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Americanismos 6: Bantuismos

Afin de compléter notre lexique d’Americanismos (I-V) (rendez vous en Table des matières, Onomasticon [x], pour consulter les travaux précédents), nous avons eu recours au Diccionario de bantuismos en el español de América (SIAL Ediciones/Casa de África, Madrid, 2013) de la chercheuse cubaine Gema Valdés Acosta. Nous avons recueilli dans ce dictionnaire de « bantouismes », c’est-à-dire de mots d’origine bantoue, un certain nombre de termes nous paraissant intéressants pour la connaissance de la culture latino-américaine. Les définitions ont été traduites en français.

Beaucoup de termes retenus ont un rapport avec la religion afrocubaine, en particulier avec le palo monte d’origine bantoue, tandis que l’autre religion afrocubaine majeure, la santería, est quant à elle d’origine yoruba. (Le vaudou haïtien quant à lui est originaire de l’ancien royaume du Dahomey, aujourd’hui Bénin –pays où a d’ailleurs été instituée une Journée nationale du Vodoun, le 10 janvier– et Togo, dont la capitale Lomé comporte un célèbre marché des féticheurs.)

Il est important de souligner d’emblée que les mots d’origine bantoue ne sont qu’une partie des mots d’origine africaine dans la langue espagnole d’Amérique. Un titre tel que Americanismos 6 : Bantuismos, peut d’ailleurs paraître équivoque dans la mesure où l’on semble ainsi donner aux mêmes mots une origine à la fois américaine et africaine ; or il s’agit de voir que ces bantouismes ont été introduits dans l’usage de la langue espagnole via les populations africaines d’Amérique, et que ce sont donc à proprement parler des américanismes d’origine africaine (et bantoue). C’est bien ainsi que l’entend Francisco Santamaría dont l’important Diccionario de americanismos est l’origine du présent travail.

Les américanismes d’origine bantoue déjà référencés sur ce blog sont : Bilongo (Americanismos III) et Calimba (II). Les autres africanismes, d’origine non bantoue, déjà référencés sont : Babul (Americanismos III), Baní (III), Calungo (I) (selon G. Valdés Acosta, l’étymologie de calungo est différente de celle du terme calunga ici repris, mais selon Santamaría le terme calungo est bien un africanisme, sans qu’il précise son origine exacte), Mandinga (III), Ñáñigo (I) (et tout le vocabulaire propre à cette société secrète afrocubaine), Yolof (III).

Sauf indication contraire, les présents américanismes sont propres à l’espagnol de Cuba ; dans la mesure où une grande partie de ce vocabulaire dérive du palo monte, dans le contexte duquel il est au premier chef employé, il est évident que ce même vocabulaire doit se retrouver dans toutes les communautés hispanophones de cette religion, en particulier dans l’ensemble des Caraïbes. Les principales exceptions à l’origine cubaine concernent la culture afrocolombienne.

Le Brésil étant un autre pays fortement marqué par le développement endogène d’une culture afroaméricaine, j’ai cherché si les termes retenus existaient en portugais (du Brésil). Les résultats de ces recherches dans le dictionnaire Michaelis en ligne ont été ajoutés aux définitions et traduites (ces définitions sont indiquées par la mention BR). Enfin, lorsque le terme est référencé par le Dictionnaire de l’Académie royale espagnole –et c’est à vrai dire l’exception plutôt que la règle–, j’ai de même ajouté cette définition et l’ai traduite (elles sont marquées par les initiales DLE, pour Diccionario de la lengua española).

Les principales abréviations sont : m. substantif masculin, f. substantif féminin, s. substantif, vt. verbe transitif, et Col. Colombie. Mes remarques sont entre crochets [ ].

En ce qui concerne l’étymologie des termes, que nous avons reprise chaque fois qu’elle nous semblait présenter un intérêt particulier, Valdés Acosta recourt principalement au Dictionnaire kikongo-français (1936) du missionnaire luthérien suédois Karl Laman (Karl Edvard Laman), et au Dictionnaire kikongo et kituba-français (1973) du père jésuite Pierre Swartenbroeckx. Ces deux références sont respectivement marquées dans le présent glossaire par les initiales KL et PS. (Le recours au français pour ces dictionnaires s’explique par la colonisation française et belge de la plus grande partie des régions d’Afrique peuplées par les Bantous.)

*

Ambilar (vt). Col. Técnica de pesquería consistente en deslumbrar con una tea (ambil) a los peces que duermen en la orilla.

Technique de pêche consistant à éblouir avec une torche (un ambil) les poissons qui dorment au bord de la rive.

Bombofinda (m). Elefante. KL bombokoto, bomboló, grandeza, de gran tamaño; mfinda, monte, bosque. Empacasa (m). relig. Elefante. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica mpakasa.)

Éléphant. L’étymologie en est : « grandeur », ou « de grande taille », et « forêt », servant, donc, à désigner le grand habitant des forêts du Congo. Empacasa. Éléphant (dans le contexte religieux du palo monte). (Les pratiquants cubains préfèrent la forme orthographique mpakasa.) [C’est-à-dire une forme moins castillanisée du mot. Cette remarque se répète pour nombre d’entrées de ce lexique mais ne sera pas traduite pour les entrées suivantes.]

Bularia (f). Col. Bruja joven que vuela.

Jeune sorcière capable de voler dans les airs.

Calunga (f). 1 Mar, océano ; Mama Calunga, nombre de una divinidad conga del mar. 2 Col. muñeca negra.

Mère, océan ; Mama Calunga, nom d’une divinité kongo de la mer. 2 Poupée de couleur noire.

Calunga (f) Entidade espiritual que, nos cultos e entre a população de origem banta, representa a força da natureza, especialmente o mar, a morte ou o inferno. 2 Qualquer uma das divindades secundárias dos cultos de origem banta que, nos cultos de umbanda popular, representa um dos elementos integrantes da linha de Iemanjá, associada ao mar e à água. 3 Imagem de uma dessas divindades. 4 Cada um dos bonecos usados no maracatu, representando Dom Henrique e Dona Clara e que são carregados pelas dançantes enquanto arrecadam dinheiro do público. (BR)

Entité spirituelle qui, dans les cultes et parmi les populations d’origine bantoue, représente la force de la nature, et notamment la mer, la mort ou l’enfer. 2 L’une ou l’autre des divinités secondaires des cultes d’origine bantoue, qui, dans les croyances populaires de l’umbanda [religion afrobrésilienne d’origine bantoue], appartiennent à la lignée de Iemanja [déesse des eaux et mère des dieux], associée à la mer et à l’eau. 3 Image d’une de ces divinités. 4 Chacune des poupées utilisées dans le Maracatu [certaine procession dansée de la religion afrobrésilienne], Don Henrique et Dona Clara, et portées par les danseurs quand ils font la quête auprès du public. [Il ne semble pas que ces figures soient toujours Don Henrique et Dona Clara, puisque par exemple la calunga de Recife sculptée en 1909 s’appelle Dona Joventina. Il se pourrait par ailleurs que cette forme d’expression culturelle afrobrésilienne se confonde avec d’autres, telles que les congadas –à titre de (mauvaise) traduction : « congolaiseries »–, qui mettent en scène des personnages plus ou moins légendaires du passé africain, comme le roi Cariongo (ou Henrique) et la reine Ginga (ou Clara ?) (dont le modèle est clairement Njinga o Nzinga, reine du Ndongo et du Matamba, dans l’actuel Angola, de 1626 à 1663, qui donna du fil à retordre aux Portugais), personnages parfois incarnés également dans les maracatu (voyez Lubolo).]

Calunga Dona Joventina du Maracatu Nação Estrela Brilhante de Recife, ici exposée au Museum do Homem do Nordeste. Source: leiaja.com

Chamalongo (m). Nombre de una deidad conga. 2 Sistema adivinatorio del Palo Monte. 3 Cementerio. ([Entre las posibles etimologías] PS longo, rito de circuncisión o de iniciación en sectas secretas.)

Nom d’une divinité kongo. 2 Système de divination du palo monte. 3 Cimetière. Parmi les possible étymologies rapportées par G. Valdés Acosta : rite de circoncision ou d’initiation des sociétés secrètes.

Chimbumbe (m). Col. Diablo. 2 Ser mitológico local.

Diable. 2 Créture légendaire locale.

Empanda (f). Brujería muy mala. KL vanda mpandu, practicar la magia, la necromancia. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica mpanda.)

Sorcellerie hautement maléfique. Étym. Pratiquer la magie, la nécromancie.

Embanda (f). Guia espiritual ou assessor religioso da umbanda. (BR)

Guide spirituel ou diacre de l’umbanda. [Je place les deux termes ensemble en raison de leur similitude, qui pourrait indiquer une origine commune, bien que leurs sens, tout en relevant d’un contexte a priori commun, ne se confondent pas.]

Encuyo (m). Receptáculo o ‘prenda’ de pequeño tamaño con poderes mágicos usado en la religión Palo Monte. KL nkuyu, espíritu del muerto. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica nkuyo.)

Réceptacle de petite taille possédant des pouvoirs magiques et employé dans le palo monte. Étym. L’esprit d’un mort. [Voyez Enganga, le « chaudron », pour le « réceptacle » de plus grande taille qui représente le véritable instrument mystique du palo monte.]

Endimbo (m). relig. Mezcla que contiene jabón de lavar, dulce de guayaba y cenizas. Esta mezcla se aplica sobre el tambor mayor para dar mayor sonoridad. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica ndimbo.)

Mélange de savon, compote de goyave et cendres que l’on applique sur le tambour principal des cérémonies du palo monte afin de lui conférer une plus grande sonorité.

Endongo (m). Brujo del sistema religioso del Palo Monte. KL ndongo, gran jefe. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica ndongo.)

Sorcier dans le palo monte. Étym. grand chef.

Endoqui (m). Espíritu de persona fallecida. 2 Brujo. 3 Diablo, demonio, espíritu maligno. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica ndoki.)

Esprit d’une personne défunte. 2 Sorcier. 3 Diable, démon, esprit maléfique.

Enfula (f). Pólvora, generalmente utilizada con fines mágicos. KL mfula, pólvora, polvos mágicos. (Los creyentes cubanos prefieren las formas ortográficas mfula y nfula.)

Poudre généralement utilisée à des fins magiques. Étym. Poudre, poussières magiques.

Enfumbi (m). Muerto. 2 Espíritu. 3 Médium en el sistema religioso del Palo Monte. (Los creyentes cubanos prefieren las formas ortográficas mfumbi y nfumbi.)

Un mort. 2 Esprit. 3 Médium dans le palo monte.

Vumbe (m). Morto ou o espírito de pessoa morta. Tirar a mão de vumbe, realizar cerimônia religiosa para que o espírito da felicidade se desprenda das coisas materiais e encontre seu caminho para o mundo espiritual. (BR)

Un mort ou l’esprit d’une personne morte. « Prendre la main du ~ », conduire une cérémonie religieuse pour que l’esprit de la félicité [?] se détache des choses matérielles et trouve son chemin vers le monde spirituel.

Enganga (f). Receptáculo donde se concentran las fuerzas mágicas de las creencias del Palo Monte, también llamada ‘caldero’ y ‘prenda’. Tata Enganga (m), persona de alta jerarquía que ejerce la religión palera. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica nganga.)

Réceptacle où sont concentrées les forces magiques dans les croyances du palo monte, également appelé « chaudron » ou « gage ». Tata Enganga, personnage haut placé dans la hiérarchie du palo monte.

Nganga (enganga) de palo monte. Source: Pinterest.

Ganga (m). Sacerdote gentio no Congo. 2 Em Angola, feiticeiro que, segundo a crença local, é capaz de adivinhar e nomear o responsável por um assassinato. 3 Termo que, no Brasil, os escravos usavam como equivalente a senhor. (BR)

Prêtre païen du Congo. 2 En Angola, sorcier qui, selon les croyances locales, est capable de deviner et nommer le responsable d’un crime. 3 Terme que les esclaves du Brésil utilisaient comme un équivalent de « monsieur ».

Engombe (m). Ganado vacuno. 2 Médium de los espíritus en el sistema religiose del Palo Monte. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica ngombe.) Engombo (m). Brujo adivino. 2 Médium de los espíritus en el sistema religioso del Palo Monte. (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica ngombo.)

Animal bovin. 2 Médium des esprits dans le palo monte. Engombo. Devin. 2 Médium des esprits dans le palo monte.

Enquisi (f). Brujería, generalmente sobre pequeña escultura humana; hechizo. 2 Suelo, tierra. Tata Enquisi, sacerdote del Palo Monte de menor jerarquía. KL nkisi, fetiche, sortilegio, encantamiento, fuerza mágica, delirio causado por brujería (kikóongo). (Los creyentes cubanos prefieren la forma ortográfica nkisi.)

Sorcellerie, en général pratiquée sur une statuette de forme humaine ; sortilège. 2 Sol, terre. Tata Enquisi, prêtre mineur dans le palo monte. Étym. Fétiche, sortilège, enchantement, force magique, délire causé par un sortilège (langue kikongo).

Ensembe (m). Paño que se utiliza para cargar en la espalda a los niños mientras la madre trabaja, cargador.

Bande d’étoffe servant à porter les enfants sur le dos pendant que la mère travaille.

Ensó (m). Casa. Muna ensó, pequeño cuarto donde se realizan las ofrendas ceremonias rituales en la religión Palo Monte, lit. ‘hacia la casa’. Ensó fua, cementerio, lit. ‘casa del muerto’. (Los creyentes cubanos prefieren las formas ortográficas nso y nzo.) Entoto (m). Tierra. 2 Cementerio.

Muna ensó, petite salle où sont pratiquées les offrandes, dans la religion du palo monte, littéralement « vers la maison ». Ensó fua, cimetière, litt. « maison du mort ». Entoto. Terre. 2 Cimetière.

Lombe (f). Mujer bonita. KL nlombé, marca de distinción de las mujeres del rey Nsundi.

Belle femme. Étym. Marque de distinction des femmes du roi Sundi. [Les Sundi sont un peuple bantou d’Afrique centrale.]

Lombanfula (m). Expresión religiosa de origen bantú que utiliza el agua en sus ritos, se diferencia del Palo Monte en que no tiene en su religión la enganga. Sus últimos creyentes se localizan en la región central de Cuba (Placetas, Sagua la Grande y Remedios). KL lomba, demandar, preguntar a un oráculo, interrogar; mfula, pólvora mágica.

Forme religieuse d’origine bantoue qui utilise l’eau dans ses rites et se différencie du palo monte en que sa religion ne possède pas d’enganga (voyez ce mot). Ses derniers fidèles se trouvent dans la région centrale de Cuba (Placetas, Sagua la Grande et Remedios). [Cette allusion aux « derniers fidèles » semble indiquer un déclin.]

Lubolo (m). Cuba, Arg., Ur. Denominación de grupe étnico de origen bantú. 2 Ur. Blancos pintados de negros en el carnaval de Montevideo.

Nom d’un groupe ethnique d’origine bantoue (Cuba, Argentine et Uruguay). 2 En Uruguay, nom donné à des Blancs peints en noir lors du carnaval de Montevideo.

DLE (adj.) Ur. Perteneciente o relativo a una agrupación de carnaval compuesta por personas de raza negra y por personas de raza blanca pintadas de negro, que actúan al compás de tamboriles. (m y f) Integrante de una agrupación lubola.

(adj.) Relatif à un ensemble carnavalesque composé par des personnes de race noire et par des personnes de race blanche peintes en noir, défilant au son de tambourins. (m/f) Membre d’un tel ensemble.

[Le fait de se peindre le visage en noir se retrouve également dans le maracatu cearense, de la province de Ceará au Brésil, où il a peut-être à voir avec le fait que les calungas (voyez ce mot) ou poupées tutélaires de ces processions, sont noires. Les Brésiliens insistent sur le fait que ce maquillage, le negrume, n’a pas les connotations du blackface (blackface minstrelsy) aux États-Unis.]

Blackface Queen, Maracatu Cearense. Source: GGN

Maracuta Vozes da África. Source: Diário do Nordeste.

Lucancasi (m). Diablo. KL nkasi, crueldad; nluka, centro donde brotan las innombrables fuerzas de Dios en todas direcciones.

Diable. Étym. « Cruauté », et le centre d’où jaillissent les innombrables charismes de Dieu dans toutes les directions.

Macatú (m). Col. Danza dedicada a Calunga. KL maka, ver un espíritu, espectro, cosa maravillosa.

Danse dédiée à Calunga. Étym. Voir un esprit, un spectre ou une chose surnaturelle. [Cette danse semble donc liée à l’origine à des phénomènes visionnaires.]

Macuto (m). 1 relig. Pequeña bolsa con poderes mágicos. 2 Bolsa, bulto, paquete pesado.

Petite bourse aux pouvoirs magiques. 2 Bourse, ballot.

DLE (m). Mochila, especialmente la del soldado.

Sac, en particulier celui du soldat (havresac).

Macuta, Macuca (f). Antiga moeda de cobre que circulava entre os nativos de Angola. (BR)

Ancienne monnaie de cuivre en circulation chez les peuples natifs d’Angola. [J’ignore si l’étymologie est commune entre le terme espagnol et ce terme brasilo-portugais ressemblant. Je note toutefois une parenté conceptuelle entre la monnaie (le contenu) et une bourse (le contenant). L’existence d’une ancienne monnaie métallique, d’origine apparemment locale, en Afrique subsaharienne attire par ailleurs mon attention.]

Mambo (m). 1 Palabra, discurso ritual. 2 Canto o frase rítmica que en los ritos del Palo Monte se vincula a las transes. 3 Género bailable de mediados del siglo XX de origen cubano que contiene partes cantadas. (Valdés Bernal opina, siguiendo a Dalgish, que procede del vocablo yoruba mambo, ‘hablar’.)

Parole, discours rituel. 2 Chant ou phrase rythmique associée à la transe dans le palo monte. 3 Musique du milieu du vingtième siècle d’origine cubaine, avec des parties chantées ; danse accompagnée par cette musique. [Le mambo, comme genre musical et comme danse, est évidemment bien connu puisqu’il a été popularisé internationalement par des disques ainsi que des films de grande diffusion ; l’origine de son nom l’est beaucoup moins.]

Maranguango (m). Col. Mezcla de líquidos para un maleficio; veneno. KL malangua, lugar donde se guardan las botellas del malafo (vino de palma).

Mélange de liquides servant à un maléfice ; poison. Étym. Lieu où sont gardées les bouteilles de vin de palme.

Maso (m). Persona que tiene un santo o espíritu en su cabeza. PS mazowa, iniciación religiosa.

Personne possédant un saint ou un esprit dans la tête. Étym. Initiation religieuse. [Les religions autochtones d’Afrique subsaharienne ont une forte composante initiatique.]

Matari (f). Piedra. 2 Piedra con poderes mágicos de los rituales congos en Cuba.

Pierre. 2 Pierre dotée de pouvoirs magiques, dans les rituels kongo à Cuba.

Mayombe (m). Sacerdote con jerarquía y vastos conocimientos del sistema religioso Palo Monte. Palo Mayombe, variante del Palo Monte que trabaja el mal. 2 Tercer momento de consagración a Ensambi. 3 Denominación étnica de esclavos de origen bantú. KL mayombe, jefe supremo, príncipe, gobernador, título honorífico.

Grand prêtre, aux connaissances étendues, dans le palo monte. Palo mayombe, variante du palo monte dédiée à la magie noire. [La distinction ne semble pas toujours faite de cette manière entre le palo monte et le palo mayombe ; par exemple, la page Wikipédia française donne les deux appellations comme synonymes.] 2 Troisième moment de la consécration à Ensambi [Dieu]. 3 Nom ethnique d’esclaves d’origine bantoue. Étym. Chef suprême, prince, gouverneur, titre honorifique.

DLE (m). Culto afrocubano de origen bantú.

Culte afrocubain d’origine bantoue.

Mayumba (). Fetiche contra la locura. KL ma-yumba, enquisi que causa la tristeza, la locura.

Fétiche contre la folie. Étym. Fétiche cause de tristesse, de folie.

Quini-quini (m). Talla de madera con poderes mágicos. KL kiini, talla en forma humana de los espíritus, hecha para actos rituales. PS kini, talla de ídolo del espíritu de los muertos.

Statue de bois taillé dotée de pouvoirs magiques. Étym. (selon Laman) statue taillée en forme humaine représentant les esprits, sculptée en vue des actes rituels ; (selon Swartenbroeckx) idole de l’esprit des morts.

Quiñumba (m). Brujo; brujería. 2 Muerto; fantasma. 3 Cabeza; calavera. 4 Variante para hacer el mal en los sistemas religiosos de origen bantú en Cuba. KL quinyumba, espíritu, fantasma, malos espíritus, espíritu de un muerto.

Sorcier ; sorcellerie. 2 Un mort ; un fantôme. 3 Tête ; crâne. 4 Variante consacrée à la magie noire dans les systèmes religieux d’origine bantoue à Cuba. Étym. Esprit, fantôme, mauvais esprits, esprit d’un mort.

Quimbanda (m). Sacerdote do culto angola-congo, ao mesmo tempo com função de curandeiro. (f) Linha da umbanda, denominada popularmente umbanda de linha negra, por incluir em suas práticas o culto aos exus e supostos malefícios encomendados a pessoas, animais e objetos. 2 Por ext. o conjunto das práticas e rituais desse culto. (BR)

Quimbanda. (m) Prêtre du culte angolano-congolais, qui exerce en même temps une activité de guérisseur. (f) Branche de l’umbanda, dénommée populairement umbanda du versant noir en raison du fait qu’elle inclut dans ses pratiques le culte aux exu (intercesseurs) et de supposés maléfices envers personnes, animaux et objets. 2 Par extension, l’ensemble des pratiques et rituels de ce culte.

Yimbi (s). Iniciado en el sistema religioso de Palo Monte. KL nkimba, sociedad secreta, persona iniciada en sus misterios.

Personne initiée au système religieux du palo monte. Étym. Société secrète, personne initiée à ses mystères.

Yimbibula (f). Fiesta religiosa.

Fête religieuse.

La Négritude dans la poésie révolutionnaire hispano-américaine (traductions)

C’est quelque peu à contre-cœur que j’emploie le terme « négritude » dans le titre de la présente série de traductions, car la famille de pensée révolutionnaire s’accorde généralement sur le fait que le concept a servi la politique conservatrice du parlementarisme bourgeois. Ainsi, la poétesse espagnole (longtemps exilée à Porto Rico) Aurora de Albornoz, coauteur avec Julio Rodriguez-Luis de l’anthologie dont les poèmes suivants sont tirés, rappelle en introduction (je traduis de l’espagnol) :

« Frantz Fanon rejette en 1961 la négritude (en français dans le texte) en tant que concept susceptible d’aggraver l’humiliation du Noir en le convertissant en exhibitionniste s’efforçant d’affirmer l’existence d’une culture africaine ancestrale ; mais en 1956 déjà Césaire lui-même [qui avait forgé le mot en 1939 NDT] déclarait que l’unique dénominateur commun entre les Noirs à travers le monde était leur situation coloniale, et il reconnaissait en 1968 que le terme de négritude avait fait l’objet d’une distorsion croissante, le convertissant en dogme, en notion d’une essence noire opposée à une essence blanche (Senghor déclara par exemple que la raison était hellénique et l’émotion noire), une forme de racisme, alors que son intention était à l’origine de faire naître un sentiment de fraternité. » (Introduction à Sensemayá: La poesía negra en el mundo hispanohablante, Editorial Orígenes, Madrid, 1980 [Sensemaya : La Poésie noire dans le monde hispanophone])

Le lecteur aura noté le trait décoché à Léopold Sédar Senghor, parlementaire français de 1945 à 1958, ministre du général de Gaulle et enfin Président du Sénégal pendant vingt ans aux jours bénis de la « Françafrique » prétendument décolonisée.

J’ai cependant choisi de garder « négritude », faute de mieux. J’ai en effet considéré qu’il n’aurait pas été rigoureux de parler de « poésie révolutionnaire afro-hispanique » dans la mesure où les poètes en question ne sont pas tous Afro-Américains. Si les auteurs de l’anthologie parlent de « poésie noire », ils sont contraints de préciser d’emblée ce point, à savoir qu’ils traitent en fait de poésie sur le thème noir. L’expression « thème noir », dans mon titre, aurait été relativement peu claire, en raison de la polysémie de l’adjectif « noir », et par ailleurs « thème nègre » pouvait susciter un doute compte tenu du sens en partie péjoratif du terme « nègre ». Faire référence à « l’Afrique » (« le thème africain ») n’était pas non plus possible en raison des spécificités de la culture afro-hispanique d’Amérique ; et « le thème afro-américain dans la littérature révolutionnaire afro-hispanique » était sans doute un peu lourd. Je conserve donc le terme de « négritude » en dépit des réserves exprimées et en me désolidarisant de la manière la plus vive des sénateurs gâteux qui l’emploient. Je renvoie également au poème Contre la négritude du poète angolais Emanuel Corgo, que j’ai traduit du portugais dans Poésie révolutionnaire d’Angola ici.

Les poètes hispano-américains du vingtième siècle dont le lecteur trouvera ci-après quelques poèmes traduits en français sont l’Argentin Luis Cané, le Dominicain Manuel del Cabral, les Vénézuéliens Andrés Eloy Blanco et Miguel Otero Silva, et les Cubains José Rodríguez Mendez et Nicolás Guillén (j’ai déjà traduit un poème de ce dernier dans Poésie cubaine de la Révolution ici).

*

La petite fille noire (Romances de la niña negra) par Luis Cané (Argentine)

I

Elle est toute de blanc vêtue,
amidonnée, apprêtée,
la petite fille noire
sur le seuil de sa maison.

Un chignon blanc dressé
ornait sa tête,
des colliers de perles rouges
entouraient son cou de plusieurs rangs.

Les autres petites filles du quartier
jouaient sur le trottoir ;
les autres petites filles du quartier
jamais ne jouaient avec elle.

Toute de blanc vêtue,
amidonnée, apprêtée,
dans un silence sans larmes
la petite fille noire pleurait.

II

Toute de blanc vêtue,
amidonnée, apprêtée,
la petite fille noire repose
dans son cercueil de sapin.

Un ange la conduit
en présence de Dieu ;
la petite fille noire ne sait pas
si elle doit être triste ou se réjouir.

Dieu la regarde avec douceur,
lui caresse la tête
et lui ajuste
une paire de belles ailes blanches.

Les dents de flocon d’avoine
de la petite fille noire brillent.
Dieu appelle tous les anges
et leur dit : « Jouez avec elle ! »

*

Noir privé de tout dans ta maison (Negro sin nada en tu casa) par Manuel del Cabral (République dominicaine)

   Je t’ai vu creuser des mines d’or
– Noir sans terre – ;
Je t’ai vu sortir de grands diamants de la terre
– Noir sans terre – ;
Et comme si tu extrayais ton corps en morceaux de la terre,
je t’ai vu sortir du charbon de la terre.
Cent fois je t’ai vu semer du grain dans la terre
– Noir sans terre –.
Et toujours ta sueur qui n’arrête pas
de tomber sur la terre.
Ta sueur si ancienne, mais toujours nouvelle,
ta sueur dans la terre.
L’eau de ta souffrance qui fertilise
plus que l’eau des nuages.
Ta sueur, ta sueur. Et tout cela pour celui
qui possède cent cravates, quatre voitures de luxe,
et n’a jamais foulé la terre.
Seulement quand la terre ne sera pas tienne,
la terre sera tienne.

*

Noir sans souliers (Negro sin zapatos) par Manuel del Cabral

Il y a sur tes pieds nus : de graves aurores.
(On ne pourra pas dire que ce siècle était petit.)
Le ciel fond en roulant sur ton dos :
humide de travail, brillant de travail,
mais sombre de salaire.

Je ne t’ai pas vu dormir… Je ne t’ai pas vu dormir…
ces pieds nus
ne te laissent pas dormir.

Tu gagnes dix centavos, dix centavos par jour.
Cependant,
tu les gagnes si propres,
tu as des mains si propres,
qu’il se peut que ta maison ait seulement :
du linge sale,
un lit sale,
de la chair sale
mais, lavé, le mot Homme.

*

Le Noir qui ne rit pas (Negro sin risa) par Manuel del Cabral

Noir triste, tellement triste
qu’en chacun de tes gestes je peux voir le monde.

Toi qui vis si près de l’homme sans l’homme,
un sourire de toi me servira d’eau
pour laver la vie, que l’on ne peut pratiquement
pas laver avec autre chose.

Je veux aller à toi, mais je viens comme
le fleuve à la mer… De tes yeux parfois
sortent des océans tristes renfermés dans ton corps
mais qui ne peuvent tenir en toi.

Quelqu’une de tes choses te rend toujours triste,
quelqu’une de tes choses, par exemple ton miroir.
Ton silence est de chair, ta parole est de chair,
ton inquiétude est de chair, ta patience est de chair.

Tes larmes ne tombent pas
comme des gouttes d’eau…

(Les paroles
ne tombent pas à terre.)

*

Peins-moi des angelots noirs (Píntame angelitos negros) par Andrés Eloy Blanco (Venezuela)

Ah, quel monde…, ce qui vient d’arriver
à Juana la Noire !
Son petit est mort ?
Oui, monsieur.

Ah, petit compagnon de mon âme,
comme il était bon.
Je ne lui regardais pas l’embonpoint,
je ne lui regardais pas les os ;
alors que je maigrissais,
je me servais de mon corps pour comparer,
et il maigrissait
comme je maigrissais.

Mon petit est mort,
Dieu l’a voulu.
Il lui a donné une place
parmi les angelots du ciel.
– Détrompe-toi, mon amie,
Il n’y a pas d’angelots noirs.

Peintre de saints de boudoir,
peintre sans terre dans le cœur
qui lorsque tu peins tes saints
ne te souviens pas de ton peuple,
et quand tu peins tes Vierges
peins de beaux angelots
mais n’as jamais pensé
à peindre un ange noir.

Peintre né sur ma terre
avec dans la main le pinceau étranger,
peintre qui suis le modèle
de tant de vieux peintres,
même si la Vierge est blanche,
peins-moi des angelots noirs.

Il ne s’est pas trouvé de peintre
pour peindre des angelots de mon peuple,
un ange de bonne famille
ne suffit pas à mon ciel.
Je veux des angelots blonds
et des angelots bruns.
Même si la Vierge est blanche,
peins-moi des angelots noirs.

S’il reste un peintre de saints,
s’il reste un peintre des cieux,
qu’il peigne le ciel de ma terre
avec les couleurs de mon peuple ;
avec ses anges café au lait,
avec ses anges d’ébène ;
avec ses anges blancs,
avec ses anges noirs ;
avec son ange de la haute société,
avec son ange de la classe moyenne,
qui mangent des mangues
dans les faubourgs du ciel.

De la même façon que tu peins ta terre,
c’est comme ça que tu dois peindre ton ciel,
avec un soleil qui tape sur les Blancs,
avec un soleil qui tape sur les Noirs,
car c’est pour cela
qu’il est pour toi chaud et bon.
Même si la Vierge est blanche,
peins-moi des angelots noirs.

Si je vais au ciel un jour,
je dois te rencontrer là-bas,
petit ange du diable,
séraphin de charbon.
Il n’existe aucune cathédrale
ni aucune petite église de village
où l’on ait fait entrer
le tableau « Angelots noirs ».
Alors où vont
les angelots de mon peuple,
les petits aiglons noirs de Guaviare,
les petits merles noirs de Barlovento ?

Si tu souhaites peindre ton ciel
de la même façon que tu peins ta terre,
quand tu peins des angelots
souviens-toi de ton peuple
et à côté de l’ange blanc
et à côté de l’ange café au lait,
même si la Vierge est blanche,
peins-moi des angelots noirs.

Ndt. J’ai trouvé de ce poème, sur internet, plusieurs versions différentes, ce qui tient sans doute au fait qu’il a été mis en musique de différentes façons, avec des variations textuelles. Une de ces adaptations musicales est très connue dans toute l’Amérique latine.

*

La chanson du Noir Lorenzo (El corrido del negro Lorenzo) par Miguel Otero Silva (Venezuela)

Je suis le Noir Lorenzo !
Noir du Tuy, Noir noir.
Nuit avec âme. Tambour
dormant dans ma poitrine.
Dormant dans ma poitrine
une douleur d’incendies,
cœur rouge au dedans,
cœur noir au dehors.
Cœur noir au dehors,
cœur ombre du blanc,
si j’ai le cheveu rebelle,
rebelles aussi sont mes mains.
Rebelles aussi sont mes mains
mains entrelacées avec le vent
quand je lance au vent mon cri :
Je suis le Noir Lorenzo !
Je suis le Noir Lorenzo,
petit-fils et arrière-petit-fils d’esclaves,
couvert de cicatrices
comme un tronc d’arbre noir.
Comme un tronc d’arbre noir
debout j’épie la savane
qui invite à la traverser en courant
avec des drapeaux rouges.
Avec des drapeaux rouges
et un battement de tambour
devant des cris noirs
fondus en une seule voix.
Fondus en une seule voix
j’entends les noires lamentations
des cicatrices noires.
Je suis le Noir Lorenzo !
Je suis le Noir Lorenzo !
nuit noire, noire l’âme,
Noir à la poitrine nue,
Noir coupeur de canne.
Noir coupeur de canne
comme mon grand-père et mon père,
esclave noir de tous,
je ne suis l’esclave de personne.
Je ne suis l’esclave de personne
car je suis ce que je ne suis pas,
j’ai une douleur d’incendies
et un battement de tambour.
Et un battement de tambour
descendra les ravins
comme la voix des morts,
les Noirs morts esclaves.
Les Noirs morts esclaves,
mon grand-père et mon arrière-grand-père.
Noire et rebelle est ma main.
Je suis le Noir Lorenzo !

*

Couverture de Tricontinental, revue de l’Organisation de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAAL) à La Havane, Cuba

Poèmes du camp des coupeurs de canne (Poemas del Batey) par José Rodríguez Mendez (Cuba)

I

   Le fouet du contremaître mortifiait nos flancs épouvantés pour que nous marchions dociles, comme des poulains à la bride.
Près des bœufs,
nous mourions nous aussi comme des bêtes,
mortifiés par le dard esclavagiste.
Et pour nous « consoler » de nos plaies brûlantes,
ils nous parlaient
du ciel.
Mais toujours leurs crucifix,
pour nous approcher,
venaient escortés par le fouet du contremaître.
Comme nous avions la nostalgie silencieuse des noix de coco de notre terre sauvage,
la ridicule grappe du rosaire dans les mains !

II

   Vingt,
trente,
quarante ans courbés sur la terre
à semer pour autrui,
et dans nos maisons,
collée à la bouche de nos femmes
et dansant dans les yeux secs de nos enfants,
LA FAIM.
Aujourd’hui encore nous sommes esclaves,
car nous transpirons et nous déchirons les mains
pour un salaire de misère,
car nous avons vu les « tickets »1,
car nous connaissons la voracité des magasins
et parce que, pour que nous restions tranquilles,
nos frères sont tombés,
ornés de plomb, à nos pieds.

Avant, nous chantions lorsque arrivait le temps de la récolte de canne,
ensuite, pendant le temps mort,
les jours de la faim revenaient
nous paralyser les mains.
Mais nous savons aujourd’hui que la récolte n’est pas à nous,
car même pendant la récolte
nous avons faim.

Nous sommes des esclaves affamés pendant le temps mort !
Nous sommes des esclaves affamés pendant la récolte !

1 tickets : En anglais dans le texte. Je ne sais pas précisément à quel mécanisme d’exploitation économique (ou à l’inverse à quel privilège) le terme fait ici référence. Peut-être l’obligation d’acheter aux magasins du patron ou choisis par lui, et donc aux conditions du vendeur, le ticket étant dans ce cas un paiement du salaire en bons d’achat pour ces débits uniquement ; une pratique qui fut très répandue un peu partout dans le monde.

III

   Cela fait des siècles
que ma race mâche le mauvais tabac de notre misère ;
mais un jour
tout ce qui à présent nous effraie,
tout ce qui nous badigeonne les yeux d’épouvante
– fantômes créés par l’exploitation capitaliste
pour nous maintenir dans le giron de la peur –,
tombera devant nous,
nous le prendrons dans nos mains
et l’extirperons de la vie
comme une mauvaise herbe du champ de cannes.
Je sais que ma génération verra
la mort des baraquements pleins de punaises
et du contremaître avec ses paroles et ses regards blessants comme le fouet.

*

West Indies Ltd, 3-7 par Nicolás Guillén (Cuba) (1934)

3

Les cannes – longues – tremblent
de peur devant la machette.
Le soleil brûle et l’air est pesant.
Les cris des contremaîtres
résonnent secs et durs comme des coups de fouet.
Au milieu de la sombre
masse des misérables qui travaillent,
jaillit une voix qui chante,
naît une voix qui chante,
surgit une voix pleine de colère,
s’élève une voix ancienne et d’aujourd’hui,
moderne et barbare :

– Couper des têtes comme des cannes,
tchac, tchac, tchac !
Brûler les cannes et les têtes,
la fumée montant jusqu’aux nuages,
quand viendra l’heure ? quand ?
Ma machette a une lame,
tchac, tchac, tchac !
Ma main tient une machette,
tchac, tchac, tchac !
Et le contremaître est près de moi,
tchac, tchac, tchac !
Couper des têtes comme des cannes,
brûler les cannes et les têtes,
la fumée montant jusqu’aux nuages…
Quand viendra l’heure ?

Et la chanson élastique, dans le soir
de récolte et d’agonie,
tremble, brille et brûle,
suspendue à la voûte concave du jour.

4

La faim erre par les arcades
pleines de visages jaunes
et de corps fantomatiques ;
et assise sur les chaises
des parcs municipaux,
ou grouillant en plein soleil
et à la pleine lune,
cherche l’alcool problématique
qui efface et aveugle
mais ne se vend en aucune
taverne.
Faim des Antilles,
souffrance des ingénues Indes occidentales !

Nuits pleines de prostituées,
bars pleins de marins ;
à la croisée de cent routes
de bandits et de boucaniers.
Antres de vendeurs de morphine,
de cocaïne et d’héroïne.
Cabarets pour tromper l’ennui
avec l’illusoire cordial
d’une bouteille de champagne,
dans l’efficacité duquel les gens se fient
comme en un Néosalvarsan d’allégresse
contre la « syphilis sentimentale ».
Soif de pénétrer l’avenir
et de tirer de son intimité secrète
une formule concrète
pour vivre.
Fureur des pirates en redingote
qui comme de Sorre ou « l’Olonnais »2
s’irrite face à la misère
et se résout en coups de pied.
Dramatique cécité de l’armée,
le fusil toujours prêt
à tirer sur qui proteste ou siffle
parce que le pain est dur ou la soupe trop claire !

2 De Sorre et « L’Olonnais » : Jacques de Sorre et François l’Olonnais étaient deux pirates français. Le premier pilla La Havane en 1555, première opération de ce genre dans la région, et le second, qui passe pour avoir été particulièrement cruel, pilla Maracaïbo au Venezuela en 1666.

5

Cinq minutes d’intermède. Fanfare de Juan le Barbier.

– Pour gagner son pain,
il faut travailler dur ;
pour gagner son pain,
il faut travailler dur :
plus encore que courber le dos,
tu dois courber la tête.

De la canne vient le sucre,
le sucre pour le café ;
de la canne vient le sucre,
le sucre pour le café :
ce qu’elle sucre a pour moi
goût de fiel.

Je n’ai nulle part où vivre,
ni femme à aimer ;
je n’ai nulle part où vivre,
ni femme à aimer :
les chiens aboient contre moi
et personne ne me dit « vous ».

Les hommes, quand ils sont des hommes,
doivent avoir un couteau ;
Les hommes, quand ils sont des hommes,
doivent avoir un couteau :
j’étais un homme et j’avais un couteau,
et l’on m’a mis au bagne !

Si je mourais à l’instant,
si je mourais à l’instant,
si je mourais à l’instant, mère,
comme je serais heureux !

Ô je te donnerai, je te donnerai,
je te donnerai, je te donnerai,
ô je te donnerai
la liberté !

6

West Indies ! West Indies ! West Indies !
Voici le pays échevelé,
de cuivre, polycéphale, où la vie rampe,
la boue sèche collée en plaques sur la peau.
Voici le bagne
où tout homme a les pieds attachés.
Voici le siège grotesque des compagnies et des trusts.
Ici la fosse à bitume, les mines de fer,
les plantations de café,
les port docks, les ferry boats, les ten cents
Voici le pays du all right,
où toute chose est en mauvais état ;
le pays du very well
où personne ne va bien.

Ici viennent les serviteurs de Mister Babbit.
Ceux qui envoient leurs enfants à West Point.
Ici viennent ceux qui crient Hello baby,
et fument des « Chesterfield » et des « Lucky Strike ».
Ici viennent les danseurs de fox trots,
les boys du jazz band
et les vacanciers de Miami et Palm Beach.
Ici viennent ceux qui demandent bread and butter
et coffee and milk.
Ici viennent les absurdes jeunes syphilitiques
fumeurs d’opium et de marijuana
exhibant leurs tréponèmes en vitrine
et se faisant tailler un costume par semaine.

Ici vient la crème de Port-au-Prince,
le meilleur de Kingston, la high-life de La Havane…
Mais ici vivent aussi ceux qui rament dans les larmes,
galériens tragiques, galériens tragiques.
Ils sont là,
ceux qui travaillent avec un faisceau de lumières
la pierre dure sur laquelle peu à peu se ferme
le poing d’un titan. Ceux qui attisent l’étincelle
rouge, sur le champ desséché.
Ceux qui crient : « Marchons ! » et à qui répond l’écho
d’autres voix : « Marchons ! » Ceux qui en tumultueuse émeute
sentent battre leur sang avec des syllabes d’insulte.
Que faire avec eux,
s’ils travaillent avec un faisceau de lumières ?

Ils sont là, ceux qui coude à coude
risquent tout ;
donnent tout, à pleines mains ;
ils sont là, ceux qui se sentent frères
de l’homme noir, qui courbé sur la tranchée, front obscur,
se dissout en pure sueur,
et de l’homme blanc, qui sait que la chair est argile
mauvaise quand la blesse le fouet, et pire si on l’humilie
sous la botte car alors elle élève
la voix, comme un tonnerre dans la gorge.
Ceux-là sont ceux qui rêvent éveillés,
ceux qui luttent au fond de la mine
et y écoutent la voix
avec laquelle crient les vivants et les morts.
Ceux-là, les illuminés,
les parias inconnus,
les humiliés,
les ignorés,
les oubliés,
les décontenancés,
les inhibés,
les transis,
ceux qui face au mauser s’exclament : « Frères soldats ! »
et roulent à terre blessés,
un fil rouge pendant de leurs lèvres violettes.
(Que l’émeute suive son cours !
Que flottent au vent les bannières barbares
et que s’embrasent les bannières
au-dessus de l’émeute !)

7

Cinq minutes d’intermède. Fanfare de Juan le Barbier.

– Ils me tuent si je ne travaille pas,
et si je travaille ils me tuent ;
toujours ils me tuent, ils me tuent,
toujours ils me tuent.

Hier j’ai vu un homme regarder,
regarder le soleil se lever ;
hier j’ai vu un homme regarder,
regarder le soleil se lever :
l’homme restait très sérieux,
car l’homme ne voyait pas.
Hélas !
les aveugles vivent sans voir
le soleil se lever,
le soleil se lever,
le soleil se lever !

Hier j’ai vu un enfant jouer
à tuer un autre enfant ;
hier j’ai vu un enfant jouer
à tuer un autre enfant :
il y a des enfants qui ressemblent
aux hommes qui travaillent.
Qui leur dira quand ils sont grands
que les hommes ne sont pas des enfants,
ils ne le sont pas,
ils ne le sont pas,
ils ne le sont pas !

Ils me tuent si je ne travaille pas,
et si je travaille ils me tuent :
toujours ils me tuent, ils me tuent,
toujours ils me tuent !

*

J’ai (Tengo) par Nicolás Guillén (1964)

Quand je me vois et me palpe,
moi, simple Jean sans Rien hier,
aujourd’hui Jean ayant Tout,
aujourd’hui ayant tout,
je regarde, je scrute,
je me vois et me palpe
et me demande comment c’est possible.

J’ai, voyons voir,
j’ai le goût de voyager dans mon pays,
maître de tout ce qui se trouve en lui,
regardant de près ce qu’auparavant
je n’avais ni ne pouvais avoir.
Je peux dire récolte,
je peux dire montagne,
je peux dire ville,
dire armée,
miennes pour toujours et tiennes, nôtres,
et un grand rayonnement
de lumière, d’étoile et de fleur.

J’ai, voyons voir,
j’ai le goût d’aller
moi, paysan, ouvrier, petite gens,
j’ai le goût d’aller
(c’est un exemple)
m’assoir sur un banc et parler avec l’administrateur,
non en anglais,
non à un monsieur,
mais en l’appelant camarade comme on dit en espagnol.

J’ai, voyons voir,
que bien que je sois noir
personne ne peut m’empêcher de passer
la porte d’un dancing ou d’un bar.
Ou bien à la réception d’un hôtel
me crier qu’il n’y a plus de chambre,
une petite chambre et non une grande suite,
une simple petite chambre où je puisse me reposer.

J’ai, voyons voir,
qu’il n’existe pas de milice rurale
qui me traîne pour m’enfermer dans une cellule
ni ne m’arrache à ma terre pour me jeter
sur la voie publique.

J’ai que de même que j’ai la terre j’ai la mer,
pas de country,
pas de high-life,
pas de tennis ni de yacht,
mais de plage en plage et de vague en vague
un gigantesque bleu ouvert démocratique :
en somme, la mer.

J’ai, voyons voir,
que j’ai appris à lire,
à compter,
j’ai que j’ai appris à écrire
et à penser
et à rire.

J’ai que j’ai maintenant
où travailler
et gagner
ce qu’il faut pour manger.

J’ai, voyons voir,
j’ai ce que je devais avoir.

“Nous détruirons l’impérialisme de l’extérieur, ils le détruiront de l’intérieur” : Journée de solidarité internationale avec le peuple afro-américain (nord-américain), OSPAAAL, Cuba