’avez dit :
la langue du gouvernement et de l’entreprise privée
contre la langue populaire nicaraguayenne.
Je me rappelle la fois où, dans le petit port de San Carlos,
où l’on fait un crochet pour chercher le courrier ou télégraphier
et où l’on voit le grand lac ouvert couleur de ciel, et Solentiname
également couleur de ciel et les volcans du Costa Rica
et où les couchers de soleil ne se comparent qu’à ceux de Naples
selon Squire :
le milicien soûl sur le trottoir avec le fusil Garand chargé et prêt à tirer
s’appuyant sur le Garand pour ne pas tomber,
l’ouvrier soûl couché dans la boue de la rue
couvert de mouches et la braguette ouverte.
Et vous m’avez dit : « Il faut écrire cela dans un poème
pour qu’on sache ce qu’était Somoza. »
(La poésie comme poster
ou comme film documentaire
ou comme reportage.)
Avant, vous étiez avec la réaction. Mais votre « réaction »
n’était pas tant un retour au Moyen Âge qu’à l’âge de pierre
(ou peut-être encore plus loin ?)
J’ai aspiré au paradis toute ma vie
je l’ai cherché comme un Guarani
mais je sais qu’il n’est pas dans le passé
(c’est une erreur scientifique dans la Bible que le Christ a corrigée)
mais dans l’avenir.
Vous êtes un optimiste invétéré, comme moi, et
au moins dans le court terme vous l’êtes même plus que moi
et vous allumez la radio tous les matins en espérant entendre que Somoza est tombé.
Vous allez avoir 70 ans
et j’espère que vous ne céderez pas à la tentation du pessimisme.
La révolution ne se termine pas dans ce monde,
m’avez-vous dit un jour sur cette île, devant le lac,
et le communisme se prolongera dans les cieux.
Le FSLN avance au nord.
Même l’Université des jésuites donne des signes de vie,
l’herbe tenace surgit à travers le ciment,
l’herbe tendre fissure le ciment.
Vos conférences seront plus appréciées sans initiative privée.
Je regarde ici derrière l’entrelacs des branches le lac tranquille, et je pense :
à la manière dont le lac reflète l’atmosphère céleste
le royaume des cieux sera sur cette planète.
Une aigrette au bord de l’eau communie avec une sardine.
Bonjour à María et au fleuve.
Je vous embrasse.
4 Marc 4, 12.
5 Banque du Saint Esprit : Banco Espírito Santo, l’une des plus grandes banques privées du Portugal, qui tire son nom de son fondateur, José Maria do Espírito Santo Silva. Il semblerait, d’après le poème, que la banque fût fermée par les nouvelles autorités au lendemain de la Révolution des œillets, en 1974 ; cette fermeture ne fut que provisoire, cependant, puisque la banque a continué d’exister jusqu’à nos jours et a même dû être sauvée en 2014 par la Banque centrale portugaise.
6 1 Corinthiens 15, 24.
7 Costa Rica : La propriété du poète José Coronel Urtecho dont il est question dans cette « épître » se situe en effet au Costa Rica.
8 INCAE : Instituto Centroamericano de Administraciόn de Empresas (Institut centro-américain de management), créé en 1964 avec le soutien des États-Unis.
9 milicien : « un guardia », c’est-à-dire un membre de la Guarda Nacional somoziste.
*
Épître à monseigneur Casaldáliga (Epístola a monseñor Casaldáliga)
NdT. Pedro Casaldáliga (1928-2020) était un prêtre brésilien d’origine catalane, prélat émérite de Sao Félix do Araguaia, au Brésil.
Monseigneur,
J’ai lu que lors du pillage commis par la Police militaire
à la prélature de Sao Félix, ils emportèrent, entre autres choses,
la traduction portugaise (je ne savais pas qu’il y en avait une)
des « Psaumes » d’Ernesto Cardenal. Et
qu’ils utilisèrent des électrodes pour chaque prisonnier,
pour des Psaumes que beaucoup n’avaient sans doute jamais lus.
J’ai souffert pour eux, et pour tant d’autres, dans
« les filets de la mort »… « les liens du sépulcre »10.
Mes frères et sœurs
avec la pince sur les seins, la pince sur le pénis.
Je vous dirai : ici aussi ces Psaumes ont été interdits
et Somoza a dit dans un récent discours
qu’il éradiquerait « l’obscurantisme » de Solentiname.
J’ai vu une photo de vous sur la rive de l’Araguaia
le jour de votre consécration, avec votre mitre
qui, comme on sait, est un chapeau de paille
et votre crosse, un aviron d’Amazonie. Et j’ai appris
que vous attendiez une sentence du Tribunal militaire.
Je vous imagine, dans l’expectative, souriant comme sur la photo (ce n’était pas pour l’appareil mais pour ce qui était à venir) à l’heure où les taillis sont plus verts
ou plus tristes,
avec dans le fond les belles ondes de l’Araguaia,
le soleil se cachant derrière de lointains latifundia.
La forêt commence là, « son silence comme une surdité ».
J’étais une semaine sur l’Amazone (à Leticia) et je me rappelle
les rives aux arbres cachés par des enchevêtrements parasitiques
semblables aux sociétés financières.
Vous avez entendu de nuit leurs bruits étranges
(certains comme des plaintes, d’autres comme des éclats de rire).
Le jaguar à l’affût du tapir, le tapir épouvantant les singes, les singes
faisant fuir… des perroquets ?
(c’est une page de Humboldt)
comme une société de classes.
Une mélancolie, le soir, comme celle des cours intérieures de la Pénitentiaire
L’air est chargé d’humidité, et comme d’une odeur de DOPS11…
Il souffle peut-être un vent triste du Nordeste
du triste Nordeste…
Il y a une grenouille noire dans les noirs igarapés
(ai-je lu) une grenouille qui demande : Pourrr
quoi ? Pourrr
quoi ?
Peut-être que saute hors de l’eau un poisson tucunaré
et que prend son envol une aigrette gracile
comme Miss Brésil.
Malgré les compagnies, les sociétés. La beauté
de ces rives, prélude à la société que nous aurons.
Que nous aurons. Ils ne pourront pas, même s’ils le veulent,
ôter une planète au système solaire.
L’Anaconda Co. est-elle par chez vous ? Par chez vous
la Kennecott ?
Là-bas, comme ici, le peuple a peur.
Les missionnaires laïcs, avez-vous écrit,
« dans la forêt comme des jaguars, comme des oiseaux »
J’ai appris le nom d’un garçon (Chico)
et celui d’une fille (Rosa)
La tribu se déplace plus en amont du fleuve.
Les Compagnies viennent les assiéger.
Dans le ciel du Mato Grosso, les propriétaires terriens passent dans leurs avions privés.
Et ils ne vous invitent pas au grand barbecue avec le Ministre de l’Intérieur.
Elles sèment la solitude, les Compagnies.
Elles apportent le télégraphe pour propager de fausses nouvelles.
Le transistor aux pauvres, pour qu’ils aient le mensonge à l’oreille.
La vérité interdite parce qu’elle rend libre.
Solitude et division, ergots pointus.
Vous êtes poète et inventez des métaphores. Mais vous avez également écrit que
« l’esclavage n’est pas une métaphore ».
Ils pénètrent jusque dans le Haut-Xingu,
les chasseurs de concessions bancaires usurières.
Les larmes de ces régions, comme la pluie amazonienne :
la Police militaire vous a dit que
l’Église devait seulement s’occuper des « âmes ».
Ce sont donc les sociétés anonymes qui s’occuperont des enfants anémiques ?
Peut-être fait-il nuit noire à la prélature de Sao Félix.
Vous êtes seul, dans la maison de la Mission entourée de forêt,
la forêt par où arrivent les grandes sociétés.
C’est l’heure des espions du DOPS et des spadassins des Compagnies.
Est-ce un ami qui est à la porte ou bien l’Escadron de la Mort ?
J’imagine (si lune il y a) une lune mélancolique d’Amazonie
sa lumière illumine la propriété privée.
Latifundium non pour la culture des terres, que cela soit clair,
mais pour que le travailleur agricole ne bâtisse pas sa petite ferme.
Nuit obscure. – « Frère, combien de temps encore
jusqu’à Paranará ? » – « Je ne sais pas, frère.
Je ne sais pas si nous sommes encore loin, ou tout près,
ou si nous l’avons déjà dépassée. Mais ramons, frère. »
Nuit obscure. Sur les rives
brillent les petits feux des dépossédés.
Leurs reflets larmoyants.
Loin, très loin, rient les lumières de Rio de Janeiro
et celles de Brasilia.
Comment posséderont-ils la terre12 si la terre appartient aux propriétaires terriens ?
Improductive, seulement valorisée pour la spéculation
immobilière et les gros crédits de la Banque du Brésil.
Là Il est toujours vendu pour Trente Dollars
sur le Rio das Mortes.
Le prix d’un péon. Malgré
2.000 ans d’inflation.
Nuit obscure. Une humble, petite lumière (où ça exactement,
je ne sais)
une léproserie sur l’Amazone
les lépreux sont sur le quai
attendant le retour du radeau du Che.
J’ai vu que vous citiez mon Hommage aux Indiens d’Amérique
je suis étonné que le livre ait voyagé aussi loin que le Haut-Xingu
où, monseigneur, vous les défendez. Quel bien meilleur hommage !
Je pense aux Pataxό inoculés avec la petite vérole.
De 10.000 qu’étaient les Cinta-Larga, il n’en reste plus que 500.
Les Tapaiamas reçurent en cadeau du sucre à l’arsenic.
Une autre tribu du Mato Grosso fut dynamitée depuis un Cessna.
Le rauque mangaré ne résonne plus pour appeler aux danses à la lune,
les danses en costumes de papillons, en mâchant la coca mystique,
les femmes nues peintes avec les symboliques dessins
de la peau de boa, avec des grelots de grains aux chevilles,
autour de l’Arbre de la Vie (le palmier pifayo).
Une chaîne de losanges représente le serpent, et à l’intérieur
de chaque losange d’autres grecques, chaque grecque étant un autre serpent.
De sorte que de nombreux serpents sont dans le corps d’un seul :
organisation communale de nombreux individus. Pluralité
à l’intérieur de l’unité.
Au commencement il n’y avait que l’eau et le ciel.
Tout était vide, tout était plongé dans la grande nuit.
Puis Il fit des montagnes, des rivières. Il dit : « Tout y est. »
Les rivières s’appelèrent les unes les autres par leurs noms.
Avant, les hommes étaient des singes laineux.
La terre a la forme de l’arbre à pain.
Il y avait une échelle pour monter au ciel.
Colomb les rencontra à Cuba dans un paradis où tout était commun.
« La terre y est commune comme le soleil et l’eau, sans meum et teum. »
Ils donnèrent de la toile à l’un d’eux, alors, lui, la coupant en parts égales, la partagea entre toute la tribu.
Aucune tribu d’Amérique avec la propriété privée, pour autant que je sache.
Les Blancs apportèrent l’argent,
la valorisation monétaire privative des choses.
(Cris… crépitement des huttes dans les flammes… coups de feu)
de 19.000 Muducuras il n’en reste que 1.200. De 4.000 Carajá, 400.
Les Tapalumas : totalement détruits.
L’appropriation privée de l’Éden
ou Enfer vert.
Comme l’a écrit un jésuite :
« La soif de sang est plus grande que le fleuve. »
Un nouvel ordre. Ou plutôt
un nouveau ciel et une nouvelle terre.
Nouvelle Jérusalem. Ni New York ni Brasilia.
Une passion pour le changement : la nostalgie
de cette cité. Une communauté aimée.
Nous sommes des étrangers dans la Société de Consommation.
L’homme nouveau, et non la nouvelle Oldsmobile.
Les idoles sont l’idéalisme. Tandis que les prophètes
professaient le matérialisme dialectique.
Idéalisme : Miss Brasil sur les écrans pour cacher
100.000 prostituées dans les rues de Sao Paulo.
Et dans Brasilia la futuriste les maréchaux décrépits
exécutent depuis leurs bureaux de beaux jeunes gens par téléphone
exterminent la tribu joyeuse avec un télégramme
tremblotants, rhumatiques et arthritiques, cadavéreux
protégés par de gros gangsters aux lunettes noires.
Ce matin les termites sont entrés dans ma cabane
par l’endroit où se trouvent les livres (Fanon, Freire…
Platon aussi) : une société parfaite
mais sans changement
pendant des millions d’années sans le moindre changement.
Récemment, un journaliste me demandait pourquoi j’écris de la poésie :
pour la même raison qu’Amos, Nahum, Aggée, Jérémie…
Vous avez écrit : « Maudite soit la propriété privée. »
Et saint Basile : « Maîtres et possesseurs des biens communs
parce qu’ils furent les premiers à s’en emparer. »
Pour les communistes Dieu n’existe pas mais la justice.
Pour les chrétiens Dieu n’existe pas sans la justice.
Monseigneur, nous sommes des subversifs
un code secret sur une fiche dans des archives nul ne sait où,
disciples du prolétaire mal vêtu et visionnaire, agitateur
professionnel, exécuté pour avoir conspiré contre le Système.
C’était, vous le savez, un supplice réservé aux subversifs,
la croix, aux prisonniers politiques, et non un bijou en rubis
sur la poitrine d’un évêque.
Le profane n’existe plus.
Non, Il n’est pas au-delà des cieux atmosphériques.
Qu’importe, monseigneur, si la Police militaire ou la CIA
nous convertissent en aliment des bactéries du sol
et nous dispersent par tout l’univers.
Pilate l’écrivit en quatre langues : SUBVERSIF.
L’un arrêté à la boulangerie.
Un autre en attendant le bus pour se rendre au travail.
Un jeune homme aux cheveux longs tombe dans une rue de Sao Paulo.
Il y a résurrection de la chair. Sinon
comment peut-il y avoir révolution permanente ?
Un jour, El Tiempo jubila dans les rues de Bogota
(cela m’est parvenu jusqu’à Solentiname) CAMILO TORRES13 EST MORT
en énormes lettres noires
et il est plus vivant que jamais, défiant El Tiempo.
Comme cet éditorial du New York Times
« S’il est vrai qu’il soit mort en Bolivie14, comme il semblerait,
un mythe vient de finir avec cet homme. »
Et ils disent à Brasilia :
« N’ayez pas pour nous de visions véridiques, parlez-nous
de choses flatteuses, contemplez des illusions. »
Le miracle brésilien
d’un hôtel Hilton entouré de favelas.
Le prix des choses monte
et celui des hommes baisse.
Main d’œuvre aussi peu chère que possible (pas pour eux
la propreté… la Symphonie de Beethoven).
Et dans le Nordeste l’estomac se dévore lui-même.
Oui, Julien, les capitaux se multiplient comme des bacilles.
Capitalisme, le péché accumulé, comme la pollution
de Sao Paulo
le miasme couleur de whisky sur Sao Paulo.
Sa pierre angulaire est l’inégalité.
J’ai connu sur l’Amazone un Mike fameux
qui exportait des piranhas aux États-Unis :
il ne pouvait en envoyer plus de deux par bocal,
l’un se gardant de l’autre,
car s’ils sont trois ou plus ils se détruisent tous.
C’est le modèle brésilien des piranhas.
Production de masse de la misère, crime
en quantités industrielles. La mort
produite à la chaîne.
Mario-Japa demanda de l’eau suspendu au pau-de-arara15
et ils lui firent avaler un demi-kilo de sel.
Sans informations, à cause de la censure, nous savons seulement
que là où se rassemblent les hélicoptères se trouve le Corps du Christ.
De la violence je dirais :
il existe la violence de l’Évolution
et la violence qui retarde l’Évolution.
(Et un amour plus fort que le DOPS et l’Escadron de la Mort.)
Mais
l’harmonie des classes est sadisme et masochisme
sadisme et masochisme d’oppresseurs et d’opprimés.
Mais l’amour aussi est implacable (comme le DOPS).
L’aspiration à l’union peut conduire au pau-de-arara,
aux coups de culasse de fusil-mitrailleur dans la tête,
aux coups dans la figure avec les poings bandés, aux électrodes.
Pour cet amour beaucoup ont été rendus eunuques16.
On sent toute la solitude d’être seulement des individus.
Peut-être, pendant que je vous écris, avez-vous déjà été condamné.
Peut-être qu’après c’est moi qui serai fait prisonnier.
Prophète dans les terres où se joignent l’Araguaia et le Xingu
et poète aussi
vous êtes la voix de ceux qui ont du sparadrap sur la bouche.
Le moment n’est pas à la critique littéraire.
Ce n’est pas le moment d’attaquer les gorilles avec des poèmes surréalistes.
Et pourquoi des métaphores si l’esclavage n’est pas une métaphore
ni ne l’est la mort sur le Rio das Mortes
pas plus que l’Escadron de la Mort ?
Le peuple pleure en ce moment dans le pau-de-arara.
Mais tout coq qui chante la nuit au Brésil
est subversif
et chante « Revolução »
tout comme est subversive, après chaque nuit,
comme une jeune femme distribuant des feuillets ou des affiches du Che,
l’aube rouge.
Salut aux travailleurs agricoles, aux péons, aux missionnaires laïcs dans la forêt,
au cacique tapurapé, aux Petites Sœurs de Foucauld, à Chico, à Rosa.
Je vous embrasse.
10 Psaumes 18, 5.
11 DOPS : Departamento de Ordem Política e Social (Service d’ordre politique et social), police politique créée par le dictateur brésilien Getúlio Vargas en 1928 et qui fut réinstaurée par la dictature ultérieure, de 1964 à 1985.
12 Psaumes 37, 11 : « Les humbles posséderont la terre. »
13 Camilo Torres : Prêtre révolutionnaire colombien (1929-1966).
14 Bolivie : La mention d’une mort en Bolivie indique qu’il ne s’agit plus ici de Camilo Torres, mort en Colombie, mais de Che Guevara.
15 pau-de-arara : Instrument de torture sous la forme d’une barre à laquelle la victime est suspendue par les chevilles et les poignets.
16 eunuques : Allusion à Matthieu 19, 12, où il est question de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux : l’engagement révolutionnaire en conduit certains à subir des tortures incapacitantes ; cette castration est évidemment malgré eux, mais les révolutionnaires acceptent les risques de leur état.
.




