Category: poésie

La Louis-le-Grandiade : Poème épique

Table des matières

I/ La Louis-le-Grandade
II/ Galion des Indes
III/ Garrigue

1
La chanson du gueux

N’ayant pas eu l’honneur comme Jean Richepin
De passer ma jeunesse à l’École Normale
En sortant d’un lycée à Paris, droit chemin,
Pour faire La chanson des gueux route normale,

Je ne puis vous chanter que La chanson du gueux
Chaville fut le bourg où je grandis, sauvage.
Chaville au bois dormant, c’est dire Périgueux,
C’est dire Tombouctou, c’est dire… un marécage.

J’ai bien connu les fils du chauffeur, du postier !
Quand de boulevardiers Jean Richepin s’entoure,
L’enfant de l’infirmière occupe mon plumier.
Quand je m’épris, ce fut de la fille d’un bourre.

(Croyez bien cependant que je n’en savais rien :
Elle ne disait mot de son père, et pour cause !)
Je grandis sans savoir ce que c’est que le bien,
Ce que c’est que le mal, en sous-urbain morose.

La télévision pourtant nous distinguait :
Chez nous Roland Garros annonçait les vacances.
Malgré mon bon vouloir le sport me fatiguait,
Je m’étonnais parfois de quelques dissemblances.

Mais je suis de tout cœur avec les Chavillois
Dans la haine sans fard des lettrés bureaucrates.
Notre école est sans doute un peu trop près des bois
Pour lever de futurs poètes hydropathes.

*

2

Ulrique-Élisabeth, ange de Swedenborg !
Toute femme, après vous, est une hydre, un cyborg,
Chimérique robot dont Frankenstein allume
Les ampoules des yeux, coud la noire amertume
De son cœur sous le sein d’écailles d’un lézard,
Et crible d’électrons le visage blafard
Que la bouche grenat d’une escarre fissure.
Vous seule éblouissez mon rêve, qui s’azure
Aux feux élyséens de vos yeux cérulés.
Je vais parmi les rocs de temples écroulés,
Ne voyant que les fûts d’une sylve nouvelle,
Et dans ces bois j’entends la voix célestielle
Dont vous dites un jour, pour moi : « Comment vas-tu ? »…
Je vais tellement bien, sur le monde abattu !
Ulrique-Élisabeth ! au nom de qui je chante,
Au nom de qui je prête au songe qui me hante
Des aspects de féerie et d’arbres enchantés
Où vit emmi les fleurs des rameaux apprêtés
Une cité d’amis au-dessus de la terre,
Ils disaient à l’enfant que j’étais « Crois, espère ! »
Et leur voix dans le vent qui murmure, si bleu,
M’accompagne et me dit : « L’Amour affirme Dieu. »

.

I
La Louis-le-Grandade

.

3
D’un regrettable malentendu

Tout était raté dans le cours
De ma vie : études, amours,
Projets, objectifs quels qu’ils fussent.
Les badauds, trop intelligents,
Ne pouvaient me voir sans qu’ils n’eussent
À frémir des appels urgents.

Ma nullité si manifeste
La faisait fuir comme la peste,
Comme si je tendais la main.
Je ne sais quel sens magnanime
Rendait autrui sur mon chemin
Soudain tyrannique et sublime.

Quelque affreuse difformité
Donnait le droit, d’autorité
Car cette leçon m’était due,
Aux inconnus de se saisir
De l’occasion de ma vue
Pour exprimer leur déplaisir.

2

quand on est jeune c’est pour la vie (Philippe Soupault)

Oui, si j’avais mieux réussi,
Moi-même alors, dans l’insouci,
J’aurais exprimé ma très forte
Désapprobation, aigreur,
En manifestant de la sorte
Mon irrécusable hauteur.

En effet, nous vivons en foules
Et les hommes étant des poules
Il faut qu’ils picotent du bec.
Si j’avais aussi le diplôme 
Qui m’aurait rendu pâle et sec,
Comme je serais ignivome !

Si j’étais de Louis-le-Grand
je ne serais pas ignorant,
Et si j’étais de Henri-Quatre
Ou bien à Stanislas connu,
Je ne serais pas comme un pâtre
Du Péloponnèse ingénu.

Hélas, je lisais des poèmes
Qui se riaient des anathèmes
Lancés par de vieux professeurs.
J’ignorais encore, ô Candide !
Que leurs beaux, leurs divins auteurs
En étaient, de ce club splendide.

*

4
Si j’étais de Louis-le-Grand

Si j’étais de Louis-le-Grand,
Je ne serais pas ignorant.
Je me connaîtrais de l’élite,
Je pourrais me dire écrivain
Qu’on recherche, que l’on édite,
Je ne penserais pas en vain.

Et si je clamais : « Plus de rime ! »,
Cela ne serait pas un crime
Car ce serait la nouveauté.
L’élégance la plus baroque
Semblerait la modernité
Et nullement de basse époque.

Je serais un nouveau Claudel
Au Mystère donnant du sel.
J’inventerais la négritude
Comme Aimé Césaire ou Senghor.
Dans ma profonde solitude
J’aurais tout un état-major.

Je serais comme Baudelaire
Un poète très solitaire
Apprécié du Tout-Paris.
Le tribunal serait la scène
Où seraient en mon nom flétris
Les vils pourfendeurs de l’obscène.

Comme Théophile Gautier,
Je ne ferais pas de quartier
Aux ennemis du romantisme.
Sortis eux de l’on ne sait où,
Les Anciens, suiveurs d’un sophisme,
Seraient aussitôt mis au clou.

Je pourrais être Jean-Paul Sartre,
Jaunâtre, louche, atteint de dartre,
Philosophe et cabaretier,
Et l’on viendrait me voir au Flore
Sur des liasses de papier,
Où l’éclat des cuillers me dore.

Ou si je n’étais pas « Jean-Paul »,
Je serais « Paul », Bourget, moins fol
Sans doute, moins philosophique,
Malheureusement oublié
Après avoir mis en musique
Ceux dont il fut déifié.

Autrement, la grande virile,
Robert Brasillach à la ville,
Qui, sachant qu’on l’allait punir,
Peignit Hésiode en Gribouille
Et fut le premier grand Vizir
À traduire ὄρχις avec « couille ».

*

5
Hernani, ou La bataille de Louis-le-Grand

Dans la salle guettant tout ce qui rage ou bouge,
Théophile Gautier avec son gilet rouge !
Pour son ami Victor Hugo, poulain cabrant,
Au vers tumultueux de déclive rivière.
Et pour l’honneur aussi de leur Louis-le-Grand.
C’est ainsi que se fait la valeur littéraire.

*

6
De l’influence de Rimbaud sur Louis-le-Grand

Avant lui nos auteurs venaient de ce lycée ;
Après lui, tout autant. Notre Gaule effacée,
Des provinces où règne un silence de mort,
Se laisse diriger par une cour d’école :
La richesse n’est rien en cas qu’elle n’en sort.
Tout le pays croupit devant cette coupole.

Rimbaud vint à Paris, sépulcre de Musset
(Henri-IV), pour voir Verlaine (Condorcet).
« J’aimais un porc », dit-il, qui tenta de l’occire.
Le porc était bien vu, Rimbaud un Africain
Qui ne demanda point son reste de délire,
Le Voyant quasi mort aux mains d’un Arlequin.

Fermons la parenthèse. Étoile consacrée,
Il donne à Charleville une palme sucrée.
« On n’est pas sérieux quand » à Louis-le-Grand,
D’où le Français béat apprend sa patenôtre,
On prétend que Rimbaud est sublime, inspirant :
Ils parlent des « Assis » comme de quelqu’un d’autre !

*

7
Nom de l’assassin : Paul Verlaine

Car il était de Condorcet,
Se croyait Alfred de Musset,
Écrivant des arlequinades
Qui sentaient leur dégénéré
D’après Lombroso, ce taré
Devint l’auteur de pistolades.

On a parlé de passion
Amoureuse : déception !
Quel autre exemple d’homophile
Tirant sur un de ses amants ?
Ce n’est là qu’un de ces romans
Qu’on sert au public imbécile.

Non, sous les guêtres d’Arlequin
Se mussait un loup, un requin,
Un sadique irrécupérable,
Un criminel congénital
D’après Lombroso ; ce brutal
Bouffon, de tout était capable.

Or Paul Claudel (Louis-le-Grand),
En critique toujours errant,
Convaincu l’appelle un poète
Chrétien, tandis que Mauriac,
Qui pour ça mérite le sac,
Nous fait Rimbaud analphabète

(Rimbaud serait un « blouson noir » !).
La victime du « désespoir »
De l’Arlequin de bon lycée
Serait ainsi le singe affreux,
Alors que c’est ce malheureux
Dont la main gauche fut blessée.

Écoutez les faits à présent !
Le clown faunesque et malfaisant
Haïssait à mort le génie
De l’innocent provincial,
Lui cachait son fiel glacial,
Son homicide vésanie.

Rimbaud jeune, encore naïf,
Aux yeux bleus de contemplatif,
Ignorait ce que nos élites
Ont de haine dans un cœur froid,
Lui-même étant pur, simple et droit,
Si loin de ces vapeurs maudites.

On a parlé d’amour : c’est beau,
Si beau, comme un roman-photo.
On a parlé de jalousie :
C’est vrai ! celle de l’écrivain
Pour un rival sublime et fin
Haï jusqu’à la frénésie.

Sous les dehors de l’amitié,
Le fourbe serpent sans pitié
Dans le noir fourbissait son arme.
En se faisant le picaro,
Le Triboulet, le Figaro,
Il paralysait toute alarme.

Oui, cette tête-là de bouc
Vendeur de beautés dans un souk
Voulut tuer le plus céleste
Ange de notre panthéon.
– Va jouer de l’accordéon,
Ægipan, vieux satyre agreste !

Tu l’as dégoûté d’être roi.
Il était prince, lui, pas toi,
Digne produit de ton école !
Tu n’étais, toi, qu’un tueur né,
Ton noir amok était inné,
Ta cervelle endurcie et folle.

Lui se couronne de lauriers,
Vous n’êtes que des écoliers.
Et toi, la criminologie
Nous a fait ton portrait-robot :
Ton citron fêlé comme un pot
À Sainte-Anne est d’anthologie.

*

8
École

Car nous ne sommes pas égaux
Devant l’école, que de maux
Sous silence passés par elle.
Avant la grande école il est
Plus petite école, c’est celle
Dont il faudrait sucer le lait.

La petite mène à la grande,
Le reste est une vaste brande
De genêts, fougères, chardons.
Plus petite encore s’impose
Pour accéder aux nobles dons
De la petite, grande chose.

En un mot, si vous n’êtes né
Sous le chambranle suranné
De cette école ou bac à sable,
Voie étroite du devenir,
Votre destin est lamentable,
L’on n’aura de vous souvenir.

Cette opinion n’est point neuve
Mais du fait j’apportai la preuve,
Chiffres à l’appui, mes auteurs !
Que ne le disiez-vous, misère !
Que vos délires enchanteurs
Avaient Louis-le-Grand pour mère.

Hélas ! que ne le disiez-vous.
Nous n’aurions alors, pauvres fous,
Cru devenir un jour des vôtres,
Puisque nous étions de Clamart
Où les fortunes sont tout autres.
Nous eussions connu notre part.

Sous-urbains ou de la province,
Que notre balourdise évince,
Nous sommes vos commentateurs
Tout au plus, louons vos prouesses
À des enfants de travailleurs
Qui n’auront jamais vos richesses

(Immatérielles s’entend).
Vous celiez ce fait important
Que si nous l’avions su naguère
Nous vous aurions dit « M*** alors ».
Surtout nous ne nous fussions guère 
Lancés vers d’impossibles ports.

*

9
Dignes fils

Dignes fils de Louis-le-Grand !
Quand l’un à la rime s’en prend,
Un autre aussitôt à sa suite,
S’en faisant le commentateur,
Dit que la rime périclite,
Que c’est, rimer, trop réducteur.

Est-ce le chemin de la gloire ?
Un conseil : méditez l’Histoire,
Ce sont moyens de charlatans ! –
Les plus sublimes pyramides
Jaillissent dans les premiers temps
Sur des plateaux venteux, arides.

Puis, avec la prospérité
Se répand la facilité :
Les monuments portent la marque
D’une paresse sans recours,
L’Art se décompose, la barque
D’Osiris navigue à rebours.

Plus le terme fatal approche,
Plus le ciseau mordant la roche
Produit de chétifs avortons.
Ces tristes efforts lamentables,
Hideux des derniers pharaons
Sont moins courageux que coupables.

Aussi, dans le tombeau scellé
De la rime et du vers ailé
Qu’est aujourd’hui la poésie,
Ne vois-je que le remuement
D’une instante paralysie,
Un funèbre aboutissement.

Et c’est vous, les intelligences,
Le plus grand soin de nos dépenses,
Accueillis en de sacrés murs,
Qui désappointant nos attentes
Promouvez les cultes impurs,
Les corruptions décadentes.

*

10
Du mandarinat considéré comme un des beaux-arts

Poètes d’un régime éclairé, quel lycée
Que celui qui nous vaut votre âme policée !

Savez-vous bien qui sont les poètes « maudits » ?
Ceux que Louis-le-Grand n’a jamais dégourdis.

Vous êtes donc, messieurs, plus que la bourgeoisie,
La malédiction de notre poésie.

Si vous n’étiez point morts dans le mandarinat,
Tous vous mériteriez qu’on vous assassinât.

Pauvre de qui se crut digne de Castalie !
C’était le robinet de votre plomberie.

Ô vous que l’on forma maîtres de l’intellect,
Chiffes ! vous n’avez su garder le vers érect.

Vous étiez mandarins avant que gens de lettres,
Des chefs surnaturels sans la vertu des prêtres.

Le public n’entend plus cette forme d’exploit ?
Depuis quand le public lit-il quoi que ce soit ?

Vos ouvrages, messieurs, me laissent l’amertume
D’avoir voulu pour moi l’encens qui vous enfume.

Le temple était gardé par un géant dragon,
Ce bon M. Durand, concierge à Fénelon.

*

11
Aimé Senghor

Adepte de l’exactitude,
Je définis la négritude
Dans la cour de Louis-le-Grand
Où la pensée est à son comble,
Plaignant un peu le fils errant
Qui n’invente que le candomble.

La négritude, apport inné,
En latin : negritudine,
Aurait pu naître à Henri-Quatre
Comme à la Chambre des débats
Mais je ne crois pas au théâtre
Où s’engendrent les macumbas.

Je lisais, digne, solitaire,
Comte, Victor Cousin, Voltaire,
Fumais avec Thierry Maulnier,
À qui j’ai rendu quelque hommage,
Souffrant qu’à l’Opéra Garnier
Un jour il dît : « Anthropophage. »

J’augurais au pensionnat
Que pour moi le mandarinat
Ne serait pas toute l’Histoire ;
Et quand je vis tomber du ciel
La neige, je me mis à croire
À mon moi présidentiel.

Surtout j’aime la poésie,
Cette olympienne ambroisie
Comme dit Catulle en ses vers.
J’ai chanté des Éthiopiques
Sonores comme des pics-verts
Sur des fromagers séraphiques.

Et j’ai chanté les baobabs.
Dans mon respect pour les toubabs,
J’enrichis la littérature 
Avec des mots rares, savants
De botanique, de nature
À charmer les êtres vivants.

Sans jamais oublier ma dette
À Napoléon, à Colette,
Au général, à Diderot,
À Charles IX, à Louis XVI,
À Clovis et Sadi Carnot,
À Danton et sainte Thérèse.

*

12
Hommage

À un écrivain, pourvu qu’il soit de Louis-le-Grand

Quand je vous vis à la télé,
Comme un albatros esseulé,
Parmi des spots publicitaires 
Pour de la soupe et des savons,
Je sus ce que sont vos lumières
Et la chance que nous avons.

Car je la regardais encore
En ce temps, mais l’esprit s’essore
Un jour pour voler dans l’azur.
Quand je vous vis, tête banale,
Sans élégance, je fus sûr
De votre beauté cérébrale.

Et j’entendis des mots si plats
Qu’enchanté je ne doutai pas
De votre succès littéraire.
Vous parliez de rébellion
Et me rendiez si réfractaire
Envers ma télévision !

Vos propos grêles, emphatiques
Avaient le ronron des moustiques.
Vous étiez si hors du commun,
Du sens commun, que l’évidence
S’imposait que vous êtes un
Homme à hanter avec prudence.

Vos propos de salon de thé
Taquinaient la vulgarité.
Avec vous, merci ! comment croire
Qu’une ambition d’écrivain
Est une douloureuse histoire
Pour le gros du troupeau sans fin ?

Si j’avais été femme, ô maître !
Je vous eusse écrit une lettre
Avec deux ou trois haïkus.
Je sais que vous m’auriez reçue ;
La femme en moi, si près de vous,
N’eût été rien moins que déçue.

Si j’avais été moins huron,
Quel plaisir d’écrire au luron
Fameux que vous êtes mes rêves
Et mes souffrances d’incompris !
Devenir l’un de vos élèves,
N’étant même pas de Paris !

*

13
Littéraire provincial

Littéraire provincial,
Aussi célicole et royal
Que soit ton verbe poétique,
Il n’intéresse point Paris.
On n’y saura rien de tes cris
Quand tu deviendras lunatique.

Là Mistral est le nom d’un vent,
Le félibrige un mot savant
Connu d’aucun dictionnaire.
Tes brandes, tes palmiers, ton bourg,
N’étant pas dans le Luxembourg,
Ne connaissent point la lumière.

Tu seras le commentateur
Du loustic et du riboteur
Qui sortiront de Henri-Quatre 
Ou rien : connais-toi donc toi-même,
Pour exister dans ce système
Ne cherche point d’autre théâtre.

Ton intellect colonisé,
Même de tous chez toi prisé,
Que vaut-il pour la capitale ?
C’est ta métropole, mon Noir !
Mets tes olives au pressoir,
Donne ton huile, sans chorale.

Si dans ta médiocrité
Une femme, ange de bonté,
Te donne un chiard, lui peut-être,
Dans la cour de Louis-le-Grand
– Tance-le, bats-le ! –, s’il comprend,
Peut penser devenir un maître.

Tu restes au bord du chemin,
Où ton oranger, ton jasmin
Aspirent l’odeur de la terre ;
Cela, devant notre public,
N’a point le bon ton ni le chic
Indispensables pour lui plaire.

Ta vie et tes produits locaux,
C’est tout un pour eux, tes égaux
Qui te ne voient qu’en indigène.
Les Parisiens sont le sel,
Le parangon universel,
Leur monde une étoile lointaine.

*

14
Trois dizains réalistes

Isambour, voulez-vous savoir
Pourquoi je gardai le silence ?
Puisque j’étais au désespoir,
Il me fallait tenter ma chance ?
Hélas ! je ne sais que trop bien
Que vous parler ne pouvait rien !
Vous m’auriez écouté trois, quatre
Minutes puis, en soupirant :
« Sans être de Louis-le-Grand ?
Sans être au moins de Henri-IV ? »

2

Si vous me demandez pourquoi,
Isambour, je fus si timide,
La réponse est qu’en cet émoi
Vous paraissiez une sylphide
Aérienne au noble essor
Dont les boucles de flamme et d’or
De bougainville étaient coiffées,
Et dans mon lot vous adorant
Où voyait-on Louis-le-Grand
Pour y croire, au conte de fées ?

3

Ah je ris ! Avoir publié 
Chez un éditeur de province,
Agreste, pour être oublié
Sans attendre… Je ris ! ça grince !
Isambour, je vous aurais dit,
En main l’opuscule maudit :
« Adorez-moi, je suis poète ! »
De rire vous eussiez pleurant,
En pensant à Louis-le-Grand,
Compris que je suis une bête.

*

15
Paul Durand

À genoux il était tombé 
Devant le trésor de son âme,
Et son torse s’était bombé
Quand ils s’avouèrent leur flamme.
Mais il s’appelait Paul Durand.
Elle avait fait Louis-le-Grand
Et lui n’était qu’un réfractaire.
Quand il l’apprit, c’était trop tard,
Son visage devint blafard,
Son amour s’éboula par terre.

La haine remplaça l’amour,
Il sombra dans le nihilisme,
Pensant qu’elle avait dit oui pour
« Faire peuple » dans son snobisme,
Le bon ton du Quartier latin
Qui va trouver Félix Potin
Pour s’encanailler, triste folle,
Tout en montrant sa vanité
Avec la magnanimité
D’un choix en dehors de l’école.

Dès lors il n’eut plus à l’esprit
Qu’un sombre projet homicide.
Elle ne vit pas qu’il s’aigrit
Car il l’appelait sa sylphide
Et la mignardait comme avant,
Lui faisait des cadeaux souvent.
Quand elle décéda, personne
Parmi les parents, les amis
Ne dit qu’il pût avoir commis
Un crime : son âme était bonne.

Ce fut pour tous un accident
Et lui dissimula sa joie.
Il lui paraissait évident
Qu’il pourrait suivre cette voie
Et débarrasser le pays
D’autant de ces êtres haïs
Que possible : les sottes fières
Que nous devons porter sur nous
Pour avoir, sur les bancs des fous,
Lu deux ou trois dictionnaires.

Mais combien en séduisit-il,
Combien déborda-t-il de portes,
Ce Durand un peu trop subtil ?
Combien dans sa toile sont mortes ?
C’est ce dont les autorités 
Privent les curiosités 
Du public au goût trop morbide,
Par respect de Louis-le-Grand,
Que fit ce scandale atterrant
La victime d’un scolicide.

*

16
Le Don Juan de Louis-le-Grand

Il se voyait premier de sa promotion
Et dans la cour aimait se mirer dans les flaques.
Quel est le sens final de cette expression,
Le Don Juan de Louis-le-Grand ? C’est « tête à claques ».
Qu’un marquis séduisît des femmes en tous lieux,
C’est propre à fasciner nos frivoles bas-bleus.
Que le voyou se range avec une vérole,
C’est la loi naturelle, ignoble des faubourgs.
Mais qu’un littérateur de la meilleure école
Joue à ce jeu, c’est trop présumer d’un concours.

*

17
Tchandâla

De tous ces écrivains, notre élite, incubés 
Dans quatre ou cinq préaux moisis en vain prestige,
À qui des rêves bleus dans leurs berceaux tombés
Leur montrèrent la Muse aimante et callipyge
Sommer leurs toupets chauds de laurier immortel,
Aucun n’a pu sauver le vers sacramentel.
Tous ont suivi l’obscure et tchandâlesque pente
De la facilité, du remous plébéien.
Un tel dénigrement de l’héritage ancien
Montre qu’était inné leur goût pour la fiente.

.

II
Galion des Indes

.

18
Ulrique-Éléonore

Ulrique-Éléonore ! en bateau, d’Elseneur
Tu passais comme un ange, et depuis ma fenêtre
Je vis tes cheveux d’or, je contemplai ton être.
Ton bateau ce jour-là me prit tout mon bonheur.

Car depuis ma fenêtre, où je fumais la pipe
En suivant dans le ciel des nuages huileux,
Je ne pensais à rien qu’à des sapajous bleus,
J’étais un Hollandais tulipier sans tulipe,

Et je vis ton bateau traverser lentement
Le bras de mer, tes yeux plus beaux que tout au monde,
Que tout dans l’univers et que tout à la ronde.
Ce fut de ma fenêtre un éblouissement.

Tu passais comme un cygne au milieu des nuages,
Tu souris sans me voir, mon âme s’exalta ;
Et ton bateau passé, ma fenêtre resta,
Moi dedans, prisonnier de vertiges sauvages.

Ulrique-Éléonore ! en quel burg, quel château
T’emporta loin de moi ta frégate cruelle ?
Je voulus me jeter dans le grau derrière elle.
Plût à Dieu qu’il changeât ma fenêtre en bateau.

*

19
Ulrique-Éléonore II

Ulrique-Éléonore ! à vous je pense épris.
Votre bateau passa quand je fumais la pipe
À ma fenêtre, un jour où les toits vert-de-gris
Se reflétaient dans l’eau, trémébonde tulipe.

Je voulus être alors le Hollandais volant
Pour vous suivre au château d’Helsingborg en Scanie.
Du moins un sapajou pour sauter pétulant
Dans les haubans du mât, mon audace impunie.

Un pirate batave, un singe capucin,
Tout mais pas ce moi-là ! Je ne voulais plus être,
Voyant votre bateau passer dans le bassin,
Cet homme qui fumait la pipe à sa fenêtre.

Les balcons cependant s’ornent d’un garde-fou !
L’horizon vous prenait à moi, vous que j’adore,
Et ma main qui tremblait se tendit, geste fou,
Dans le vide. Un soupir : Ulrique-Éléonore !…

*

20
Ulrique-Éléonore III

Ulrique-Éléonore ! épris je pense à vous
Dans mes jours sans couleurs et mes nuits, toutes blanches.
Ma vie est un désert : Les Palmes sans les Guanches
Ou Ponta Delgada sans ses bouvreuils jaloux.

D’avoir vu votre nef passer dans l’estuaire
Comment pourrai-je, aussi, me remettre jamais ?
Et vous, que voyiez-vous, quand au loin je fumais
Ma pipe ? Vîtes-vous ce pauvre solitaire ?

Vous n’avez pas, ô non ! vu se brouiller mes traits
Au moment où je vis vos mirages sublimes,
Vos yeux à l’horizon zinzolin, vers les cimes
De la Dalécarlie aux nivéens attraits !

Mais vous étiez pour moi la montagne dorée
Dans les rayons tremblants d’un destin radieux –
Le bonheur avec vous ! – quand je posais les yeux
Sur vous par qui la bouque était toute éclairée !

Ulrique-Éléonore ! ah, si vous aviez vu
Mon faciès, révélant que me perçait la flèche,
Ma douleur eût peut-être en vous fait une brèche,
Et l’Histoire eût changé, d’un atome imprévu.

*

21
Louise-Ulrique

Louise-Ulrique ! où donc votre nef s’en va-t-elle ?
Allez-vous découvrir, via le Groenland,
À nouveau l’Amérique, entendez le Vinland
Tout peuplé de skrælings cagneux, vous en dentelle ?

Et si votre vaisseau, drossé comme Cabral,
Débouchait au Brésil sur le bord de ses jongles,
Vous dont une servante a poli, peint les ongles
Des mains, à votre teint ne serait-ce fatal ?

Majesté, laissez donc ces folles odyssées
Aux peuples dont les rois sont dits « Navigateurs » ;
De votre sang viking modérez les ardeurs
Pour le sel de la houle et les voiles hissées !

Vous avez bien déjà le Noir Gustav Badin
Pour page et chambellan, voulez-vous donc un Jaune
Une plume en travers du nez auprès du trône ?
Quel est en vous ce goût pour l’étranger, soudain ?

Mon Dieu, que direz-vous quand un roi cannibale
Voudra vous convier au plantureux festin
Qu’il doit à Votre Altesse, assis sur du rotin
Et nu, la peau rongée à moitié par la gale ?

De grâce, accoutumez votre âme à vos alleux.
Le poète attitré que je suis peut le dire,
On n’est bien qu’à la cour, et pour tout un empire
Je ne donnerais pas nos loisirs précieux.

*

23
Louise-Ulrique II

Ayant dompté Pégase en preux Bellérophon,
Je suis, Louise-Ulrique ! en votre cour poète,
Et malheureusement de même un peu bouffon.
Je ne sais pour quel rôle on coiffera ma tête.

Ainsi, j’osai parler des ongles de vos pieds !
Mais il ne nous sied point de vous croire ce membre
Que jamais l’on ne vit, vous croire des souliers,
Et, même chambellan, de vous croire une chambre.

Ce n’est point inspiré des Muses que ce terme
De ma bouche sortit, non : c’est en Triboulet
Absurde, extravagant, jouant au pachyderme.
Moins sot, j’eusse reçu plusieurs coups de stylet.

À présent le poète a droit à la parole.
Louise-Ulrique ! qui s’imagine savoir
Qu’un pied sur vous termine une jambe frivole
Est, quand il voit un ange, incapable de voir.

*

24
Louise-Ulrique III

Louise-Ulrique ! Reine absolue en mon cœur,
Vous n’avez point de pieds, vous n’avez point de jambes,
Vous planez dans l’éther, l’azur de nos iambes,
N’avez d’autre séant que le trône vainqueur.

Dieu fasse qu’en pinçant les cordes de ma lyre
Je ne la tienne point pour marotte de fou
Et ne parle en bouffon ! Vous n’avez point de cou,
Vous avez en dentelle un collet, que j’admire.

Ce qui tient le bâton ne peut être une main,
La couronne n’est point sise sur une tête,
C’est ce que je comprends, en l’état de poète.
Vous n’avez point de pieds, vous montrez le chemin.

Vous n’avez de cheveux, c’est votre diadème.
Vous n’avez point de dos, étant le Souverain
Que l’on ne peut surprendre, infiniment serein,
L’image conservée en soi lorsque l’on aime.

*

18
L’ami d’Ulrique

Mon Ulrique ! adorer ta beauté bavaroise
Est le sens de ma vie, alors écoute un peu.
Qu’on m’invite à choisir entre une bavaroise
Et ton baiser, je dis : L’amour n’est pas un jeu !

Bien des fois n’ai-je point témoigné que je t’aime ?
Que l’on daigne épargner à qui t’aime vraiment,
S’il goûte tes baisers et les choux à la crème
Par ailleurs, les lazzi d’un mauvais sentiment.

Ah, regarde à quel point est écumant, est aigre
Le sourire jaloux de ces piteux Don Juans
Quand j’avale à ton bras une tête-de-nègre
En passant devant eux, ces yeux de chats-huants !

On peut apprécier le sucre en digne barde !
Et s’il est dans mon goût d’aimer l’apfelstrudel,
Le baba, le kouglof, le flan et la flognarde,
Ne puis-je aussi trousser pour ma belle un rondel ?

Qu’ont-ils à mépriser le läckerli de Bâle,
Dont je sais qu’on en sert au sultan au harem ?
Et je ne me sens pas dépourvu du teint pâle
D’un dévot, en mangeant un pastel de Belem.

*

25
Ingeborg-Amélie

Mon château sur le fjord, Ingeborg-Amélie,
Se réfléchit dans l’eau quand la glace a fondu,
Comme ton regard bleu dans ma mélancolie,
Ainsi qu’un oiselet sur l’océan perdu.

2

Nous aurions visité les pays de la vigne
Et du soleil à deux, cœur exceptionnel,
Si le tumulte affreux d’une canaille indigne
N’avait tout recouvert, insurrectionnel.

3

La fortune, l’amour, le bonheur, illusoires.
Mon château sur le fjord a sombré dans le feu,
Sa ruine fumante exhale en loques noires
Un cri de mendiant vers le ciel et vers Dieu.

*

26
Ulrika

In memoriam Jacques de Mahieu

Par l’historiographe de Louise-Ulrique

Fille d’Ullman, Normand qui fut le dieu toltèque
Nommé Quetzalcoatl, la petite Ulrika
Fût devenue avec le temps princesse aztèque,
N’eût été la noirceur de Tezcatlipoca.

Ce rebelle, versé dans la nécromancie
Indigène, adoptant un culte souterrain,
L’âme de rituels sanguinolents farcie,
Fomenta le chaos contre son suzerain.

Le feu tourbillonnait autour des pyramides
À têtes de serpent ; la petite Ulrika
Vit, muette d’effroi, les luttes fratricides
Anéantir son monde, et puis l’on s’embarqua.

Les fidèles d’Ullman allèrent au rivage
Pacifique, lançant des bateaux sur la mer.
Le perfide ennemi les vit depuis la plage
Atteindre l’horizon et se fondre dans l’air.

Longtemps, longtemps les naufs sur leurs planches fragiles
Bravèrent l’océan, la petite Ulrika
Fut la première à qui firent signe les îles :
C’est sur O-Tahiti qu’enfin l’on débarqua.

Devant les naturels saisis, ces têtes blondes
Bâtirent un village ensemble sur l’atoll.
Et le Normand pêcha dans ses eaux peu profondes
Et la nuit se remplit de chants de rossignol.

Et quand vint Bougainville à ces lagons pervenche
Envoyé par Louis des Lys, il remarqua
Que les chefs étaient roux, qu’ils avaient la peau blanche,
Et ne le comprit point, ô petite Ulrika !

*

27
Ingeborg

Sans vous je n’ai plus d’yeux pour la beauté du monde.
En partant sans un mot, vous m’avez pris ma voix.
Pourtant j’allais vous dire : « Ingeborg, quand je vois
Votre beauté, je tombe en extase profonde ! »

Oui, j’allais tout vous dire, avouer devant vous
Mon extase transie, en surmontant l’obstacle
De mon trouble muet, en portant au pinacle
Votre beauté de lys qui me met à genoux !

En me voyant si gauche, et mes saluts moroses,
Pouviez-vous concevoir en moi la passion
Dont j’étais labouré ? cette dilection 
Qui me crucifiait sur un jardin de roses ?

J’allais vous dire : « Prends ce stylet, occis-moi ! »
J’étais crucifié sur un petit nuage,
L’amour le plus brutal, délirant et sauvage
Me rendait devant vous un agneau plein d’effroi.

Sans vous qu’est-ce, le monde ? Un sinistre appareil
Servant à Dieu sait quoi, grinçant et phosphorique.
Une maison hantée, ingrate, chimérique,
Où n’entrent plus jamais les rayons du soleil.

Car vous étiez ma joie en ce monde profane
Et j’allais tout vous dire, amour, rêve, Ingeborg !
Si vous ne m’aimez pas, envoyez un cyborg
Anéantir ce cœur qui trop longtemps se fane.

*

28
Ingeborg II

Prêtez attention à ces mots, Ingeborg :
Si vous n’envoyez pas sans tarder un cyborg
Des lasers de ses yeux tournants, électroniques
Me réduire en poussière, en atomes cosmiques,
Je vais, écoutez bien, ordonner posément
L’organisation de votre enlèvement.
Kuslir Agha Brahim, le chef de mes eunuques,
Vous accompagnera dans mon boutre aux Moluques
Et si vous résistez devra dans des liens
Vous serrer, ajustés par ses bras nubiens,
Rugueux pour vos appas, ce qui serait dommage.
Là-bas mon avion, prêt pour le décollage,
Vous conduira tous deux jusques à mon harem,
Un peu loin – désolé – du moûtier de Belem,
Le harem où j’attends avec impatience
Que vous et moi fassions plus ample connaissance.
Fatma vous enduira d’onguents délicieux,
Zineb mettra du khôl sur le tour de vos yeux,
Après que Rachida vous aura bien massée
Et Zulaïka peinte au henné, damassée
Comme un rare tapis de Bagdad ou de Fez,
Et Jasmine enrobée en bijoux d’Agadez,
Et Loulou, ce qui veut dire « perle » en arabe,
Tâchera de chasser de vous le spleen souabe
Que vous ressentirez dans les premiers moments.
Alors nous serons, vous et moi l’Émir, amants !

Si vous n’agréez point cette idylle recluse,
Si vous trouvez que c’est moins conquête que ruse,
Je vous le dis, lancez sans tarder, Ingeborg,
Pour me désintégrer au laser un cyborg !

*

29
Ingeborg III

Un cyborg accosta, cherchant à me tuer.
Or, bien que nous fussions en pleine canicule,
Il était incapable, Ingeborg, de suer,
Ce qui me le rendit suspect et ridicule.

Si bien que j’assénai sur sa tête un coup tel,
De ma plus longue et belle et plus tranchante alfange,
Que le robot s’ouvrit en deux et que le ciel
Est témoin que ce corps n’était point d’homme ou d’ange

Mais un tas de ferraille et de boulons, de fils
Électriques faisant sauter des étincelles,
Et les yeux, de petits canons noirs sous les cils.
Fendu, le tout faisait un bourdon de crécelles.

En fouillant, je trouvai dans les poches du mort
Une photo de vous, Ingeborg, à la plage
Et je sus que son cœur monté sur un ressort
Avait été saisi d’un captivant mirage.

Il vous aimait, ce tas de circuits performants !
Et mourut en jaloux sous ma lame effilée.
Ne devant rien sentir, il connut les tourments,
Comme moi, d’avoir vu votre splendeur ailée.

*

30
Ingeborg IV

Raconte ton histoire, Ingeborg ! la romance
« Le robot qui m’aimait » et que j’anéantis
Car il avait voulu, prônant la violence
De ses lasers, changer l’émir en confettis.

L’émir sut recevoir un céladon de tôle !
Il crut, sous des dehors ma foi peu singuliers,
S’approcher près de moi suffisamment, le drôle,
Mais la sueur manquait à ses traits réguliers !

Le baron Frankenstein doit revoir sa copie :
Il sied non seulement que ruissellent les fronts
Mais aussi – c’est plus fort que la nyctalopie –
Que résistent les cœurs aux appas doux et blonds !

Car j’ai su que la pauvre, inane créature
Sans ordre avait agi, que c’était un jaloux !
Comment dès lors compter sur une joint-venture
Si c’est pour qu’en Pierrots soient investis les sous ?

Et je ne voudrais pas, de grâce ! qu’une armée
De ces loyaux amants, de l’atelier surgis,
Parce que nous aimons la même Dulcinée
Se présentent fâchés ensemble à mon logis !

*

31
Ingeborg V

Ingeborg ! en français ton nom est Isambour,
Nom que tu recevras aussi dans mes poèmes.
Isambour ! si je peux espérer que tu m’aimes,
Sache que j’ai pour toi le plus fervent amour.

Ton nom dans le silence est comme une parole.
L’écouter me transporte au-delà de la mer
En un pays de brume et d’armures de fer,
Et je quitte le bisht d’un émir du pétrole.

Nom si beau, bien français, doux comme ta beauté,
Ton nom est Isambour, ton nom est Ingeburge,
Nom de reine de France étonnant qui me purge
De chagrins atavaux, d’étrange hérédité.

Sois Isambour, aimée au sommet du Parnasse
De tous les troubadours les plus parnassiens,
D’elfes de la forêt verte, magiciens,
De licornes mirant leurs traits dans une glace.

*

32
Isambour

La Danoise Isambour fut de Philippe Auguste
La noble et digne épouse, et jetée en prison
Le jour suivant l’hymen, de manière un peu fruste.
Le « nouement d’aiguillette » en serait la raison.

Le pape fulmina contre le roi de France :
Expresse injonction d’honorer Isambour.
Mais quelque effort, dit-on, qu’il fît avec vaillance,
Il restait sans moyens, même au son du tambour.

Isemberge resta vingt ans sa prisonnière
Avant de remonter sur le trône : c’est tard.
De ce rapprochement je ne sais la matière,
Philippe se trouvait sans doute plus gaillard.

*

33
Isambour II

Belle était Isambour, nous assure Étienne,
Évêque de Tournai ; Philippe, cependant,
Fut noué d’aiguillette, en conçut de la haine.
Ceci changea la face à jamais d’Occident.

(« Philippe n’eût pas eu l’aiguillette nouée,
La face de la terre aurait changé » : Pascal)
Se peut-il qu’Isambour ne fût guère douée ?
Vierges, apprenez donc le talent capital !

Votre beauté pourrait vous nuire, à Dieu ne plaise :
Veillez à conjurer l’injurieux nouement  !…
Je mets fin, Isambour, à cette parenthèse.
Plût au ciel que j’en fusse à craindre un tel moment !

*

34

Je voulus rêver à la brune
De vous, plus belle que le jour,
Dans l’insouci, sans peine aucune
Fouler l’herbe, mon Isambour !

Je voulais rêver sous la lune
Au milieu des coquelicots,
Cette nuit lyrique, opportune…
Mais j’écrasai deux escargots !

*

35

Quand je vous vis, mon Isambour,
Je crus tomber à la renverse,
Et je sus que c’était Amour
Qui me blessait, âme perverse.

Rappelez-vous ! j’allais tomber,
Avec un soupir, sur la tête.
Mon cœur s’était mis à flamber,
Je dus vous paraître une bête.

Et j’ai soupiré chaque nuit,
Chaque jour depuis ma culbute
Dans vos rets si doux, comme un fruit
Faisant sur l’herbe un bruit de chute.

J’allais voir les coquelicots
Dans la prairie ensoleillée,
Parlais de vous aux escargots
Sous la lune d’or émaillée.

Je chantais à la tourterelle
À Versailles, voyant poudrée
Votre image dans la dentelle,
Sur la pelouse diaprée.

Enivré de votre beauté,
Je visitais la tour Eiffel
Où je tendais surexcité
La main vers vous mais dans le ciel.

Puis je volais aux Invalides,
Mais pardon si c’est trivial,
Comme à de blanches Argolides
Baiser votre péplos fatal.

Sous des piliers marmoréens,
Je discourais à l’Assemblée
De vos seuls appas cycnéens
Et de votre splendeur ailée.

Brûlé par cette passion,
Je sautai dans un bateau mouche
Où je croyais qu’en papillon
J’approcherais de votre bouche.

Mais je revins au Champ-de-Mars
Où je courus à perdre haleine
Et m’enrhumai – c’était en mars –
Vous pourchassant, nymphe, en Silène.

C’était non loin du quai Branly
Où la Seine aux ondes verdâtres
Emportait mon cœur apâli
Vers l’océan aux eaux saumâtres.

Et je sus que c’était Amour
Qui me blessait, âme perverse.
Quand je vous vis, mon Isambour,
Je crus tomber à la renverse…

*

36

C’était non loin du quai Branly,
Mes ans y furent solitaires.
Mon courage était amolli
Par des façons célibataires.

Arrivé fat de mon bel air,
Je connus la mélancolie,
Été, printemps, automne, hiver,
Tout l’an, d’aimer à la folie.

Sachez-le, j’aimais Isambour,
Plus belle que toute autre femme !
Voulais lui jouer du tambour
Pour lui communiquer ma flamme.

Mais je ne pus, tel est mon dam,
En fat dénué de bravoure,
Figurer plus qu’un nul quidam,
Qu’un paillasse rempli de bourre.

Elle ne sut pas mon malheur,
Isambour que j’avais élue !
Sentit-elle que ma pâleur 
Venait de fureur absolue ?

Et me voilà moulu, perclus,
Sourd, aveugle, chauve à cette heure.
Seigneur, ne la verrai-je plus ?
Sans elle faut-il que je meure ?

*

37
Quai Branly

C’était non loin du quai Branly.
Sourd à la voix intérieure,
Je couvris d’un voile d’oubli
Toute raison supérieure.

J’avais jeté mon dévolu
Sur Ingeburge, cycniforme,
Me disant : « Puisque tu m’as plu,
Attends que je te chloroforme ! »

Je ne vis pas d’autre moyen
De parvenir à sa conquête,
Ne chantant pas l’italien,
Ne maniant point la raquette,

Ne sachant danser le tango,
Étant mauvais joueur de dames,
De whist, de crib, d’échecs, de go,
Ne sachant rien qui plaise aux dames.

Au sujet de ma passion
Je ne me fis aucun reproche,
J’implorais que l’occasion
Se présentât, la fiole en poche.

J’étudiais son agenda,
Sa routine, ses habitudes,
Patient comme le Bouddha
En ces travaux et servitudes.

Je négligeai mon entretien,
Mes fréquentations, le monde,
La mise en valeur de mon bien
Et ma vocation profonde,

Mes devoirs les plus absolus,
Les hommages à d’autres belles,
Ma garde-robe, enfin les plus
Indispensables bagatelles.

Il me fallait déterminer
L’instant qui conclurait l’affaire,
L’angle où me positionner
Sur sa route pour bien méfaire.

Je me disais : « Attends un peu,
Il doit venir une minute
Où nous serons en même lieu
Seuls, cachés, vaine toute lutte. »

Un acharnement surhumain !
J’identifiai l’heure exacte,
Le point précis de son chemin
Où je pourrais passer à l’acte.

J’y fus, j’attendis Isambour
Dans l’ombre, palpitant, avide.
Elle passa… Je dis bonjour
Et retournai chez moi, livide.

*

38
Gros-Caillou

C’était non loin du Gros-Caillou,
Dans la paroisse ainsi nommée.
Les touristes criaient « Oh you ! »,
Belles sur ma route acclamée.

Mais je restais indifférent,
Devant ces émeutes barbares,
À ce délire sidérant,
À ces amoureuses fanfares.

Car j’étais trop plein d’Isambour,
N’avais à l’esprit que le crime
Que je ruminais chaque jour,
Chaque moment, crime sublime.

Et sous les baisers qui volaient,
Parfois les murmures obscènes,
Les pleurs qui dans mon dos coulaient,
Je me passais les mêmes scènes :

C’était Isambour avec moi,
Abruptement chloroformée,
Près du Gros-Caillou pour la foi,
Dans la paroisse ainsi nommée.

Lecteur qui blâmes mon désir,
Réponds : était-il admissible
Qu’elle eût éprouvé du plaisir
Et fût vertueuse ? Impossible.

Si j’avais son consentement,
J’en perdrais toute mon estime.
Je ne devrais donc ce moment
Qu’à l’exécution d’un crime.

Tant, lecteur, j’attache au respect
Du sexe faible une importance
Prééminente ; cet aspect
Du cœur, je le dois à la France.

Et ma flamme pour Isambour
Provoqua ma déconfiture :
Le monde me châtia pour
Cette monogame aventure.

À présent c’est sous les lazzi
Que va ma route mal famée,
Non loin du Gros-Caillou, saisi,
Dans la paroisse ainsi nommée.

*

39
Arts premiers

Quand, toute ma science usée,
Mes feux pschittaient sur des glaciers,
Transi, je courais au Musée
Jacques Chirac des arts premiers.

Comme Ingeburge, cycnoïde,
Planait trop haut dans l’éther pur
Et je manquais d’un androïde
Qui me la remît en lieu sûr,

Je plongeais dans la Préhistoire,
Au trente-sept du quai Branly.
Mais ce n’était point pour la gloire
De tout savoir du spath poli :

Je voulais au dieu crocodile
Des Papous de l’île Bismarck
Chuchoter l’oraison utile
Pour l’amour et le tir à l’arc.

Je voulais des têtes réduites
Des Jivaros, dans mon chagrin,
Connaître le secret des rites
Qui me ferait aimer sans frein.

Je demandais à la déesse 
Poisson des nus Andamanais
Les mots qui provoquent l’ivresse,
Comme aux vieux totems javanais.

J’épluchais les notes savantes
Des kangourous momifiés,
Des déités et des atlantes
En bois, des dieux scarifiés,

Pour découvrir les protocoles
Partageant le pouvoir divin
De tant de puissantes idoles
Et gagner Ingeburge enfin !

J’aurais consacré les prémices
De mon traitement mensuel,
Accompli mille sacrifices
Aux esprits des eaux et du ciel

Pour, toute ma science usée,
Baiser à genoux ses souliers !
C’est pourquoi j’allais au Musée
Jacques Chirac des arts premiers.

*

40
Musée

Par mon amour trop apâli,
Transi, je courais au Musée
Jacques Chirac du quai Branly,
Comme d’autres vont en fusée.

Et je me souvenais alors
D’une visite électorale
Que Chirac, exhumé des ors
De son alcôve sépulcrale,

Fit dans des quartiers peu cossus
Pour des jeunes là-bas rejoindre,
Et qu’il se fit cracher dessus.
Cela faisait ma peine moindre.

2

Et je me rappelais de même
L’espèce d’ardent hallali
Qu’ils criaient dans leur joie extrême :
« Chirac Branly ! Chirac Branly ! »

3

Touché par cet encens flatteur,
Je n’ai jamais bien pu comprendre
Qu’on entendît « Chirac menteur ! »
Qui ne se pouvait guère entendre.

Parmi les plumes, les atours
Des totems cannibalistiques,
Je méditais : « Êtes-vous sourds,
Commentateurs journalistiques ? »

*

41
Rococo

Enfant je vécus au Mexique,
Loin de mon Hurepoix natal,
Et j’appris d’un savant cacique
Cette histoire d’amour fatal.

.

Au temps de la Nouvelle-Espagne
Et des églises rococos,
Don Pèdre de Bellemontagne
Était la fleur des hidalgos.

Au Zocalo de mille lustres
Arriva de l’Escurial
Madrilène, d’aïeux illustres,
Done Ulrique, cygne ducal.

Quand elle quitta la calèche
En son grand panier chaloupé,
On eût dit, la voyant si fraîche,
La Vierge de Guadalupe.

Au milieu de son long cortège
De reîtres et minnesingers,
Les yeux d’Ulrique étaient un piège
Pour les cœurs bien nés, tous les cœurs.

Don Pèdre en perdit l’étiquette
Tant son esprit fut ravagé,
Se crut à la bonne franquette
Dans les ors, le teck ouvragé.

Sa façon de hanter Ulrique
Déplut fort, jusqu’au Vice-Roi.
Il lui disait « Ich liebe Dique »,
« Mein Harz », « Ongel », n’importe quoi.

Quand un burgrave de la suite
Vint le souffleter, l’hidalgo,
Son honneur lavé, prit la fuite,
Dut s’exiler de Mexico.

On raconte dans la campagne
Depuis ce temps qu’un justicier
Nommé Zorro, de la montagne
Descend parfois justicier.

Mais on dit aussi qu’un évêque
Envoya Don Pèdre accablé
Dans une guerre chichimèque,
Et qu’il fut de flèches criblé.

Apprenant sa fin, Done Ulrique,
Pressant une flor-de-mayo
Sur son bavarois sein féerique,
Pâle, soupira : « Le quiero !… »

*

42
Done Ulrique

Mon ange gardien, mexicain,
M’a donné tout bien réfléchi
Non le costume d’Arlequin :
Un habit de Mariachi.

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Velours noir et boutons d’argent,
Arabesque, volute, orfroi,
Un blason de jais réfulgent,
Cet habit grandit avec moi.

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Entendez le son de cristal
Des guitares, son de jasmin,
Le long de votre piédestal
Entouré de roses carmin.

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Vous montrerez-vous au balcon
Pour un harmonieux amant ?
Ce soir la lune est un jargon,
Vous êtes le seul diamant.

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Je suis le chantant rossignol
Qui trille à la brune transi.
Prendrai-je cette nuit mon vol
Avec celle qui m’a choisi ?

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Me lancerez-vous un baiser
À travers le ciel étoilé ?
Vous seule pouvez apaiser
Ce pauvre cœur inconsolé.

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Je vous promets mille trésors
Et des îles de tant de fleurs
Et des oiseaux de tant d’essors,
Des clartés de tant de couleurs

Done Ulrique, Done Ulrique !
Done, Done, Done Ulrique !

Que ce sera le Paradis
Sur terre, Ulrika, pour nous deux
Et pour tous les cœurs, ablandis
Par un dévouement gracieux.

Ô Done Ulrique, Done Ulrique !
Ô Done, Done, Done Ulrique !

*

43
Don Pèdre

Clarice, unique objet qui me tiens en servage (Corneille)

« Ulrique, unique objet de mon gros sentiment,
De ce féal amour et pieux dévouement !
Exhalant mon chagrin au milieu des pastèques
Et des maïs, faisant la guerre aux Chichimèques
En châtiment d’avoir occis un chevalier,
Qui vous était hélas ! parent et familier
Et dans la nuit profonde entendit mon aubade,
Qu’épris je vous donnai, dans le ton de Grenade,
Sous le balcon fleuri de rose et de jasmin.
Notre explication me barre le chemin
De la cour enchantée où vos yeux servent d’astre,
Dont m’exile un forfait achevant mon désastre.
Voici pour vous, Ulrique, un bleu vergiss-mein-nicht.
J’ai perdu mon soleil, ma lumière, mein Licht !… »

Ainsi divaguait sous un cèdre,
Blessé sans plus d’espoir, Don Pèdre,
Nous dit le père Mendoza
Qui dans la mort le confessa.

*

44
Baroque

La chapelle churrigueresque
Où Done Ulrique allait prier
Mêlait l’extase à l’arabesque,
Tournait la tête au marguillier.

Sous une couronne hispide,
Les gouttes de sang presque noir
De la sainte face livide
Disaient le divin désespoir.

Le Dieu fait homme, à l’agonie,
Au terme enfin de sa douleur
Allait fermer sur l’infamie
Du monde des yeux sans couleur.

Une Vierge miraculeuse
Avait pleuré des larmes d’eau
Sur la bûche à peine rugueuse
De son visage triste et beau.

Et Done Ulrique, teutonique
Vierge aux agréments impollus,
S’absorbait dans cette mystique
Image aux célèbres vertus.

Or, dans un recoin de l’église,
Caché par des rangs de piliers,
Don Pèdre qui la divinise
Couvre de larmes ses colliers.

*

45
Loulou-garou

Avec le loulou-garou (Robert de Montesquiou)

Don Pèdre, dans son désespoir 
D’amour transi pour Done Ulrique,
Voulut consulter un cacique
Versé dans l’art funeste et noir.

À cette rencontre honnie
Voici ce qui fut résolu.
Pour chien Ulrique avait élu 
Un loulou de Poméranie

Nommé Gunther, qu’en son giron
Elle prenait le soir assise,
À qui Pèdre enviait l’exquise
Proximité de son jupon.

Le magicien autochtone
Conçut un breuvage maudit
Par les conciles interdit
Qui mettrait Pèdre sur ce trône,

Le giron d’Ulrique, en loulou,
En remplacement du navré
Gunther kidnappé, séquestré
Par Don Pèdre loulou-garou !

Prenant son chien, quelle surprise
Reçut Ulrique l’entendant
Crier « Ô joie ! » en se tordant
Comme une palme dans la brise.

Ordinairement compassé,
Gunther n’avait point l’habitude 
De manquer à la rectitude
De mœurs d’un monde policé.

Alors les duègnes s’emparèrent
De Pèdre poméranien,
Gémissant pauvre petit chien
Que les duègnes désespérèrent 

En le présentant au prélat 
Pour sacramentel exorcisme
Par application du chrisme,
Privation de chocolat.

On claustra la bête bavarde,
On manda l’Inquisition…
Le bourreau muni d’un tison
Me réveilla : « Je cauchemarde ! »

*

46
Loulou

Done Ulrique avait
Un sourire d’ange.
Don Pèdre éprouvait
Des frissons, rêvait
Un heur sans mélange.

Gunther le loulou
D’Ulrique était drôle,
C’était le chouchou,
Tendre, un peu foufou,
Goûtant fort son rôle.

Sous les bananiers
Que le soleil dore,
Parmi les paniers
Les cœurs prisonniers
Aiment la mandore.

Le bon Vice-Roi
À l’aimable règne,
Appui de la loi,
Garant de la foi,
Badine la duègne.

Quoi ! tu viens chanter
Une sérénade,
Pèdre ? C’est tenter
Le fer de porter
Une estafilade.

Tu saisis ton luth
Quand monte la lune
Versant son bismuth
D’argent : et ton but,
Dans cette nuit brune ?

Tu parles d’amour
À la belle Ulrique ?
N’osant pas de jour
Lui faire ta cour,
Ta voie est oblique.

Entends donc son chien
De Poméranie,
Comme il entend bien
Ajouter du sien
À ton harmonie !

Il éveillera
Trois ou quatre rues
Et ton opéra
S’éparpillera
En coquecigrues !

Ah loulou méchant,
Gâcheur de tendresses,
Tu veux, empêchant
Ce fébrile chant,
Toutes les caresses !

*

47

Sa duègne à Done Ulrique :

« Votre charme angélique
Est un puissant attrait
Pour les chevaleresques
Galants churrigueresques
Qui s’enflamment d’un trait.

Et sous nos vertes palmes
Quand les brises sont calmes,
L’orage et ses éclairs
En sauvage ruée
D’une sombre nuée
Recouvre les cieux clairs.

Craignez, quand vous ennuie
La cour un jour de pluie,
De céder aux appas
Qu’ont de sombres pupilles 
Suggérant des quadrilles :
Ne les écoutez pas.

On me dit qu’à la brune
Il s’entend, quand la lune
Est dans le firmament,
Comme une symphonie,
Les sons d’une harmonie
S’élever doucement.

Que ces notes conspirent,
Quand les brises expirent
Un parfum sans pareil
De jasmins et de roses
Enveloppant les choses,
À troubler le sommeil.

Dieu sait quelle folie,
Quelle mélancolie
Ces musiques de nuit
Peuvent bien faire naître 
Si vous laissez paraître 
Du trouble à ce doux bruit !

C’est pourquoi Don Garcie
Qui de vous se soucie
Veut apprendre ce soir,
Armé, sous votre grille
S’il entendra ce trille,
Bien caché dans le noir.

J’éprouve tant de crainte
Et j’exhale une plainte,
Me sens clouée au sol !
Faudra-t-il que la ruse
Maniant l’arquebuse
Abatte un rossignol ?… »

*

48
Marbella

Mon cœur était blessé, mon aile
Aussi, la nuit n’était plus belle,
Les jours étaient trop longs, et gris,
Un goût d’échec et de misère 
Pesant rendait ma vie amère,
Tous les filons étaient taris.

Et je la vis. Sa chevelure
Irradia sur ma blessure
Les rayons d’un soleil d’avril,
Ses yeux, comme la scintillante
Vague d’une mer accueillante,
Étaient un murmure subtil.

Fuyant les clameurs imbéciles
Pour l’horizon émaillé d’îles
D’un asile où tout échanger,
Nous déposâmes nos bagages
Dans un hôtel au bord de plages
Aux parfums de fleurs d’oranger.

Je voulais marcher avec elle,
Suivre notre route, laquelle ?
Espérant au soleil couchant,
Sur le gouffre étale des ondes,
Hors de l’espace, hors des mondes,
Monter et finir, comme un chant.

*

49
Marbella II

J’avais perdu l’envie
De vivre cette vie,
Je ne voyais qu’affronts,
Acrimonie, injures,
Infâmes impostures,
Haine sur tous les fronts.

Et puis, dans un sourire
Elle gagna l’empire
De mon sang, de mon cœur.
Sa beauté supernelle,
Comme la citronnelle
Épandait sa fraîcheur.

Nous fûmes où les terres
En plages solitaires
Se bercent au respir
Des vagues scintillantes,
Aux brises larmoyantes,
Ce cristallin soupir.

Je voulais avec elle
Contempler l’éternelle
Nuit vaste et sans contours,
Où dans cette étendue
Nous fondre, âme éperdue,
Pour nous aimer toujours.

*

50
Belle Marbella

C’étaient les orangers, la mer,
Les palmes dans le ciel si clair,
Le parvis des blanches églises
Sur le bord de plages sans fin,
Les jardins à l’odeur de pin,
Le soupir des vagues, des brises.

C’étaient nous deux main dans la main,
Que te semble de ce chemin ?
Près des jasmins ma renaissance.
C’était le jour après la nuit,
Des baisers donnés sans un bruit,
De mon cœur la convalescence.

C’était la rose avec l’œillet,
C’était la main qui les cueillait,
Mon âme qui pleurait de joie,
Tes mots comme un vin andalou,
Un trotte-menu de loulou
Dans l’après-midi qui poudroie.

C’était dans la sublimité
Mon rêve fait réalité,
Nous deux pour nous deux, la tendresse.
Et parfois, comme d’un lointain
Nuage au-dessus du destin,
Un long roulement qui m’oppresse…

*

51
Marbella la douce

Je l’avais emmenée au bord
D’une mer lapis sur un port
Embaumé par la fleur d’orange,
Marbella : son fidèle amant,
Je lui montrai le diamant
Du cœur, moins beau que son cœur d’ange.

Ses yeux s’emplirent d’un bonheur
Qui me ravit par sa douceur,
D’étincelles de mer turquoise.
Le temps s’arrêta, je compris
Que sa main n’avait pas de prix.
Je suis son âme siamoise.

Le temps arrêté, cet instant
Je fus éternel et pourtant
Je sentais tout l’amour possible
D’une vie en dehors de soi
Attachée en acte de foi
À plus que soi, son cœur sensible.

Ce rêve sera mon linceul.
Dans cette vie où je vais seul,
Je dois avancer sur la route
Où je m’engageai sans savoir
Qu’elle conduit au désespoir…
Au désespoir mais non au doute.

.

III
Garrigue

.

52
Célimène

Je contemple la mer seul depuis la garrigue,
Pensant à Célimène, ondine aux cheveux d’or
Que dans un pin me chante un enjoué becfigue.
Dans l’étincellement des flots est mon trésor.

Célimène, reviens ! dis-je dans ma détresse,
Sors à nouveau de l’onde, humide, les bras nus,
Car je n’ai plus de goût ni pour la bouillabaisse
Ni pour le cotillon aux hameaux biscornus.

La pinède peut bien retentir de cigales,
Je n’entends que ta voix, sourd à tout autre son.
Je t’aime tant ! Qu’importe aux âmes provençales
Que les sirènes soient mi-femme mi-poisson ?

Le Papet m’a conté que les écumes blanches
Dissimulent des mas grands comme des châteaux 
Où vivent les ondins, habillés des dimanches,
Parmi des champs de vigne à longueur de coteaux.

Mais je t’aime pour toi, Célimène, toi seule :
Non pour tes pampres lourds de bumaste et jacquez,
Ni pour la tapenade écrasée à la meule,
Non plus pour tes palais comme de Saint-Tropez.

À la mer je descends par le chemin des chèvres,
Vers Célimène, ondine aux yeux d’indigo clair,
Et j’implore un baiser suave de ses lèvres,
Dût-il, ce doux baiser, me noyer dans la mer…

*

53
La sylphide

Ma sylphide à tous yeux cachée,
Des bras vous empêchez le roc,
Le colossal, énorme bloc
D’écraser ma tête penchée.

Le monde tomberait sur moi
Et je ne pourrais m’y soustraire
Si de votre aile de lumière
Vous ne moquiez sa dure loi.

Ne seriez-vous même qu’un rêve,
Je crois au pouvoir souverain
Qu’il a sur le glaive d’airain
D’imposer bienveillante trêve.

Fée invisible du chemin,
Je crains même votre colère
Contre le fou, le pauvre hère
Qui sur moi lèverait la main ;

Oui, je crains les peines sanglantes
Dont votre impétuosité
Fustigerait l’iniquité 
Des ignorances violentes.

Car il vous plaît d’accompagner
Ma déréliction morose
De votre étincellement rose,
Il vous plaît de tout m’épargner.

*

54

Pour la première fois cette nuit, au matin,
Plein de respect profond je vis vos seins en rêve.
Puis – en y repensant un sourire m’enlève –
Vous laissâtes mes yeux approcher d’un tétin,

Penché sur vous ainsi qu’au bord d’une fontaine…
Vous ne souriiez pas mais vos yeux m’appelaient,
Comme des flots d’azur et d’or étincelaient,
Et mon âme adorante était claire, sereine.

Dans la simplicité de ce don lumineux
Je vois, linéaments de formes adéquates,
Plus de réalité qu’en mes jours disparates
Et comprends que je suis grâce à vous bienheureux.

Vous avez tout pouvoir sur l’onde tourmentée !
Depuis que vous servez d’étoile pour ma nauf,
J’ai la conviction de rester sain et sauf.
Quelle vague pourrait me couler, Galatée ?

*

55
Vénus paléolithique

Nous à qui le clinquant de la société,
Les chinés oripeaux de la haute culture
Semblent comme à Rousseau servage, impiété,
Un bouillon nidoreux de blême pourriture,

Nous aimons Célimène à la taille de sphinx !
Nous la vîmes entrer dans l’oasis subtile,
Des roseaux exondée au son de la syrinx.
Nous avons chanté l’eau dans le croissant fertile !

Son âme de cristal ameublit nos poings durs.
Et dans une caverne où nous l’avons suivie,
Nous avons adulé son ombre sur les murs
Et soumis au limon de ses pieds notre vie.

Ô blonde comme un champ sauvage de blés d’or,
Comme sable infini sur l’océan ô blonde !
Nous avons chanté l’eau, chanté l’alligator,
Sa beauté sans savoir que la terre était ronde !

*

56
Écrivains combattants

À Suzel

Je ne vous parle pas des Résistants,
Qui vont nous assommer encore un temps,
Mais de nos grands auteurs de la Première,
« La der des der », de ces illustres morts
Qui passèrent quatre ans sur le derrière
Au fond d’un trou de fange avec les porcs.

Je parle des Poilus dans les tranchées,
Grâce à qui nos Suzel sont revanchées.
Non contents, fiers soldats, d’un tel honneur,
Il vont par le menu dire la soue !
Hélas ! malgré leur dette au parfumeur,
Leur cervelle restait pleine de boue.

*

57
Président du Panthéon

La lettre de la loi suprême 
En faisait un signe passif.
C’était, de l’aveu de lui-même,
Un président décoratif.

Jusqu’au jour où son équipage
Croisa Sante Geronimo
Caserio : ce bon nuage
Alors fut nimbé d’un halo.

2

Le poignard panthéonisa
Cette fonction avachie.
Sadi Carnot s’intronisa
Saint laïque par l’anarchie.

3

Carnot, entre donc ! La Patrie
Reconnaissant l’épanchement
De ton sang dessus la voirie
Te doit le plus pur monument.

Entre donc et sois un grand homme
Pour la coite postérité,
Rejoins notre Panthéon comme
Martyr de l’inutilité !

*

58

Ami, si tu vas à Porto,
Tu verras mainte belle église,
Comme l’on n’en voit guère à Pise,
Guère plus à Sacramento.

N’eût été la guerre civile,
L’Espagne en aurait tout autant.
Le bolchévisme serpentant
A tout ravagé, l’imbécile.

L’or des Incas est à Moscou
Depuis ces actions barbares,
Ce qui prouve que les Tartares
Entendaient nous tordre le cou.

Ami, si tu vas à Lisbonne,
Blanche terrasse au bord de l’eau
Où l’on écoute du fado,
Tu sauras que la vie est bonne.

*

59
Une couronne

Notre nom à tous est personne ;
Paris, nous sommes ta couronne.
Nous sommes, Paris, tes faubourgs.
C’est là que nous vivons, farouches,
Nos désespoirs et nos amours
Que sans les voir jamais tu touches.

Vers toi nous sortons de nos trous
En domestiques ou voyous
(« Les voyous des faubourgs » : poète 
Philippe Soupault, tu vois bien !),
Le propos toujours déshonnête,
Pour tout dire : faubourien.

Vers toi nous sortons de nos antres
Non pour nos esprits : pour nos ventres
Si nous sommes des travailleurs,
Ou comme des oiseaux de proie
En sombres essaims querelleurs
Si te nuire fait notre joie.

Qui dira « Paris, à nous deux ! »
Sans passer pour sot outrageux
Chez nous ? Qu’à ces marivaudages
Se délasse un provincial,
S’il peut te présenter des gages
Sur son bien patrimonial.

Quand nous n’avons pas trop de haine
Pour ton ignorance hautaine,
C’est que nous sommes des niais.
Mais nous avons la suffisance
De nos miettes : si tu savais
Comme nous méprisons la France !

*

60
Kremlin

Isambour rencontra quelqu’un
Qu’elle n’eût jamais dû connaître.

Voyou de faubourg importun,
Aux Barnufles, Kremlin-Bicêtre,
Sur je ne sais quel boulevard
Lénine, Khrouchtchev, Gagarine,
Il n’eût point semblé trop pendard,
Mais Isambour fut sa voisine
Dans le quartier du Gros-Caillou :
Comment cela fut-il possible ?
Ce pays deviendrait-il fou
Et plus rien n’est inadmissible ?
La belle Isambour au grand cœur
Doit-elle souffrir que des mufles
Se méprennent sur sa valeur ?

Qui l’a fait sortir des Barnufles ?
Qui l’a fait sortir des faubourgs
Gagariniens de non-êtres
Où l’on a de banals amours
Et le linge pend aux fenêtres ?
Comment peut-on, c’est sidérant,
Approcher d’elle en ce bas monde
Sans avoir fait Louis-le-Grand ?
Depuis un faubourg ? C’est immonde.
C’est qu’il possédait quelque argent,
Me dites-vous : La belle affaire !
Cela rend-il intelligent
Et sachant ce que l’on doit faire ?
Sa présence la dégradait,
Il sentait son Kremlin-Bicêtre
Et son attitude gardait
Un air de linge à la fenêtre.

*

61
Musette

Comment, moi banlieusard, me suis-je cru poète !
J’aurais peut-être été chanteur, à mon sommet,
Ou de variétés ou, mieux, de bal musette
Sous la boule miroir d’un moite estaminet
Inélégant, aux murs exsudant le salpêtre,
Au milieu des radis en un site champêtre.
C’était là le piton de ma vulgarité
Puisque je n’étais pas un produit d’hypokhâgne,
Et qu’entre la banlieue et la verte campagne
Le Tout-Paris connaît la similarité.

*

62
Ma vulgarité

Dans ma vulgarité les diplômes sont vains.
Dans ma bassesse ont droit à leur apologie
L’alexandrin, les vers que nos grands écrivains
Ont voulu dépêcher vers l’archéologie.
Jamais je ne serai l’ami de ces félons,
J’appelle ce qu’écrit un goujat des flonflons.
Sans état d’âme ils ont trahi leur héritage,
Disant qu’il n’était plus pour cela de lecteurs,
Quand c’était leur devoir de sauver ces hauteurs
Car, de Louis-le-Grand, ils pouvaient davantage.

*

63
Ma goujaterie

Dans ma goujaterie, affirmer qu’un public
Décide de ce qu’est la valeur littéraire,
Que le ravin doit dire au célestiel pic
Ce que contemplera l’aigle depuis son aire,
C’est triste quand on sort d’un établissement
Qui produit quasi tout le divertissement
De la société du meilleur ton en France,
Quand à Louis-le-Grand on s’est imbu de soi,
Élevé pour dicter à la plèbe sa loi
Et régner sur « le Tout-Paris » sans concurrence.

*

64
Katmandou

Je vous aurais suivis, amis, sur vos chemins,
Car quel espoir avais-je, issu de ma banlieue
Où mon âge heureux fut embaumé de jasmins
Dans les jardins où croît la clématite bleue,
De me faire une place au milieu de serpents
Choisis pour leur venin, écailleux et rampants ?
L’internationale humble des barbes blondes
Et des cheveux au vent m’aurait vu militer
Dans ses rangs vagabonds, sur la route chanter,
Et tomber à la fin parmi les chiens immondes.

Le baptême dans la prison : La poésie de Pilar Millán Astray

Pilar Millán Astray (1879-1949) est une femme de lettres espagnole principalement connue pour son théâtre. Elle est l’auteur de nombreuses « saynètes », courtes comédies, dont certaines restent réputées. D’aucuns affirment qu’elle fut l’un des auteurs de comédie les plus populaires de son temps. Sa pièce de 1925 La tonta del bote connut dans tous les cas un très grand succès, restant à l’affiche 310 jours consécutifs, et fit l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, en 1939, 1956 et 1970. Pilar Millán Astray dirigea pendant la Seconde République le théâtre Muñoz Seca, à Madrid.

Les sources en ligne sont peu disertes sur sa poésie. Nous ne trouvons trace que d’un seul recueil, celui dont nous nous servons pour les présentes traductions. Si c’est son unique recueil, il se peut néanmoins qu’elle ait également publié de la poésie en revue.

C’était la sœur du général de brigade José Millán-Astray (le trait d’union est dans le nom original, Millán-Atray y Terreros, Millán Astray sans trait d’union est donc un nom d’auteur), fondateur de la Légion espagnole en 1920 (sur le modèle de la Légion étrangère française) et l’un des officiers du camp nationaliste pendant la guerre civile. Il fut notamment le premier dirigeant du département de la presse et de la propagande. Il est connu dans la petite histoire littéraire pour avoir pris à partie Miguel de Unamuno, qui pouvait jusque-là plus ou moins passer pour favorable au soulèvement, lors de la conférence de ce dernier pendant le « Jour de la Race » (aujourd’hui Jour de l’Hispanité) à l’Université de Salamanque en octobre 1936. À ce sujet, les travaux récents de l’historien Severiano Delgado, à savoir sa publication Arqueología de un mito (« Archéologie d’un mythe », cf. un article du 2018/05/09 de El Independiente), dénoncent comme un mythe la phrase « Mort à l’intelligence ! » (Muera la inteligencia) que le général aurait prononcé lors de cette altercation. En réalité, au cours de l’algarade aurait fusé dans la foule de ses partisans le cri de « Mort aux intellectuels ! », ce qui est foncièrement différent. Le cri de « Mort à l’intelligence ! » serait, de fait, une autodépréciation comme esprit non intelligent, et la fabrication d’une telle phrase par le professeur Luis Portillo exilé en Angleterre, à partir de « Mort aux intellectuels », était, sans parler du fait que ceci n’aurait pas été crié par le général lui-même mais par un de ses partisans dans le public, une malhonnêteté, au cas où la bonne foi dût être écartée. Car un cri contre « les intellectuels » n’est pas du tout la même chose qu’un cri contre « l’intelligence », en particulier dans le contexte où les nationalistes dénonçaient un accaparement, favorisé ou programmé par les autorités républicaines, des postes académiques et autres, à savoir des occupations spécifiquement intellectuelles, par un certain profil idéologique déterminé à l’exclusion des tendances idéologiques qu’eux-mêmes représentaient. La page Wikipédia espagnole perpétue néanmoins le mythe, allant jusqu’à faire de l’absurde et autodépréciatoire « Mort à l’intelligence » un slogan ou une devise (« lema ») du mouvement nationaliste… Les seuls slogans avérés forgés par Millán-Astray sont un anodin « À moi la Légion ! » et « Vive la mort ! » qui lui valut, si l’on en croit encore l’historiographie, des reproches de la part d’Unamuno affirmant que c’était la même chose que « Meure la vie ! ». Or un tel cri est purement et simplement l’expression de l’esprit de sacrifice ultime, désirable selon Millán-Astray chez les militaires, et en cela le général ne se distingue sans doute guère des autres chefs de guerre, de quelque idéologie qu’ils soient, si ce n’est pour avoir donné à ce sens commun militaire une forme concise et marquante.

La page Wikipédia en français prétend quant à elle que le fameux cri aurait été « À mort l’intellectualité traîtresse ! », ce que nous sommes d’accord pour considérer pouvoir devenir un slogan, puisqu’il s’agirait alors de dénoncer une certaine catégorie sociale jugée ne pas être à la hauteur de ses fonctions ou de ses devoirs, sans faire insulte à l’intelligence, ce dont il n’est pas d’exemple, dans aucun mouvement politique, que cela pût passer pour un programme. C’est en réalité prétendre que « Mort à l’intelligence » pût servir de programme à quelque mouvement que ce soit qui est une insulte à l’intelligence, car, encore une fois, une telle devise consisterait à affirmer être du côté du contraire de l’intelligence, c’est-à-dire de l’imbécillité, et même les imbéciles commettent rarement cette erreur ; cela peut se produire dans le cas d’un individu, occasionnellement, mais ce n’est guère pensable (avec le moindre discernement) comme mot d’ordre adopté par un mouvement structuré.

Quoi qu’il en soit de ces points, Pilar Millán Astray prit au moment de la guerre civile le même parti que son frère et fut pour cette raison emprisonnée pendant trente-deux mois (deux ans et huit mois) dans les prisons républicaines, jusqu’à la victoire du camp nationaliste. Le recueil poétique Cautivas: 32 meses en las carceles rojas (Captives : 32 mois dans les prisons rouges), en vers classiques, est le récit de cette captivité. Il est divisé en trois parties, suivant les lieux de détention, à savoir : « Alicante », « Alacuás 1937-1938 » et « Cehegín 1938-1939 ».

Portrait de Pilar Millán Astray
par Julio Romero de Torres, 1922

*

ALICANTE

« Une question » (“Una pregunta”)

Une de mes petites-filles
me demande en m’embrassant :
Dis, belle mamie,
pourquoi es-tu en prison ?
– Parce que je suis espagnole
et que je prie le ciel.
– Mais ce n’est pas un péché, ça !
Donne-moi un autre baiser !
Et la jolie petite enfant
de crier, en colère :
– Mort à la Russie, grand-mère !
Et vive l’Espagne !

*

Au peuple ! (¡Al pueblo!)

Ils me séparent un jour de mes enfants,
sans que je sache pourquoi.
Ne pleurez pas, leur dis-je, sereine,
je reviendrai bientôt.

C’est le peuple qui commande,
et comment craindrais-je de l’ingratitude de sa part ?
Pendant vingt ans je l’ai encensé de ma plume
devant le public.

Je l’ai toujours dépeint dans mes pièces
avec un cœur noble et généreux.
Pourquoi les humbles voudraient-ils
m’enfermer dans une prison lugubre ?

Les meilleurs poètes de Madrid
m’appelaient la chanteuse du peuple.
Soyez tranquilles, mes enfants,
le peuple ne me fera rien.

Après ces quelques mots, l’auto m’emporta
loin de mes trois amours,
et je passai cette horrible nuit
sur les carreaux d’une cellule.

J’entends la rumeur de mon cher peuple
venant me chercher !
Mais une voix me crie : « Camarade,
ils veulent te tuer ! »

Le bruit à la fin se dissipe,
me laissant le cœur glacé.
Je conserve la vie, mais
ils ont tué mes illusions !

Les tristes mois passent lentement
et je reste prisonnière.
Pour avoir été ingrats envers votre philomèle,
je ne vous chanterai plus jamais.

*

ALACUÁS 1937-1938

Le jour de la Vierge du Carmel (El día de la Virgen del Carmen)

Vierge du Carmel, que j’aime tant,
qui es nid d’amour, fontaine de calme,
foyer de paix et baume des larmes,
Mère adorable dont le saint nom
est porté par l’une des filles de mon âme1,

prends les plaies de ma vie en fleurs,
et dans ce triste naufrage quotidien
du vaisseau perdu de mes amours,
que me servent de cordes salvatrices
les rubans de ton saint scapulaire.

1 le nom porté par l’une de mes filles : C’est-à-dire Carmen. Ce nom célèbre en France depuis la nouvelle de Mérimée et l’opéra qu’en a tiré Bizet est celui du Mont Carmel ou Carmel.

*

Le devoir (El deber)

Ils m’ont fait subir une nouvelle honte,
m’ont infligé cette suprême humiliation,
les petits chefs du gouvernement « rouge »,
de tenter de suborner ma plume.
« Vous serez libre, vous vivrez comme vous l’entendez.
Choisissez entre cette prison qui vous accable
et votre bonheur. »
                               – « Mon choix est fait
et c’est de rester au-dessus comme l’écume !
Je choisis l’oubliette et les chaînes !
Je choisis cette douleur qui est l’auréole
de l’honneur coulant dans mes veines !
Celle qui sent une douleur ne la sacrifie jamais !
Je veux rester ici ! Je suis avec les bons !
Je suis toute cœur ! Je suis espagnole ! »

*

À mon frère le général Millán Astray (A mi hermano el general Millán Astray)

Frère de mon cœur, je demande à Dieu
de t’épargner ce par quoi je passe.
Je sais que je te reverrai mais ne sais quand,
et je sens mon cœur transi.
Quand j’aspire à serrer ton corps mutilé2,
le licol de ma peine s’adoucit ;
et rappelant les gloires de ton commandement,
je commande à mon cœur de souffrir davantage.
Tous deux gardiens de l’honneur de l’Espagne,
l’espérance tous deux nous accompagne.
Il est certain que je souffre l’angoisse, la faim et le froid,
mais il me faut rester hors de la terreur,
car mon frère et ma foi étant avec moi
je sais que Dieu et la gloire le sont aussi !

2 ton corps mutilé : Le général de brigade Millán-Astray fut plusieurs fois blessé lors de la guerre du Rif, perdant un bras et un œil.

*

Les latrines (La letrina)

Elles ne me rebutent pas, ces misérables latrines,
la flaque immonde où trempent mes mains.
La douce main divine de Jésus aussi
lavait la boue des pieds.
Ce que Dieu a fait en sa grâce pérégrine,
je peux bien le faire aussi, moi qui suis son esclave.
Quand il me destine à des tâches si humbles,
au lieu de protester, mon âme le loue.
Il fut torturé, pieds et mains cloués,
et près de la sienne ma torture
est faveur singulière, appréciée à sa valeur.
Peut-être vais-je dans mon existence obscure
parvenir à me racheter du péché,
trouver mon salut et ma félicité !

*

Sœur Pilar (Sor Pilar)

Comme une plume apportée par le vent,
sœur Pilar se retrouva dans notre prison.
Ils la prirent un jour à son couvent,
sans de cet ange avoir compassion.

Ils lui retirèrent le nom qui lui avait été donné
pour qu’elle fût douce épouse de Jésus.
Ses parents l’avaient appelée Visitación
et porter de nouveau ce nom fut sa croix.

Notre pauvre nonne pâtit
comme une fleur abattue par l’orage.
Voilà qu’elle entre à l’infirmerie,
son mal l’a séparée de nous !

En un blanc suaire enlinceulée
son enveloppe charnelle,
les nonnes l’emportèrent avec des prières…
Humbles funérailles.

Ne pleurez pas, prisonnières, car l’épouse
est enfin avec son Jésus !
Elle ne gémit pas contre son sein, elle repose !
Elle a posé sa croix !

*

À Pepita Hernández (A Pepita Hernández)

Tu es, Pepita Hernández, simple et bonne ;
et malgré tout ce que tu souffres ici,
il semble, à voir ton beau visage mat,
que Romero de Torres3 te connaissait.

Dans tes nuits de prison, tes yeux veillent ;
pensant à ton pauvre mari prisonnier,
à travers les fers qui t’entravent
ton cœur aimant lui envoie un baiser.

Tu montres dans tes paroles une parfaite clarté ;
tu supportes avec courage tes amertumes ;
et tu adores la musique, ce qui n’est pas étonnant
puisque ton âme est toute harmonie.

Quand ce cauchemar prendra fin, s’il prend fin,
en remerciement pour tes consolations et tes bontés,
je t’assure de mon cœur, qui est la maison
où je reçois mes amitiés !

3 Romero de Torres : Julio Romero de Torres, le peintre auteur du portrait de Pilar en exergue des présentes traductions.

*

La jota

Ndt. La jota est une forme aragonaise traditionnelle de chant et de danse.

À Pilar Dauden

Tu es la lionne courageuse
au cœur vaillant ;
et tu es la meilleure couronne
de l’empire d’Aragon.

Tu es, quand tu fais vibrer
l’âme avec audace,
le plus beau chant
de ma patrie.

Aussi, les prisonnières
quand elles entendent les airs de la jota,
si elles aiment vraiment l’Espagne,
sentent leurs chaînes tomber.

J’oublie, moi, mes souffrances
et me sens moins prisonnière
quand me parvient l’accent
de la jota aragonaise.

*

Une bacchanale (Una bacanal)

Nuit d’horrible agonie,
de chants et rires démentiels,
de blasphèmes éructés
pour égayer l’orgie.
Depuis nos cellules verrouillées,
nous entendions le bocard :
« Nous avons pris Teruel !
Vive la Russie, camarades ! »
Ils buvaient des vins volés4
avec des gestes honteux
et proféraient mille injures
contre Franco et ses soldats.
Moi, l’âme glacée
mais dans un élan farouche,
je dis, redressant la tête :
« Nous vengerons cette blessure ! »
Depuis ce bouge odieux,
nous demandions ardemment
à voir dans Teruel le Drapeau
pour nous si glorieux.
……………………
Nos mains s’étreignant,
se disaient nos yeux :
« Les rouges paieront bientôt
la trahison de quelques fourbes ! »
Et en effet elle entendit mes prières,
la Vierge que j’aime tant,
et ils nous payèrent bien cher
ce revers temporaire.
Eux célèbrent leurs folles orgies
avec des chansons,
nous célébrons avec des oraisons
et le silence sur nos bouches.
Ainsi, mes lèvres dirent
à ma Vierge bien aimée :
« Tu nous a soigné la plaie
qu’ils firent à nos soldats ! »

4 des vins volés : D’autres poèmes du recueil parlent de vivres apportés aux prisonnières par la famille et les amis, qui ne parviennent jamais à leurs destinataires, servant à l’usage des gardiennes et gardiens. C’est certainement le sens de ce passage.

*

Une novice des sœurs réparatrices (Una novicia reparadora)

Divine rose,
lys blanc
plein de grâce
aux yeux de lumière,
ton regard
montre clairement
que tu es éprise
de ton Jésus.
Ils t’arrachèrent
tes toques blanches
et firent voir au soleil
tes cheveux.
Est-ce l’éclat
du ciel si beau
ou bien une chevelure
de femme ?
Et, jointes tes mains
de neige et de rose,
tu t’exclames,
si amoureuse :
« Donne-moi plus de peines,
car je me réjouis
d’être ton épouse,
doux Jésus ! »

*

À ma sœur María (A mi hermana María)

Décembre 1937

Tu étais dans une prison
de Madrid,
et tu vas en confiance
dans la zone de Franco.
Si tu vois nos héros,
dis-leur mon affection ;
et si tu vois le Caudillo,
baise son épée.

Sachant que tu quittes
cet enfer, heureuse,
la plaie de mes douleurs
se change en rose.
Quel chagrin, ma sœur,
d’être derrière ces barreaux !
Mais quel bonheur de te savoir
libre et comblée !

*

CEHEGÍN 1938-1939

Cehegín ! (¡Cehegín!)

Maison des franciscains
où régnait l’oraison,
c’est aujourd’hui l’horrible prison
que nos tyrans nous donnent.

Et nous passons nos vies
dans les salles blanchies
où vivent entassées
les saintes et les femmes perdues.

À côté d’une abbesse
coiffée d’onction divine5,
dort la meurtrière
qui la hait mortellement.

Sur la même paillasse qu’une dame
à la devise « Dieu, Patrie et Roi »
se trouve une femme sans loi
qui n’acclame que Lénine.

On entend de grossières paroles
entre les chants « rouges »,
et le murmure d’oraison
des nobles prisonnières.

Une triste cloche retentit
dans une accalmie qui est épouvante,
et après avoir tant souffert aujourd’hui
nous prions pour le lendemain.

Dans l’ancien couvent
fondé par le saint immortel,
règne un silence claustral
invitant au recueillement.

Les unes dorment insouciantes
tandis que nous autres veillons,
et nous entendons dans le cloître
le pas des moines.

Ils vont au chœur, disons-nous,
avec la foi qui accompagne l’âme.
Ils vont intercéder pour l’Espagne,
nous allons l’entendre !

L’orgue retentit ! Écoutons !
Qui es-tu, toi qui me ravis ?
Je suis François, qui vous dis,
prisonnières : Nous vaincrons !

5 coiffée d’onction divine : Parce que sa coiffe religieuse lui a été retirée par les autorités de la prison, elle n’a plus d’autre coiffe que « l’onction divine » (c’est-à-dire qu’elle est encore coiffée).

*

Deux ans ! (¡Dos años!)

Cela fait aujourd’hui deux ans d’atroce captivité,
et derrière les grilles de ma prison lugubre
je dis, levant les yeux et regardant la croix :
« Seigneur de tout le créé, puisque tu m’as conduite ici
les mains attachées, car ainsi l’as-tu voulu,
illumine les miens, si je reste, moi, sans lumière ! »

Qu’ils conquièrent les villes foulées au pied par les rouges,
que chantent nos troupes des chants patriotiques
et que les soldats fassent ondoyer le drapeau haut sur les tours ;
tandis que des mains saintes élèvent le Pain qui donne la vie,
qu’ils ouvrent toutes les portes de mon Église aimée
et qu’un Hosanna de gloire monte vers l’immensité !

Qu’importe que je sois durement humiliée,
que je me couche avec la faim et la soif, exténuée,
si l’écho de leurs triomphes me prête courage !
Donne-moi, ô Dieu, plus longue captivité ! des chaînes plus lourdes,
augmente, si telle est ta volonté, mes larmes et mes douleurs,
si au prix de ma détresse nous crions victoire !

*

Le baptême dans la prison (El bautizo en la prisión)

Avec quelle horrible peine,
derrière les murailles épaisses
de ce camp odieux,
je contemple la naissance
des enfants des prisonnières.
Mais avec quel amour et tendresse,
depuis le fond de l’abîme
de cette forteresse obscure,
je prête à la frêle créature
le secours du Baptême !
Je pense au père si loin,
mort à la guerre ou prisonnier ;
et en son nom idolâtré
je donne au nouveau venu
un baiser sur les joues.
Pas un qui, ouvrant les yeux
aux soucis de ce monde,
ne reçoive
le prodigieux élixir
des eaux du Jourdain.
Car, pleurant de joie
en l’aspergeant doucement
de l’eau pieuse de la pluie,
sur le front innocent
mon âme dit ces paroles :
« Pour que devenant homme
tu reçoives les consolations
de la foi, qui est lumière et grâce,
je te baptise au nom
du Père, du Fils
et du Saint-Esprit. »

*

Ana María Rey

Même ici ton art ne faiblit pas,
et c’est ton seul aliment
quand dans ce camp
la faim nous anéantit.
Devant tes yeux passent
nombre de tes camarades
qui, prisonnières comme toi,
sont victimes du bourreau rouge.
Et l’Espagne un jour verra
tant de portraits de captivité
faits dans le monastère
par la belle Ana María.

*

De Tanger ! (¡De Tánger!)

Dilate-toi, mon cœur,
jouis de cette immense joie,
car il y a de l’autre côté de la mer
quelqu’un qui te salue.
Elle me dit par la Croix-Rouge,
dans une lettre sincère,
qu’elle souffre et pleure beaucoup
car je suis prisonnière.
Elle n’ignore pas avec quelle passion
j’aime l’Espagne outragée,
à qui j’offre le martyre
de ma vie dans les tourments.

.

Ndt. Le rôle du Maghreb dans la victoire du camp nationaliste pendant la guerre civile espagnole n’a pas échappé aux antifascistes de l’époque, si bien que l’on trouve chez eux, ici et là, du ressentiment à l’égard des populations de cette région. Ainsi Prévert, dans son recueil le plus connu, Paroles : « c’est le général Quiépo (sic) micro de Llano qui postillonne à la radio / Pour un nationaliste tué je tuerai dix marxistes (…) et cette atroce voix cariée / cette voix pouacre… cette voix nécrologique religieuse soldatesque vermineuse néo-mauresque / cette voix capitaliste / cette voix obscène / cette voix hidéaliste (sic) / cette voix parle pour la vermine du monde entier ». Le qualificatif « néo-mauresque » est significatif, en particulier juste après « vermineuse ». Impossible de ne pas voir un préjugé racial ou culturel dans cette description d’un chef nationaliste espagnol par Prévert (qui, du reste, dans le même recueil, s’il cherche volontiers à montrer qu’il a bon cœur, adopte quand il s’agit des prêtres espagnols massacrés une attitude qui consiste à, si j’ose dire, « s’en payer une bonne tranche »). On pourrait peut-être demander ce qu’ils pensent de ce « vermineux néo-mauresque » aux responsables des quelque quatre cents établissements d’enseignement baptisés en France du nom de Jacques Prévert.

La situation qui jetait Prévert dans ces transes pourrait être celle décrite par Malraux dans son roman L’espoir : « Mussolini veut ici [en Espagne] un gouvernement sur lequel il puisse agir. Pour cela, il a fait du Maroc une base d’agression. De là part une armée moderne, avec un armement moderne. Comme ils ne peuvent pas compter sur les soldats espagnols (ils l’ont vu à Madrid et à Barcelone), ils s’appuient sur des troupes peu nombreuses mais de valeur technique : Maures, Légion étrangère, etc… – Il n’y a que douze mille Maures au Maroc, Garcia, dit Vargas. – Je vous en annonce quarante mille. Personne ici n’a étudié tant soit peu le lien présent des autorités spirituelles de l’Islam avec Mussolini. Attendez un peu ! La France et l’Angleterre auront des surprises. » Et plus loin : « Il y a ici des Maures des possessions françaises en assez grand nombre. À l’heure actuelle, l’Islam en tant qu’Islam, que communauté spirituelle, est à peu près entre les mains de Mussolini. Les Français et les Anglais ont encore les cadres administratifs de l’Afrique du Nord, mais l’Italie en tient les cadres religieux. (…) Agitation au Maroc français. Libye, agitation en Palestine, Égypte, promesse de Franco de rendre à l’Islam la mosquée de Cordoue… »

Il semble certain que, lorsqu’il dirigea l’Espagne, Franco témoigna d’une dette envers le Maghreb. Dans la petite histoire littéraire, par exemple, le recueil du poète nationaliste Luys Santa Marina consacré aux expériences de l’auteur au cours de la guerre du Rif et exaltant la geste espagnole contre les Rifains, Tras el águila del César: Elegía del Tercio, fut purement et simplement retiré de la vente, comme un vulgaire pamphlet marxiste.

*

Un nouveau martyre (Un nuevo martirio)

Je meurs de faim !
Quelle soif brûlante !
Aussitôt paraît
la figure épouvantable !
Quand il entend de justes plaintes,
notre bourreau pervers
enferme les prisonnières
dans l’église saccagée.
Quelles nuits épouvantables
de visions et de rumeurs,
agonisant de peur,
les membres transis.
Il y a des sépultures ouvertes…
On voit le reste d’un suaire…
Les chouettes dans les tours !…
Les rats sur l’ossuaire !…
Et la malheureuse prisonnière
prie à genoux :
« Descend, ne me laisse pas seule,
Notre-Dame des Merveilles6 ! »
Certaines deviennent folles,
d’autres ne cessent de pleurer.
mais dans toutes les bouches
on entend : Arriba España !

6 Notre-Dame des Merveilles : La Virgen de las Maravillas est la patronne de Cehegín en Murcie, où les captives subissaient alors leur détention.

*

Faim et soif (Hambre y sed)

Seigneur, vois notre aspect !
Vois le supplice sans fin
que sont la faim et la soif
dans cette prison de Cehegín !
Donnez-moi de l’eau, je me meurs !
Bien qu’ayant cherché avec acharnement,
je n’ai pas trouvé dans les ordures
un seul trognon, mon Dieu !
Notre peine est si grande,
notre infortune telle
que certaines tombent en marchant,
d’autres ne peuvent s’arrêter de pleurer !
Mais, que se passe-t-il ? comment,
sans eau ni nourriture,
ai-je senti comme une pause,
une respiration dans mes souffrances ?
Quel est ce pain, Seigneur,
dont j’ai mangé sans manger ?
À quoi dois-je cette fraîcheur
d’une eau que je n’ai bue ?
Ah ! je vois,
je sais d’où m’est venu
ce secours imprévu.
Cette eau, ces mets sont le cœur de Jésus,
source de la Foi !

*

Poème mauresque (Poema moruno)

À Carmen Pérez Miralles

Quand les Maures étaient
maîtres de notre pays,
dans son palais vivait
le fameux Benijama.

Sous ce climat splendide
de lumière et de fleurs,
par ses assiduités il captiva
le cœur de Zulima.

Les mahométans sont partis
et le palais est aujourd’hui couvent,
où Carmen la chrétienne
de ses tourments se meurt.

Elle est prisonnière des rouges ;
mais sa douleur est héroïsme,
et son supplice est un drapeau,
et son cri est Arriba España !

*

Celles qui s’en vont (Las que se van)

Combien de prisonnières compte le cimetière
de cet horrible Cehegín !
Combien se sont présentées devant le grand mystère
de la vie éternelle !

Mais bien que tant d’Espagnoles, hélas,
tant de femmes excellentes soient mortes,
aucune sans sa bière et son enfeu,
pas une seule, n’est sortie de mes mains !

Le mérite ne m’en revient pas, c’est celui
des belles âmes à qui je m’adressais ;
car pour les mortes je demandais l’aumône
aux autres prisonnières.

Et toutes me donnaient leur obole,
grande ou petite, sans attendre.
C’est pourquoi je leur dédie ces vers,
pleine de gratitude !

*

Nos petites vieilles (Nuestras viejecitas)

Nous avons de petites vieilles
qui dans les coins
chuchotent effrayées
leurs oraisons.

Elles peignent des cheveux blancs
comme l’hermine,
et nous traitent toutes
avec beaucoup d’affection.

Pourquoi es-tu dans ce camp,
toi, grand-mère ?
– Parce que je faisais les commissions
du saint sacrement.

J’achetais aux religieuses
ce qu’elles demandaient
pour donner aux pauvres
ce qu’elles pouvaient.

Et vous, mère Anunciata,
pourquoi êtes-vous prisonnière ?
Parce que j’étais la mère abbesse
des Servantes.

Pendant cinquante ans
j’ai assisté
de nombreux indigents,
blancs comme rouges.

Qu’a fait doña Rosita ?
Rien du tout !
Je portais au cou
mon crucifix !

Regardez comme rit
doña Tomasa !
C’est parce qu’elle a caché
un fasciste chez elle !

Et cette aveugle octogénaire,
qu’est-ce qu’elle a fait ?
Elle a pris perpétuité
pour espionnage.

Et cette sourde-muette
qui sourit tout le temps ?
Elle a été condamnée
pour écouter la radio !

Ces pauvres vieilles
si percluses
ont des fiches marquées
« Très dangereuses » !

*

À sœur Consuelo Artigas, abbesse de Santa Clara (A Sor Consuelo Artigas, Abadesa de Santa Clara)

Dans cette prison qui est un abîme,
sans lumières, sans parfums et sans rires,
tes religieuses et toi, douces, soumises,
soufrez le fouet du communisme.
Votre héroïsme provoque mon admiration.
Dans ces salles affreuses où tu marches,
tu formes communauté avec tes clarisses
et c’est ici que tu élèves à Dieu ton mysticisme.
Ô abbesse inégalable de Santa Clara,
dans le culte saint de ta règle austère,
ici tu racontes au Ciel tes douleurs ;
ta meilleure consolation est ta foi dans le Christ
et tes prières sont comme des fleurs
qui répandent leur parfum dans le jardin des cieux !

*

Devant la Vierge du Pilier (Ante la Virgen del Pilar)

Ndt. La Vierge du Pilier, ainsi nommée depuis son apparition sur un pilier à Saragosse en l’an 39, est la sainte patronne de l’hispanité. Le prénom féminin Pilar en découle.

Nous venons, nous les prisonnières, ô Vierge adorée,
le corps défait et l’âme illuminée,
t’offrir l’ex-voto de notre gratitude.
Tu as ouvert les portes aux lourds verrous,
séchant les larmes de nos yeux,
brisant les fers de notre esclavage !

Vois les prisonnières prostrées à tes pieds
demandant avec ferveur, mains jointes,
devant les mille lumières éclairant ton autel,
que tu demeures reine de notre Espagne aimée,
pour que Franco voie son œuvre achevée
et de notre patrie fasse une patrie exemplaire !

Elles t’offrent amoureuses leurs êtres chers,
en se souvenant affligées des héros tombés
et des braves guerriers parvenus au triomphe.
Nous te demandons de rester notre Patronne
et d’étendre ton manteau, ton sceptre et ta couronne
sur la belle œuvre que nous allons commencer.