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De la poignée de lycées parisiens d’où sort la littérature française : Les chiffres

Le présent billet est l’étude annoncée à Philo 46 par ces mots : « Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste. On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique Formation ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. »

Les « deux ou trois lycées de la capitale » sont précisément au nombre de cinq. Quelques autres lycées parisiens complètent ceux-ci, ainsi que deux lycées de banlieue parisienne, Lakanal à Sceaux et Pasteur à Neuilly-sur-Seine. Comme le montrent les résultats chiffrés ci-dessous, les écrivains français connus n’étant pas passés par un de ces lycées (cycle secondaire ou classes préparatoires littéraires) sont excessivement sous-représentés. De cette portion congrue, une proportion non négligeable s’est encore dirigée sur Paris pour des études supérieures, et même les rares qui n’ont fait aucunes études à Paris ont mené leur carrière littéraire à Paris ; le reste approche de zéro.

Cette liste est un choix d’écrivains français des dix-neuvième et vingtième siècles, ayant suivi des études après l’Ancien Régime. Il s’agit de montrer la situation qui a prévalu depuis la fin de l’Ancien Régime, mais depuis Tocqueville on sait, et nous tenons à le rappeler ici, que la « rupture » a été en bien des domaines une continuité. Sous l’Ancien Régime déjà de grands écrivains sortaient de ces établissements : Molière, Voltaire, par exemple, sont d’anciens élèves du lycée Louis-le-Grand, resté à ce jour la plus importante pouponnière d’écrivains français, de même que des élites du pays, tous secteurs confondus.

Les noms qui figurent dans notre liste ne sont pas tous connus du grand public, car certains ont été largement oubliés entre-temps, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne tenaient pas le haut du pavé de leur vivant. C’est parmi ces noms plus obscurs que le choix pourra paraître arbitraire ou douteux par les noms retenus ou ceux omis. Cette liste n’est qu’un échantillon. Nous avons des raisons de penser, présentées en (II) E infra, que, si cet échantillon pèche, c’est plutôt dans le sens d’une modération de la prééminence que nous mettons à jour. En tout état de cause, les noms les plus connus du plus grand public figurent dans l’échantillon.

Nous n’avons cependant pas retenu les femmes, pour la simple et bonne raison que, sur la période considérée, la mixité scolaire n’existait pas ou se mettait en place lentement.

Nous n’avons pas non plus retenu les écrivains francophones des pays voisins, Belgique, Suisse, sauf si, comme d’autres étrangers, ils firent leur carrière littéraire en France.

Nous n’avons pas non plus retenu les écrivains de langues dites régionales (Frédéric Mistral…), ce qui n’aurait guère eu de sens : le système éducatif français tendait à éradiquer ces langues. Et si nombre des écrivains ci-dessous viennent de nos provinces, il faut bien voir que le processus éducatif auquel ils sont soumis consiste à les en extraire pour les baigner dans les sphères abstraites de la rationalité instrumentale. Les régions sont dans les lettres françaises au mieux unsouvenir d’enfance, autrement c’est du « régionalisme ».

Enfin, nous n’avons pas retenu les écrivains encore vivants. Nous ne saurions dire si leur inclusion renforcerait ou affaiblirait la tendance mise à jour dans cette étude. Cette tendance n’est d’ailleurs pas une révélation : personne ne peut penser que dans un pays aussi centralisé que la France le milieu littéraire puisse échapper à la règle.

Ces écrivains sont des hommes de lettres, non des philosophes ou des savants, à moins qu’ils n’aient écrit de la littérature (romans, poésie…), à la rigueur des noms influents de la critique littéraire (Sainte-Beuve, qui a d’ailleurs écrit de la poésie et un roman, Ferdinand Brunetière, Roger Caillois), mais le même phénomène de concentration est bien évidemment à l’œuvre dans l’ensemble des disciplines intellectuelles. C’est toute la crème du pays qui sort de la même pouponnière parisienne.

Nous n’avons en outre retenu que la littérature « nobélisable », c’est-à-dire que nous avons exclu les auteurs spécialisés de romans policiers, dont la France présente quelques représentants de mérite. À première vue, la concentration n’est pas aussi importante dans ce genre « mineur ».

Les cinq lycées parisiens ayant produit la majeure partie des noms de la littérature française sont également ceux qui sont encore aujourd’hui les plus prestigieux et les plus élitistes, à savoir, par ordre de « productivité » selon notre liste :

Louis-le-Grand (5e arrondissement)
Condorcet (9e)
Henri-IV (5e)
Janson-de-Sailly (16e)
Stanislas (6e)

Les autres établissements parisiens représentés, mais dans des proportions comme on le verra beaucoup moins importantes, sont :

Charlemagne (4e)
Saint-Louis (6e)
Chaptal (8e)
École Alsacienne (6e)
Turgot (3e)
Buffon (15e)
Colbert (10e)
Carnot (17e)
Jacques-Decour (9e)
Notre-Dame-des-Champs (6e)

Plus deux lycées d’Île-de-France : Lakanal à Sceaux et Pasteur à Neuilly-sur-Seine.

Puis viennent quelques lycées de province et enfin des écrivains étrangers ayant choisi de faire leur carrière en France (évidemment à Paris), après des études dans leurs pays d’origine. Pour les écrivains français n’ayant pas poussé leurs études jusqu’au lycée, un « / » l’indique dans la liste.

Cette liste comporte 205 noms, présentés en (I). La répartition est analysée en (II).

Quand un de ces noms a fréquenté deux ou plusieurs établissements de l’enseignement secondaire, nous ne comptabilisons qu’un seul établissement. Si l’un des établissements est de ceux dont nous cherchons à montrer la prévalence (le « top 5 »), c’est évidemment l’autre que nous écartons. Si les deux établissements appartiennent au même top 5, nous avons gardé celui qui est en tête de liste.

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(I)

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Alain-Fournier : Louis-le-Grand

Jean Anouilh : Chaptal

Guillaume Apollinaire : Henri-IV

Louis Aragon : Carnot

Antonin Artaud : Marseille

Jacques Audiberti : Antibes

Marcel Aymé : Besançon

Honoré de Balzac : Charlemagne

Théodore de Banville : Condorcet

Jules Barbey d’Aurevilly : Stanislas

Henri Barbusse : Jacques-Decour

Maurice Barrès : Nancy

Georges Bataille : Reims

Charles Baudelaire : Louis-le-Grand

Hervé Bazin : Buffon

Samuel Beckett : Irlande

Georges Bernanos : Notre-Dame-des-Champs

Tristan Bernard : Condorcet

Aloysius Bertrand : Dijon

Antoine Blondin : Louis-le-Grand

Yves Bonnefoy : Tours

Henri Bosco : Marseille

Pierre Boulle : Avignon

Paul Bourget : Louis-le-Grand

Joë Bousquet : Carcassonne

Robert Brasillach : Louis-le-Grand

André Breton : Chaptal

Ferdinand Brunetière : Louis-le-Grand

Michel Butor : Louis-le-Grand

Roger Caillois : Louis-le-Grand

Albert Camus : Alger (Algérie française)

Jean Cassou : Charlemagne

Jean Cau : Louis-le-Grand

Louis-Ferdinand Céline : Rennes

Blaise Cendrars : Suisse

Aimé Césaire : Louis-le-Grand

Gilbert Cesbron : Condorcet

René Char : Marseille

Paul Claudel : Louis-le-Grand

Bernard Clavel : /

Jean Cocteau : Condorcet

François Coppée : Saint-Louis

Tristan Corbière : Nantes

René Crevel : Janson-de-Sailly

Charles Cros : Saint-Louis

Arnaud Dandieu : Condorcet

Pierre Daninos : Janson-de-Sailly

Alphonse Daudet : Nîmes

Léon Daudet : Louis-le-Grand

René Daumal : Henri-IV

Michel Deguy : Louis-le-Grand

Casimir Delavigne : Henri-IV

Michel Déon : Janson-de-Sailly

Paul Déroulède : Louis-le-Grand

Robert Desnos : Turgot

Roland Dorgelès : École des arts décoratifs de Paris

René Doumic : Condorcet

Pierre Drieu La Rochelle : Louis-le-Grand

Maurice Druon : Louis-le-Grand

Georges Duhamel : Buffon

Édouard Dujardin : Louis-le-Grand

Alexandre Dumas : /

Dumas fils : Condorcet

Jean Dutourd : Janson-de-Sailly

Paul Éluard : Colbert

René Étiemble : Louis-le-Grand

Léon-Paul Fargue : Henri-IV

Octave Feuillet : Louis-le-Grand

Gustave Flaubert : Rouen

Paul Fort : Louis-le-Grand

Anatole France : Stanislas

Roger Frison-Roche : Chaptal

Romain Gary : Nice

Théophile Gautier : Louis-le-Grand

Jean Genet : /

Maurice Genevoix : Lakanal

René Ghil : Condorcet

André Gide : Henri-IV

Jean Giono : /

Jean Giraudoux : Lakanal

Édouard Glissant : Louis-le-Grand

Edmond de Goncourt : Condorcet

Jules de Goncourt : Condorcet

Julien Gracq : Henri-IV

Julien Green : Janson-de-Sailly

Pierre Gripari : Louis-le-Grand

Jean Guéhenno : Louis-le-Grand

Maurice de Guérin : Stanislas

Eugène Guillevic : Saintes

Paul Guth : Louis-le-Grand

Ludovic Halévy : Louis-le-Grand

Ernest Hello : Louis-le-Grand

José-Maria de Heredia : Senlis

Victor Hugo : Louis-le-Grand

Joris-Karl Huysmans : Saint-Louis

Eugène Ionesco : Roumanie

Max Jacob : Quimper

Francis Jammes : Bordeaux

Alfred Jarry : Henri-IV

Marcel Jouhandeau : Henri-IV

Pierre Jean Jouve : ? (mais études supérieures à Lille)

Joseph Kessel : Louis-le-Grand

Eugène Labiche : Condorcet

Jacques de Lacretelle : Janson-de-Sailly

Jules Laforgue : Condorcet

Alphonse de Lamartine : Belley (collège des jésuites)

Lanza del Vasto : Condorcet

Valery Larbaud : Louis-le-Grand

Patrice de La Tour du Pin : Janson-de-Sailly

Jacques Laurent : Condorcet

Lautréamont : Pau

Paul Léautaud : /

Leconte de Lisle : Dinan

Michel Leiris : Janson-de-Sailly

Pierre Loti : Henri-IV

Pierre Louÿs : École Alsacienne

Pierre Mac Orlan : Orléans

Stéphane Mallarmé : Sens

Robert Mallet : Louis-le-Grand

Hector Malot : Condorcet

André Malraux : Turgot

Victor Margueritte : Stanislas

Roger Martin Du Gard : Condorcet

Guy de Maupassant : Henri-IV

François Mauriac : Bordeaux

André Maurois : Rouen

Prosper Mérimée : Henri-IV

Robert Merle : Louis-le-Grand

Henri Michaux : Belgique

Octave Mirbeau : Vannes

Jean Mistler : Henri-IV

Henry de Monfreid : École Alsacienne

Henry de Montherlant : Janson-de-Sailly

Paul Morand : Chaptal

Jean Moréas : Grèce

Alfred de Musset : Henri-IV

Gérard de Nerval : Charlemagne

Roger Nimier : Pasteur

Paul Nizan : Louis-le-Grand

Germain Nouveau : Janson-de-Sailly

René de Obaldia : Condorcet

Georges Ohnet : Condorcet

Jean d’Ormesson : Henri-IV

Marcel Pagnol :  Marseille

Jean Paulhan : Louis-le-Grand

Charles Péguy : Louis-le-Grand

Georges Perec : Henri-IV

Benjamin Péret : Nantes

Louis Pergaud : Besançon

Jacques Perret : Louis-le-Grand

Georges Perros : Condorcet

Roger Peyrefitte : Foix

Francis Ponge : Caen

Bertrand Poirot-Delpech : Louis-le-Grand

Henri Pourrat : Henri-IV

Jacques Prévert : /

Marcel Proust : Condorcet

Sully Prudhomme : Condorcet

Henri Queffélec : Louis-le-Grand

Raymond Queneau : Le Havre

Raymond Radiguet : Charlemagne

Henri de Régnier : Stanislas

Jules Renard : Charlemagne

Pierre Reverdy : Narbonne

Jean Richepin : Charlemagne

Jacques Rigault : Louis-le-Grand

Arthur Rimbaud : Charleville

Alain Robbe-Grillet : Saint-Louis

Romain Rolland : Louis-le-Grand

Jules Romains : Condorcet

Edmond Rostand : Stanislas

Raymond Roussel : Janson-de-Sailly

Claude Roy : Angoulême

Robert Sabatier : /

Antoine de Saint-Exupéry : Saint-Louis

Saint-John Perse : Pau

Saint-Pol-Roux : Lyon

Sainte-Beuve : Condorcet

Jean-Paul Sartre : Louis-le-Grand

Marcel Schwob : Louis-le-Grand

Victor Segalen : Brest

Léopold Sédar Senghor : Louis-le-Grand

Claude Simon : Stanislas

Stendhal : Grenoble

Eugène Sue : Condorcet

Jules Supervielle : Janson-de-Sailly

Jean Tardieu : Condorcet

Henri Thomas : Henri-IV

Paul-Jean Toulet : Pau

Michel Tournier : Pasteur

Henri Troyat : Pasteur

Tristan Tzara : Roumanie

Roger Vailland : Louis-le-Grand

Léon Valade : Louis-le-Grand

Paul Valéry : Condorcet

Jules Vallès : Condorcet

Vercors : École Alsacienne

Paul Verlaine : Condorcet

Jules Verne : Nantes

Boris Vian : Condorcet

Francis Vielé-Griffin : Stanislas

Alfred de Vigny : Henri-IV

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam : Rennes

Willy : Stanislas

Émile Zola : Saint-Louis

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(II)

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Voici la répartition, par établissement parisien et ville de province, de la formation dans l’enseignement secondaire de ces 205 écrivains français.

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Établissements parisiens

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Louis-le-Grand : 45 sur 205 = 22 % (21,95 %)

Condorcet : 29 / 14,15 %

Henri-IV : 18 / 8,8 %

Janson-de-Sailly : 12 / 5.85 %

Stanislas : 9 / 4,4 %

Soit, pour ces cinq établissements : 113 / 55 % (55,13)

Si l’on prend le chiffre de 550 établissements d’enseignement secondaire en France ressortant d’une étude de 1938 (il ne semble pas exister de données plus anciennes, selon l’IA que nous interrogeons), cela signifie que moins de 1 % (0,9 %) des établissements ont servi de pouponnière à plus de la moitié (55 %) des grands noms de la littérature française de ces deux derniers siècles.

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Autres établissements parisiens

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Charlemagne : 6

Saint-Louis : 6

Chaptal : 4

École Alsacienne : 3

Turgot : 2

Buffon : 2

Colbert : 1

Carnot : 1

Jacques-Decour : 1

Notre-Dame-des-Champs : 1

Soit, pour ces dix autres établissements parisiens : 27.

Soit, pour 15 établissements parisiens : 140 sur 205 = 68,3 %

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Établissements d’Île-de-France

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Pasteur (Neuilly-sur-Seine) : 3

Lakanal (Sceaux) : 2

Soit, pour ces 15 établissements ensemble : 145 = 70,7 %

Plus de 70 % des grands noms de la littérature française ont été au lycée à Paris ou en région parisienne.

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Parmi ceux qui ne font pas partie de cette catégorie, les noms suivants ont fait, après leurs années de lycée en province, des études supérieures à Paris (complètes ou non) : Georges Bataille, Yves Bonnefoy, Pierre Boulle, Gustave Flaubert, Romain Gary, José-Maria de Heredia, Max Jacob, François Mauriac, André Maurois, Alain Peyrefitte, Francis Ponge, Raymond Queneau, Claude Roy, Saint-John Perse, Saint-Pol-Roux, Stendhal, Paul-Jean Toulet, Jules Verne. Soit 18 noms.

Ce qui porte la proportion d’études parisiennes à 79,5 %.

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Parmi les noms de notre liste, n’ont fait d’études ni secondaires ni supérieures à Paris, tout en ayant fait des études secondaires (pas forcément des études supérieures) (en ne comptant que les seuls noms ayant grandi en France) : Antonin Artaud, Jacques Audiberti, Marcel Aymé, Maurice Barrès, Aloysius Bertrand, Henri Bosco, Joë Bousquet, Albert Camus, René Char, Tristan Corbière, Alphonse Daudet, Guillevic, Francis Jammes, Pierre Jean Jouve, Lamartine, Lautréamont, Leconte de Lisle, Pierre Mac Orlan, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Marcel Pagnol, Benjamin Péret, Louis Pergaud, Pierre Reverdy, Arthur Rimbaud, Victor Segalen, Villiers de l’Isle-Adam. Soit 27 noms.

Sur ces 27, la grande majorité d’entre eux (24) ont néanmoins fait leur carrière d’écrivain à Paris. Les exceptions à cet égard sont : Henri Bosco, Joë Bousquet, Francis Jammes.

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Ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires (le « / » de la liste) sont : Bernard Clavel, Alexandre Dumas, Jean Genet, Jean Giono, Paul Léautaud, Jacques Prévert, Robert Sabatier. 7 noms (3,4 %).

Ces sept écrivains ont vécu à Paris, à l’exception de Giono. Ce sont ainsi quatre écrivains français, soit 1,95 % qui n’ont ni étudié ni vécu à Paris.

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Ceux d’origine étrangère et ayant reçu leur éducation (plus ou moins poussée) à l’étranger sont, dans cette liste :  Samuel Beckett (Irlande), Blaise Cendrars (Suisse), Eugène Ionesco (Roumanie), Henri Michaux (Belgique), Tristan Tzara (Roumanie). 5 noms (2,4 %), tous établis à Paris.

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Établissements de province

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(Comme expliqué en introduction, ne sont ici retenus que les noms qui ne sont à aucun moment de leur cursus scolaire passés en lycée parisien, que ce soit dans le cycle secondaire ou les classes préparatoires littéraires.)

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Marseille : 4 (1,95 %)
Nantes : 3
Pau : 3
Besançon : 2
Bordeaux : 2
Rennes : 2
Rouen : 2
Alger (Algérie française) : 1
Angoulême : 1
Antibes : 1
Avignon : 1
Belley : 1
Brest : 1
Carcassonne : 1
Charleville : 1
Dijon : 1
Dinan : 1
Foix : 1
Grenoble : 1
Le Havre : 1
Lyon : 1
Nancy : 1
Narbonne : 1
Nice : 1
Nîmes : 1
Orléans : 1
Quimper : 1
Reims : 1
Saintes : 1
Senlis : 1
Sens : 1
Tours : 1
Vannes : 1

Soit 44 noms : 21,5 % ou un écrivain français sur cinq ces deux derniers siècles a fait des études secondaires exclusivement provinciales. (N.B. 82 % de la population française aujourd’hui vit hors de l’Île-de-France).

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Quelques remarques.

A/

Compte tenu qu’une nation se définit entre autres aux yeux de l’étranger par sa littérature, au vu de ces chiffres peut-on dire que les provinces françaises sont la France ? Comme nous l’avons souligné en introduction, nombre des écrivains passés par un établissement parisien viennent de la province, mais ils ne peuvent en parler que comme d’un souvenir d’enfance.

En outre, qu’un tel système doive avoir pour conséquence d’anéantir la vie littéraire des provinces tombe sous le sens. Nombre des auteurs cités et non des moindres daubent dans leurs écrits la vie provinciale comme étriquée, sans paraître voir que le système qui les a formés est en grande partie responsable de la situation intellectuelle des provinces françaises. Chez aucun de nos voisins on ne trouve une telle raréfaction des forces de l’esprit en dehors de la capitale. Tous possèdent différentes « capitales » de l’esprit, enracinées dans des territoires historiques, qu’elles animent en tant que centres dynamiques de formation intellectuelle. C’est le cas même en Angleterre, où pourtant Londres fut et est une cité tout aussi, voire plus tentaculaire que Paris. Dans ces conditions, on ne peut qu’admirer que des littératures de province aient continué d’exister en France, à l’instar du félibrige provençal, mais c’est avec une complète absence d’insertion dans le tissu culturel de la nation, en tant que littératures de langue régionale.

Une justification ad hoc est qu’en concentrant les ressources on forme les meilleurs écrivains, mieux que si les moyens, le vivier étaient dispersés entre Rome, Milan, Florence et Naples, par exemple. Or ce que produit cette concentration, c’est une homogénéité aveugle à ses défauts. Et le public français contracte dans sa littérature une certaine fatuité, qu’il emprunte à son détriment à l’esprit de corps et même de caste de ses écrivains formés dans des institutions élitistes. Le sentiment de supériorité propre à l’homme d’esprit est contaminé en France par ce rapport social de supériorité que l’écrivain formé dans le cercle de l’élite entretient avec toutes personnes qui ne sont pas du cercle. Ce qu’ils écrivent du mépris bovin des gagneurs d’argent pour les choses de l’esprit sonne faux chez eux, car le gagneur d’argent et l’écrivain le plus impécunieux ont sucé le même lait et se saluent de loin dans n’importe quelle foule. Le gagneur d’argent qu’un tel écrivain méprise est au fond celui qui ne possède pas un diplôme prestigieux, car, quoi qu’il écrive des inégalités sociales matérielles, il est encore possible de gagner de l’argent, et même beaucoup, sans être passé par Louis-le-Grand ou tel autre de ces établissements. Il ne méprise pas les gagneurs d’argent quand ils ont reçu le même endoctrinement que lui « dans ces murs vénérables », quand bien même les uns et les autres gagnent leur argent par les mêmes méthodes et le même état d’esprit.

Enfin, si nous avons dit qu’un écrivain français sur cinq a reçu une éducation entièrement provinciale, il n’en est pas moins certain que ces vingt et quelques pour cent ne se sont fait connaître que par la recommandation des autres auprès de leurs camarades de classe occupant les postes de direction des grandes maisons d’édition parisiennes.

B/

Les principaux animateurs du surréalisme représentent bien les lycées parisiens mais non les cinq plus prestigieux de cette liste. Ainsi, Breton était de Chaptal, Aragon de Carnot, Éluard de Colbert, Desnos de Turgot. – Une révolte de la périphérie ?

Benjamin Péret fait partie de ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires. Venaient tout de même d’un des cinq établissements prestigieux Crevel, suicidé à trente-quatre ans, Cocteau, Supervielle, dans notre liste, ainsi que Philippe Soupault qui n’est pas, sans doute à tort, dans notre liste, et qui fréquenta le lycée Condorcet.

C/

Cette liste montre qu’à peu près tout ce que l’histoire des idées littéraires a produit ces deux derniers siècles, du communisme au fascisme, du matérialisme au mysticisme, des avant-gardes aux traditions, de la « négritude » aux chinoiseries…, a un seul et même incubateur en France, sous la forme d’une poignée d’établissements scolaires parisiens du secondaire.

En particulier, les formes les plus connues et accessibles de ce qui peut conduire un jeune esprit sensible à la littérature au rejet réfractaire du système éducatif institutionnel a été produit par des esprits formés dans l’un de ces établissements à la suite d’un rigoureux processus de sélection. Or le système a fonctionné deux cents ans sur les mêmes bases, offrant la voie royale à ceux qui donnent satisfaction dans ce processus. Par conséquent, la première chose à faire si l’on veut être un nouveau Baudelaire (Louis-le-Grand), un nouveau Jarry (Henri-IV), un nouveau Vallès (Condorcet), un nouveau Boris Vian (Condorcet), c’est d’entrer dans un de ces établissements parisiens, à défaut de quoi le rejet des conventions sociales que l’on croit trouver dans ces auteurs a toutes les chances de rester littérairement lettre morte, c’est-à-dire de ne jamais rencontrer les moyens de son existence dans un milieu littéraire ainsi conditionné. Le non-conformisme littéraire français ne peut exister qu’à cette condition de conformité : les chiffres ici présentés n’excluent pas absolument la réussite littéraire en dehors de la voie royale mais cette dernière est trop prépondérante pour ne pas renvoyer les autres voies dans une marge douteuse et fragile. Ainsi Giono, qui fait partie de ces rares écrivains connus à n’avoir ni étudié ni travaillé à Paris, est-il pour beaucoup d’écrivains et de critiques un auteur « régionaliste ».

D/

Hors de ces lycées d’élite, vous serez peut-être un révolté mais vous ne serez pas un grand écrivain révolté.

E/

Nous pensons qu’en élargissant le champ de la présente étude, dans une certaine mesure on accentuerait encore la mise en évidence de la prépondérance de l’incubateur sur la vie littéraire française, car parmi les noms des auteurs qu’on ne lit plus, beaucoup restent relativement connus de l’amateur de littérature du fait qu’ils sont cités par les écrivains qu’on lit encore ; et ces écrivains citent ces noms car il s’agissait de personnalités influentes, alors que cette influence s’acquérait par le sésame du lycée parisien prestigieux.

Par ailleurs, pour certains écrivains parmi les plus célèbres, comme Lamartine ou Stendhal, leurs années de formation ont eu lieu trop près de l’Ancien Régime pour que leur inclusion ne biaise pas le résultat en faveur d’une atténuation de la prépondérance de l’incubateur. Certes, nous avons parlé en introduction de continuité en la matière, en rappelant que des auteurs tels que Molière et Voltaire étaient passés par Louis-le-Grand, mais, comme le souligne Tocqueville, la continuité qu’on appelle rupture, dans la Révolution française, est une amplification radicale des tendances de la monarchie centralisatrice.

Philo 46 Philosophe contre homme de lettres

Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.

On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.

Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.

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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».

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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.

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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).

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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.

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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.

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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.

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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.

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(i)

Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?

Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.

Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)

(ii)

Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.

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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.

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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.

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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.

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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.

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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?

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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».

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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)

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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.

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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.

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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.

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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.

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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.

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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.

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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.

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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.

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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).

Qu’auraient été tes thés ? Tépides.

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La propagande pédophile de l’antifascisme

Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.

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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »

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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.

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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.

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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.

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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.

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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.

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Lycée Sex Pistols-No Future.

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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».

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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.

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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?

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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.

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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.

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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)

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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).

(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)

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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ

Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.

Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.

À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.

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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)

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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.

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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.

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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.

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Philosophe contre homme de lettres

Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.

Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.

Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.

Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.

L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.

Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.

Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.