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Opales arlequines : Poèmes

Notre recueil Opales arlequines a paru en 2012 aux Éditions du Bon Albert (EdBA). Une présentation s’en trouve ici. Le recueil a reçu le prix Calliope de l’Académie Renée Vivien en décembre 2012.

Un peu plus de dix ans après, comme pour nos deux précédents recueils, dont Les Pégasides, le temps est venu de présenter une version améliorée de ces textes. En matière de poésie classique, le précepte de Nicolas Boileau Despréaux, « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage », fait fond sur une vérité d’expérience, ainsi que nous le rappelons en présentation de la version en ligne de notre recueil Le Bougainvillier. En plus des règles écrites de la versification, il existe des principes non écrits dont, si l’on en croit Paul Valéry, la transmission se faisait oralement de maître à disciple. Ces principes, dès lors que toute chaîne de transmission est aujourd’hui rompue, doivent s’acquérir solitairement par une pratique raisonnée. Dans ce travail, l’insatisfaction que peut ressentir le poète vis-à-vis de son œuvre passée ne lui apparaît pas toujours avec ses raisons congrûment étalées devant lui. Dans certains cas, où l’insatisfaction ne résulte pas d’un procédé forcé qui apparaissait en réalité déjà en tant que tel au moment de l’écriture mais que l’auteur laissa passer faute de mieux dans l’instant, et qui avec le temps devient intolérable, dans certains cas, disons-nous, l’insatisfaction peut naître d’une méconnaissance de principes supérieurs de la versification, notamment en ce qui concerne la sonorité des vers.

On peut lever un bout du voile sur l’un de ces principes non écrits de la manière suivante. Plus la sonorité d’un vers est variée, plus la beauté sonore de ce vers est complète : ce principe-là figure expressément dans les bons traités de versification. C’est le principe fondamental, avant de parler de l’usage des assonances et allitérations, qui y dérogent et doivent donc être évitées par principe, dans la mesure où elles réduisent la variété sonore d’un vers, et n’être employées, le cas échéant, qu’en vue d’un effet, tel que l’harmonie imitative, autrement dit pour faire prévaloir sur le principe général une exception motivée par un effet spécial. Ceci est supposé connu de ceux qui ont lu les bons traités de versification. Or il faut savoir, et ceci nous ne l’avons pas lu dans les traités mais appris au cours de notre pratique, qu’une sonorité appelle par association les sonorités les plus proches (voyant-voyou etc.), c’est-à-dire que la tendance de l’expression, quand elle se laisse conduire par l’inspiration plutôt que par un but utilitaire, est à la monotonie, quand la volupté de la réception est dans la variété. Nous donnerons, en commentaire à ce billet, des exemples, tirés de la poésie, de ces « monotonies » engendrées par ladite tendance, et qui paraissent sans doute à leurs auteurs des trouvailles intéressantes, bien que ce soit rarement le cas quand l’effet recherché n’est pas comique. Une fois, d’ailleurs, qu’une telle « trouvaille » est acceptée par l’auteur, la tendance de l’œuvre ainsi produite est comique ; d’où le grand nombre de loustics en poésie française. La poésie étant autre chose qu’une démonstration logique, le contenu en est, dans le psychisme de l’auteur au moment où il se met à écrire, particulièrement indéterminé, l’expression est par conséquent plus « libre » : c’est pourquoi cette tendance est à connaître spécialement pour un poète, car c’est dans la poésie qu’elle peut se donner le plus libre cours, alors même qu’elle est nuisible en général. C’est aussi là, dans la poésie post-classique, que ces « monotonies » comiques, et en fait grotesques, sont le plus présentes.

Pour la même raison, à savoir, du fait que l’expression poétique ne répond pas au but utilitaire d’une argumentation logique, c’est dans la poésie que le précepte de Boileau est le plus fondé en expérience. Un essayiste peut améliorer sa syntaxe ou l’acuité et la précision de ses arguments : ce travail est somme toute limité en comparaison de l’amélioration possible d’un vers. Car dans un vers classique la fonction de contenant se juge non seulement par le service au contenu, mais par le contenant lui-même, par l’effet qu’il produit au service du contenu, en tant que contenant. Quand c’est le contenu seul ou quasiment qui produit de l’effet, par l’originalité, la beauté, la profondeur de la pensée, même le style de Descartes ne nuit pas.

L’idée, par conséquent, que la remise de l’ouvrage « sur le métier » serait préjudiciable au travail littéraire en détruisant l’unité d’un poème, laquelle dépendrait du jet qui l’a produit, que la reprise d’un poème quelques années plus tard en brise nécessairement l’unité, n’est pas valide en tant que vérité générale, en poésie classique. Cela ne signifie pas qu’un poète ne puisse saccager sa propre œuvre en croyant l’améliorer ; ce genre de choses arrive. C’est l’idée que toute forme de reprise soit nécessairement un sabotage de cette sorte qui est erronée. Car il faudrait que le poète atteignît le sommet de son art au commencement plutôt qu’au zénith de sa carrière littéraire pour que ce fût vrai, et c’est ce que nul ne croira s’il considère la poésie comme un art. Le principe est valable dans tous les arts, et si cette remise sur le métier n’est pas plus fréquente dans les autres arts, c’est que leur matière s’y prête moins (Degas, peut-on lire cependant, repeignait, pour les améliorer, sur ses propres toiles, qu’il redemandait pour cela à ceux qui les avait achetées, quand il le pouvait). La carrière de l’artiste suit une courbe, fonction de la maîtrise et des facultés : on peut intuitivement poser que la maîtrise augmente plus longtemps que les facultés (lesquelles peuvent atteindre leur maximum très rapidement, comme la puberté physiologique), et qu’elle pourrait augmenter indéfiniment, car elle se nourrit de la pratique, n’était que le déclin physiologique des facultés (par l’âge mais aussi par bien d’autres facteurs, santé physique, santé mentale, motivation, etc.) l’entraîne avec lui dans sa pente. Il faut donc que l’artiste sache à quel moment il ne doit plus remettre son ouvrage sur le métier pour ne pas saboter son œuvre.

Ces principes esquissés, il faut également dire que ce qui peut passer aux yeux du profane – que la passion n’anime point – pour une accumulation inquiétante de contraintes implique la recherche d’un compromis entre les différentes dimensions. Parfois le poète sacrifiera une plus belle sonorité au nom d’une expression plus vigoureuse et vice-versa, et ainsi de toutes les contraintes l’une vis-à-vis de l’autre.

Dans la présente version de notre recueil, nous avons, comme dans Les Pégasides, placé la section des poèmes les plus anciens à la fin plutôt qu’au début. L’erreur du choix de la version papier était manifeste ; il était inutile de chercher à impressionner le lecteur en montrant que nous écrivions déjà des vers classiques très jeune, car ces vers n’avaient pas atteint le sommet de la maîtrise. La réécriture, suivant le conseil de Boileau, ne permet d’ailleurs pas toujours de donner un caractère satisfaisant à des pièces qui en manquent par trop considérées a posteriori. C’est pourquoi nous préférons supprimer purement et simplement certains de ces poèmes les plus anciens. Leur date de « premier jet » remonte à la même période que ceux du livre deuxième des Pégasides, c’est-à-dire 1999-2003, ce qui n’est pas non plus la prime jeunesse, représentée par les textes du livre troisième des mêmes Pégasides.

*

I
POÈMES À GALATÉE

.

C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;
Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.
(Corneille)

.

I
L’amour de Galatée

Le monde n’est plus roi,
Malicieux Protée :
Rien ne vaudra pour moi
L’amour de Galatée !

Par les flots, sans support,
Mon âme ballottée
Veut pour être son port
L’amour de Galatée !

De vertus le trésor
Dont cette aile est dotée !
Que prenne son essor
L’amour de Galatée !

Une nef ardemment,
Par mon feu pilotée,
Poursuit au firmament
L’amour de Galatée !

Est-elle d’un devin,
À la nuit chuchotée,
La phrase : « Il est divin,
L’amour de Galatée ! »

La foi dans cet amour
Ne pourra m’être ôtée.
Ô mériter un jour
L’amour de Galatée !

*

II
Cynégétique

Galatée, une flèche a transpercé mon cœur,
D’où l’amour a jailli comme un torrent céleste,
Rapide impétueux dont l’écume trop leste
Recouvre tout, de moi fatalement vainqueur !

Des grands halliers de l’homme incessant défricheur,
Le divin sentiment en fait un val agreste,
Un royaume de paix : plus un palud ne reste,
Et l’ombre des bosquets dispense la fraîcheur.

Quand les champs sont mouvants de la blondeur prospère
Du bon blé dont l’épi sous son poids s’exaspère,
C’est le temps des moissons et du labeur joyeux.

Monté sur le coursier qu’on disait indomptable
Pour conduire la meute aux bosquets giboyeux,
Je fus le daim traqué par le dieu redoutable !

*

III
Élégie

Si belle est Galatée, on en pleure la nuit,
On en pleure le jour, on en pleure de joie ;
Dans des rêves de vie on plonge, et l’on se noie,
En oasis d’amour sans retour on s’enfuit.

Si belle est Galatée, on en pleure sans bruit.
Quand le cœur inondé comme un lis se déploie,
Sous le fardeau sublime en soupirant l’on ploie ;
C’est l’émoi du bonheur où cet élan conduit.

Ces pleurs silencieux dont notre âme s’enivre,
Sans lesquels désormais nous ne pouvons plus vivre,
Jusqu’à la fin des temps nous accompagneront.

Et tout en approchant la main de son absence,
Nous pleurons du dépit de penser à l’affront,
Mais nous pleurons quand même, aussi, par innocence !

*

IV
Flamboyant des soleils

Seul objet de mes vœux, mon amour n’est pas mort
Et je veux vous aimer jusqu’à mon souffle ultime
Malgré le froid dédain de votre mésestime,
En dépit du chagrin qui dans le cœur me mord.

Je n’aimerai que vous, de l’amour le plus fort,
Sans même qu’un regard de vous se fasse intime,
Flamboyant des soleils dont je suis la victime ;
Ô vous n’abattrez pas mon cœur sans réconfort !

Qu’y puis-je ? il ne sied point à votre sang de reine
D’agréer le soulas que cette flamme entraîne
Aux lieux où vous allez, ainsi qu’un tourbillon.

Qu’y puis-je ? vous voyez avec mépris mon âme ;
Elle loue à jamais le fatal aiguillon
Et vous n’arracherez à ma bouche aucun blâme !

*

V
Je vous salue, Marie-Galatée

Je vous salue, Marie-
Galatée, en priant ;
J’ai l’âme endolorie
D’un pauvre suppliant.

Je vous salue, Marie-
Galatée, à genoux.
La pomme était pourrie ;
Hommes, pauvres de nous !

Je vous salue, Marie-
Galatée, en féal
De la beauté nourrie
De céleste idéal.

Je vous salue, Marie-
Galatée, à l’autel,
Où l’image fleurie
Réjouit le mortel.

Je vous salue, Marie-
Galatée ! Oraison
Ou folle hâblerie :
J’ai perdu la raison.

Je vous salue, Marie-
Galatée ! Ai-je espoir
De ployer ma furie
Dans la blondeur du soir ?

Je vous salue, Marie-
Galatée, en pinçant
La lyre, effronterie
De poète naissant.

Je vous salue, Marie-
Galatée, ô Vénus !
Qu’ombrent d’idolâtrie
Des essaims de culs-nus.

Je vous salue, Marie-
Galatée, oui ! Le saint
Qui, foudroyé, s’écrie :
« Amour ! » est-il succinct ?

Je vous salue, Marie-
Galatée aux yeux bleus ;
Posez l’allégorie
D’un baiser sur mes yeux !

Je vous salue, Marie-
Galatée, et, trouvant
Dans la chevalerie
Un rôle de servant,

Je vous salue, Marie-
Galatée, en pleurant.
Que fonce en la prairie
Mon destrier errant !

Je vous salue, Marie-
Galatée, ô salut,
Dame d’amour pétrie,
Vous êtes le salut !

*

VI
Légende

Toi, géante hyperboréenne,
Ta pupille céruléenne
A comblé mon cœur de soupirs
Par les feux de mille saphirs
Et les aurores boréales
De ses voluptés idéales ;
Tu fais entendre dans mon cœur
La voix calme de son vainqueur.
Tes yeux de baie ensoleillée,
Cette aigue-marine taillée
Dans le pur éclat minéral
D’un rayonnement sidéral,
Le halo de cette prunelle,
Reflet d’une flamme éternelle,
M’a découvert de ta beauté
La sublime solennité,
Et, tel qu’au fond d’un précipice,
J’ai regardé ton œil propice
Se répandre ainsi qu’un soleil
Sur l’âme du monde en sommeil
Et de ses vagues faire naître
La foi tremblante dans mon être
Lorsque je levai vers tes yeux
Mon regard, comme vers les cieux.

Comme une tour marmoréenne
En sa grâce cyclopéenne,
Tu m’écrasas de ta beauté.
Était-ce de la cruauté ?
En frôlant ton ombre de reine,
De ma volonté souveraine
Je fis le deuil, sans grand regret,
Cela ne t’est pas un secret.
Car je sus – sans allégorie –
Que j’avais devant moi, Marie-
Galatée, un beau spécimen,
Plus mystérieux qu’un dolmen,
Oui, d’une espèce disparue
Qui déambulait dans la rue !
Et d’égal mon épatement
N’eut que mon ébahissement.
Car enfin la vérité nue
M’apparaissait, belle, ingénue ;
Tu ne pouvais point te cacher
À celui qui pour te chercher
Avait épuisé sa mémoire
Sur plus d’un rouleau, d’un grimoire
Et lu mille récits anciens
Écrits par des magiciens,
Tout foisonnants de maint prodige,
Hauts faits des héros morts, que dis-je ?
Exploits effrayants, merveilleux
Qu’accomplirent jadis les dieux.

Ô permets au fou qui s’épanche,
Mais se cache aussi dans sa manche,
Et qui chante pour écarter
Le songe qui le veut tenter,
Las ! de déposer une rose
Au perron de ta porte close.
Je voudrais tant, bouffon mesquin,
Plutôt que l’ami du faquin,
Appartenir à ta légende !
Pourquoi faut-il que l’amour tende
Vers ce qu’il ne saurait avoir ?
C’est l’amour d’un fou sans espoir…

*

VII
Encensoir

Écrire à Galatée un poème d’amour,
Encenser son image en son nimbe de jour,
Me plongeant dans sa voix et sa délicatesse,
Pleurer sans bien savoir si c’est de la tristesse,
L’aimer plus que moi-même, attendre sans espoir,
Espérer cependant un bonheur, et l’avoir
En cet élan fébrile et grave tout de même,
Cueillir quelques bouquets de l’âme en un poème :
Que puis-je désirer de plus en cet état ?
Galatée…

                   Ô je veux, par un Magnificat,
Rendre un culte à sa gloire insigne, incontestée,
Car je suis fou du ciel qui dort en Galatée !
Oui, je l’aime, et je meurs et je vis, et je vois,
Et je pleure, et je ris en chantant, et je crois,
Et je tombe, et je plonge ou je vole, et je l’aime !
Mes yeux sont consumés de voir son diadème,
Et je la vois toujours, sa grâce, sa pudeur,
Ébloui par le feu divin de sa blondeur,
Le golfe de ses yeux, l’éclat de cette étoile,
Le vent dans ses embruns, l’horizon dans sa voile…
L’anéantissement de ne jamais la voir,
Et l’amour de l’aimer, le cœur fait encensoir,
L’amour de la penser à ses côtés présente,
Et de la voir toujours, si claire et bienfaisante,
Toujours consolatrice, éternelle, un soleil
Pour qui plane l’oiseau dans le bosquet vermeil,
Pour qui le cœur éclôt au printemps qui l’enchante,
Pour qui l’âme s’exhale et que la rose chante,
Un sanctuaire, enfin, où le silence est roi
Et dans lequel agit le baume de la foi !

*

VIII
Oraculaire

Quand je prends Galatée, en rêve, par la main,
Je n’ai plus – quel bonheur ! – cure du lendemain,
Je suis rempli d’orgueil, de joie et de tendresse,
Et me sens tout entier dans la main que je presse.
Nous marchons sous la lune et ses pieds sont brillants
Sur le gazon soyeux ceint de vers scintillants.
« Où donc me mènes-tu ? », dit-elle, un peu plaintive.
« C’est toi qui nous conduis ! », fait mon âme, craintive.
Nous allons sans savoir. Qu’importe, désormais ?
Je voudrais que cela ne s’arrête jamais…
C’est une nuit d’été clémente et solennelle,
Une nuit du jardin de la joie éternelle,
Dans mon rêve une nuit de paradis perdu…
Sa beauté sans défaut, mon amour éperdu,
Dans un même triomphe, en un même délire,
L’éclat de son regard et le chant de ma lyre,
Ô la gloire d’aimer la reine de son temps :
Voilà pourquoi je reste à divaguer, longtemps !
Que m’importe la terre ici-bas, sa tristesse,
Quand je vis en oracle aux pieds de ma déesse ?

*

IX

Pardon !
               Pardonnez-moi si je dis que je souffre,
Que cet amour me fait un vide comme un gouffre,
Si je suis assiégé par de cuisants remords,
Tenaillé par l’audace et craignant mille morts.
C’est bien sûr un méfait, un crime abominable
D’avouer son amour à la plus estimable,
À la plus vertueuse et noble en sa vertu !
Un homme digne d’elle, épris, se serait tu,
Dans son hommage au cœur qu’il ne saurait séduire,
Non plus qu’il ne saurait hors du bien la conduire
Sans s’avouer ainsi le pire scélérat !
Oui, celui-là trahit sa nature d’ingrat ;
S’il veut se résigner, devenir bon, docile,
Son démon lui dira qu’il est un imbécile.
L’orgueil démesuré d’un jacques, effarant,
Pour vous, supérieure, est tellement navrant.
Que fais-je ? Ainsi perdu, dans quels obscurs dédales,
Possédé j’ai fini par « perdre les pédales »…
Penser à vous ployer me comble de terreur !
Abandonner ce vœu, c’est trahir son seigneur !
Chaque porte est un piège, au cœur du labyrinthe.
D’autres sont morts avant de défunter : l’absinthe !
Enfant, je voulais être un poète maudit ;
J’ai cru ce temps passé mais cela n’est pas dit !
Je dois absolument me faire violence ;
Pour la paix de mon âme, acceptez mon silence !
Il me faut renfermer dans mon sein cet émoi.
Si je vous approchais, qu’adviendrait-il de moi ?

*

X
Épopée

Galatée, en vos yeux d’azur et d’hyacinthe,
Je vois tous les héros de votre race sainte,
Les tueurs de dragons, les vainqueurs des géants,
Tous fléaux rejetés dans les gouffres béants.
Je vois les paladins errant par les contrées
Délivrer nos pays des larves altérées,
Les chevaliers sans peur, ceints de leurs talismans,
Chasser le mauvais œil des spectres nécromants,
Les plus grands, les plus saints, triomphant des chimères,
Gagner l’éternité sur des jours éphémères.
Fille de ces héros, ineffable beauté,
Inconcevable grâce, aveuglante clarté,
Laissez-moi dans vos yeux reconnaître la gloire :
Vous êtes le tableau de notre sainte histoire !
Loué soit le Seigneur pour votre sein fécond,
Où s’agrippe à deux mains un Argonaute blond !

*

XI
Au piano

Puisqu’il faut se donner de l’assurance
Quand elle fait défaut au cœur troublé,
Je voudrais, ange d’or immaculé,
Te dire au piano mon espérance.

Que chaque note soit la délivrance
D’une part de ce rêve accumulé
D’avoir tant recueilli, tant appelé
Ton image, ma joie et ma souffrance.

Tu comprendras ainsi que j’ai pleuré.
Hélas, mon seul espoir, l’ai-je effleuré,
Je ne le puis garder, en ton nom même !

Jamais tu ne sauras comme j’aimais,
Mon secret – mon silence et mon poème –,
Je veux t’aimer toujours plus que jamais.

*

XII
Au piano (2)

Au piano j’écoute une musique tendre,
Mon cœur tinte d’extase et d’amour à t’attendre.

Je revois ton sourire illuminé de joie,
L’émoi dans un regard qui subjugue, foudroie.

Je veux t’aimer toujours comme à cette minute
Où je réalisai qu’était vaine la lutte ;

En cet instant si doux, éblouissant et grave,
Mon triomphe fut d’être agréé comme esclave.

Chaque moment qui passe, à ce désir me voue
D’aimer aveuglément pour qui je me dévoue.

*

XIII

Dès le premier regard je me savais perdu ;
À mon appel son cœur jamais n’a répondu.

Ce n’était pas un mot, ce n’était pas un geste,
L’image d’un sourire est ce qui seule reste.

Que peut la volonté, que l’on dit pouvoir tant,
Quand le destin se scelle au terme d’un instant ?

Ce n’était pas un geste et pas une parole ;
Des yeux me souriant m’ont rendu l’âme folle.

Qu’attendez-vous de qui s’en va le cœur brisé ?
Il quitte les chemins où son pas fut aisé.

Ce chagrin dont je meurs, ô qu’il soit mon seul maître !
Pour un amour sans fin le monde m’a vu naître.

*

XIV

Un sourire de femme est entré dans ma vie,
Je me frappe le sein de ne l’avoir suivie.

J’aurais été près d’elle au long de ce chemin
Qui nous conduit au ciel, en lui tenant la main.

Jusqu’à la fin savoir qu’elle est pour moi passée,
L’heure d’un pur soulas toujours recommencée !

Que mon cœur n’a battu pour de vrai qu’un instant,
Que ce moment, perdu, fut le seul important,

Que ma main retombée inerte dans le vide
Jamais ne pressera la main de ma sylphide,

Et que, mes jours passés dans la peine, à souffrir,
Je n’aurai dit « je t’aime » avant que de mourir !…

*

XV

Comme le fier vaisseau dans l’ouragan chavire,
Je plonge, par tes yeux, au plus profond délire.

Que m’emporte la vague aux fosses sans retour,
Je ne reviendrai pas de si fatal amour !

Depuis que ce despote a souhaité descendre,
Que reste-t-il des ans sans t’aimer ? De la cendre !

Que vive un cœur aimant, glorieux de souffrir ;
Que vive cette mort, si t’aimer c’est mourir !

*

XVI
Rêve

Cette nuit, j’ai rêvé que je vous faisais mienne,
C’est le plus beau moment que j’ai jamais connu.
En moi je cacherai cette faveur certaine,
Le souvenir du bien qui m’est ainsi venu.

(ii)

Je la vis, je l’aimai, joie ! et l’aime encore.
J’ai rêvé qu’elle aussi me voulait pour sien,
Le monde a disparu comme un météore :
Le souvenir d’un rêve est mon seul vrai bien.

(iii)

Si mon espoir doit être ainsi réduit à rien,
          Je le dis à genoux :
Il ne sera jamais pour moi de plus grand bien
          Qu’avoir rêvé de vous !

.

II
AUTRES POÈMES

.

XVII

Ô faisons choir la bobinette,
Ouvrons la porte au souvenir.
Je ne savais pas me tenir ;
Elle jouait de l’épinette.

Gauche, tel sa marionnette,
Près d’elle je n’osai venir.
Elle savait tout aplanir
D’un sourire, la mignonnette.

Pourrai-je chanter dans mes vers
Ce qui rend les cœurs émus fiers,
Ce qu’est le bonheur en famille !

Son prince charmant fut un roi,
Son garçon, beau comme une fille,
C’est le petit lord Fauntleroy.

*

XVIII
Hymen

Vierge était votre époux quand, vierge, il vous conquit.
Ces deux virginités se firent même offrande,
Dans l’échange des vœux solennelle guirlande ;
Ce que l’un comme l’autre offrit, il se l’acquit.
Ô jours de votre vie ensoleillés de joie !
À tous il est donné d’emprunter cette voie
Et d’accueillir l’hymen d’un noble cœur tremblant.
Bénis soient les enfants de la grâce éternelle !
Que sa lumière efface en nous le faux-semblant
Qui nous fait concevoir une essence charnelle.

*

XIX
Nos ancêtres

Ce gâteau de meringue rose,
Blandices aussi pour les yeux,
Cette gourmandise à la rose,
En mousse, est-ce pas merveilleux.

Tempérament gaulois, je glose
Sur le don d’appétit joyeux
Et boirai le vin qui dépose
En hommage à tes blonds aïeux.

Que ta beauté règne en tyran,
Sans pitié pour les cœurs à cran
Qui ne connaissent point la vie !

Moi, pour mieux jouir de ton nu,
Je m’enivre, tête ravie,
Dans le crâne d’un roi vaincu !

*

XX
Nos ancêtres (2)

Comme il se lamentait : « Hélas ! cette bedaine,
Ce ventre que je mets… Vous ne m’aimerez pas. »,
Elle, pour le calmer : « Quelle calembredaine !
Ce ventre ? L’important, c’est ce qui vient en bas. »

(ii)

« Suis-je à blâmer d’aimer de toutes la plus belle ?
Je ne puis vous avoir, je n’entends y compter.
Que vos attraits vers Dieu me fassent une échelle…
– C’est parfaitement clair : vous voulez me monter ! »

*

XXI
Nos ancêtres (3)

L’infortuné mari que sa femme harcèle
De désirs capiteux et d’âcres voluptés
Et du déchaînement de ses sens irrités
Au sein des dignités que le succès recèle !

Le malheureux époux qui sous le faix chancelle,
Connaissant les devoirs de son autorité
Mais harassé d’efforts et de lubricité,
Évoque en soupirant sa promise pucelle !

N’accablez point, Madame, un chevalier hors pair ;
Comblez ces appétits qui vous fouettent la chair
Sur un objet plus ferme en ses intempérances !

Qui pourra vous blâmer si, prodiguant vos feux
En courtois rendez-vous et tendres conférences,
Vous rendez tout son lustre au garant de vos jeux ?

*

XXII
Tonatiuh

XXIII
Los Desollados

Voyez « Sonnets des conquistadores » ici.

*

XXIV
Groenland médiéval

Le village de bois est bordé de glaciers
Et contemple une mer de tourmaline étale
Où l’iceberg errant, en nef monumentale,
Resplendit au soleil sous un vol d’échassiers.

Les trappeurs sont en quête, et les ours carnassiers
Redoutent ces intrus dans la forêt natale.
L’église, au bourg qui fume et qui bruisse, étale
Son ombre sur les cours des noueux mégissiers.

Au Groenland lointain élu des Valkyries,
Le tomte continue avec ses trolleries,
Le skræling est fâché du florissant hameau.

Pays vert des Sagas, où sont tes hommes braves,
Depuis qu’ils ont cédé leur terre à l’Esquimau,
Eux pour qui l’Océan n’eut aucunes entraves ?

.

Gentianes de Lozère

.

XXV
Le pré Célestine

À Nicole

Je savais qu’à le voir ce lieu m’enchanterait !
C’est au bout d’un chemin courant dans la prairie
Une conque boisée, odorante, fleurie
Où l’oiseau hennissant a son arbre secret.

Sur le bord du jardin les vaches en arrêt
Contemplent la gaîté de mainte chatterie,
Des canidés pattus, et la galanterie
Du paon qui pour sa belle accuse tant d’attrait.

Partir dans ces hauteurs lointaines planter, vivre
En nouveaux Robinsons, c’est, nous dit-on, poursuivre
Le rêve d’un fakir ou d’un romanichel :

Qu’aux maîtres du logis nul mot vil on n’accole,
Car vous ne trouverez pas beaucoup de Michel
Et je ne connais, vrai, qu’une seule Nicole !

*

XXVI
Le château de Ressouches

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » ici.

*

XXVII
Le Versailles du Gévaudan

Surplombant une mer de mouvante pâture,
Non loin d’un lac bleui par le jour cristallin,
Comme sur l’imagier d’un précieux vélin,
La tour montre au sommet sa noble architecture.

Si l’on goûte en ses bois un parfum d’aventure,
Par l’aspect de la Baume à des rêves enclin,
Les trésors recueillis par le bon châtelain
Égalent les beautés de l’agreste nature.

Chaque siècle y reçoit sa part de souvenir,
Et l’histoire des lieux offerte à l’avenir
– L’âtre monumental des évêques de Mende,

L’arme du pastoureau contre le loup diablé… –
Au sublime français s’amalgame et l’amende :
L’appui de l’Empereur, Las Cases, dévoilé !

*

XXVIII
Le lac des songes

On raconte beaucoup de choses à propos du lac de Saint-Andéol : village englouti, vieux rites païens qui auraient perduré jusqu’à une époque assez proche de nous. (Nicole Lombard, Le cheval au bord du lac)

La Mesnie Hellequin entame sa ruée
Par la lande où ne croît ni bois ni boqueteau :
Il danse, il s’ébaudit, le vent du haut plateau,
Sur des eaux de cristal où roule la nuée !

Sous le saphir tremblant, l’opale remuée,
Ne croirait-on pas voir un antique château,
Un lugubre portail, sa herse, son linteau,
Une ville perdue, en sirène muée ?

Et que vénère-t-on au bord mystérieux
Du lac ensorceleur ? Beaucoup de curieux
Ont entendu chacun une histoire et l’ont crue.

Serait-ce un Waasensteffl†, mi-homme mi-poisson,
Fossile d’une race à présent disparue,
Mort solitairement sous un dais de cresson ?

On trouva vers l’an 1750 en Waasen, pays de marais des bords danubiens, un enfant sauvage qui avait les mains et les pieds palmés, et qui fut appelé du côté autrichien le Waasensteffl ou « Stéphane des marais ». Son histoire est le sujet du roman Le château sans nom (1877) de l’écrivain hongrois Mór Jókai.

*

XXIX
Katmandou-sur-Aubrac

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (même lien que pour XXVI).

.

Encens de Siam

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XXX
Le Bouddha d’émeraude

Dans son attraction de cristal chatoyant,
L’Éveillé devenu forme mythologique,
Le Bouddha tutélaire offre au pays croyant
Sa translucidité d’émeraude magique.

Sans lui disparaîtrait le haut renom thaï
– Sans, peut-être, l’espoir d’une métempsycose –,
L’héritier de Borom et de Sukhothaï,
Des feux d’Ayutthaya la cité grandiose.

C’est le palladium du Siam éternel,
D’où rayonne, éclairant les pagodes dorées
Jusque dans les forêts du vert sempiternel,
Le sens libérateur des maximes sacrées.

Au matin, quand l’oiseau léger prend son envol
Et qu’au nouveau soleil le gecko vient se cuire,
Le moine mendiant recueille dans son bol
Le riz de la journée, en feuilles de sourire.

Comme on n’est jamais sûr de discerner le bien
Et qu’on doit se garder de possibles tempêtes,
La volute d’encens nourrit l’ange gardien
Et le parfum des fleurs l’éléphant à trois têtes.

Et puisque nos destins sont écrits dans les cieux,
Le bonze a computé le jour du mariage,
Car il faut déjouer l’astre pernicieux
Qui ferait de la vie un sinistre voyage.

Et pour que les bambins soient beaux et bien portants,
Le bonze a ciselé l’argentine amulette
Que touchera la mère à venir en tout temps ;
Sa joie ainsi sera très pure et très complète.

L’époux peu diligent à remplir son devoir
Ira chercher au temple un talisman phallique,
Et l’amant délaissé recouvrera l’espoir
S’il suspend à son col un farfadet oblique.

Celui qui ne sait pas quel grigri lui revient
Demande à la pauvresse assise dans la rue
Lequel de ses cailloux informes lui convient
Et lui laisse une obole aussitôt qu’il l’a crue.

C’est que, de sa pagode aux flèches de rubis
Et d’or étincelant, en mirages de flammes
Sur le miroir de l’onde opalescent et bis,
Le Bouddha d’émeraude est le centre des âmes,

Jusque dans les halliers denses de ces climats,
Les temples souterrains des cavernes tortues,
Où la chauve-souris frôle les Gautamas
Et l’eau stalagmitique irise des statues,

Jusque dans les forêts d’âge immémorial
Où se sont établis de secrets monastères,
Où naît au temps voulu l’éléphant blanc royal
Propice à la couronne et témoin des mystères.

*

XXXI
Le Gurdwara de Bangkok

Crevant un ciel de cendre, au temps de la mousson,
Du bulbe lumineux de ses arches ventrues,
Le temple sikh au cœur du dédale des rues
Appose sur le jour son mystique poinçon.

Pahrat, « la petite Inde », entonne sa chanson
D’ateliers de saris, madras, toiles écrues…
Venir au Gurdwara des âmes secourues,
C’est goûter à l’amrit, séraphique boisson.

Sur les tapis carmin de la grand-salle ourlée,
Un orchestre dévot exalte l’assemblée,
Chacun ayant reçu le halva rituel.

Dans sa chapelle attend l’homme savant et sage,
Le chevalier coiffé du turban solennel,
Sous le dais en satin de porter le Message.

*

XXXII
Tiao Po : Le parrain

C’était dans un ballon de verdâtre cristal… (Ernest d’Hervilly, poème Le poisson rouge)

Le Chinois de Bangkok gardera le secret
Sur le nom du seigneur dont la puissance lie.
Personne, tenancier, rabatteur ou coolie,
Ne se départira d’un mutisme discret.

Le bavard, en sortant d’un joyeux cabaret,
Ainsi que le fumeur qui trop souvent oublie
L’échéance et le dû pour sa mélancolie,
Trouverait en chemin, vif un coupe-jarret.

Parmi les dragons d’or, les potiches de jade,
Les Bouddhas déridés par quelque galéjade,
Le maître se confie à ses épouvantails.

Et dans l’aquarium, aux conciliabules,
Acteur de tragédie avec ses éventails,
Le betta combattant réplique par des bulles†.

Les poissons ne font pas de bulles, en général ; les mâles betta sont une exception, car ils construisent des nids de bulles.

*

XXXIII
Canon pali

Le vénérable Po, bonze thaïlandais,
Dont quelqu’un me vanta la sagesse infinie
Et que je vis conduire une cérémonie,
Daigna me recevoir, à l’ombre de son dais.

Ne sachant trop pourtant ce que j’en attendais,
J’écoutai son laïus sur la théogonie,
Le récit du séjour qu’il fit en Birmanie…
C’était déjà beaucoup, plus que je n’entendais.

Vous ne vous doutez guère – aveugle certitude ! –
Que vivent des savants consacrés à l’étude
Qui sont intitulés tipitakadharas.

Mais ils sont peu nombreux, les hauts aréopages
De qui savent par cœur, non point quelques mantras
Mais le canon entier, soit vingt-deux mille pages !

*

XXXIV
Théravada occulte

Le pèlerin fourbu nuite dans la forêt.
Il parviendra demain, sans doute, à l’ermitage
Si, tandis qu’il s’endort serrant son paquetage,
Le vampire des lieux devant lui n’apparaît.

Plus loin, c’est un hameau cachant un lourd secret :
Dans la maison sans vie au chancelant faîtage,
Quand les astres au ciel sèment leur pailletage,
Un fantôme soupire et gémit, sans arrêt.

Quel bonze vagabond donnera l’amulette
Au marcheur soucieux de sûreté complète ?
Qui chassera le mal du village hanté ?

Et qui donc bénira, pour la phase cyclique
Où me verra renaître un hymen enchanté,
Le puissant talisman de forme ithyphallique ?

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Les Panites

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Pilosi, qui Gaece Panitae, Latine incubi appellantur. (Isidorus Hispalensis)

Panida: Poeta o descendiente de Pan. (Dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne)

.

Voyez « Les Panites » ici.

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XXXV
Le Blob de l’espace

XXXVI
La nuit des goules

XXXVII
Swedenborg contre Frankenstein

XXXVIII
Télépathie

*

XXXIX
Marie-Antoinette à l’orgue de verre

Tableau

Qui ne connaît Schönbrunn n’est pas un bon Français,
Car c’est là que grandit notre Reine martyre.
Là l’enchanta Mozart de ses premiers succès ;
Là l’enfançon l’aima, comblé de le lui dire !

Quand au printemps l’oiseau s’en venait l’appeler,
Au milieu de ses sœurs belles comme des roses
Depuis la gloriette elle allait contempler
Sa Vienne resplendir sous des nuages roses.

Ses premiers ans charmés, en l’abri filial,
Par les airs d’Italie et les toiles des Flandres,
Elle goûtait la paix de l’orbe impérial ;
Ses jours comme son cœur étaient purs, étaient tendres.

Qu’as-tu fait, mon pays, de cette frêle enfant,
Ta mère aimante et douce, et trop infortunée ! –
Que ta peine, au revers d’un songe triomphant,
Blonde Antonietta, nous soit donc pardonnée.

Dans le donjon glacé, secoué de frissons,
Où te mirent l’émeute orde et le fou sévère,
Tu repensais peut-être aux plaisantes leçons
Qu’on te donnait jadis à ton orgue de verre.

Wolfgang a composé son dernier adagio
Pour ce bel instrument qu’on ne voit plus qu’en livre.
Avec lui, le prodige, et toi, brillant joyau,
S’en est allé le temps de la douceur de vivre†.

Même remarque qu’à notre sonnet « La Suède à Versailles » : « Des personnalités aussi différentes que Talleyrand et Nietzsche s’accordent sur le fait que la fin du Grand Siècle marque la disparition historique de la douceur de vivre. »

*

XL
Bombe H

(Eros liebt blonde Haare)

Aphrodite au sein rose, ô Reine à tête blonde… (Leconte de Lisle)

Vous qui seriez contents de lire de l’anglais
En prémisse à ces vers de facture hellénique,
Ne me reprochez pas un mot alémanique,
Mais accusez plutôt vos titres incomplets.

Hellénique, comment ? Car c’est avec Pégase
Comme fringant coursier que la Muse s’en vient
Visiter son ami, que plus rien ne retient
De rhapsoder, son art s’escrimant dans la gaze.

Et je chante en aveugle un amour immortel
– Dût ma flamme par tous être morigénée –
Depuis que je connais la blonde hydrogénée
Qui me dégoûte un peu des ondoiements pastel.

Voyez donc quelle attrape ou bien farce est ma tombe :
Quoi, la femme que j’aime est un leurre vivant ! –
Et ton éclat serait d’un astre décevant,
Radieuse Vénus, wasserstoffblonde Bombe !

*

XLI
Acqua-Toffana, ou Les veuves de Naples

De Palerme en Sicile est venu le poison
Sous le cachet trompeur d’une manne sacrée†.
Ce leurre, ce faux suint de relique adorée,
Devait causer la mort en plus d’une maison.

L’épouse mécontente attendait livraison
De ces flacons pieux pour être délivrée ;
Naples, de ses maris encombrants épurée,
Louait la Toffana pour sa combinaison.

Mais l’État, dont la voie est juste et circonspecte,
Non sans raison jugea l’hécatombe suspecte.
L’enquête allait détruire un infâme alambic :

Avec effroi, bientôt on recueillit les preuves
De la toile de crime et d’odieux trafic
Que froidement tissait la mafia des veuves.

Manna di S. Nicola di Bari

*

XLII
Les momies de Palerme

Voyez les « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (au même lien que pour XXVI).

*

XLIII
Les treize lampes de sainte Philomène

La nuit tombe, étincelle aux nimbes des vitraux.
Dans l’ombre balsamique, en éternel hommage
Au cœur pur exalté, face à la sainte image
Brillent des lumignons, flaquant sur les carreaux.

C’est ici qu’est le sang – versé par ses bourreaux –
De sainte Philomène, aux côtés d’un roi mage.
Cette essence bénie a subi sans dommage
L’écoulement des jours aux antres sépulcraux.

Treize ans, c’était son âge à l’heure du martyre,
Mais Dieu, quand de ce monde à son heure il retire
Une telle âme, donne à croire aux malheureux.

L’huile du sanctuaire un matin recueillie
Réalise en onguent des miracles nombreux :
Pour l’œil enténébré, la couleur est jaillie !

*

XLIV
Santo Antônio Milagroso

Tableau de Coïmbra

Au milieu de la place où l’escalier amène,
Sous un dais pâle et bleu la marchande d’oignons
Semble un azulejo parmi ceux des pignons
Et ne se départ point d’une grimace amène.

Le passage des chats†, où nul ne se promène,
Conduit dans une église aux tremblants lumignons.
Les femmes ont couvert d’un voile leurs chignons
Pour se signer devant la douleur surhumaine.

Je ne parlerai pas des vestiges romains,
De la bibliothèque et de ses parchemins,
Ni des jardins, phénix de la pharmacopée,

Car mon esprit s’attache au seul miraculeux
Saint Antoine en sa bure, à vendre : une poupée
À la tête de noix, sombre marron calleux.

Rua dos gatos

*

XLV
La luxure de l’Alhambra

Voyez « Le Diwân » ici.

*

XLVI
Le poisson Pompadour

Dans le lagon d’azur, un arc-en-ciel frétille
Lorsque majestueux un ban de Pompadours,
Effleurant le tapis de corail qui scintille,
Sur ces joyaux du sable étalent leurs atours.

Envoi

Prince, éclatant fanal de ces eaux merveilleuses,
Si grande est ta beauté, si bonne ta façon
Qu’il fallait pour fixer tes vertus glorieuses
Qu’offrît son nom pompeux la Pompadour-Poisson !

*

XLVII
Un Prussien

Le 1er août 1914, rien que dans l’armée prussienne, descendants d’exilés ou d’émigrés français, nous étions quatorze généraux, trente-deux colonels, et trois cents officiers. Je parle des gentilshommes. (…) Depuis Louis XIV, nous ne sommes plus allés en France que pour les invasions. Nous y retournerons. (Jean Giraudoux, Siegfried)

L’ancêtre catholique et d’Action française,
Félibre actif, auteur d’un fort glossaire audois,
Bienfaiteur du denier, pieux jusqu’à l’ascèse,
Et féal défenseur du trône de nos rois,

Cet auguste notable à la ligne constante
Ne put guère empêcher que son fils épousât
La femme de son cœur – elle était protestante –
Si fort que son penchant à leur vœu s’opposât.

Et j’ai beau posséder, dans un grand reliquaire,
Un fétu de la Croix qui me vient de l’aïeul,
Un brin de saint Stéphane, un cheveu solitaire
Que portait Bernadette à son front ­– mais un seul –,

Quand bien même j’ai lu dans sa bibliothèque
Déroulède et Maurras, Barrès, Louis Veuillot,
Vitupéré comme eux le rasta, le métèque,
Et qu’il faut que la France aille toujours plus haut,

Je ne peux me garder, à de certaines heures,
D’entendre en moi débattre une tout autre voix.
Cette voix, je ne sais que penser de ses leurres…
C’est la mienne pourtant, elle parle et j’y crois !

La Voix

Parpaillot, oui, je suis du sang et de la race
Du vainqueur de Sedan, par la France maudit ;
Dans tous mes sentiments se conserve la trace
D’une haine sans nom pour l’infamant édit†.

Nous avons émigré de France en Allemagne ;
Au temps de notre exode, où, défaits, sans un mot,
Nous partîmes vers l’Est, plus loin que Charlemagne,
Un Berlinois sur trois était un Huguenot.

Or qui ne sait vers où notre vengeance pointe ?
Qu’on selle sans retard mon fougueux destrier,
Qu’on m’apporte ma schlague, avec le casque à pointe,
Ma cuirasse, mon sabre, avec le baudrier !

Mes pères, vous n’aurez pas sujet de vous plaindre
D’un fils qui doit ou vaincre ou tomber en héros ;
Mais Paris peut trembler, ce pays peut tout craindre,
Car je veux à mon tour châtier vos bourreaux !

De Fontainebleau, qui révoqua l’édit de Nantes.

*

XLVIII

Quand Dieu rappelle à Lui l’être qui nous est cher,
Rien ne peut consoler nos cœurs que Dieu Lui-même.
S’Il reprit l’ornement dont le monde était fier,
C’est parce qu’Il l’aimait et parce qu’Il vous aime.

Or il n’est point d’amour qui soit supérieur.
S’Il cache votre fille au monde, qui la pleure,
Vous la retrouverez avec notre Seigneur,
Et le doux souvenir vous la rend à cette heure.

Certes, comme de tout dans notre affection,
Jamais une douceur en ce monde n’est pure ;
La mémoire ravive en nous l’affliction,
Et la perte souvent vous paraîtra bien dure.

Oui, cette enfant a droit au sang de votre cœur,
Mais Jésus ne veut point qu’en sa peine il s’irrite.
En acceptant la Croix avec notre Sauveur,
Vous Le rendez témoin de tout votre mérite.

.

III
UNE JEUNESSE

.

Entre tous ces parfums…

(Supprimé)

*

Ta chevelure zinzoline…

(Supprimé)

*

Que suis-je maintenant…

(Supprimé)

*

XLIX

C’est le bonheur enfin, dispersant les nuages ;
C’est l’aube qui s’élève à la fin de la nuit.
Le calme est revenu sur l’or de nos visages ;
De cet amour, de notre amour naisse le fruit !

*

L

Je vais vous dire un rêve – oui, je rêve en parlant –
Mais vous allez trouver qu’il est un peu galant.
C’est à Jérusalem que la chose se passe.
Salomon, le roi sage, en sa cour se délasse :
« L’inspiré, me dit-il, qu’es-tu venu chercher ? »
Je lui réponds : « Crains-tu le châtiment des flammes ?
Car le danger te guette et je viens l’empêcher :
Roi, garde ta sagesse et donne-moi tes femmes ! »

*

LI

Ne me méprise pas, j’attendis si longtemps,
Si longtemps ce beau jour et me voilà conquise !
Mon voile s’envolait au souffle de la brise ;
Dedans tu rassemblas les roses du printemps.
Puissent autant que moi les cœurs être contents.
La clef de mes secrets, ton regard me l’a prise ;
Comment se défendra ma volonté soumise ?
Je veux boire sans frein le vin que tu me tends !

*

LII

Quelle source de maux m’est son indifférence !
Car je l’aime, ô terrible, ô fatale occurrence,
Cette étoile éclipsa jusqu’aux clartés du ciel !
Notre union devint mon but, essentiel,
Et le dégoût de tout hante ma solitude.
Tout le temps qu’elle accorde à ce monde honni !
Duquel je m’exilai pour la béatitude
De n’aimer, de ne voir qu’elle, dans l’infini…

*

D’où provient ce parfum…

(Supprimé)

*

LIII
La banshee

Dans les ténèbres pleure une âme labourée.
Tandis que sur les rocs se disloquent les flots,
Qu’en la lande de brume errent quelques halos,
La nuit règne. Sa plainte oppressante expirée

Se mêle aux aboiements de la dune inspirée,
Où semblent retentir de lugubres galops ;
Les vents soufflent l’effroi de fantasques grelots
En haut du promontoire où l’âme est attirée.

Sa misère immuable est le fruit d’un forfait,
Car une main inique a d’un seul coup défait
Le bonheur de ce lis comme son espérance.

Cœur dont la pureté ne connut la douleur,
C’est un spectre glacé ; morte sans délivrance,
Le cri de la banshee annonce le malheur.

*

LIV

Ma Julie
Touche
Sa jolie
Bouche

Et c’est l’heure,
Preste.
Moi je pleure :
« Reste ! »

Elle joue,
Fille ;
Ô sa joue
Brille !

Elle est telle
Celle
Que j’appelle
Belle !

*

LV
Délectation morose

J’ai dit que la luxure attirait l’ignorant ;
Il me faut déjuger ce propos péremptoire.
Si le mot n’est pas faux, l’intention est noire :
Ne souffrons-nous pas tous même état déchirant ?

L’homme dans son malheur est esprit désirant ;
Entre l’âme et la boue il vague, dérisoire.
Sans jamais de repos s’il ne consent à croire,
Il veut se délivrer de lui-même en mourant.

L’entendement souvent occupé par la chose,
La délectation est dite alors morose.
Je m’en dirais exempt, ce serait vous tromper.

Tous, en cet ici-bas, menons les mêmes luttes ;
Au prestige charnel comment donc échapper ?
Le bel esprit y pense au moins comme trois brutes !

*

LVI
Saudade

Comme un jour sans te voir, Marceline, est maussade !
J’y cherche ton sourire étoilant mon exil.
Supporter ton absence, un cœur le pourrait-il,
Quand tu verses dedans une douce saudade ?

N’emmènerons-nous pas l’amour en promenade ?
Dans nos regards, lien familier, très subtil,
À l’unisson vibrant aux deux bouts de ce fil,
Nous verrons haut le ciel, où notre amour s’évade !

Sur son col nous transporte un oiseau fabuleux,
Aux plumes de couleurs, joyaux verts, ambre, bleus,
Traversant la nuée illuminée, astrale.

Il nous dit qu’être unis, c’est cela, notre sort !
Et tu rougis alors, pivoine sidérale,
Nos cœurs battant plus vite et notre sang plus fort.

*

LVII

Marceline, avant toi je vivais dans l’attente ;
Un jour suivait un jour et j’en cueillais le fruit
Qui tombait en poussière au seuil de chaque nuit,
De mes ennuis sans but la ronde évanescente.

Nous nous vîmes miroirs d’une même âme ardente,
À l’aube d’un grand jour, lequel sur chacun luit,
Conduisant notre amour par-delà ce qui fuit,
Par-delà ce qui passe élevant notre entente.

Et le gai rossignol du domaine enchanté
Gazouilla tout le soir son couplet argenté
À l’approche des cœurs venus voir les étoiles.

Si j’osais – mais je tremble ! – inviter à genoux
Ta beauté solennelle à dénouer ses voiles,
Car ô l’inattendu s’est produit entre nous !

*

LVIII

Quand irons-nous ensemble à l’abri des regards ?
Je sens une chaleur merveilleuse, insolite,
Chaque fois qu’à ta lèvre un sourire m’invite
À des égarements, de plus secrets égards…

Mais tu gardes pour toi le doux de tes foulards,
Tu caches sous du lin ta blancheur interdite.
Et c’est pourquoi j’implore – en vain – la mort subite :
Je pâtis de désir, tous mes sens sont hagards !

Hélas ! autour de nous, la multitude amère
De mon amour me rend une image vulgaire ;
Elle souille les cœurs de ses propos scabreux.

Et tu prendras, hélas ! pour de l’indifférence
La crainte de blesser, le souci d’être heureux
Si, parmi tant de bruit, n’est brisé le silence !

*

LIX

Marceline, aimons-nous, tandis que dans les cieux
Les colombes de neige, en s’effleurant les plumes,
Roucoulent, ignorant les pleurs, les amertumes,
Enchantent le regard d’un long vol gracieux !

Marceline, aimons-nous car c’est délicieux ;
L’éclat pur de l’amour qui dissipe les brumes
Et du flot ténébreux fustige les écumes,
C’est pour le cœur ému si doux, si précieux !

Comment put faire naître une enfant, aussi frêle,
Blanche comme le feu du soleil quand se mêle
La Méditerranée à l’aube et l’infini,

Comment donc, Marceline, as-tu pu faire naître
Si lancinant amour et de tout démuni
S’il ne peut, te couvrant de baisers, te connaître ?

*

LX
Favola

Dans le ciel sans nuage un amour batifole ;
Je le vois car il vient de transfixer mon cœur.
Le foudroiement d’amour est un choc sans douleur :
Philis, n’entends-tu pas comme un air de viole ?

Il rit, l’angelot blond, tandis que je m’affole.
Dans mon regard, Philis, naît-il une lueur ?
Philis, si je m’approche, est-ce que tu prends peur ?
Tends l’oreille, à présent qu’un souffle est ma parole.

Ne vois-tu point, Philis, la pâleur de mon front ?
Ne prends pas cet appel ému pour un affront ;
Si tu doutes de moi, contemple cette flèche !

Car elle a mis à mal la pudeur que j’avais.
Au donjon du refus je veux faire une brèche ;
Épargne-moi ton blâme, enfant, si tu savais !

*

LXI
Pastorale

Au ciel sont retournés les vents de la tempête ;
L’espoir élève enfin mon cœur blessé d’amour,
Tandis que le jardin de roses tout autour
Regagnant des couleurs aux voluptés s’apprête.

De la haute montagne, en vagues sur la crête,
Ses rayons dévalant des flancs, l’astre du jour,
Flamboyant étendard au sommet d’une tour,
Fait monter les soupirs de la nature en fête.

Au loin se fait entendre un joyeux tintement ;
Le pastoureau conduit son troupeau noblement
Et son bouvier poursuit les brebis curieuses.

Aimer plus que je l’aime, aimer tant, le peut-on ?
Au milieu de ses sœurs moins vives, envieuses,
De la rose écarlate est éclos le bouton !

*

LXII
La dormeuse

Tu dormais près de l’onde, à demi découverte :
Cassandre, est-ce prudent, même en ces lieux fleuris ?
Le poète qui passe est aisément épris ;
Comme le rendra fou ta chemise entr’ouverte !

Tu rêves, sans me voir, sous la feuillaison verte,
Mais les lis, le sommeil ne sont point des abris ;
En te découvrant là, comme je fus surpris,
Ô vierge inconsciente à mes regards offerte !

Un poète, sais-tu, parfois peut tout oser ;
Il me vient à l’esprit de voler un baiser,
Peut-être un maléfice a fermé tes paupières.

La pénombre sur toi dessine ses réseaux ;
Ton cœur est palpitant sous des formes si fières…
Je passai, près de l’onde et des petits oiseaux.

*

Des gravures, amie…

(Supprimé)

*

LXIII
Méditerranée

LXIV
Crépuscule

Voyez « Poèmes publiés dans la revue du Bon Albert » (Même lien que pour XXVI).

*

LXV

On n’entend plus le chant harmonieux des merles.
Sur le scintillement paisible et frémissant
De l’infini des cieux comme une mer de perles,
         Éclat jamais éblouissant,

Se découpe la forme immobile des branches,
Et c’est dans le réseau de ces doigts effilés
Que se montre la lune en ses étoffes blanches,
         Ses contours nets auréolés.

Il semble émaner d’elle une douce musique.
Joyau se dessinant sur un champ de clartés,
Cette présence impose à l’âme nostalgique
         De longs vibratos répétés.

Et semblant près de nous mais tellement lointaine,
Elle tient séparés les mondes haut et bas,
Le domaine du spleen et de l’ombre incertaine,
         Des soupirs et puis des combats,

De l’éternel abîme où gravitent les sphères
Tendant sur un tapis leurs divines splendeurs.
Le cœur connaît, plongeant dans la nuit de lumières,
         L’accolade des profondeurs.

*

LXVI

Sainte Vierge Marie, éveille à piété
Ce cœur tout frémissant des coups et des blessures.
Du sublime rayon tombé de tes mains pures,
Ravive cet oiseau par l’orage emporté.

Puisse-t-il entrevoir le nuage enchanté
Où scintille l’encens, dans l’éclat de dorures,
Et d’amours potelés deviner les murmures
Dont la rumeur s’épanche autour de ta beauté.

Fais-lui de Salomon connaître la sagesse,
Ô du fruit de ton ventre évoque la promesse,
Quand sa propre injustice a cloué son essor !

Restaure de ce cœur les flamboyantes ailes,
Et qu’il fende l’azur, qu’il amasse un trésor,
Dans son plumage blanc, de vertus éternelles !

*

LXVII

Si comme une colombe il possédait des ailes,
Ce baiser qu’ont fait naître, en soupirs assourdis,
Vos lèvres de nectar, confins du paradis,
Droit dans le firmament s’envolerait vers elles.
Ce baiser rejoignant les jardins étoilés,
Vos yeux très doucement, de tendresse voilés,
Se fermant sur la nuit d’été délicieuse,
S’il parvenait au but, s’il ne craignait d’oser,
Messager traversant l’ombre silencieuse,
Il vous apporterait mon âme, ce baiser !

*

LXVIII
Soutras

Si du poids de son torse implacable, puissant,
Il ne maintient la vierge aux côtes bien bâties,
Ou ne la saisit point par ses molles parties
Fermement, sans fléchir, l’émoi l’envahissant,

Comment de ses assauts le choc étourdissant,
Inopportunément causant trop de sorties,
N’éloignerait de lui les grâces investies,
Dont la fragilité fait l’attrait ravissant ?

Seul à ce compte-là les princesses sont belles,
Les farouches bégums cessent d’être rebelles,
Au soulas de tenir un nabab dans leurs bras.

Marceline, il est bon d’avoir de la culture,
Puisqu’on peut faire assaut de louable ouverture ;
Ces choses, je les lus dans les Kama Soutras.

*

LXIX

Noblement aligné, ce nez de caractère
Imprime à son visage aux traits bien réguliers
Le cachet de la Dame, aux courtois chevaliers
Inspirant sous l’acier des feux que rien n’altère.

Possédant la blancheur des marbres de Cythère,
Ses mains, comme des lis, passant sur les colliers
Égrenés sous les doigts rêveurs et familiers,
Sont la coupe où l’amour brûle et se désaltère.

Que les esprits sournois, chassés hors de ces lieux,
Ne troublent point l’état le plus délicieux ;
Elle ne peut souffrir une abjecte nature.

Ses yeux sont un hanap bleu, providentiel ;
Délectable à l’amant servant avec droiture,
Son sourire est pour lui le plus beau don du ciel.

*

Rosemonde

(Supprimé)

*

LXX
Une fée

Au cœur des tourbillons que forment ses longs voiles,
Dans la clairière obscure elle danse aux étoiles
Quand le vent fait tinter la jeune frondaison,
Et ses chaussons à peine effleurent le gazon.
Sa beauté pétulante, accorte et non moins fière,
Irradie autour d’elle un halo de lumière
Qui brille sur le jais de ses cheveux bouclés,
Par ses mouvements vifs peu à peu déroulés.
Un sourire content ne quitte point sa lèvre
Tandis qu’elle évolue en lestes bonds de lièvre.
Puis elle rit soudain, et monte dans les airs ;
Zigzaguant dans le ciel comme un bouquet d’éclairs,
Son maelström joyeux va la mettre hors d’elle.
Se posant sur la mousse, expansive hirondelle,
Elle écoutera battre, avant de s’endormir,
Pantelant son grand cœur ; et, l’entendant gémir,
Les animaux des bois garderont sa cachette.
Mais l’homme n’entendra que le cri de la chouette.

Les Pégasides : Poèmes

Le recueil Les Pégasides, dont on trouvera la présentation ici, a été publié aux Éditions du Bon Albert (EdBA) en 2011, la même année que le précédent, Le Bougainvillier.

Les mêmes remarques introductives s’appliquent aux deux recueils en ce qui concerne leur version numérique : il s’agit d’une version révisée, suivant les conseils de Nicolas Boileau. Ici, outre des changements dans les poèmes, le plan même du recueil a été modifié. En effet, la version papier, dont le plan est à peu près purement chronologique, répartit les poèmes par période de composition, en plaçant les plus anciens au début, les plus récents à la fin. Or les premiers poèmes selon cette présentation sont des œuvres de la plus tendre jeunesse, ce qui fait que nous donnions à lire en premier nos tâtonnements, une erreur assez monumentale. Un poète connu et apprécié pourrait se permettre ce genre de fantaisie et toucher le lecteur en lui montrant ses premiers pas en exergue d’un recueil, pour que le lecteur se dise : « Voilà qui promettait, annonçait le maître. » Mais pour un poète obscur tel que nous, il eût fallu suivre la voix de la raison et placer en tête ce que l’on pouvait penser être le plus abouti, afin que l’appréciation de ce matériau, si elle était acquise, conduisît à l’indulgence pour les pièces qui suivent. Nous avons donc adopté, dans la présente version, l’ordre inverse, en commençant par les plus poèmes les récents et en terminant par les plus anciens. Les livres premier (années 2007-2011) et deuxième (1999-2003) pourraient à la rigueur se placer dans l’un ou dans l’autre ordre, c’est surtout le livre troisième (1991-1992) qu’il importait de remettre à sa place finale en tant qu’art encore tâtonnant (quoi que l’on pense de l’inspiration dominante dans chacune de ces périodes). Les sections qui figurent ici au sein des livres premier et deuxième ont été ajoutées (les sections du présent livre troisième étaient quant à elles déjà dans la version papier) ; l’ordre des poèmes eux-mêmes au sein de chaque période n’a pas été grandement modifié.

Les années séparant ces périodes sont dues, pour celles qui séparent les présents livres 2 et 3, au renoncement provisoire à la poésie classique (essentiellement pour de la poésie en vers libres, dont nous n’avons quasiment plus rien aujourd’hui en raison d’un « autodafé » frénétique survenu entre-temps), et, pour celles qui séparent la période 1 et 2, à l’abandon de toute forme d’écriture littéraire, au profit d’autres recherches intellectuelles. On voit ainsi le cheminement chaotique de cette poésie, dont la production ne s’est cependant pas laissé empêcher par toutes sortes de conditions adverses et de considérations hétéroclites, à commencer par la solitude littéraire irrémédiable à laquelle se voue de nos jours le poète empruntant cette voie classique, tombée dans l’abîme. Mais la passion a jusque-là été pour nous la plus forte, l’étrange passion d’écrire des vers classiques en une époque où la quasi-totalité du milieu des lettres, quand il commente pompeusement ses champions vers-libristes, ne manque pas de diffamer le « carcan », voire la bastille de la métrique, dont l’humanité s’est proprement « libérée », et où les professeurs qui continuent d’enseigner les rudiments de cet art au rebut (pour que les enfants continuent de vaguement savoir ce que faisaient les poètes qu’on les force tout de même à lire) sont devenus des archéologues de la littérature. Mais le secret de cet état de choses, c’est, nous osons le croire, une mauvaise honte parmi les gens de lettres, du moins ceux ayant quelque culture, de l’abandon des règles de l’art, justifié par de vaines philosophies sur les changements de la société et de la psyché humaine, changements en réalité complètement superficiels eu égard à ce dont il s’agit. L’unique changement qui justifierait de renoncer, comme l’ont fait nos poètes, à l’art des vers, c’est la mort de l’art lui-même (annoncée par Hegel et Nietzsche), de tout art, de la vie esthétique dans sa totalité, c’est-à-dire un changement qui impliquerait de ne plus écrire de poésie, de littérature.

Aussi nous est-il indifférent de n’avoir pas suivi la voie scolaire étroite qui conduit depuis deux cents ans à quelque considération dans les lettres de ce pays, puisque, si nous l’avions suivie en manifestant notre goût de l’écriture, la passion que nous éprouvions déjà d’écrire des vers classiques eût été vraisemblablement étouffée par les pressions bienveillantes et les facilités à publier d’autres choses, tandis que, dans la voie sans lustre (bien qu’honorable) où nous avons été engagés tout au long de notre formation intellectuelle institutionnelle, aucune voix extérieure n’a pu peser sur nos choix, et les enseignements et conseils dont nous n’avons pas bénéficié ne peuvent non plus faire défaut au développement de notre art dans sa partie classique puisque précisément plus personne dans la voie royale ne connaît aujourd’hui ces choses autrement qu’en pet-de-loup.

Des quatre recueils que nous avons publiés chez un éditeur, tous au Bon Albert (les neuf autres à ce jour l’ont été en ligne sur ce blog), Les Pégasides sont le seul à n’avoir pas été primé, bien que nous l’ayons présenté comme les autres à divers concours. Le recueil est donc passé entièrement inaperçu. Outre le défaut de composition exposé ci-dessus, nous pensons que son volume (119 poèmes, 115 ici car nous en supprimons quatre dans la partie des textes juvéniles) le rendait trop copieux pour un jury.

*

La présente introduction appelle également une remarque sur l’emploi des rimes embrassées dans notre recueil, en guise de justification.

Note sur les rimes embrassées

« Le cas des rimes embrassées. Jamais une rime masculine ne doit être suivie d’une rime masculine différente (ou une rime féminine d’une rime féminine différente). Beaucoup de poètes débutants font la faute en commençant un quatrain par une rime du même genre que celle qui a terminé le quatrain précédent. » (Cette citation, qui n’est pas de nous, se trouve dans notre essai sur la versification ici.)

Ceci est démenti par la structure des deux quatrains d’un sonnet, qui reste cependant exceptionnelle. Nous avons publié dans le présent recueil des poèmes où des quatrains à rimes embrassées suivent le modèle du sonnet et sont donc fautifs, mais nous revendiquons l’exemple de Baudelaire, dont le poème liminaire des Fleurs du mal, Au lecteur, est lui-même ainsi construit, sur dix quatrains :

La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
etc.

Ici le « débutant » Baudelaire fait commencer un quatrain avec une rime féminine (lâches) alors qu’il a terminé le précédent par une rime féminine (vermine), et ainsi de suite. Baudelaire ne réitère pas cet écart dans le reste du recueil, mais la mise en exergue, à la place liminaire, d’un poème présentant une structure considérée comme fautive, est significative. Quoi qu’il en soit, ceux de nos poèmes que nous avons écrits ainsi se réclament de ce modèle, le poème Au lecteur des Fleurs du mal.

On trouve le même genre d’« anomalie » dans des stances de Malherbe :

Quoi donc, ma lâcheté sera si criminelle ?
Et les vœux que j’ai faits pourront si peu sur moi,
Que je quitte Madame, et démente la foi
Dont je lui promettais une amour éternelle ?

Que ferons-nous, mon cœur, avec quelle science,
Vaincrons-nous les malheurs qui nous sont préparés ?
Courrons-nous le hasard comme désespérés ?
Ou nous résoudrons-nous à prendre patience ?

Non, non, quelques assauts que me donne l’envie
etc.

Ces stances se trouvent pp. 46-7 des Poésies de Malherbe dans l’édition de 1971 chez Poésie/Gallimard. C’est le seul exemple de rimes ainsi embrassées dans l’ensemble du volume.

Mêmes rimes embrassées « baudelairiennes » ou « malherbiennes » dans le poème Captive de Marie Noël (en son recueil Les Chants de la Merci, 1930) :

Il était une fois une joyeuse enfant
Dans mon pays. Son âme en elle était plus gaie
Que l’oisillon des champs sautillant sur la haie,
Plus vive que le vent.

Quand elle s’en allait à l’herbe le matin,
Mêlant ses pieds aux fleurs le long de la venelle,
L’espérance en secret voltigeait devant elle
Sur la menthe et le thym.

Et quand elle vaquait aux soins de la maison
etc.

On trouve également des rimes de cette façon dans la pièce Dom Garcie de Navarre de Molière (1661). La pièce est en rimes suivies, à l’exception d’une lettre lue sur la scène qui comporte trois quatrains en rimes embrassées (Acte II, scène VI). Les rimes de ces quatrains ne respectent pas la règle énoncée.

Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme,
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.

Je chéris tendrement ce qu’a fait Dom Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs ;
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux, avec sa jalousie.

Ôtez donc à vos feux ce qu’ils en font paraître etc.

On trouve encore de telles rimes dans le poème « Arcades ambo » du recueil posthume Invectives de Verlaine. Dans ce poème de six quatrains, les deux premiers et les deux derniers quatrains ne respectent pas la règle ; il y a en revanche alternance du deuxième au troisième et du troisième au quatrième. Plus qu’une intention délibérée, il faut très vraisemblablement y voir une indifférence du poète, dans un recueil qui, entre autres négligences prosodiques, rime « prussien » et « messin », ce qui est l’occasion de cette note de bas de page par l’auteur : « Ça rime mal, / Mais m’est égal. »

On voit que « l’erreur » en question apparaît de manière sporadique chez certains de nos poètes. Cet usage irrégulier des rimes embrassées est, dans le présent recueil, systématique. La cause en est certes une erreur consécutive à l’oubli de la règle, mais, cette erreur se recommandant de précédents illustres, elle devient admissible. En l’occurrence, cela ne concerne tout de même, sur les 115 poèmes du recueil, que quatorze poèmes ainsi composés en « rimes embrassées baudelairiennes », ou « malherbiennes » (malherbiennes pour ce qui est de l’antériorité, baudelairiennes pour l’assomption de la pratique dans un poème liminaire), étant entendu qu’un tel nom, s’il était adopté, ne peut s’appliquer qu’à des poèmes en dehors de la forme du sonnet puisque par construction les rimes embrassées d’un sonnet n’alternent pas les rimes masculines et féminines d’un quatrain à l’autre. Après avoir pris ou repris connaissance de la règle dans sa rigueur, nous avons renoncé à cet usage irrégulier.

*

LIVRE PREMIER
(2007-2011)

.

(i)
La guerre en dentelles

.

I

Croyez-vous que j’ignore, en vous aimant, le prix
De la noble vertu dont je me trouve épris ?
Et qu’en y renonçant vous perdriez encore
Plus que je ne puis rendre à celle que j’adore ?
Je ne peux donc vouloir ni cesser de vouloir.
Vous aimerais-je autant si je croyais pouvoir
Compenser une perte à mes yeux inouïe ?
L’âme pleure le ciel dont elle est éblouie.

*

II

De ses larmes mon cœur fait son unique bien :
Connaissant mon secret, vous ne dites plus rien !
J’avais votre amitié, votre appui, votre estime,
Et me pris à rêver d’amour – tel est mon crime.
Las ! il aurait fallu que je garde pour moi
Ce sentiment coupable, et périr de l’émoi
Qui me brûle et devait se répandre en lumière
Pour élever mon cœur ainsi qu’une prière !
Las ! il aurait fallu vous celer à jamais
La seule vérité qui compte désormais,
Et baiser votre main, à cet ami tendue
Qui manque d’y pleurer sa tristesse éperdue !

*

III

En vos yeux d’horizon où la mer et le ciel
Unis en un seul bleu lumineux, irréel,
Rayonnant en éclats d’émeraude sentante,
Effusent les reflets d’une aurore éclatante,
Sans douter du trésor qu’ainsi je divulguai,
En ce saint tabernacle un jour je regardai…
Et moi qui me drapais dans la mélancolie,
Je sus ce que veut dire aimer à la folie.

L’impertinence, hélas, du vil profanateur
Appelait un dédain juste et réparateur !
Depuis que le repos m’a quitté, pour mon crime,
Je déclame mon mal, honteux, rime après rime.
Mais le pire de tout, en ce long châtiment,
C’est qu’il ne peut produire aucun amendement,
Car j’espère toujours – est-ce scélératesse ? –
Que vous aurez un jour pitié de ma détresse.

*

IV

Ô fuir où je pourrai me cacher pour toujours !
Vous dites me bannir à jamais de vos jours.
Mon cœur se glace, un froid m’étreint, c’est l’hébétude,
Et pour toujours, à tout jamais la solitude !
Le jugement des dieux, fatal, est donc rendu.
Ma déraison vous choque, hélas ! j’ai tout perdu.
Et vous marquez mon front du sceau de l’infamie
Pour que me prenne en haine une tourbe ennemie
– Qui se trouve un délit plus grand que ses forfaits ! –
En détournant de moi vos merveilleux bienfaits.

*

V

Comment, mais vous pleurez à l’abri des regards !
Et moi qui ne voyais en vous qu’indifférence
– Hormis votre beauté, cause de ma souffrance –,
Je découvre ces traits brouillés, ces yeux hagards !

Moi qui voulais rejoindre un couvent de bégards
Afin d’y renoncer à jamais l’espérance,
J’entends de votre cœur la chaste remontrance :
Cassandre, vous étiez sensible à mes égards !

Mais comment, pensiez-vous, accueillir cet hommage
Sans qu’il en dût venir pour vous quelque dommage ?
Le monde est si méchant, si cruel envers nous !

Faut-il donc que des pleurs, renouvelés sans cesse,
Naissent fatalement d’un sentiment si doux,
Que l’amour soit toujours ce qui le plus nous blesse ?

*

VI

Non seulement, hélas, vous n’entendez céder
Mais vous dites peut-être à qui veut bien l’entendre
Que l’on ne pouvait guère en mon cas rien attendre
Et que vous regrettez d’avoir voulu m’aider.

Ce litige est absurde, il nous faut le vider.
Cassandre, vous vivez dans le pays du Tendre,
Votre vue au-delà ne saurait point s’étendre
Et vous blâmez l’élan que je n’osai brider.

Soit ! je confesse avoir dérogé sans scrupule
Aux clauses qu’à jamais courtois amour stipule,
Abusant de mes droits et vous causant souci.

Or si j’ai haut loué vos attraits, dans mes larmes,
C’est qu’ils sont le reflet de l’âme. C’est ainsi,
Pas plus que l’âme, non, ne pâliront vos charmes.

*

VII

Dans le pays du Tendre où vous vivez, ma mie,
Le plus prisé de tout, le plus aimable bien,
Nul ne peut l’acquérir : il est donné pour rien.
Quel est donc le secret de cette économie ?

Le résultat en est la plus belle harmonie.
Et, surtout, c’est celui qui met le plus du sien
Le mieux récompensé, du nom de citoyen.
Donner vaut tout. La loi, c’est cette antinomie.

Madame, j’ai compris, le vide inquiétant
Qu’oppose la pudeur au désir insistant
Sollicite l’aveu de ma folle conduite.

Je vous tins des propos… Je ne l’aurais pas dû
– Reconnaître sa faute, est-ce en bouter la suite ? –.
La demande fait choir le don, alors perdu.

*

VIII

Sans doute je conçois, et j’approuve, Marquise,
Que vous vous indigniez d’un banal compliment,
Mais que vous répétiez le même mouvement
En présence de vers dont vous êtes conquise,

C’est abuser, vraiment, d’une pudeur exquise !
Sachez-le, ce n’est pas votre ami seulement
Que punit ce rebut si fort cruellement,
Mais c’est l’Art, dont la loi sur nous tous est acquise.

Veuillez considérer aussi ce qu’est l’état
Qui s’atteste limpide en un tel attentat
Et que d’autres devoirs ne veulent point connaître.

Votre amour est certain, autant qu’on puisse l’être ;
Souffrez donc à bon droit que je l’appelle mien.
Il faut céder, Madame, et vous en trouver bien.

*

IX

Je vous ai fait du tort, le chagrin me tourmente.
Hélas, en vous prêtant un dessein irrité,
J’ajoutais à l’affront pour votre dignité
Un mépris déplacé pour la vertu clémente.

La pudeur assurant l’audace véhémente
Qu’elle ne prévaudrait sur sa sécurité,
Quoi ! j’arme le dépit contre la vérité.
Ô que de déplaisirs le désir nous fomente !

Pour ce qu’un tel excès dût vous causer d’horreur,
Ce qui le plus vous blesse, en cette grave erreur,
C’est de me découvrir un début de bassesse.

Et m’entendant frémir devant quelque embarras,
Vous ne pouvez celer un soupir de tristesse…
Que tout serait plus simple et plus beau dans vos bras !

*

X

« Cette flamme importune, à la fin que veut-elle ? »
Ah, Madame, à vos pieds une place pour moi !
Pourquoi flétrissez-vous du nom de bagatelle
Ce qui suscite en nous un aussi doux émoi ?

Madame, pour la France et sa palme immortelle,
N’ai-je point tout quitté, commandé par mon Roi ?
N’ai-je point combattu nos guerres en dentelle ?
Pas plus que ma valeur n’a défailli ma foi.

En bravant les dangers je voyais votre image,
Au triomphe éclatant je lui rendais hommage ;
La nuit, je composais pour vous maintes chansons.

Et c’est cette chaleur dans le cœur, bien vivante
– Dont, si j’en crois vos yeux, tous deux nous jouissons –
Qui forme les héros dont un pays se vante !

*

XI

Croyez-vous que m’arrête un silence confus ?
Pensez-vous que j’oublie, en pleurant, votre absence ?
Et quand vous opposez à mes vœux la décence,
Croyez-vous apaiser mes feux par un refus ?

Ô si vous haïssez cet ami que je fus
Pour l’audace sans tact de sa concupiscence,
Pensez-vous provoquer une résipiscence,
Quand tout est balayé par ce torrent profus ?

Eh, lequel de nous deux est-il le moins blâmable ?
Moi qui ne craignis point votre souris aimable ?
Vous qui cachez vos rets, ou bien les ignorez ?

Réduirez-vous ma voix à vous être importune ?
Vous finirez mes jours ou vous vous donnerez :
D’une ou d’autre façon, cesse mon infortune !

*

XII

Zaïde, je caresse un rêve – farfelu ? –,
Devenir éminence et, par ton entremise,
Pouvoir ainsi combler en prince de l’Église
Un appétit d’honneurs, de gloire et d’absolu.

Cette bureaucratie inclite de prélats,
Cardinaux en cuirasse et flanqués de maîtresses,
J’en rêve, en suscitant tes romaines caresses.
Sa pompe, dans tes yeux, brille de mille éclats.

C’est impie ? Et pourtant, j’ai seulement cité
Les exemples connus de bergers estimables,
Ou ne sort-il jamais que des ragots damnables,
D’odieuses rumeurs de l’Université ?

Selon d’aucuns, l’Église en maître temporel
Ignore de Jésus le sublime message :
Un régime chrétien ne peut donc être sage ?
L’Église est pure enfin n’étant rien ? C’est cruel.

Comme je n’ai jamais, en dehors de tes bras,
Connu des voluptés plus belles, plus profondes,
Je comprends qu’ont grandi tes nobles tresses blondes
Dans l’enclos consacré du meilleur des haras.

Et tel un cardinal dont les gants de velours
S’ornent de grands rubis, stigmates symboliques,
Je te vénérerai : mes vers mélancoliques
Soient les joyaux saignés de mon cœur, à toujours !

.

(ii)

.

XIII

Je te regarde, tu souris,
Cette minute est solennelle ;
Dans sa splendeur presque irréelle,
Je suis complètement épris.

Je ne sais quelle gravité
S’empare alors de mes pensées
Quand, toutes choses effacées,
Ne reste plus que ta beauté.

C’est pourtant le plus grand plaisir,
C’est une véritable ivresse !
J’éprouve comme une caresse,
C’est la clef d’un secret désir.

Troublé ? Serein ? Je suis lié ;
En tous lieux tu seras suivie.
Avec le monde, avec la vie,
Je me sens réconcilié.

*

XIV

En pleurant j’ai lavé mon cœur de ses souillures
Et j’accueille l’amour, la beauté, le bonheur.
À présent les oiseaux cachés dans les ramures
Font descendre du ciel un babil enchanteur.

Je sens sourdre en mon âme une joie infinie.
Sur les rayons sonnant au rythme de l’azur
Passent les doigts d’un ange, et tout est harmonie
Quand la harpe céleste accompagne un cœur pur.

*

XV

Où sont parents, amis, souvenirs, projets fous ?
Je me regarde ma vie et ne vois rien que vous.

Cette joie est si forte, avec vous survenue :
Je ne vis que du jour où je vous ai connue.

L’angoisse que je ne cessais pas d’éprouver,
C’était la crainte, ainsi, de ne point vous trouver !

Le jour où je vous vis me sourire, Madame,
Vous fîtes pour toujours le bonheur de mon âme.

Mais un nouvel effroi me vient effaroucher :
Celle qu’un jour, bientôt, j’ose vous approcher !

*

XVI

Je ne peux plus rien dire. En effet, dire quoi ?
Mon cœur en est brisé, tu ne veux pas de moi.
C’est un coup imparable. À quoi bon la défense ?
Rien ne peut me sauver, ni l’humour ni l’offense.
Je ne vois qu’un désert, devant mes yeux s’ouvrir,
Qu’il me faut désormais sans un mot parcourir.
Tous mes projets d’amour abattus, tous mes rêves
Anéantis, ma joie envolée, heures brèves,
Douces, que je vécus croyant que tu m’aimais
Et qui – mon seul bonheur – ne reviendront jamais…
Étais-je sot ? naïf ? étais-je fou ? le suis-je ?
Tu ne veux pas de moi, c’est tout, voilà, qu’y puis-je ?
Pardon de l’avoir cru, pour moi c’était trop beau !
C’était si merveilleux et c’était si nouveau,
Je crus ce que mon feu voulut me faire croire.
Maintenant je comprends dans quel monde illusoire
J’ai vécu tout ce temps de mon soulas heureux.
Je suis seul à jamais dans le froid ténébreux.

*

XVII
Une Ase

Exemple singulier de sagesse abarique†,
Oyez, chétifs badauds, cette grande leçon !
L’éthique des aïeux vous donne le frisson,
À l’instar des exploits du jarl Théodorique.

Fille de Langobard et joyau dynastique,
Elle s’appelait Grudrr et portait bien son nom,
Fière princesse à qui l’on ne dit jamais non,
Belle comme une Gothe, Ase mégalithique.

Un Hérule, omettant de méditer les lois,
Lui tint en aparté quelques propos grivois,
Dont elle fut – au sens de chatouille – irritée.

Las ! quand il dut prouver qu’il était homme, et fort,
Par ses proportions minimement flattée,
Elle appela sa cour et le fit mettre à mort !††

D’Abaris, poète hyperboréen.

†† Tiré de Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, hormis le nom de Grudrr qui est une pure invention.

*

XVIII

« Prenez votre courage à deux mains. » Ah ! Madame,
Le diable le pourrait, un séducteur infâme,
Un corrupteur sans âme et de sens frelaté,
Fort irrespectueux de votre chasteté ;
Mais quand je pense à vous, pour moi c’est impossible,
Car je n’ai qu’une main, hélas ! de disponible.
Devant à la fureur de l’inspiration
La rage d’exprimer ma vive passion,
Et jetant ce sanglot sur de la cellulose,
Après m’être vidé, je ne vaux plus grand-chose.
D’où ma sauvagerie et ma banalité,
Ma platitude en fait d’originalité,
Ce ton de morne plaine et de fauteur de troubles,
D’indigne virtuose en sous-entendus troubles,
Ma brusquerie insane et mon orgueil têtu
Qui me font dire « tu » quand vous me dites « tu » !
Muet comme une tombe entre deux logorrhées,
Impassible et, d’un coup, expert en simagrées.
Peu me chaut d’être froid dans un tel clair-obscur !
Cette règle ne souffre au fond qu’un bémol dur :
Pas de sang-froid possible en vous voyant si belle,
Ô Vénus, ô Marie, Isis, Freya, Cybèle !
Je croyais caresser vos longs cheveux dorés,
Votre peau d’abricot douce aux reflets nacrés,
Vos lèvres de lilas sur des perles ouvertes,
Vos deux mains sur mon cœur, palpitantes, offertes,
Vos melons si primeur, vos noix de coco d’or,
De vos vierges forêts vaillant conquistador…
« Vous rêvez », dites-vous ? Ces bruits sur votre compte,
Cette histoire de vous que partout l’on raconte,
Que vous seriez épouse et mère, sont-ils vrais
Ou bien un plan conçu pour qu’on vous laisse en paix ?
Blasphème, impiété, simonie, anathème,
J’ai commis un tel crime ! et c’est que je vous aime.
« Or le crime n’est pas de m’aimer, insensé,
Car tout le monde m’aime. » En effet, c’est forcé :
Nous sommes tous pécheurs, Aphrodite isiaque,
Blonde comme un lagon bleu paradisiaque !
Tenter le moindre geste en matière d’amour,
C’est passer à jamais le point de non-retour ;
Le détour est permis mais non pas un virage.
Espérer, c’est un crime, ne le pas, un outrage.
Aimer, c’est être esclave et superstitieux.
Le nectar, on le sait, est la boisson des dieux,
Mais un simple mortel féru de poésie
Peut s’enivrer de même au ruisseau d’ambroisie.
Dans vos veines circule un fabuleux ichor !
L’histoire de Jason et de la Toison d’or
Est une allusion à votre grâce insigne
Dont, le Roi mis à part, un héros seul est digne.

*

XIX
Neige de feu

« Si vraiment vous m’aimez, vous prendrez patience. »
J’attendrai, pour vous plaire, ayant bien conscience
Que cet amour m’est tout, que le temps n’y fait rien,
Ne pouvant altérer le prix de votre bien.
Si d’aucunes – beaucoup – se préparent aux larmes,
Les ans ne peuvent guère attenter à vos charmes.
C’est même le contraire : un blond mieux platiné,
Quelques légers sillons sur un front éburné,
Un regard attendri, plus doux et plus céleste,
Une main ciselée au geste toujours leste,
Un grain de peau plus mûr, au fond moins irréel,
Du fait que vous soyez un archange du ciel,
Rehausseront encore un peu plus cette grâce.
Ce déclin pour quiconque est pour vous une grâce
Et vous serez toujours plus belle avec le temps.
Nos ébats ne feront d’envieux mécontents ;
Quelques vieux soupirants me maudiront peut-être,
Rendus inoffensifs par la loi de tout être.
N’ayant plus de soucis, nous vivrons ignorés ;
J’enlacerai sans peur vos appas adorés.
Détachés d’ici-bas, nous ôterons les voiles
Qui cèlent à nos yeux la beauté des étoiles.
Je n’attends pas en vain. Ah ! quand nous serons vieux,
Non comme des humains, nous aimerons en dieux !
Ronsard en ses sonnets dit de bien pauvres choses,
Sur la neige de feu resplendissent les roses !

*

XX
Cratès et Hipparchie

La morale, instrument de toute ambition,
Un penchant comme un autre, une inclination :
Ô voilà ma réponse à votre long silence,
Qui m’est, vous le savez, pis qu’une violence.
Ne m’en veuillez pas trop d’exprimer du dépit :
Cet amour ne me laisse, hélas, aucun répit.
Pourtant, si vous venait le goût de me répondre,
Je croirais que le ciel sur ma tête s’effondre
Et j’en mourrais peut-être. Aussi, tout en pleurant,
Je louange l’esprit qui me laisse ignorant.
Si peu de sérieux que l’on me subodore,
Tout ce que je sais, moi, c’est que je vous adore !

Je vous dirai cela qui me rendrait heureux.
Connaissez-vous Cratès, qui, sans être lépreux,
N’en demeurait pas moins, par choix, au ban du monde,
Méprisant tous les biens, cette trappe profonde,
Et se riant des us en vigueur de son temps ?
C’était un philosophe, et des plus compétents :
Cratès, entre les chiens, fait honneur à la niche !
Hipparchie était jeune, était belle, était riche.
Elle aurait pu régner sur des foules de rois,
Qui pour en être aimés eussent cédé leurs droits ;
Elle aurait fait la paix, la guerre, et tout le reste,
Et préféra Cratès à ce destin funeste.
L’ordinaire où vécut ce ménage est connu.
À ce point du récit maintenant parvenu,
En me recommandant de l’illustre modèle,
Il me plaît d’avouer que, vous étant fidèle,
Je place mon bonheur en vous et dans l’espoir
Que vous vous donnerez à moi, non dans le noir,
Mais devant tout le monde, à dessein, réfléchie,
Ainsi qu’avec Cratès le voulut Hipparchie !

*

XXI
Rose et coccinelle

La coccinelle rouge aux points noirs s’est posée
Sur le gonflant bouton pour s’offrir un festin.
Dès les premiers rayons du soleil, au matin,
Belle s’ouvre la rose humide de rosée.

La lumière, à ses pieds de reine déposée,
Poudre d’or supernel son habit de satin.
Elle s’épanouit, absorbant le butin
De la foule des fleurs hier décomposée.

Le parfum est exquis et cérémoniel
Que dans ce sanctuaire elle consacre au ciel.
Hosanna ! Resplendis, patère enchanteresse.

Et la bête au Dieu bon, de ses crocs monstrueux,
Dilacère en dansant, prise de folle ivresse,
Les pucerons poilus, croustillants et juteux !

*

XXII
Frère-frappart

Le calme recueilli du monastère
Où médite sans trouble un chœur nombreux
L’exemple édifiant des bienheureux,
Parfois fomente un tout autre mystère.

Et l’on voit tel reclus, hier austère,
S’adonner sans vergogne, et tout fiévreux,
Aux mousseux élixirs des vieux chartreux,
Voire au dom pérignon, comme à Cythère,

Et lutiner la gueuse au flanc puissant,
Non comme un sénateur de Maupassant,
Mais rimant en latin quelque poème.

Nous savons – à chacun revient sa part –
Que le vrai précurseur de la bohème
N’est autre que ce bon frère-frappart.

*

XXIII
Égyptiaque

Dans le tombeau sacré d’une jalouse idole,
Où brûle par magie un millénaire encens,
Profane explorateur, pas à pas tu descends ;
Des chimères aux murs tournent en farandole.

De corridor brumeux en douteuse coupole,
Tu sondes une nuit de sphinx iridescents.
Une splendeur funèbre est ce que tu ressens
En ce dédale obscur d’occulte nécropole.

Contemplant les trésors jadis amoncelés,
Les sarcophages d’or, de gemmes constellés,
Et le rictus affreux d’un chacal, qui t’oppresse,

Tu ne vois pas, couvert par l’aile de l’asfir,
Que dans l’ombre envoûtée un squelette se dresse,
Dardant sur toi des yeux de flamboyant saphir.

*

XXIV
Res Mortuis

L’eunuque mystagogue, au temple tripartite,
Ses vieux traits adipeux de céruse couverts,
Conduit dans la pénombre aux caveaux entrouverts,
Soumise à son pouvoir, la vierge idolothyte†.

Devant une chimère obscure d’hématite
Que baigne de torpeur l’encens aux nimbes verts,
Un puits s’ouvre. Le mage, assisté de convers,
Tout en psalmodiant y jette l’interdite.

Cette chute sans cri lui brise plusieurs os ;
Elle ne le sent pas, en transe sur le dos,
Droguée au plus haut point d’herbe sacramentelle.

Son corps gît sur un tas de squelettes broyés.
Par l’extase soustraite à l’angoisse mortelle,
Sans comprendre elle entend des soupirs réveillés…

Destinée à être sacrifiée aux idoles. Syn. de nécrothyte, car les idoles étaient parfois appelées du nom de « morts ». Necrothytae: res mortuis, la chose des « morts », la chose consacrée aux « morts » (Macri Hierolexicon).

*

XXV
Frater August

Frère Auguste Strindberg, veux-tu paraître
Et me laisser toucher ton athanor ?
Toi qui de vils métaux créas de l’or,
Comment t’égalerai-je un jour, ô maître ?

Quels enfers sillonner pour mieux connaître ?
Comme toi je comprends quel similor
Le monde ensorcelé, bruyant décor,
Jette à l’esprit confus, pour s’en repaître.

En d’étranges meublés à Göteborg,
Je lisais des fragments de Swedenborg :
Ô quitter la voie orde et pécheresse !

Et comme toi j’ai vu le plan fatal,
Dans mon abaissement et ma détresse,
Le plan cyclopéen, monumental !

*

XXVI
Sans bruit

Je veux n’aimer personne en dehors d’elle ;
Si contre moi je crains de la serrer,
Je veux l’aimer toujours sans espérer ;
Cet amour est ma tour, ma citadelle.

Le temps, le temps s’échappe à tire-d’aile !
Que me restera-t-il, pour m’éclairer
Lorsque viendra la fin de tant errer,
Si je ne garde au moins un cœur fidèle ?

On me dit qu’il est sot de tant chérir ;
Le monde voudrait voir cette eau tarir.
J’ai fui, je n’entends plus son vain murmure.

Et dans la solitude et dans la nuit,
J’écoute chuchoter la source pure,
Et je pleure d’aimer en vain, sans bruit.

*

XXVII

Cet amour n’a pu s’envoler,
Je ne serai jamais heureuse.
On dit qu’il faut se consoler,
Je sais que la vie est affreuse.

Avait-il de l’amour pour moi ?
Son regard semblait me le dire.
J’aurais mis mon cœur sous sa loi ;
Je suis seule et veux me maudire.

J’aurais été son âme sœur,
Je voulais lui donner ma vie.
Sa force était pour ma douceur,
Ma tendresse pour son envie.

Nous ne nous aimerons jamais,
Tous mes rêves ont fait naufrage.
Vivre en pensant que je l’aimais ?
Vivre… je n’ai plus le courage.

*

XXVIII

Sans vous je suis perdu, l’ombre s’étend,
Les ténèbres sur moi jettent leurs voiles,
Je ne sais où je vais, ce qui m’attend
Dans une nuit sans lune et sans étoiles.

Sous ces nuages noirs et tourmentés,
Ces fantômes chassés par les bourrasques,
Je parcours sans les voir des lieux hantés,
Où me frôlent démons, diables, tarasques.

L’abîme s’ouvre et crache un feu d’enfer.
C’est en vain que j’appelle et que je lutte
Contre ces tourbillons de voix de fer,
Car il n’est point de terme à cette chute.

Sans vous il faut souffrir, devenir fou,
Sans fin désespérer, dans l’inertie,
Concevoir son destin comme un écrou,
Achevant dans l’horreur sa prophétie.

*

XXIX
Poète maudit

Je suis un poète maudit
Auquel se refuse la gloire
Et qui ne parvient pas à croire
À la croix que nul ne brandit.

Ce monde est pestilentiel.
Les ministres de ta colère,
Seigneur, que ma chute exaspère,
M’accablent d’ordure et de fiel.

Diablotins et grimelins
Tournant en volutes vermeilles
Font un tapage de bouteilles
Pour me voler mes fifrelins.

Quand j’arrive parfois, Seigneur,
À triompher de ma faiblesse,
Voilà que mon orgueil vous blesse ;
Je deviens pire et non meilleur !

C’est tout le fruit de mes efforts.
Dans le galetas où je rampe,
Que je voudrais que cette lampe
Fût une lanterne des morts !

Que je voudrais voir devenir
Cette couche – cette litière ! –
Sous les arbres du cimetière
Une tombe sans souvenir.

*

XXX
Pécheur

Vous accablez, Seigneur, le pécheur endurci,
Le livrant sans défense à l’Ennemi féroce.
Pour celui qui, confus, se trouve à sa merci,
L’existence devient un cauchemar atroce.

Ce roi des détritus, l’immonde Bal-Zébul,
De puanteurs sans nom épouvante sa proie.
Dans la fosse à purin, le pécheur triste et nul
Pense devenir fou, hors de la juste voie.

Autour de lui – partout ! – que de délabrements,
De ruines, de nuit, de formes répugnantes,
D’âpres exhalaisons, que de pullulements,
Que de soupirs mauvais, d’ombres horrifiantes !

« Le monde te suivra si tu veux me servir,
Si tu viens encenser le Baron de l’ordure !
Dans les écroulements cherche ton avenir,
Car la tentation est seule ce qui dure. »

Seigneur, ne laissez pas mon âme s’avilir
Au contact flétrissant des faux biens de ce monde !
Et que dans votre Verbe, au lieu de m’affaiblir,
Je grandisse en vertus, des vices je m’émonde.

Mais retomber toujours au même caniveau
Au moment où l’on croit toucher à la lumière,
Le coup est de nature à rendre le tombeau
Plus que tout désirable à cette orde poussière !

*

XXXI
Aux gens du métier

Gloires que rien ne peut ternir,
Ce fut un métier vraiment sale
Que vous faire objets de scandale
Pour les cœurs purs de l’avenir.

C’est vous qu’il faut lire à présent
Pour être de cette culture,
Jetant nos esprits en pâture
À votre démon malfaisant.

Accablé de l’infâme chœur,
Je reconnais dans vos ordures
L’attrait des passions impures
Qui suffoquent l’âme et le cœur.

Je voudrais tous vous oublier,
Et que l’on m’appelle barbare.
Votre apothéose est la tare
D’une époque folle à lier.

Vous avez trouvé pour appui
De votre funeste entreprise
La femme folle et sa traîtrise ;
Elle ne vous a jamais nui.

Accusant tous vos détracteurs
De la plus noire hypocrisie,
En fait d’art et de poésie
Vous étiez de vils séducteurs.

Vos immondices laissent coi
L’homme à la pente vertueuse.
Dans cette époque malheureuse,
Votre grimace est notre loi.

Quand, frappé de caducité,
L’idéal s’impose silence,
Tous les signes de l’excellence
Vont à votre perversité.

Cela durera-t-il longtemps ?
Vos vaines idoles cruelles
De cliques intellectuelles
Ont encore quelques instants.

Ce panthéon vertigineux
De vos débauches lamentables,
Tremblant sur ses bases instables,
Croulera dans l’égout brenneux.

C’est très certain. Reste à savoir
Si le poison à forte dose
A laissé vivant quelque chose,
S’il nous reste encore un espoir.

*

XXXII
Ravaillac

De fièvre ou d’extase tremblant
Dans ta cellule monastique,
Tu conçus le désir mystique
De trucider le Vert Galant.

Il tenait, vert un peu croulant,
Parjure, relaps, hérétique,
Son Olympe pornocratique
En vrai Jupiter de beuglant,

Prêt à tout jeter dans la crise
Pour une belle à lui reprise
Par d’icelle l’époux légal.

Ravaillac, ennemi du sexe
Appelé faible et notre égal,
Que ton verticide le vexe !

*

XXXIII
Prohibition

The noble experiment (Herbert Hoover)

Le magique Midwest est conquête viking.
Bravant l’immensité des plaines orageuses,
De graves géants blonds, leurs femmes courageuses,
Avec la dignité du moissonneur au Thing

Et l’impavidité des cavaliers d’Hasting,
Firent ce pays grand de leurs âmes songeuses.
Nonobstant la clameur des foules tapageuses,
Volstead, leur digne enfant, triomphe à tout meeting.

Mais d’un palace à grooms, sous les lustres, Capone,
Enfermant dans ses mains la police caponne,
Revend au prix de l’or scotch, hennessy, guinness :

L’idéal est souillé par l’argent subreptice.
Contre l’hydre du crime, un nom : Elliot Ness† ;
Par la vertu d’un seul triomphe la justice.

Tout comme Volstead, député du Minnesota dans le Midwest et auteur du Volstead Act instituant la Prohibition aux États-Unis, Elliot Ness était le fils d’immigrés norvégiens.

*

XXXIV
Chikago

Tout dans cette Babel est si monumental
Qu’on dirait par moments une vaste caverne.
Lille Mats†, de Scanie, en trottinant discerne
Ceux qu’il doit éviter : le jaune, le rital.

C’est le soir. L’enfant blond passe un tram, un étal,
Suit la rue où bientôt va briller la lanterne,
Et, grimpant l’escalier dans le hall un peu terne,
Il retrouve chez lui son univers natal.

Le quartier bourgeonnant est une autre Suède,
Dans cette « Chikago » qui sans degré succède
À l’âpre pauvreté des fjords et des hameaux.

Quittant les vieux bouleaux, leur chanson féérique,
Mats a fait le voyage, en a souffert les maux.
La petite Ingeborg est née en Amérique.

Le petit Mats. Lille se prononce comme le nom de la ville française.

*

XXXV
Charles XII et les pirates

On envoya même l’année suivante deux gentilshommes suédois pour consommer la négociation avec ces corsaires. (Voltaire, Histoire de Charles XII, roi de Suède)

En sa cour de proscrits, nègres et perroquets,
Le loup de mer reçoit l’envoyé de Gothie
À l’ombre des ficus où sa case est bâtie,
Témoins habituels d’hérétiques banquets.

Il a laissé, ce jour, coutelas et mousquets,
Peigné sa barbe longue au tricorne assortie,
Mis sa belle dentelle – ou la moins décatie –
Pour flatter le seigneur hôte de ces bosquets.

Le baron de Cronström vient sceller l’alliance
Que Charles sollicite en toute confiance,
Et trinque à son succès dans l’or du Grand Inca :

Concluant le traité par d’augustes blandices,
On distribue à tous des pipes de coca
Et l’on remplit de rhum les scintillants calices.

*

XXXVI
Le Sancy

Des mines de Golconde où le ciel cristallise
Les Lombards apportaient des diamants aux Rois ;
Artistes sans rivaux, ces joailliers adroits
Sertissaient les cordons, enluminaient l’Église.

Dans le palais des Francs, le goût se subtilise :
Sancy, l’ambassadeur du noble Henri Trois,
À la cour de Stamboul faisant valoir nos droits,
Irisa le manteau que l’or fin fleurdelise.

Cette pierre à son nom, d’un poids phénoménal,
Augmente les trésors – vastes – du cardinal,
Qui la légua – beau geste – au souverain son maître.

Et Marie-Antoinette aimait à la porter ;
Fersen, l’ami de cœur, dut cependant l’admettre :
Quel éclat sur ses yeux aurait pu l’emporter ?

*

XXXVII
Grégoire von Rosen
, ou L’homme de la Bérézina

L’aigle avait de son vol circonscrit l’univers
De Thèbes à Moscou tombant dans l’incendie,
Mais la patrie armée en débâcle, engourdie,
Se démembre et succombe au plus long des hivers.

Un homme la pourchasse, insultant son revers.
Artisan de la chute et de la tragédie,
Rosen le Suédois voit sa gloire grandie ;
Les Champs élyséens devant lui sont ouverts.

Il abat les cités, il détruit les cohortes,
Ses armes sont ici, sont partout les plus fortes,
Et Napoléon fuit sur tout un continent !

Quand Paris tend ses clefs au césar Alexandre,
Son guerrier le conduit, Ricimer éminent,
Plus haut que les grandeurs dont il foule la cendre.

« Considéré à juste titre comme un des hommes de guerre les plus vaillants de son époque. » (Grand Larousse du XIXe siècle)

*

XXXVIII
Le papahua

Tout son corps est couvert d’un horrible bitume
Où l’hallucinogène à la suie est mêlé,
À tout un grouillement de vermine pilé.
Il garde les codex de l’antique coutume.

Crinière sans apprêt en flots sur son costume,
Ses cheveux sont craquants de sang coagulé.
Éventrant les vaincus, dont le cœur est brûlé,
Sa transe le dérobe à la veule amertume.

Il compute le temps et le calendrier,
Sait les jours où vaincra l’impavide guerrier,
Traite l’épilepsie avec des veuves noires.

S’il parcourt les forêts aux panthéons moussus,
L’onguent le prémunit des dieux comminatoires
Et des bêtes, qu’il boute en leur feulant dessus.

Prêtre aztèque

*

XXXIX
La rainette jaune

Ses longs doigts papuleux adhérant au galet
Suintant, tout oint de pluie et de mousse émeraude,
Homoncule doré, le batracien rôde ;
Quel féroce mépris dans son œil rondelet !

Et son corps spongieux comme un guanaba blet,
Par sa phosphorescence, à qui la faim taraude,
Tout en étant serein dans la brumaille chaude,
Lance qu’il ne faut pas chercher ce gringalet.

Par toute la forêt vert-de-gris et havane,
Le pompeux gobelin galamment se pavane,
Sur la glauque pénombre affiquet chatoyant.

Hélas, le Chucuna le cueille dans la vase,
Pour enduire ses traits du poison foudroyant
Dont vivait et dont meurt la grenouille topaze.

*

XL
Amazonie

En cette Amazonie atteignant l’Équateur,
Parmi les Jivaros, ou Shuars, un cacique
Au père Duroni commente le lexique†
Enclosant toute chose apprise du conteur.

Car dans la sylve tout a son nom protecteur ;
Mais loin de n’enseigner qu’usage syntaxique,
Il montre l’encre mauve et le sirop toxique
Avec lequel on pêche, et le buis salvateur.

Et la confection de ces têtes réduites
Se figeant à jamais dans leurs grimaces cuites,
Pour le fray n’a bientôt plus le moindre secret,

Ni comment on les orne avec les ostensoires
D’aras plumés vivants qu’on pique d’un extrait
De crapaud pour qu’y vienne un duvet tout en moires.

P. Salvador Duroni, Diccionario del idioma jíbaro, Cuenca, 1928.

*

XLI
Primo Amore

Voyez « Poèmes parus dans la revue du Bon Albert » ici.

*

XLII
Mme B., professeur de latin

Sous les graves dehors de la sévérité,
C’était un professeur aimé par ses élèves.
N’eût été le démon de la frivolité,
J’eusse clamé toujours ses classes bien trop brèves.

J’ai réussi ma vie, on l’a dit, je le crois ;
Cela pèse bien peu sans la reconnaissance,
Si je n’affirme point l’éternité des droits
Que lui doit conférer ma seconde naissance.

J’ai peut-être oublié bien des déclinaisons
Mais je n’oublierai pas le ciel bleu d’Italie
Qu’elle ouvrit à nos cœurs de palpitants oisons
Trébuchant inquiets vers une âme accomplie.

Car c’est de ce voyage aux siècles abolis
Que date mon amour sans fin pour ma Déesse.
Madame B. nous a mariés, ennoblis
Sous l’égide éclatant de sa délicatesse.

*

XLIII
Le mariachi

Sous le balcon fleuri de Doña Miraflor,
Il s’en venait chanter en habit brodé d’or.

Mais la belle doña jamais de sa fenêtre
Ne lui jeta la fleur voulant dire « peut-être ».

Ce qu’il reçut, ce fut, à la fin, d’un valet
Envoyé le surprendre, un coup de pistolet.

Sa bien-aimée alors vint à lui, belle et pâle,
Recueillir sur son cœur l’hommage d’un long râle.

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LIVRE DEUXIÈME
(1999-2003)

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(i)

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XLIV
Vocation

Le poète à soi-même

Rappelle-toi le mal que te fit l’entretien
De ce mauvais penchant aux jours de ta jeunesse ;
Tu faisais envier ton singulier maintien,
Ratais tout, seulement pour écrire : « Ô tristesse ! »

Enfin, tu devins fou de goûter vers boiteux
Et piteux calembours des temps de décadence.
Si léger, tu froissas, par des propos honteux ;
Afin de rimer « foin ! » tu flétris l’innocence.

Qu’est-ce qui provoqua cette intime douleur ?
La Muse a déposé sur ta lèvre une rose :
Repousse le baiser, foule aux pieds cette fleur !
Il faut vivre en n’aimant rien d’autre que la Cause.

Va ! quitte ce pays pour un calme séjour.
Éloigne-toi du monde, où siffle le reptile.
Entre dans le silence, il te parle d’Amour :
Aride était ton cœur que fait Dieu si fertile.

Lorsque tu prétendais partager de l’humain
La peine et le labeur par ces jeux de ton âme,
Certes tu jouissais de ton moi souverain,
Pécheur, et te vouais à l’éternelle flamme !

Garde tes pensers purs maintenant que tu vis
De la vie unitaire et grave de l’Essence.
Vaines tentations soient à tes yeux ravis
Tous les prestiges vains de ton adolescence !

La Muse au poète

Poète, ainsi frappée au cœur de ma bonté
Par ton ressentiment injuste et ton délire,
Car ce n’est pas ta Muse humble en sa piété
Qui t’a fait turbulent, et ce n’est pas ta lyre,

Poète, ainsi frappée, ai-je droit de tenir
Ce flambeau près de toi ? Ton âme est bien trop fière,
L’orgueil a balayé ton vœu de repentir.
Seul, tu l’es à présent, mais sans plus de lumière.

Et c’est encore trop que tu dises le nom
De Celui qu’on exalte en offrande et prière.
Or l’homme doit L’aimer ! la louange est un don
Que l’homme fait à l’homme en louant Dieu le Père.

Mornes chants soient bannis des cantiques au ciel !
Celui qui sait ouvrir son cœur, il sait sourire.
Chose douce est la foi pour qui sert l’Éternel,
Mais la parole est dure, immense son empire.

Fais silence, cœur sombre ! Âme farouche, attends !
Il plaît à Dieu d’entendre une voix lumineuse :
Tu dois donc la polir dans l’eau fraîche du temps
Avant de l’enchâsser sur l’arche radieuse.

*

XLV

Que s’il vous plaît d’aimer, aimez-moi, s’il vous plaît !
Car dans mon cœur la flamme en secret le consume,
Et privé de baisers mon cœur est d’amertume
Et de chagrin empli… Mon cœur vous appelait

Depuis qu’il eut conçu qu’on pût être l’Amant
D’une Dame, et joyeux mon cœur battait des ailes.
Charmant oiseau, mon cœur : « Nous nous serons fidèles »,
Chantait-il, quand j’errais vers vous fiévreusement !

Aimez-moi, par pitié ! Mais je répète en vain
Ces paroles qui sont comme des lames nues
Plongeant dans ma douleur, et les larmes venues
Tôt me font entrevoir qu’il n’est de lendemain.

Quoi ! vos appas pour moi jamais ne cèderont !
C’est la mort que j’appelle alors, soyez-en fière ;
Ironique, jetez un œillet sur ma bière
Quand j’irai par la route où les damnés s’en vont.

En vain volai-je à l’urne où verser mon amour
– Or l’espoir était mien – c’est vous qui m’apparûtes,
Noble Dame ! Sur moi par vos charmes vous sûtes
Vous venger du serpent qui vous trahit un jour.

*

XLVI
Mélancolie

Si le feu sans chaleur de la mélancolie
Répand en ma langueur la brume des regrets,
C’est que point ne se donne à ma lèvre pâlie
Le baiser de ton cœur, qui garde ses secrets.

Ne sais-je pas que l’homme a perdu l’innocence ?
Désormais il faut suivre un chemin douloureux.
Les larmes de mes yeux tombent dans le silence ;
Ma vie est dans l’amour, ce sont des pleurs heureux.

Je choisis de verser les torrents de ma peine,
De languir à jamais, par les sanglots nourri.
La foi dans cet amour, un Dieu bon la soutienne !
Il est doux de prétendre à l’être tant chéri.

Que de beauté les fous dans leur gaîté ravagent !
Le monde est illusoire à qui se meurt d’aimer ;
Et s’il meurt, il tient tête aux vices qui l’outragent ;
Et s’il pleure, il est fort de pouvoir désarmer.

Dans ma confusion, est-ce de la détresse,
Précipitant mon souffle, aveuglant mon regard ?
Comme je suis frappé de ta grande tendresse !
Jamais l’amour n’a cru qu’existait le hasard.

Lorsque, par ta présence intimidé, je songe
À te parler d’amour, je demeure sans voix.
Muet, sombre, je sens l’angoisse qui me ronge,
Le doute et mon désir font deux grands désarrois.

Te voir, et je suis fou ! Entre nous le vertige,
Infranchissable abîme, interdit de savoir.
Or le plaintif appel mutuel du prodige
Inconnu dans nos yeux est mon unique espoir.

*

XLVII
France et Gueuse

La Gueuse a tant foulé la vertu de nos vierges,
Celle de nos soldats, de nos vaillants seigneurs !
Pour effacer ce crime affreux, combien de cierges ?
Par la canaille advient tant d’insignes malheurs.

Las ! les plaisirs des sens ont abattu le Trône.
Les épiciers riaient des droits de l’orphelin.
Le vice anéantit les bienfaits de l’aumône
Et la France connut un tragique déclin.

Du jour où le bourreau leva, toute sanglante,
Aux yeux des possédés la tête de Louis,
Le Démon but la vie à la coupe brûlante
Et de la Vérité les feux évanouis.

Pour principe la chair clame la tolérance,
Dont le sophisme alors décime par milliers
Les démunis, privés d’amour et d’espérance.
– De vrais libérateurs étaient les chevaliers.

Où tombaient les dragons sous leurs grands coups d’épée,
Ils plantaient l’arme au sol ; cette sanglante croix
Accueillait bras ouverts la roture attroupée.
Le désordre banni, c’est le bienfait des Rois.

Ce que le temps a fait, bâti pierre après pierre,
Et ceux-là qu’il rend forts d’un commun souvenir,
C’est la juste cité que rien ne peut défaire ;
Par Dieu même voulue, elle ne peut finir.

De la rébellion la Royauté ne souffre ;
Elle n’est plus visible aujourd’hui, mais elle est !
Quand clame la vertu : « Mon pays ou le gouffre »,
Elle est comme jadis quand la vertu parlait.

Dans son égarement un fou niera la France,
Dira qu’elle est un mot pour les faibles d’esprit.
S’il était moins perdu dans sa sinistre errance,
Il verrait : sur le temps, le mot « France » est écrit !

*

XLVIII
Dieu et France

Par mon détachement puissé-je devenir,
Sans orgueil et sans haine, un jour l’ami des anges,
Le corps tellement las qu’il ne peut plus tenir
Les humeurs qui s’en vont, être hors de ces fanges.

Les hommes, ce troupeau de lâches envieux,
Vers l’abîme sans fond se hâtent tous ensemble.
Que de frivolités ont du charme à leurs yeux !
En verrai-je jamais un seul qui me ressemble ?

Ô dans ma solitude – à quels démons livré ? –
Je suis l’esprit en feu, ne voyant plus que cendre,
Et je ris et je vais et je crie, égaré :
« Dans la fosse ils auront tout le temps pour comprendre ! »

Je voudrais m’élever au monde aérien,
Loin des peuples charnels et de l’ivresse infâme.
La fin de l’organisme à mon avis n’est rien,
Car c’est toi que je crains, corruption de l’âme !

Un songe me revient dans le jour finissant :
Au banquet de l’amour spirituel, convive
Aux doux propos, l’élu, sauf et resplendissant,
Dans les jardins entend des murmures d’eau vive.

Ils étaient purs et droits, les bienheureux défunts ;
L’éternité, pour eux, est une apothéose,
Et le paradis mêle aux plus subtils parfums
Les accents de leurs cœurs, vasque d’or, blanche rose.

L’élu goûte à jamais la présence de Dieu ;
C’est la félicité qui n’a plus aucun terme.
Tout ce qui se passe et fuit, ne fuit pas en ce lieu.
Connaîtra le repos qui sait demeurer ferme.

Oui, l’agneau du Seigneur vécut la Passion ;
N’eut-il pas à subir le crachat et l’offense ?
Les coups portés au Christ, de sa compassion
Ne purent altérer la douce bienveillance.

II

Il est mort sur la croix, Jésus, si frêle, et nu.
Gloire à Dieu ! Haut les cœurs ! L’erreur est rachetée,
Et l’on voit dans le temple où l’espoir est venu,
Par le pinceau fervent la splendeur enfantée.

Signe de l’infini, don du ciel, ô Beauté !
Que les héros de l’art de tant d’exploits sertissent ;
Par elle, entre chaque homme un pont d’or est jeté ;
Et les chants sous la voûte énorme retentissent.

Sonnez, cloches de bronze et carillons d’airain !
Gargouilles, contemplez les parvis sous la lune !
Dieu, pour la paix de tous, désigne un souverain ;
C’est l’âge de l’esprit, les temps de la fortune.

Par l’espadon de feu l’ennemi pourchassé,
Le troupeau défendu sous la crosse papale,
Le temple est établi, le cœur est ressourcé.
De la chaire déferle une voix triomphale.

Dans les sables brûlants veille le Templier
Autour du Saint Tombeau. Dans la brume et la bise,
Sa croix noire adornant un vaste bouclier,
Le Teutonique frappe, avance, évangélise.

Que vois-je ? Sur les mers, des trésors fabuleux
S’en viennent jusqu’à nous depuis les Indes folles.
Là-bas, dans les forêts, au pied des volcans bleus,
Les conquérants sans peur abattent des idoles.

Et c’est ainsi que tout fut donné par surcroît !
Mais sans doute étions-nous des serviteurs indignes :
Dans la prospérité le fidèle mécroit,
Et pour le vil métal il néglige les signes.

Captivé par le Diable, un moine délirant,
Une femme à son bras, dans son poing une chope,
Brisa l’ordre, clamant que c’était encombrant.
Les deux mondes unis, se divisa l’Europe !

Les marchands fort séduits par ce bonimenteur
Qui promettait le ciel aux plus fous en usure,
Mirent à l’unisson ce principe en vigueur :
À chacun ses raisons et pour tous la luxure !

Du romantisme amer la vile pâmoison !
La beauté sur la terre est sans appui, perdue ;
L’esprit n’a plus de lieu, toujours à l’horizon
Inaccessible et vain de sa peine éperdue.

III

La sagesse est pourtant conquérante du sort,
Qui n’a pour l’ici-bas que de la courtoisie
Et qui paisiblement se prépare à la mort ;
La mesure est son feu, son vin, son ambroisie.

Et la lumière vainc de la brutalité
Impuissante l’ennui coléreux et l’envie.
Tous, nous avons besoin de cette autorité
Qui nous vient du principe éternel de la vie.

Du noble caractère elle est le seul soutien.
L’esprit estimera les talents de par elle.
Et sans elle il n’est plus de guide vers le bien,
La force se consume avec la bagatelle.

IV

Voilà donc qu’un jeune homme, à peine ôté du sein
Nourricier de sa mère, invoque la Patrie
Et donne la leçon sans avoir de dessein
Autre que d’épancher à la source fleurie

Sa soif de liberté, d’honneur et d’amitié ;
Or voyant à quel point la foule n’est point sage,
Il pousse des clameurs où parle la pitié :
« Mon Dieu, que c’est gâcher un si bel héritage ! »

C’est que le sens obtus ne peut rien recevoir
Que les coups de bâton dus à toute ignorance.
Je m’en remets à Dieu, je remplis mon devoir :
Je ne pourrai payer ma dette envers la France.

*

XLIX
Notre martyre

Aux amis du bien-vivre il faut un lieu propice
À l’esprit, un lieu calme et de toute beauté,
Et surtout pas le bruit du vulgaire à côté ;
Les gens mal éduqués nous sont un tel supplice !

Cette gaîté sournoise et cette folle ivresse
Soulèvent notre cœur et révoltent nos sens.
Les coquins déchaînés sont par trop indécents,
Qui prodiguent l’insulte ainsi qu’une caresse.

Il n’est guère de vice odieux dont la trace
Ne soit très apparente en leurs potins fâcheux,
Dans leurs gestes brutaux, sur leurs mufles grincheux
Et parmi l’incertain de leur œil qui s’efface.

Quand celui qui devrait être le majordome
D’un valeureux seigneur ose le défier
Sans craindre de se faire aussitôt châtier
Parce qu’on a rompu l’arme du gentilhomme,

C’est vraiment que la loi des imbéciles règne !
Quant tout est à l’envers, tout est indifférent,
Le mot ne dit plus rien, l’homme est partout errant ;
C’est l’ordure qui chante et c’est l’honneur qui saigne.

*

L
Des jours passés

Ils sont passés, les jours où l’on dansait ensemble,
Où l’on buvait le vin d’un amour sans pareil,
Et ma lèvre effleurait ton sourire vermeil…
Repensant à ces jours, toute mon âme tremble.

Les roses du jardin, diaphanes et frêles,
Prirent à la douceur de nos longs entretiens,
Tant nous étions épris alors – tu t’en souviens ? –
Des parfums plus subtils, les couleurs les plus belles.

Comblé par l’abandon de ta main dans la mienne,
J’étais tout au bonheur de trouver dans tes yeux
Le secret retenu, la promesse des cieux,
Un sentiment tout neuf sur cette terre ancienne.

Au jardin de l’enfance un rayon de la lune
Éclaire la tonnelle où nous fûmes assis,
Sans reproche, innocents et libres de soucis,
Après la fête émus d’une chaleur commune.

Vois ! nous étions heureux et ce rêve était tendre,
Nous nous faisions un jeu charmant de nos loisirs ;
Et la brise emporta ces limpides plaisirs.
La brise, ô m’entends-tu ? Pourrons-nous le comprendre ?

*

LI
L’île

Voyez dans la présentation du recueil (lien en introduction) ce poème ainsi que sa traduction en indonésien par Andina Rorimpandey.

*

LII
Singerie

Tout en mangeant des fruits, tout en buvant du vin,
Le désir nous échauffe, empourpre nos pommettes ;
Ce lacrima-christi, des vins le plus divin,
Est un prélude exquis avant les galipettes.

Le printemps jovial est plein de papillons.
Dans le jardin anglais, la nuit tombe. À merveille !
Avec du vague à l’âme on contemple aux rayons
Du beau soleil couchant une robe vermeille

Dans un verre en cristal. Si j’en crois un voisin,
La fin pâle du jour est la minute bleue ;
Alors, en digérant la mangue et le raisin,
On rêve à des babouins se tirant par la queue.

Je lui susurre un mot dont elle me sait gré.
Ma sylphide a bon cœur, elle sourit, câline,
Et me montre ses dents d’émail inaltéré,
Par les bosquets errant un air de mandoline.

*

LIII
Le miroir

De vous ce grand miroir m’a dit, en vérité,
Bien des choses, ma chère, à conserver secrètes.
Vous qui savez si bien faire tourner les têtes,
Ainsi n’avez-vous d’yeux que pour votre beauté.

J’envisage, impassible, un tel dérèglement.
Ce long meuble pompeux emplissant votre chambre,
N’a rien que d’anodin, sans doute, et je suis membre
D’un club où s’étonner est banni fermement.

Étant donc invité par vous-même en ces lieux,
Certes je n’en conçois aucun émoi sensible.
Si la femme à jamais m’est inintelligible,
Par ailleurs une vierge est l’image des cieux :

C’est vrai pour ses parents, comme saints admirés,
Ça l’est encore plus pour la vierge elle-même
Si j’en juge – impudeur ou licence suprême –
Par le béant miroir où vous vous adorez !

*

LIV
Intérieur

Ses longs doigts effilés caressent le bijou
Chatoyant sur sa gorge, un joyau d’améthyste
Dont le flamboiement pâle, exténuant m’attriste.
Je prélève un niñas au coffret d’acajou.

La fumée âcre, lourde et chaude se répand
Ainsi que son brûlant parfum hors de ma bouche.
De mon pied sans appui choit la molle babouche
Et je tombe en langueur, mon bras dans l’ombre pend.

Un songe me ramène aux rives du passé,
Dans les pays lointains, luxuriants, barbares
Où je fus abreuvé d’expériences rares,
Si bien que j’en demeure à jamais harassé.

Je subissais le chant de fifres envoûteurs ;
La fièvre des déserts sourit à mon enfance ;
Dans la nuit, quand la lune habite le silence,
J’entendais me nommer des esprits corrupteurs.

La divagation de mon être obscurci,
Par les palais hantés, ruines grandioses,
Couvrit mon front d’or fin et ma couche de roses
Et posa sur ma lèvre un baiser sans merci.

Il n’est que maléfice aux confins d’Occident,
Tourments de l’âme chaste et, sans fin, le délire
Du cœur empoisonné tandis qu’il se déchire
Tous les jours un peu plus au sortilège ardent !

Ses longs doigts incertains passent dans ses cheveux
Aux boucles de rubis ; la teinte m’ensorcelle !
Et j’admire muet cette idole cruelle,
Maîtresse de mes jours conquise par mes vœux.

Par la race elle vaut les plus beaux épagneuls,
Elle est un bronze intact dont parfait fut le moule.
« Ordonne ! » lui lançai-je. – « Allons parmi la foule. »
Au dehors le soleil embrase les tilleuls.

*

LV

Vains désirs ! Qu’est-ce, l’or, et que sont les couronnes,
Au regard de l’amour dont je suis possédé ?
Sans plus de goût pour rien, je languis, excédé
Par ce qui vient troubler mes longs jours monotones.

Or je sais un secret qui fera mon empire
Sur la belle innocente, et je veux en user.
Si, de ses grâces fière, elle aime à s’amuser,
L’idole, en son palais, ne connaît pas le rire.

Qu’une petite fille a bien du chagrin d’être !
Mais aussi quel mépris pour l’homme en général,
Lui donnant du plaisir à commettre le mal,
Et n’étant jamais prête, à toujours le paraître !

Courage ! en maniant les mots qu’elle t’inspire,
Tu trouveras, Poète, un noble et bon chemin
Où tu l’emmèneras, la prenant par la main,
Si la tendresse a mis des fleurs à ton délire.

*

LVI
Barnaby

J’aime tant Barnaby, mon whippet au poil mauve.
Lorsque je le promène en des bosquets fleuris,
Que des ladys sont là, souvent sans leurs maris,
Il leur fait oublier que j’ai le crâne chauve.

Pour défendre ma vie, il combattrait un fauve.
Certes, je ne crains pas légitimes marris
Au milieu des plaisirs, des ballets et des ris ;
Il est le bon gardien de mes secrets d’alcôve.

Oui, mon whippet et moi sommes très attachés,
Et grâce à lui mes jours, nullement entachés
De fâcheuses rumeurs, s’écoulent sans scandale.

Il devrait être lord, me dis-je en ce moment.
Partout il est aimé, c’est la bête idéale !
Et c’est l’idole aussi de notre Parlement.

*

LVII
Le croquet

Que c’est bien de jouer le dimanche au croquet !
Sur le gazon de gaze, et ça croque, et ça roule,
On fait d’un coup filer sous la cloche sa boule,
Devant l’œil attentif de Joujou, le roquet.

Qu’autrui vulgairement s’avilisse au jacquet,
En maîtres du maillet nous méprisons la foule,
Et sans le moindre pli l’après-midi s’écoule ;
L’orangeade est servie à l’ombre du bosquet.

Pour l’heure, avec ma mie, enclins à des tendresses,
Nous retrouvant tous deux à l’écart un moment,
Nous échangeons baisers, cerises et caresses,

Assis à la fontaine au doux chuchotement.
C’est alors que bondit Joujou, drôle de bête,
Sur ses genoux et grogne entre nos cœurs en fête.

*

LVIII
Verveine

En l’antre où je médite un poème fameux,
Un sonnet à briser le cœur des jeunes filles,
Qu’il faut lire en secret dans les bonnes familles,
Je m’imprègne du soir et du bosquet brumeux.

Les ombres du couchant passent leurs doigts fumeux
Emmi la chevelure humide des charmilles.
Les merles ont cessé de moduler des trilles,
Le chat vient au logis laper son lait crémeux.

Quel poison foudroyant d’infernale luxure
Distiller dans mes vers et forcer la nature
À des abus sans nom, au plaisir incessant ?

Tandis qu’à cet effort géant mon âme peine
Dans le fauteuil brodé, je tremble, subissant
Le délire causé par l’excès de verveine !

*

LIX
Socrate

Socrate, tu vécus, d’Athènes le plus digne ;
Athènes te fit boire un injuste poison.
Mais tu ne voulus pas déserter ta prison,
Témoignage éternel de ton mérite insigne.

Socrate, condamné par le fou qui trépigne
Et n’est jamais en paix, pas même en sa maison,
Pour t’avouer fidèle à la droite raison,
Tu vidas cette coupe, aux siècles faisant signe.

Socrate, nous savons que nous ne savons rien,
Nous que, de tous les temps, tu guides vers le bien,
Dans la quête sublime amis de la sagesse.

La caverne où le monde affleure, réfracté,
Un jour ne contient plus l’amoureuse jeunesse,
Qui s’envole, appelant son dieu, la Vérité !

*

LX

– Chevalier, baisez là cette joue échauffée ;
Ne faites point languir un cœur à vous promis ;
Donnez-moi des raisons de vous l’avoir soumis
Ou bien vous connaîtrez les souffrances d’Orphée !

– Madame, de vous voir ainsi catastrophée,
D’un songe fugitif m’a promptement remis ;
Et je vous baiserai si, riant d’Artémis,
Vous caressez mon front de vos chers doigts de fée.

– Seigneur, quel marchandage indigne d’un amant !
C’est ainsi qu’un goujat parler effrontément.
Pourtant, vous allumez des feux inextinguibles…

– Il est doux d’arracher un aveu si poignant ;
Vous avez, ma Vénus, l’âme des plus sensibles…
– Je me pâme et vous vois devant moi trépignant !

*

LXI
Les roses d’Izmir

Voyez « Le Diwân » ici.

*

LXII
Larmes

Elle avait les yeux bleus comme le firmament,
Des lacs étincelants d’ondes ensoleillées,
D’où, colombes d’amour à l’aurore éveillées,
Jaillissaient les douceurs de son cœur, ardemment.

De plus brillants éclats que ceux du diamant
À ces prunelles d’ange aimables, éveillées,
Par des songes confus bien qu’encore effrayées,
Quoi de plus naturel, donnèrent un amant.

Ils eurent l’un pour l’autre un excès de tendresse,
Et puis – ce fut un peu de leur part maladresse –
Le monde fit obstacle à cet heureux hymen.

En désolation de longs jours s’écoulèrent ;
Sans l’être cher est-il encore un lendemain ?
Hélas, de si beaux yeux que de larmes coulèrent !

*

LXIII
Jardin de l’âme

La vie est le jardin de l’âme ;
Il y neige des roses d’or.
Vous ne recevrez aucun blâme
Pour jouir de ce grand trésor.

Votre pas timide se pose
Sur le gazon tout frémissant ;
Dans cette lumière s’expose
Votre blancheur, en rougissant.

L’ombre douce d’une ramure
Où le pinson s’est abrité
Voile une source qui murmure
En sa rêveuse intimité.

Les étoiles sont éblouies
Et se pâment tous les Amours
Devant vos grâces inouïes.
Je vous aime depuis toujours.

Je vous aime et la vie est belle ;
Fleur éclose, agréez l’amant
Que vous a désigné Cybèle ;
La vie est belle, en vous aimant.

Une chose très précieuse
– Cela ne m’est pas un secret –
Vous appartient, fleur gracieuse,
La donnerez-vous sans regret ?

*

LXIV
Jeunesse

Aujourd’hui je comprends ce que fut ma jeunesse
Et comme je manquais à son devoir très pur.
Quelle amertume ! avoir en loisirs sans finesse
Tari si claire source, apâli cet azur.

Ô vous la plus splendide, ô la plus ravissante !
Aujourd’hui je comprends votre déception.
Ce cœur fait pour, au soir, en sa fougue naissante,
Accompagné du luth, chanter la passion,

Qu’offrit-il à vos nuits d’innocence pensive ?
La romance andalouse au rythme languissant ?
La douce sérénade, éloquente, expansive ?
Que vous offrit de beau l’amour reconnaissant ?

Si je n’avais trahi ce qui saisit mon être,
Cet élan par lequel l’amour vint m’animer,
Aujourd’hui je comprends, nous l’aurions pu connaître,
Étant jeunes et beaux, le bonheur de s’aimer.

*

LXV
Lyre

D’une nymphe en beauté rivale de Vénus
Amoureux ménestrel, je caresse la lyre,
Dont les notes au loin emportent mon délire ;
Puissent-elles nourrir ses rêves ingénus !

Un cyclope la garde, ennemi de tout cœur.
Ne vit-il, cependant, la cause de mes fièvres,
Le sourire fatal qui lui montait aux lèvres
Et dont je m’enivrai comme d’une liqueur ?

Ce cyclope jamais ne dort ni n’est distrait.
Fort comme mille, il peut briser une montagne.
En combat singulier contre Héraclès, il gagne.
Ni l’or ni les plaisirs n’ont à son œil d’attrait.

Si j’osais le braver, s’ensuivrait mon trépas.
Hélas ! elle est si belle en ses métamorphoses,
Grande et parfois petite, aux mains blanches ou roses,
Fine et replète ensemble, aux opulents appas…

Ô l’infortune extrême et l’excessif tourment
M’écartant des loisirs de ma douce maîtresse !
Comprenez-vous pourquoi, sans me lasser, je presse
La lyre des soupirs si pathétiquement ?

*

LXVI
Bergerade

J’aime une demoiselle affable et sérieuse,
Non pas une Carmen ayant autour des bras
En guise de fichu de sinueux cobras
Et dont la voix évoque une hyène rieuse,

Non pas une Ménade en cheveux, furieuse,
Toujours psalmodiant des abracadabras,
Au fond de ses yeux fous de vagues Alhambras.
Va, laisse aux affranchis une telle crieuse !

Moi, j’aime une bergère aux agrestes appas,
Dont le maintien est digne et pudique le pas,
Ornement des vallons, parure des collines.

Parce qu’il est bien temps, en mes nouveaux habits,
Pour demander sa main j’apporte des pralines
Et mêle ma louange à celle des brebis !

*

LXVII
Anachorète

Vertu, le monde hait ton regard fantastique
Où miroitent les pleurs d’un long mal inconnu
Et brillent les éclairs du courroux contenu,
Ton regard à la fois sublime et pathétique.

Tourne donc vers les cieux ce visage ascétique
Qui parmi les banquets n’est pas le bienvenu.
Par des liens mondains nullement retenu,
Ton destin est d’errer, de parvis en portique.

Jusqu’à ce que la foule, aux cris des plus méchants,
Te chasse hors des murs, te repousse des champs.
Alors tu t’en iras au désert, ton asile.

Là se dissipera tout appétit charnel.
Dans l’antre ténébreux où ton âme s’exile,
Elle contemplera son bonheur éternel.

*

LXVIII
L’arcane

De magiques pensers sur leurs ailes portant
L’esprit qui se consacre à la subtile étude
Pourront l’émanciper de toute inquiétude,
Conférant le bienfait d’un arcane important.

Il est une rumeur dont le sens déroutant
Circule insidieux parmi la multitude ;
Ceux qui s’en trouvent las cherchent la solitude ;
Ils vont à l’amitié la plus forte, pourtant.

Car le même idéal conduit les âmes fières
Vers un sommet antique inondé de lumières,
Pour y pencher leurs fronts calmes et délassés.

Il est pour les amants de gazouillantes berges
Où croissent près de l’eau des lis entrelacés ;
Pour les cœurs les plus purs seront toujours des vierges.

*

LXIX
Esclavage

Ô poète, comment aurais-tu pu comprendre
À quel point cet amour était grand, était fort,
S’il ne t’avait brisé comme du bois trop tendre,
S’il ne t’avait conduit sur le seuil de la mort ?

Avant que tu n’aies bu la coupe de souffrance
Que sur ta lèvre un jour le dieu vint à presser,
Tu ne te dépris point d’une douce ignorance
Sur l’ampleur des pouvoirs qu’il lui plaît d’exercer.

Quand, l’esprit encombré de noire fantaisie,
L’éloignement fatal du seul être adulé,
Les affres de l’absence et de la jalousie,
Tu souffris tous ces maux, rien ne t’a consolé.

Sincère en son élan, quand l’âme est attachée
Mais que son insuccès la met face au néant,
Une part de soi-même est alors arrachée,
La douleur qui rend fou laisse le cœur béant.

Figure sans couleur ne souhaitant plus vivre,
Tu t’ensevelis donc dans un funèbre ennui,
Comme tout recouvert d’une couche de givre,
Pour cacher ton malheur et rester sans appui.

Tu ne cessais pourtant de nourrir cette flamme
Qui t’ayant possédé de toi fit un maudit ;
Hélas, elle eut raison des lambeaux de ton âme
Lorsque le désespoir à la fin t’envahit.

C’est alors que tu vis ce que cela peut être,
L’existence sinistre, affreuse d’un dément,
Et l’abîme s’ouvrit pour annuler ton être,
Pour te déchiqueter sur son escarpement.

Il fallait que, pourtant, t’accablent ces supplices ;
Pour le moins entends-tu que ton maître est l’Amour,
Maître ô combien jaloux en offrant ses délices.
Chante haut sa louange, esclave, c’est ton tour !

*

LXX

Pour moi le paradis est le sein d’une blonde,
Blanc comme un cumulus dans l’azur éclatant,
Qu’un soleil vespéral de ses flammes inonde,
Colorant de vermeil son contour palpitant.

Avec l’espoir qu’un jour, collant à ma poitrine
Le beau sein parcouru de doux frémissements
De la blonde riant sous ma lèvre lutine,
Je donne libre cours à mes épanchements,

Et puisse voir bouffer ce brûlant sein de neige,
Comme si la substance en gerbes, en faisceaux
S’accroissait sous l’effet d’un feu qui nous agrège,
Dans le but d’amortir mes foudroyants assauts,

Avec un seul dessein au travers de l’épreuve,
De l’outrage flagrant, du coup dissimulé,
Des haines sans répit dont le fourbe m’abreuve,
Je supporterai tout, seul, jamais esseulé.

(Ne croyez pas qu’ici je me plaigne : au contraire,
Sans ennemis jurés la vertu se morfond.
C’est face aux attentats qu’elle peut se parfaire
Et surplomber le rêve agité du bas-fond.)

Puis, quand viendra le temps, comme le veut l’usage,
De me jeter aux pieds pourvus d’ongles brillants
D’une blonde qui fut, en attendant, bien sage,
Dont me plairont les yeux chastes et scintillants,

Quand je tomberai, donc, ainsi qu’un météore,
Cavant autour de nous un cratère béant,
Projeté des altiers sommets que l’astre dore,
Pour triompher ou bien couler dans le néant,

De fait, je suis certain, tant ma foi singulière
Réalise bien plus que les Kama Soutras,
De ne me relever sans – ô volupté fière ! –
Autour de mes genoux la chaîne de ses bras.

Et les yeux dans les yeux où nagent des sirènes,
J’emporterai ma blonde en un lieu reculé ;
Affrontant son amour en de folles arènes,
Je vaincrai sur mon cœur son sein immaculé.

*

LXXI

Hélas, je verse tant de larmes
Sur la mort lente de ses charmes
Qui, malgré l’art de les troubler,
N’auront jamais rendu les armes ;
Que le destin voulut combler,
Que le malheur vient accabler.

L’avenir vu par l’espérance,
Horizon libre de souffrance,
C’était nous deux toujours unis,
Cœurs vaillants contre toute errance,
C’étaient les outrages bannis,
C’étaient des baisers infinis.

C’était l’amour sans artifice,
Triomphant dans le sacrifice !
Le cœur ferme est un cœur ailé,
Accumulant le bénéfice
De battre comme ensorcelé ;
Du vrai bonheur telle est la clé.

Oui, mais où ma Philis est-elle ?
La peine me sera mortelle !
Où trouverai-je enfin l’abri
Pour cacher une angoisse telle,
Où retirer mon sein meurtri ?
Le destin nous avait souri.

Et les floraisons printanières
Sous de bienfaisantes lumières
Déjà s’ouvraient, tout doucement.
Les fleurs écloses les premières,
Dans un timide tremblement,
Rougissaient virginalement.

C’était une belle journée ;
D’âmes la terre était ornée.
Je la vis, ravissant effroi !
Et ma vie en fut retournée.
Depuis le choc de cet émoi,
Un grand froid s’empara de moi.

Plus de chaleur en l’existence,
Mélancolie, inappétence,
Hors de ses bras, loin de son feu ;
Telle est l’implacable sentence
De l’amour qui n’est pas un jeu
Et ne se contente de peu.

Adieu, ma chimère, beau songe ;
Si tu n’étais pas un mensonge,
Tu n’étais pas non plus la vie.
Le malheur où cela me plonge
Abat mon âme inassouvie,
Toujours à son rêve asservie !

*

LXXII

Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.

Quelle est cette triste espérance
Qui guide mes pas dans l’errance ?
J’ai fui par dépit de l’amour,
Craignant la lumière du jour.
J’ai fui les lieux de ma folie,
Où mon âme s’est avilie.
J’ai fui la ronde aux masques faux,
Je m’y trouvais en porte-à-faux.
Ô j’ai fui d’une aile blessée
Le monde où mon âme abaissée
Se fût éteinte, en un soupir,
Au premier souffle du zéphyr.
J’ai fui le monde que j’abhorre,
Cet amour me consume encore.
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.

Dans les nuits de ma solitude,
Soumis aux vents de l’altitude,
Je sonde les cieux étoilés
Pour qu’à mes yeux soient dévoilés
Le secret de cette tendresse,
Le pourquoi de cette détresse.
Et dans l’épaisseur des forêts,
Du destin fuyant les arrêts,
Je cache ma douleur profonde ;
Mon cœur où la tristesse abonde
Dialogue avec les hiboux,
Les biches, les carpes, les loups :
Dites-moi pourquoi – je l’ignore –
Cet amour me consume encore !
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.

« Ne pleure pas, chante la chouette,
Vois, dans les champs rit l’alouette,
La génisse met bas ses veaux,
Et chacun vaque à ses travaux,
Quand au soir l’angélus résonne,
Il le fait pour tous, et personne
Ne sent son cœur abandonné.
Si cet amour te fut donné,
C’est du ciel un honneur insigne ;
Il te faut donc en être digne. »
Hélas ! s’il n’est point partagé,
Que ne peut-il être abrégé ?
M’en réjouir ? Je le déplore,
Cet amour me consume encore !
Chérit-elle un amour sans fin ?
Je rêve qu’elle m’aime enfin.

*

LXXIII
La cité perdue

I

Il est dans les déserts brûlants de l’Arabie
Une cité perdue au nom bien oublié
Dont la chaîne, croit-on, jadis tenait lié
L’ensemble des tribus d’Oman jusqu’en Nubie.

Par quel pouvoir sacré l’antique capitale
Sut-elle assujettir l’inébranlable orgueil
Où toute autorité, comme sur un écueil,
Vague géante, rompt sa puissance brutale ?

C’est ce que ne dit point la légende secrète
Que dévoilaient certains cénobites hantés,
Refusant de ne voir que contes inventés
Dans l’étrange récit d’un vieil anachorète.

Ce moine, halluciné de songes ascétiques,
Errait dans le désert quand un site ignoré
Apparut à ses yeux, par le temps dévoré,
Parsemé de débris de temples, de portiques.

Il avait parcouru ces décombres impies,
Recherchant les secrets des éons disparus,
Et saisi des rouleaux de parchemins abstrus
Au fond de souterrains où nichaient des harpies.

Dans les écrits obscurs, inconnus du vulgaire,
Depuis lors des chercheurs, d’impassibles savants
Apprennent l’existence au cœur des ergs mouvants
De la cité qui fut un empire naguère.

Il se raconte, enfin, que le Bédouin farouche,
Dès qu’on le questionne au sujet de ces faits,
Invoque sur son chef d’Allah tous les bienfaits,
Et qu’on ne peut jamais rien savoir de sa bouche.

II

Le poète, tandis qu’un chien étique aboie
Dans la cour au-dessous, contemple, l’air absent,
Depuis son galetas morne où la nuit descend
Les toits fuligineux de la ville sans joie.

Mais ses yeux ne voient point les pâles flétrissures
Qui trahissent la fin de temps plus vertueux,
Les pignons décrépits, les chemins tortueux
Où rôde le blasphème en soufflant des ordures.

Il est dans les splendeurs d’une cité lointaine,
De bassins entourés de somptueux jardins,
Où la beauté rayonne au chant des baladins ;
Les regards y sont clairs comme une eau de fontaine.

– Un jour, au crépuscule, apparut une fée.
Sa robe étincelait, l’être surnaturel
Ne se départait point d’un maintien solennel,
Sur ses macarons d’or de diamants coiffée.

« Ô poète, salut ! » Sa voix était d’un ange
Et semblait s’élever sur l’aile d’un zéphyr.
Ses yeux plus cérulés que le plus beau saphir
Illuminaient le cœur d’un éclat sans mélange.

Alors, ayant souri, la noble silhouette
Retira dans le noir son front éburnéen,
Sa beauté sans défaut d’astre hyperboréen,
Ne laissant qu’une clef, où courut le poète.

III

Après qu’il eut reçu cette visite insigne,
Les songes du poète, effaçant les soucis,
Devenaient plus pressants, plus certains, plus précis,
Et ceux qui les peuplaient gaîment lui faisaient signe.

Poussé par cet appel dans une vie errante
Au loin, il s’élança vers d’autres horizons,
Cheminant obstiné de nombreuses saisons,
Peut-être dix, ou quinze, ou peut-être quarante.

Et toujours il rêvait de la cité perdue
Dont le signe entêtant l’entraînait sans répit,
Dont l’image gardait son ardeur du dépit,
Animait sa ferveur, sa volonté tendue.

– Il s’était égaré bien loin des caravanes.
Pour la septième fois le soleil rougeoyant,
Énorme à l’horizon du désert flamboyant,
Descendait lentement dans les airs diaphanes,

Quand de restes anciens les dunes retirées
Lui donnèrent à voir l’austère majesté.
Et par l’enthousiasme aussitôt emporté
Il courut à travers ces formes délabrées.

Il vint au haut portail près des pierres tombales,
Que lui permit d’ouvrir la clef qu’il apportait,
Découvrant un château, comme une voix montait,
« Voilà l’époux ! », parmi les chants et les cymbales.

.

(ii)
Poèmes à Marceline

.

LXXIV
Tous les jours de ma vie…

Voyez « Un de mes poèmes illustré par C. Cayla-Boucharel » ici.

*

LXXV

Mon cœur à la folie aime sa Marceline.
Blancheur, douceur du sein, chaleur du saint des saints,
L’étreinte, les baisers, tempétueux desseins,
Exaltent ma tristesse, et l’amour l’illumine !

Marceline ! elle est rose, elle est douce, elle est fine.
Ses appas enivrants, promis près des bassins,
Cèdent à mon désir au moelleux des coussins,
En un rêve, grands dieux ! qu’obsédé je rumine.

Des charmes dont je veux combler la volupté
Elle a fait naître en moi la grande avidité.
Autour de cet amour je ferai place nette.

Qu’elle accueille un poète à l’ombre du jasmin,
Bien à l’abri du doute errant qu’elle rejette ;
Elle est la tendre amie au long du long chemin.

*

LXXVI

Sachez-le ! c’est fini, c’est passé, l’amertume,
Et je goûte aujourd’hui le bonheur à mon tour.
Un beau soleil rayonne au lieu de tant de brume ;
          Marceline, elle est mon Amour !

Ce n’était pas d’aimer que je connus la peine ;
Non, l’âme enthousiaste est plus forte en vertu.
C’était le doute affreux qui rendait ma foi vaine ;
          Aujourd’hui, le doute s’est tu !

Le souffle retenu, sourire et bouche bée,
Nos regards éblouis par la félicité,
Où l’âme à l’âme verse une essence incréée,
          C’est l’esprit dans l’éternité !

Bonheur, j’ai dit le mot ! bonheur fou de la vie !
Les regards sont la clef d’intimes profondeurs,
Yeux dans les yeux, miroirs de la forme accomplie,
          Yeux dans les yeux, douces faveurs !

Regard profond, subtil, fugace, instant suprême ;
Ne passent pas en vain le temps, l’heure, le jour :
C’est ce que dit le cœur quand on vit, quand on aime ;
          Marceline, elle est mon Amour !

*

LXXVII

La vie en ce domaine est un vaste loisir,
Je flâne au long de jours qui sont tous des dimanches.
Les roses au soleil montrent des robes blanches,
Les alizés lointains soufflent sur mon désir.

Quelle langueur survient à l’appel du plaisir !
L’arbre en fleurs tend au ciel ses ondoyantes branches
Et le pinson ramage en chanterelles franches.
Seul, ainsi qu’en exil, je ne puis rien saisir.

Passent-elles encore autour de moi, les heures ?
Par ces lieux familiers, je ne vois plus que leurres.
Qui donc mettra ce cœur plaintif en son panier ?

La main tendue, espoir ! quand un rameau s’incline,
Cueillerai-je le fruit du beau mandarinier ?
Je voudrais tant couvrir de baisers Marceline !

*

LXXVIII

Tu n’es plus une enfant et pourtant, et pourtant…
Et pourtant je ne vois que tes enfantillages !
Si je cherchais en vain de l’esprit chez les sages,
Les dépasse en clarté ton sourire éclatant.

Ton bonheur ingénu me bouleverse tant !
Parcourant plein d’ennui des pages et des pages,
Mes yeux se fatiguaient à percer des nuages,
Quand percé par l’amour je sus tout dans l’instant.

Par ta légèreté tu t’élèves aux nues ;
Là, sont-ce les éthers, tes légères tenues ?
Une science exacte ordonne tes ébats.

Tu chasses les soucis des vallons et des villes.
Toi, frivole ? Ô tu ris des futiles débats,
Car l’enfance du cœur c’est l’âge des idylles.

*

LXXIX

Marceline, vous êtes belle
Et le printemps est de retour.
Daignez ne point m’être cruelle,
Ou vous offenserez l’amour.

Les coccinelles sur les roses,
Les tourterelles dans l’azur,
Deux par deux se disent des choses
Que ne veut entendre un cœur dur.

Sur les chemins blancs d’aubépine,
Sur les sentiers bordés de fleurs,
Donnons-nous la main, Marceline,
Ne faites point couler mes pleurs !

Marceline, les hirondelles
Disent les mauvais jours enfuis ;
Elles viennent à tire d’ailes
Jouir des douceurs du pays.

Marceline, vous êtes belle
Et l’amour me met à genoux ;
Veuillez être ma tourterelle !
Je connais un endroit pour nous.

C’est un ruisseau qui peut vous plaire,
Sur le bord duquel on s’assied.
Délassons-nous près de l’eau claire,
Il baisera vos doigts de pied.

*

LXXX

Marceline, sèche tes larmes,
Je serai l’ami de ton cœur.
Ô défais-toi de ces alarmes,
Cette trop amère liqueur.

Le don d’aimer, inestimable,
Nous ne nous le connaissions pas.
Penses-tu que je sois coupable
D’avoir osé le premier pas ?

Pourquoi donc tant d’inquiétude ?
Ce qu’il nous faut, c’est de la foi.
Je ne crains plus la solitude
Depuis que je suis tout à toi.

Hélas ! que par trop je présume,
Et tu te couvres d’un refus ;
D’aimer me vient cette amertume
D’avoir été ce que je fus.

Ce que je fus est en fumée !
L’amour a consumé le moi
Qui n’aimait point sa bien-aimée,
Qui se tenait hors de sa loi.

Certes mes défauts sont sans nombre ;
Tel était mon égarement
Qu’ivre je m’enfonçais dans l’ombre
Avec des rires de dément !

Imagine mon épouvante
Lorsque l’Amour vint me presser :
J’aperçus la fosse béante
Dans laquelle j’allais glisser.

Quel excès de déconfiture !…
– Un zéphyr m’ôta de ce lieu
Et me posa dans la Nature,
Où je rendis grâces à Dieu.

Seules, sanglotent les âmes ;
Qui prétend le contraire ment.
Il ne faut point que tu te blâmes
De m’inspirer ce sentiment.

Pourquoi cette troublante plainte ?
L’amour est l’unique vainqueur.
Ô Marceline, sois sans crainte,
Je serai l’ami de ton cœur !

*

LXXXI

D’éclatant acajou sa lourde chevelure
Enserre un front pensif d’une chaste pâleur.
La joue épanouie a la chaude couleur
De la rose pompon. L’ensemble a fière allure.

De même sans défaut, la gracile encolure
Est blanche comme un lis, noble et mystique fleur,
Calme azur surplombant le golfe, avec l’ampleur
De la gorge évoquant le vent dans la voilure.

La taille est un détroit d’Ormuze fabuleux,
Où le navire suit, parmi des flots houleux,
L’auguste majesté d’insignes promontoires.

Devant des charmes tels que l’amant en barrit,
Quel choix, pour le pardon de vœux attentatoires,
Que de baiser aux pieds l’idole qui sourit ?

*

LXXXII

Comment pourrais-je dire à celle que j’adore
Que son visage brille au cœur des jours nouveaux,
Telle que l’Hélios sur les vallons qu’il dore,
Et nimbe de clarté chacun de mes travaux ?

Quand au milieu de l’aube en l’azur qui miroite,
De l’horizon lointain s’élève un char puissant
Bondissant au travers en une ligne droite,
Je me recueille aux airs du bosquet bruissant.

Le joyeux pépiement diffus par les ramures
Chante un hymne au bonheur toujours renouvelé ;
La nature s’éveille au son de ces murmures,
Rafraîchissant mon front fumant, échevelé.

La brise fait danser de langoureuses roses
Dont les soupirs, perçus par le sens le plus fin,
Flattent l’Amour couché sur des nuages roses,
Lequel pleure en rêvant de voluptés sans fin.

Or voilà que mes yeux se remplissent de larmes
Et ma bouche articule une ode à la beauté :
« Ô Marceline, encore un peu plus de vos charmes :
En partant, c’est mon cœur que vous m’avez ôté !

Pardonnez, s’il vous plaît, ma grande maladresse,
Qui mélange l’absurde et l’orgueil aux serments ;
Quand, tremblant, je l’osai, vous fuîtes ma caresse,
Mes mots ayant dit mal vos appas désarmants.

Je suis fait pour servir l’âme au bonheur encline
– Hélas ! me vient encore un propos sans détour –
Et je crois expirer dans vos bras, Marceline,
Chaque fois que je songe ainsi que fait l’Amour ! »

*

LXXXIII
Le pourchas

Je t’aime, ne fuis plus mes caresses d’amant
Et laisse-moi t’aimer, naïade de la source !
N’entends-tu pas au loin le noble cerf bramant,
La biche ayant voulu mettre un terme à sa course ?

Depuis combien de temps te poursuis-je en ces bois
Dont tu sais les bosquets les plus inaccessibles ?
C’est toi qui fuis, c’est moi qui me trouve aux abois,
Tant les dieux à mon sort paraissent insensibles !

N’importe ! pour calmer mon dépit et mes pleurs,
Je pense à ce moment où j’atteindrai ma proie,
Quand nos corps enlacés rouleront dans les fleurs
Et que tu pleureras de tendresse et de joie.

Je me réjouis donc de devoir cet effort ;
Je trouve cela bon qu’il soit dans ta nature
D’apporter tant de peine avant le réconfort,
Le repos du foyer après tant d’aventure !

*

LXXXIV
Le baiser

Que mon baiser ne soit qu’un soupir à vos lèvres,
Quand la peur d’abîmer si fragile la fleur
Naissant sur votre joue et voilant sa pudeur,
Par l’eau des yeux saurait atténuer mes fièvres.

Dans mes bras vous serrer ne serait-il soumettre
Vos appas délicats à des membres grossiers ?
Ce crime, cette offense à vos attraits princiers,
N’est-ce point l’attentat le plus fol à commettre ?

Violences d’amour seront-elles fatales
À ces regards noyés de si tendres désirs ?
Puissent être nos jours comblés de doux plaisirs,
Nos nuits, comme la mer sous les rayons, étales.

Si je prenais vos mains, ces blanches tourterelles,
Pour à mon cœur aimant les porter toutes deux,
Si j’effleurais vos bras quand je m’approche d’eux,
Philis, y verriez-vous motif à des querelles ?

Or si vous me boudiez, ne serais-je point aise,
Ô Philis, de savoir ce charme ébouriffant
Et vos séductions n’être que d’une enfant ?
Vous porteriez votre âme aux lèvres que je baise…

*

LXXXV

Comment ne vivrez-vous à l’amour dévouée ?
Quels sont ces dieux cruels, ces jaloux défenseurs
À qui vous réservez tant de feu, de douceurs,
Qui vous mandent de fuir ma tendresse avouée ?

Cette idole de pierre, aveugle et trop louée,
Qu’adorent aussi bien la foule et ses penseurs,
Ne possède, au dedans d’inertes épaisseurs,
Nulle âme et ne saurait donc être bafouée.

Craignez-vous cette main que je tends en ami ?
Si m’approchant de vous tout mon être a frémi,
C’est que votre beauté me porte jusqu’aux nues.

Mes yeux ont découvert l’artifice sculpté
En trouvant dans vos yeux des lueurs ingénues.
Le monde est trop étroit pour tant de volupté !

*

LXXXVI
Le tapis volant

Voyez « Le Diwân » (même lien que pour LXI).

*

LXXXVII
Cortège

Notre amour est tellement fort,
La Nature s’est inclinée ;
Des fauves, sous l’effet d’un sort,
Nous suit la horde fascinée.

Dans un silence saisissant,
À nos pas timides sur l’herbe
Ils font un cortège puissant,
Un appareil digne, superbe.

Entre les pattes des aînés,
Les petits félins batifolent ;
Par la vie ils sont étonnés
Et de nos caresses raffolent.

Des forêts les plus aguerris,
Deux lions mâles nous précèdent,
Marchant vers les antres fleuris
Où nos cœurs palpitants accèdent.

Les singes aux rires moqueurs
Ont, cessant leurs jeux infantiles,
Pour la liesse de nos cœurs
Tressé des guirlandes subtiles.

Même les serpents sont charmés,
Ondulant, remuant la tête,
Auprès d’échassiers animés
Profitant aussi de la fête.

De nobles éléphants, très vieux,
Bénissent notre union sainte ;
Alors, des larmes dans les yeux,
Nous disparaissons dans l’enceinte.

Le tumulte des grands désirs
Déborde le cours de l’estime.
Chantez, pour couvrir nos plaisirs,
Ô divins oiseaux sur la cime !

*

LXXXVIII
Petit ami

Ô si je devenais votre petit ami,
Je vous ferais présent de tant de friandises !
Vous m’autoriseriez à dire des bêtises ;
Je vous appellerais « mon âme », et vous « mimi ».

Et nous gambaderions en nous tenant la main
Sur les chemins bordés de lilas, de jonquilles,
Ainsi que des poussins sortis de leurs coquilles,
Sautillant, pépiant, pleins de charmant entrain.

Nous passerions le temps près de l’étang aux fleurs
Où sous l’ombrage vert dansent des libellules,
Soufflerions au zéphyr des nuages de bulles
Éclatant en bruine aux changeantes couleurs.

Puis à l’escarpolette, ému je vous prierais
De jouer avec moi, car c’est bien agréable ;
Vous seriez dans les airs tandis que, serviable,
Très délicatement je vous propulserais.

Peut-on sans cruauté le voir d’un mauvais œil ?
Ô si vous deveniez ma petite copine,
Des Amours dans le ciel la figure poupine
Soudain s’éclairerait de soulas et d’orgueil.

Si vous ne voulez pas, me direz-vous enfin
Où, de mes yeux, je vis ces petites fleurs bleues
– Je m’en croyais pourtant loin de dix mille lieues –
Dont le parterre avait un liseré si fin ?

*

LXXXIX

Marceline, le temps qui fuit
Sans que nos âmes réunies
Ne se fassent part dans la nuit
De leurs tendresses infinies,

Le temps qui passe en soupirant
Les preuves jadis répandues
D’un amour qui fut déchirant
Quand nos voix se furent perdues,

Le temps qui passe avec le vent
Soufflant ses bourrasques glacées
Sur mon cœur où je crois souvent
Tenir vos formes embrassées,

Le temps n’altérera jamais
Un amour et des rêves fous.
Passe le temps, je vous aimais,
Je veux n’aimer jamais que vous.

*

XC

Nous nous aimâmes sans pouvoir
Donner forme à notre tendresse,
Sans pouvoir masquer la détresse
De savoir et de ne savoir.

Ô le Destin veut décevoir
L’espérance que je caresse,
Veut que mon amour disparaisse,
Mais ce n’était qu’un au revoir !

Marceline, comme à l’aurore
De notre amour je t’aime encore,
Il n’en peut aller autrement.

À moi le Destin t’a ravie
Par un cruel éloignement.
Je veux t’aimer toute ma vie !

*

XCI

Ô mon amour, un jour viendra
Où mon bras puissant soutiendra
Ton sein délicat qui défaille,
Quand je t’aurai prise à la taille
Pour sur ta lèvre déposer
Le feu céleste d’un baiser.
L’attente décuple ma force ;
La sève fait craquer l’écorce ;
Par le pur amour sustenté,
De désirs géants tourmenté,
Mon corps agité se déploie ;
Sous cette masse bientôt ploie
La couche où je rêve de toi.
Je me demande bien pourquoi
– Suis-je si méchant ? suis-je infâme ? –
Tu ne veux pas être ma femme.

*

XCII

Moi, coupable d’indifférence ?
Ô mon amour, quelle ignorance !
C’est croire qu’est de la froideur
Ce qui n’est autre que raideur,
Pour du dédain, pour un outrage
Le fait de rester sans courage,
Voire pour de l’hostilité
Ma risible timidité !
Mais je souffre dans mon silence,
Cet amour me fait violence.
J’ai la terreur de tes beaux yeux
Plus que de la foudre des cieux,
Plus que de la mer déchaînée,
Que de la tempête acharnée,
Plus que du démon, que du feu,
J’ai plus peur de toi que de Dieu !
Tous ses archanges de lumière,
L’heure qui sera la dernière
Ni les trompettes de la mort
Ne me saisissent aussi fort
Que la pensée insoutenable,
Que l’idée horrible, damnable
De déplaire, d’être éconduit,
Jeté dans l’éternelle nuit
De la solitude infinie.
Comprends bien cette litanie :
Ce n’est pas mon intention
D’abaisser la religion !

*

XCIII

Douter de ton cœur c’est la mort,
Je pense à toi tellement fort.
Mais quand je me dis que tu m’aimes
Et que nos rêves sont les mêmes,
Ô que nos deux cœurs ne font qu’un,
Que le bonheur est pour chacun
Ce que l’autre a de plus aimable,
De plus pur, de plus estimable,
Quand je me dis que notre amour,
Parce que c’était notre tour,
Réconcilie avec le monde
L’âme que nous avons féconde,
Nous fait une place ici-bas
Pour mener à bien les combats
Qu’au bonheur impose la vie
Ne voulant pas être asservie,
Ne voulant point laisser le mal
Répandre son poison fatal,
Je verse des larmes de joie,
Car mon cœur a trouvé sa voie
Sur le beau chemin vers tes yeux,
Où je vois reflétés les cieux.
Tes yeux, miroir où la lumière
Retourne à sa source première
Pour illuminer le destin
De notre amour à son matin,
Tes yeux sans pareils ont fait taire
Les maux de mon cœur solitaire
Sans te connaître plein de toi,
Conduit seulement par la foi,
Ignorant que c’était la vie,
Le but de l’âme inassouvie !

*

XCIV

Comme il est beau, ton bonheur ;
Il fait à la vie honneur.
Pardonne-moi si je t’aime,
Si l’amour est le seul thème
De mon inspiration,
Si je fais libation
De mes sanglots, de mes larmes
À ton sourire, à tes charmes,
Car il a mille ans, l’amour,
Les fleurs ne durent qu’un jour,
Comme les papillons roses
Qui volètent sur les roses,
Un jour de félicité
Si l’amour est acquitté.
Comme il est beau, ton sourire ;
Je ne pourrais pas te dire,
Quand vers moi tu l’as tourné,
Le bonheur qu’il m’a donné,
Comment ta délicatesse
A fait rêver ma tristesse
À des vallons chaleureux,
Hameaux riants, champs heureux,
Aux verdoyantes collines
À la gaîté franche enclines,
Si ce n’était en pleurant,
Pour devenir un torrent
Qui s’écoule en ces contrées
Que nous avons rencontrées
Dans nos songes en chemin,
En nous tenant par la main.
Comme le ciel sans nuage,
Tu pourras voir ton visage
Dans l’eau qui chante et qui rit,
Dans l’onde qui te sourit.
Que ta figure est jolie ;
Des dieux parfaits l’ont polie.
Ton regard conduit aux cieux ;
Le bonheur est dans tes yeux ;
Tout orgueil devant s’incline ;
Je t’aime tant, Marceline !

*

XCV

Marceline, tu ne sais pas
Le mal que me font tes appas.
C’est un stylet dans ma poitrine,
Une morsure vipérine,
Un coup d’estoc pernicieux,
De les porter devant mes yeux !
J’ai de la peine à les en croire :
Qui donc mériterait la gloire
De posséder si doux attraits
Du Paros le plus pur extraits ?
Non, tu ne sais pas la souffrance
Que produit cette exubérance
Comme un tourtereau qui, blotti
Tout contre ton cœur, a senti
La bonne chaleur d’une forge
Et se réchauffe sur ta gorge !
Appas divins, quel firmament
Vous a coulés si savamment ?
Vous, oiseaux cachés dans la haie,
Dont m’enchante la chanson gaie,
Approché-je de votre nid,
Jardin de paix, havre bénit,
Ou m’égarez-vous dans les ronces ?
Formes pleines ? Formes absconses ?
Je souffre de les désirer,
Je veux dire de t’admirer,
Marceline, et tu ne sais guère
Que ta beauté me fait la guerre,
Assiégeant tous les châteaux forts,
Anéantis sans grands efforts,
De ma raison qui rend les armes
Pour le triomphe de tes charmes.
En proie à si cruels tourments,
Aux images d’embrassements
Et de voluptés, au délire,
Étreignant comme un fou la lyre,
Je frappe mon cœur de ma main,
Pour que ce jour un lendemain,
S’il doit jamais nous voir ensemble,
Surgisse à cette heure et rassemble
Tout le monde pour l’union !
Certains, l’imagination
Leur procure la jouissance ;
Je méprise leur suffisance.
D’autres, las, pour se consoler,
Ne plus enfin se désoler,
Se contentent d’appas moins nobles ;
Ces derniers, je les trouve ignobles.
Non ! Non ! Marceline, je veux
Mourir juste après ces aveux
Si tu laisses dans la disgrâce
La victime de tant de grâce !

*

XCVI

C’est toi que j’aime, toi que j’aime plus que tout,
Ô toi que j’aime plus que tout ce que j’adore,
Toi que j’aime en pleurant et qu’en chantant j’implore,
Que j’appelle en mon cœur, que je suivrai partout !

C’est clair comme le jour, c’est toi que j’aime, toi !
Je consume ma vie au feu de tes merveilles,
Comme on jette des fleurs d’innombrables corbeilles
En offrande à l’amour pour témoigner sa foi.

Dans le monde j’ai froid. J’ai chaud grâce à l’amour.
Car en moi ton image éprend une lumière,
Dans la profonde nuit dormant sous ma paupière,
Et des rayons du ciel en cernent le contour.

Si je ne t’aimais pas, je serais malheureux.
Je t’aime et je voudrais courir à perdre haleine
Tant je me sens comblé, tant ma ferveur est pleine
De rêves, de beauté, de bonheur et de jeux !

Que vienne le moment du repos bienfaisant.
Ne crains pas les méchants si ton amour est tendre,
Quel piège pourrait-on crédiblement me tendre ?
Aux sbires du Démon je tiendrai ces propos :

« Esprits malins, frappez autant que vous voudrez,
Que me fait votre haine alors que j’ai la joie ?
Et même, votre effort dans le fond m’apitoie ;
Contre mon cœur aimant, en vain vous frapperez. »

Qu’il ose se montrer, le sinistre Azazel,
Je suis prêt à charger ses viles bouffissures !
Crois-moi, je lui ferai de cuisantes blessures.
L’ennemi ne peut rien : mon amour est réel.

Ciel ! sa botte secrète a pris au dépourvu
Ma monture qu’affole un bras tentaculaire ;
D’un coup de griffe il casse en deux mon baudelaire†,
Il ouvre sous mes pieds un abîme imprévu !

Suspendu dans le vide infernal, ténébreux,
Je trouve le moyen d’esquiver les fusées
Qui sifflent tout autour en gerbes embrasées ;
J’échappe de justesse à ce trépas affreux !

Crois-moi, je te dirai comment, après cela,
Il s’enfuit dans les airs, avouant sa défaite,
Comment du Tout-Puissant la volonté s’est faite,
Quels étaient les pouvoirs que l’Amour recela !

Variante orthographique rare mais attestée du mot « badelaire », qui est aussi le nom d’un célèbre poète.

.

LIVRE TROISIÈME

.

Premiers poèmes
(1991)

.

XCVII
Le moine, le Diable et la Tentation

Entre les murs épais et hauts d’un monastère
Erre un moine ascétique à l’apparence austère.
Maigre comme un squelette et plus sec qu’un pruneau,
Il traverse la nuit sous le sombre créneau.
Quelque chose l’effraie ? on dirait qu’il se presse.
Que craint-il en ces lieux où n’entre point la presse ?
On dit qu’un monastère est plus sûr qu’un cachot :
Il n’y fait jamais bon, il n’y fait jamais chaud ;
Certes, aucun bandit n’emploierait son courage
À venir y piller ou commettre un carnage.
Que craint-il tant, alors ? Sans doute est-ce le froid ?
Non, un gars comme lui se réchauffe à sa croix.
Une algide sueur l’imprègne sous la bure,
Le moine a vraiment peur, il nasille, il murmure,
Serre son crucifix, marmonne du latin,
Implore de Jésus le retour du matin.

Horreur ! près d’un pilier apparaît cette langue
Qui fouaille la chair, la suce et laisse exsangue :
C’est celle du Malin, Abadon, Belzébuth,
Le monstre aux cent gosiers qui toujours est en rut,
La chose aux mille noms qui jamais n’est nommée,
Le démon sardonique à la queue enflammée.
Bouh ! c’est le mal, affreux, dégoulinant de pus,
Un bubon cramoisi, velu, cornu, trapu.

Le moine

Retourne à tes sabbats, infernal anathème !
À te voir mon œil tourne et ma peau devient blême !

Le diable

Silence, étron blafard ! Plus que toi je vomis,
Tu me répugnes tant… Mais bon, soyons amis.

Le moine

Que veut dire cela ? Sans doute encore un piège !
Je ne crains rien de toi, car mon Dieu me protège.

Le diable

Veux-tu m’écouter, oui ? car c’est très important.
Entre le bien, le mal, vois-tu, ça se détend,
Et j’ai donc décidé, en l’honneur de nos guerres
Qui seront du passé – fini d’être adversaires ! –
De te faire un cadeau ; c’est un menu présent
D’ami à bon ami – car on l’est à présent !
Très cher, accepte donc cette offrande modeste ;
C’est vraiment trois fois rien, un petit, petit geste…

Aussitôt apparaît dans la main de Satan
Une femme… ô divine ! au regard envoûtant.
Opulente beauté, ses formes sont pulpeuses,
Ses palpitants appas sont deux pêches bulbeuses,
Ses jambes d’hévéa frétillent de désir,
Sa langue est tentacule, acharnée au plaisir,
Son havre de chaleur est un centre hypnotique
Où se damne l’esprit devenu frénétique.
Engourdi tout à coup, le moine voudrait fuir.
Jésus l’exhorte en vain : Mon fils, il faut courir !
Las ! la Tentation le mordille et le baise.
Oubliant ses tourments, il s’affaisse fort aise
Et la femme le suit et ne le lâche plus.
Le moine est traversé de flux et de reflux
Et convulsé périt lors de l’instant suprême.
Le Diable, qui se gausse, en ses fosses l’emmène ;
Il le fait fustiger par ses pires bourreaux,
Suspendre à des crochets, flamber aux braseros,
Mais le moine sourit, bienheureux dans la flamme,
Aux sphères de l’extase avait atteint son âme :
Après l’éternité d’un surhumain plaisir,
Ne le comprend-on pas ? il ne peut plus souffrir !

*

XCVIII
Le damoiseau et les deux gredins

Un jeune dandy, presque imberbe,
Surpris par l’orage en plein jour,
Pour ne souiller sa botte à l’herbe
Dans une auberge fit un tour.

Les taverniers étaient compères,
Deux gredins jaunis par le temps,
Diaboliques, sinistres hères,
Et malévolents tout autant.

Ils n’aimaient guère la jeunesse,
Surtout comme ce damoiseau,
Ponctuel sur la politesse,
Bien vêtu, bien coiffé, tout beau.

Entrant, le dandy les salue.
Les deux compères, tout mielleux :
« Peuchère, avons-nous la berlue ?
Il est heureux pour nous qu’il pleut !

C’est un honneur, noble messire,
Que de vous avoir parmi nous. »
Et les vieillards dans un sourire
De lui servir du mouglanous,

La plus infâme des mixtures,
Faite de bave dans du lait,
D’huile, de quelques grumelures,
Boisson dégoûtante au palais.

Les gredins disent au jeune homme :
« C’est le vin de la région.
Buvez ! car il est bon tout comme. »
Le dandy but la potion

Et voulut tout cracher par terre,
Mais non, car on est sérieux,
Cela ne doit, ne peut se faire.
Alors les gredins, vicieux :

« Jeune ami, la coutume ici
Est de boire cul-sec trois verres.
Sinon, vous seriez grossier, si ! »
Grossier devant ces pauvres hères ?

Grossier ? qu’est-ce qui serait pire ?
Et son deuxième verre il but.
Est-il besoin de vous le dire ?
Au troisième, eh bien il mourut.

*

XCIX
Le chien bleu

Laissez-moi vous conter l’histoire du chien bleu.
Il était bleu, c’est pis qu’être un vieux chien galeux.
Personne ne l’aimait. De ce qu’il fût étrange,
On disait qu’un démon l’avait fait de la fange.
Pourtant il était doux, ô ni haine ni flamme
En lui, cœur innocent ! si pure était son âme.
Il vivait malheureux, lapidé, pourchassé,
Et pleurait bien souvent, par l’amour délaissé.
Il ne mourut pas vieux, c’était un soir d’hiver,
Un lampadaire avait un léger éclat vert,
La beauté de la neige, ô Dieu, par ces grands froids !
Le chien bleu s’étend, las, pour la dernière fois.
Et le froid l’engourdit, l’endort, si lent, si lent.
Le chien bleu meurt heureux, si blanc, si blanc, si blanc.

*

La bonne aventure

(Supprimé)

*

C
Le chien et la luciole

Pour vivre heureux vivons cachés (Florian)

Par une nuit sans lune, un chien tout bilieux
Errait en grommelant son intime colère.
Pourquoi donc cet état ? Je ne suis curieux,
On connaît de ces gens jamais contents sur terre.
Le ciel était tout noir comme au-dedans du chien.
Il allait au hasard, vit une luciole,
Et comme elle brillait, subtil magicien,
Le mâtin l’écrasa… Cette fin n’est pas drôle.

Morale

Vous m’avez bien compris, jeune homme, jeune fille.
Dans ce monde de fous briller ? Soyons obscur !
Même si l’on est beau, quand bien même l’on brille,
Toujours, à se montrer se cacher est plus sûr.

*

CI

Petite fleur
Près d’une mousse,
Petit bonheur
Dans l’ombre douce,

Tu m’en voudras,
Je t’ai cueillie.
Tu pleureras,
Aube faillie.

Et dans mes mains,
Tu t’es fanée,
Morte demain,
Fleur hier née.

*

CII
L’araignée du jardin

L’araignée allongée au cœur des blanches roses
Me semble un bon esprit vivant sur une étoile.
Son bonheur ici-bas, bien plus que toutes choses,
C’est un peu de soleil qui glisse sur sa toile.

*

CIII
Lune verte

Sous tes pas la forêt frémit et veut sourire.
Sens les vagues parfums des bambous, du jasmin,
Et ceux des troncs mouillés, souples comme la cire.
Marche sans avoir peur, j’éclaire ton chemin.

*

CIV
Marais

Une lune gibbeuse étale son linceul
Sur le marais dormant où frissonne le froid.
Au-dessus des roseaux, dans l’arbre, un hibou seul
De son chant convulsif affirme qu’il est roi.

Or l’eau pestiférée exhale dans la nuit
Des miasmes de vase, et sur la berge, épars,
Se tordent des troncs noirs comme figés d’ennui,
Incertains et fumeux dans de glauques brouillards.

Des ossements sans chair, prisonniers de la tourbe,
Apparaissent parfois à la molle surface,
Comme pour signaler au talon qui s’embourbe :
« Vous mourrez comme nous. » Et leur rire s’efface…

La gueule des tombeaux ouverte par les ombres
Soupire, dans l’effroi d’une longue supplique.
Des êtres inconnus, tapis dans les trous sombres,
Attendent une proie, en songe léthargique…

*

Sur leurs noirs canassons…

(Supprimé)

*

Sous le soleil glissant…

(Supprimé)

*

CV

Je suis le ver luisant que ton cœur fait briller.
Il fera souvent froid, sans doute, et souvent noir,
Mais quand tu me verras, vert clair comme l’espoir,
Tu pourras t’endormir, et je pourrai veiller.

.

Premier amour
(1992)

.

CVI

J’écris ton nom comme un remède
À mon chagrin à ma douleur
À ton soleil l’ombre succède
Et je meurs d’avoir eu ton cœur

*

CVII

Mon cœur mon cœur est mort
Maintenant c’est un ange
Tu pleures l’ombre dort
Dans l’eau noire de fange

Ô mon visage est blême
Et lasse est mon étreinte
J’ai tant crié je t’aime
Que ma voix s’est éteinte

*

CVIII

Je t’aime trop je crois douce femme du vent
Mes nuits vont vers ton cœur mes jours sont pleins de toi
Mon rêve a tes yeux bleus et je rêve souvent
Je vis dans la maison dont ton ombre est le toit

*

Partir
          Bien loin des murs…

(Supprimé)

*

CIX

Les amoureux s’étreignent
          Nous non
Quand les lampes s’éteignent
          Son nom

M’apparaît magnifique
          Et grand
Et mon cœur anémique
          S’éprend

De son pâle visage
          Les dieux
Appellent du rivage
          Des cieux

Et parfois elle pleure
          D’aimer
De souffrir de ce leurre
          Charmer

Les amoureux s’embrassent
          Dieu mais
Nous désirs qui s’enlacent
          Jamais

*

CX

Il descendit sur les terrasses
Mauves du soleil des amants
Où les panthères se prélassent
Tièdes près des bassins dormants

Des fleurs rouges ouvraient les lèvres
Empreintes de désirs ardents
Dans leurs jeux on sentait les fièvres
De nuits aux parfums décadents

Et son regard scruta le vide
Pour trouver les noms du bonheur
Mais ce silence était aride
Stérile et fier de sa laideur

Las dans les cieux son cœur se perche
Rongé par la haine à son tour
Le bonheur n’est pas mais l’on cherche
Et les vierges ont fait l’amour

*

CXI

L’amoureuse dans la lumière
Aime un garçon et chaque jour
Elle a les pieds dans la poussière
Le cœur trônant dans une tour

Ils sont heureux alors écoute
Tu ne verras plus malheureux
Que ces amants en qui le doute
Répand son poison ténébreux

Les fous les pauvres ils s’adorent
Mais seul le sommeil voit leur vœu
L’amour suinte par tous leurs pores
Mais de leur bouche aucun aveu

Qui comprendra cette souffrance
Un jour on dit tout est fini
Le lendemain tout recommence
Avec l’être qu’on a puni

Les baisers tremblent sur leurs lèvres
Les lèvres veulent ces baisers
L’amour les blesse de ses fièvres
Sur les fronts jamais apaisés

Les verrons-nous s’aimer ô nues
Autre part que dans leur sommeil
Les verrons-nous mains parvenues
À se caresser au soleil

Les verrons-nous rire de joie
Les verrons-nous chair contre chair
Ensemble dans des lits de soie
Ou bien envolés dans l’éther

Les verrons-nous dire je t’aime
Les verrons-nous les verrons-nous
Sous un unique diadème
Cœur contre cœur et gestes doux

L’amoureuse vient tout s’envole
Sur son visage ses cheveux
Comme la fleur une corolle
Cachent les larmes de ses yeux

*

CXII

Lune épuisée au ciel du désespoir sans fin
Elle pleurait toujours sur les marches des gloires
Incertaines sans nuit d’amour ombre sa faim
Tarissait ses désirs en d’atroces déboires

On la voyait passer belle à moitié du sang
Qu’elle avait bu jadis au cœur bleu des poètes
On voulait tant l’aimer d’un geste caressant
Mais on ne pouvait rien elle criait les fêtes

D’un rire elle mourait en attendant les cieux
D’un sourire elle aimait trahir les déchirures
Lune de larmes lune aux clairs silencieux
Elle chantait la mort ou les passions pures

Qui l’a chute parlez ne serait-ce point moi
Moi qui l’ai tant aimée et qui fou l’ai tuée
Dieux offrez-lui du moins un abri simple un toit
Loin de la foule loin du chant qui l’a huée

*

CXIII

Chair amoureuse d’âme
Boiras-tu dans mon cœur
La suave liqueur
Pour oublier l’Infâme ?

Pour toi je vis je pleure
Et je chante la nuit
Quand ton étoile a lui
Dans le ciel qui m’effleure

T’aimer est une drogue
Las je rêve de toi
Et mon souffle en émoi
S’agite part et vogue

Sur tes cheveux de cuivre
Qui tombent sur tes yeux
Tes yeux si merveilleux
Que des yeux j’aime suivre

Je t’aime j’aime Sèvres
Quand tout n’est plus qu’amour
Quand on se dit bonjour
Si près si près des lèvres

*

CXIV

Le vent est sur la ville il vente dans mon cœur
Je marche sans pouvoir quitter mon désespoir
La feuille en tourbillons tombe de l’arbre noir
Pour le trottoir glacé du malheur au malheur

*

CXV

En ce jardin la nuit s’est répandue amère
              Bain d’étoile blessée
Qui n’a connu l’amour n’est jamais solitaire
              Ni sa joie offensée

Fleurs de la mer bouquets de larmes et d’embrun
              Répandez sur mon âme
Votre enivrant mystère et profond le parfum
              Des vertiges de femme