Category: poésie

Journal onirique 26 : Miwatch Kultu Kulu

Suite du journal onirique, qui devient de plus en plus sporadique et s’achemine vers sa fin.

Deux périodes : I/ avril 2022 et II/ août-octobre 2022.

Forêt, par Cécile Cayla Boucharel et Tristan

*

I

Mes nouvelles activités demandent que je me rende régulièrement en RER, train régional francilien, dans une banlieue défavorisée. Un jour, alors que je m’apprête, depuis le quai de la gare, à monter dans le train pour rentrer chez moi, les deux enfants qui me précèdent entrent dans une altercation avec trois enfants descendant du train et qui considèrent que, dans leur hâte de monter, les deux leur ont rendu la sortie difficile. Au cours de l’altercation, l’un des deux lance un coup de pied. Nous montons finalement, moi derrière eux, mais au moment où la porte du compartiment se referme, l’un des trois descendus revient en arrière et bloque de son corps la fermeture de la porte, souhaitant continuer à en découdre. C’est alors que j’interviens pour calmer les choses par des paroles de raison et d’apaisement. L’enfant ayant bloqué la porte n’insiste pas mais, en voulant descendre, il tombe dans l’espace entre le train et le quai, sur la voie. Le train redémarrant, je crains pour sa vie mais vois l’enfant rouler au milieu de la voie, sous le train, en évitant les roues. Je pense donc qu’il s’en sortira. Cependant, je m’inquiète des suites judiciaires d’une telle histoire, au cas où l’enfant voudrait me tenir pour responsable de sa chute.

Un autre jour, alors que j’attends de nouveau mon train dans cette gare de banlieue, je vois un étrange manège se produire avec un train au départ. Les enfants de cette banlieue ont pour jeu de bloquer la fermeture des portes des trains en y faisant obstacle de leur corps. Ce passe-temps a pris une telle ampleur que les trains n’attendent plus la fermeture des portes pour repartir et je vois donc le train bondé quitter la gare avec plusieurs portes ouvertes (de l’une desquelles flotte au vent une longue robe jaune), avec des enfants sautant du train en marche. Les usagers sont complètement apathiques vis-à-vis de ces comportements irréguliers et dangereux.

Un jeune homme que j’identifie immédiatement comme un des organisateurs de ce passe-temps, avisant dans ma personne un nouvel usager de la gare, m’aborde pour me mettre au parfum et obtenir mon approbation en me présentant la chose sous un jour inoffensif et badin. Le contact avec cet individu, malgré le ton affable qu’il prend avec moi dans la circonstance, m’est particulièrement déplaisant puisqu’il s’agit pour lui de provoquer une adhésion formelle de ma part à ces pratiques que je réprouve de toute ma raison, ce qu’il ne sait pas mais est en sans doute enclin à supposer. Il me vante par exemple les exploits d’un « petit Nicolas » qui serait particulièrement habile à ce « jeu ». Je ne me dépars pas d’une réserve correcte mais romps avec lui dès que cela m’est possible sans que ce soit offensant : je dois faire attention à ne pas me mettre à dos un véritable gang régnant sur cette gare.

Je lie conversation avec un usager qui me paraît étranger à ces pratiques, à ce gang, et semble au contraire les subir dans le même état d’esprit que moi. Nous évitons d’évoquer le sujet, en déambulant le long du quai. Cependant, quand il trouve deux couteaux Opinel au sol, qu’il les ramasse et se met à les aiguiser l’un contre l’autre en m’expliquant que c’est ce qu’il faut faire quand on trouve ici deux couteaux par terre, je n’y tiens plus et lui demande si ce n’est pas malheureux de trouver de manière habituelle des couteaux sur le quai d’une gare.

*

Au moment où je dois passer en caisse pour mes courses, la caissière essaie de me faire comprendre quelque chose et je crois comprendre que c’est que je dispose d’un avoir de 25 euros sur mes courses en raison d’un avantage non utilisé par la cliente précédente. Je m’en réjouis mais il s’avère au bout du compte que j’ai mal compris et que j’ai seulement le droit d’emporter quelques courses laissées par la cliente si je le souhaite, mais les produits en question ne me sont d’aucune utilité. Je m’éclaircis mon erreur d’interprétation et l’explique à un autre client qui sort en même temps : un avoir tel que je le concevais n’était pas possible en raison de la défiscalisation appliquée à certains produits et non à d’autres, ainsi qu’aux subventions appliquées à certains produits seulement. Surtout ici, dans une île anglo-normande où le souverain héréditaire encore aujourd’hui se fait appeler par la population, sans connotation négative, le Tyran et n’a d’autre contre-pouvoir qu’un certain prélat ecclésiastique, et les deux ne sont jamais d’accord sur les produits à défiscaliser et subventionner.

Dehors, sacs de courses en main, je dévale un beau chemin que je crois aller vers la mer, sous des arbres méditerranéens, mais au bout d’un moment le chemin s’incurve et monte ; c’est une dune qu’il faut gravir et j’ai besoin de mes mains pour terminer, ce qui, avec les sacs, n’est pas commode du tout. J’arrive sur une place de village en surplomb sur la mer. Le maire, à qui je demande mon chemin pour rapporter mes courses chez moi, me dit de le suivre dans un escalier descendant le long de la forteresse sur laquelle le village est bâti. Mais cet escalier est si étroit qu’il n’y a sur chaque marche de place que pour un pied et je crains donc, surtout avec les sacs de courses en main, de tomber à l’eau si je l’emprunte. Le maire engagé dans l’escalier, qui suit la circonférence de la forteresse et dont la fin est cachée à la vue, disparaît sans se retourner et je reste gros-jean comme devant.

*

Il fait nuit et nous passons le temps avec un jeu de société. I. doit compter mentalement jusqu’à ce que l’un de nous l’arrête ; elle prononce alors à voix haute le nombre auquel son compte est interrompu, nombre qui représente une lettre de l’alphabet. Comme elle dit 30, je conclus qu’il s’agit de la lettre T, la trentième lettre de l’alphabet selon mon calcul. Ensuite, I. doit piocher une autre lettre dans un sac de Scrabble mais cette lettre doit être différente de la première. Or I. tire un T. Tandis que les autres prétendent que le tour peut à présent commencer, je proteste en indiquant que nous avons deux fois la lettre T, contrairement à la règle. On répond que je me suis trompé. C’est alors que nous entendons trois coups frappés distinctement, qui me font sursauter. Nous sommes dans une pièce avec de grandes fenêtres, près de l’une desquelles remuent, au dehors, les branches d’arbres remués par le vent, mais les trois coups frappés ne peuvent selon moi être le choc de branches contre la fenêtre et révèlent plutôt l’intention d’une intelligence. Quelqu’un nous épierait-il, caché dans la nuit ? Je me réveille effrayé.

*

Dans une salle de classe, en attendant le professeur, le chanteur Stephan E. demande aux quelques personnes présentes de se rapprocher de lui pour que nous observions tous que, dans l’état normal de dispersion des élèves dans la classe, toujours un peu sombre, nous nous voyons mal les uns les autres. Nous faisons cercle – ou plutôt demi-cercle, car il est assis sur une chaise contre le mur – autour de lui. Il nous fait alors remarquer que nous nous voyons bien mieux. Il dit qu’il voit mieux untel, puis untel, puis, me désignant : « Quant à Florent, on ne le voit, lui, jamais. » Ce qui se veut une allusion amusante au fait que je participe peu, voire presque pas aux discussions de cette classe. La remarque suscite un rire général. Je réponds : « Là tu m’as vu, là tu me vois », suffisamment vite pour permettre de croire – même si c’est dérisoire – que la réponse contribue elle aussi, puisqu’elle intervient avant que ne cessent les rires, à la gaîté générale. Mais la remarque, qui ne m’a pas vraiment surpris, m’est pénible, tout comme cette classe, bien qu’il n’y ait aucune méchanceté dans tout cela.

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II

Deux femmes discutent. La première assure à la seconde qu’elle n’a plus à craindre une troisième femme qui la faisait chanter.

Changement de scène. Nous nous retrouvons dans une chambre où nous allons comprendre que la troisième femme en question est morte, et ce qui lui est arrivé. Dans cette chambre, deux personnes font l’amour, cachés sous un drap. Nous savons que l’une de ces personnes est la femme morte…  L’homme parle, il vient de terminer l’acte et présente de vagues excuses pour avoir imposé cette fois encore son désir avec si peu de cérémonie. En se relevant, il écarte le drap et nous permet de les voir, elle et lui. L’homme est grisonnant. La femme, plus jeune, est immobile et, à la façon dont lui tombe le menton sur la poitrine, on comprend qu’elle est bel et bien morte. L’homme, à cause de son empressement, ne s’en aperçoit qu’à la fin de l’acte. Il est inquiet car il pense que la femme a été assassinée et que son assassin se trouve encore sur les lieux. Dans le jardin, alors qu’il fait nuit, s’est en effet caché l’assassin tandis que l’homme arrivait. Il se dirige à présent vers la porte de la maison pour tuer l’homme, après avoir épié par la fenêtre. C’est une sorte de créature de Frankenstein manchote et boiteuse, portant des lunettes, très difforme et donnant en même temps une impression de force terrible. Il pointe dans le jardin, d’une main où manquent des doigts, une souche d’arbre possédée par l’esprit maléfique dont il est le rejeton.

Au moment où il va fracasser la porte de la maison, changement de scène à nouveau : retour aux deux femmes du début. Celle qui parlait tient un boîtier de téléguidage. C’est l’appareil dont elle se sert pour contrôler la créature, comme une voiture téléguidée.

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Je me suis embarqué sur un navire sur le point de subir une violente tempête dont l’équipage n’est pas du tout sûr que nous pourrons réchapper. « Seulement la mer et nous » est la parole que répètent les hommes pour décrire la situation. Le ciel est gris et bas. Les vagues moutonnantes deviennent de plus en plus hautes. Nous sommes frappés par l’une de ces énormes vagues. Vu de l’extérieur, comme dans un film, c’est grandiose et malgré le risque de mort je suis exalté. Mon espoir est que je survivrai comme naufragé sur les côtes d’un monde nouveau.

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Dans le dernier film de Clint, l’acteur incarne un homme témoin de l’enlèvement d’une jeune femme. Le ravisseur est un tueur psychopathe qui tue les femmes qu’il enlève. Clint l’a suivi jusque chez lui ; s’ensuit une bagarre dans l’appartement du ravisseur armé d’un fusil-mitrailleur dont il se sert comme d’un gourdin tout en cherchant à se donner l’espace nécessaire pour faire feu. Clint, en raison de son âge, n’a pas vraiment le dessus. Soudain, le ravisseur se juche sur les épaules de Clint, prêt à faire feu dans la tête depuis cette position. Alors Clint happe le bout du canon avec la bouche et souffle dedans de toutes ses forces pour enrayer l’arme. Le ravisseur appuie sur la gâchette mais il y a deux gâchettes et c’est la mauvaise ; le temps qu’il appuie sur la seconde, l’arme est enrayée. Il saute à terre et se dirige vers la porte d’entrée. Clint lui demandant ce qu’il fait, il répond qu’il va chercher du renfort ; en attendant, Clint sera retenu prisonnier dans l’appartement. Le ravisseur lui demande de donner ses gélules à la femme et lui tend un sachet de pharmacie avant de sortir.

C’est alors moi qui remplace Clint. Avançant dans un couloir de l’appartement à la recherche de la jeune femme, je la vois sortir d’une pièce à ma rencontre : c’est une Asiatique accompagnée de toute sa famille, parents, grands-parents, frères et sœurs. Je lui donne ses comprimés. Un autre Asiatique, bedonnant, sbire du ravisseur chargé de garder ses proies, sort de la pièce après les captifs. Je lui demande s’il n’a pas une femme qui l’attend, avec laquelle il serait mieux qu’ici. Il répond : « Des femmes, j’en ai un peu moins qu’une et un peu plus que plusieurs. »

*

Je regarde à la télévision un clip complètement ringard, une chanson française chantée par un vieux en blouson de cuir, chanson qui s’appelle « Paris lente écume ».

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Après m’avoir informé qu’il me licenciait, le directeur du service réunit l’ensemble des collègues pour leur parler d’« un certain Florent Boucharel » et leur énumérer ses tares. L’expression venimeuse « un certain … » vise à leur faire comprendre que je ne suis rien pour eux, qu’ils ne doivent plus me connaître, ne doivent m’avoir jamais connu. Quand il a terminé, je prends la parole : « Un certain Florent Boucharel souhaite répondre à un certain J.-F. D. » Le rêve s’arrête là, c’est cette phrase qu’il faut retenir. Que je sois « un certain » dans le service n’a relativement que peu d’importance par rapport au fait que le directeur y soit « un certain », car le directeur est censé être le plus connu de tous. Par son venin, il m’a donné le moyen de lui rendre la politesse au décuple tout en restant dans la pure réciprocité. Il est le perdant de cette passe d’armes.

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J’accepte d’accompagner un visiteur anglais, musicien de la scène indé de Manchester que j’héberge chez moi, dans une certaine pharmacie dont il me parle et où il pourra, selon ses informateurs, acheter les cocktails de médicaments dont il a besoin pour triper. Nous nous y rendons dans une espèce de téléphérique ouvert qui suit un certain parcours, comme une ligne de bus, très au-dessus de la ville. Nous sommes seuls dans le téléphérique complètement automatisé. Commentant en guide touristique quelques sites que nous survolons ainsi, j’oublie presque où nous devons descendre et ce n’est qu’au dernier moment, après un crochet du téléphérique au-dessus d’une vaste structure ressemblant à un stade ou à une usine futuriste, que je demande à mon visiteur d’appuyer sur le bouton d’arrêt qui se trouve à côté de lui. À cause de ma réaction tardive, il appuie sur le bouton un peu après que le téléphérique a passé la station. Le pilote automatique fait mine de s’arrêter, ralentissant, mais en réalisant que la station est en fait dépassée il reprend de la vitesse, sans nous laisser descendre. Je dis alors à mon visiteur que nous descendrons au prochain arrêt mais je suis gêné car je ne suis pas sûr de connaître le chemin entre cette autre station et la pharmacie.

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Un nid tombé d’un arbre est envahi par des insectes. La mère catastrophée essaie en vain de protéger ses petits, crevettes dénudées en train d’être dévorées vivantes par de grosses fourmis guerrières. Ce spectacle me fait dire à ceux qui le contemplent consternés avec moi : « Je hais la nature. » J. arrive avec un tuyau d’arrosage pour chasser les insectes et je lui suis reconnaissant de vouloir faire quelque chose pour ce nid, mais elle ne fait que l’inonder. Il devient un grand bassin d’eau verdâtre où rien ne surnage.

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Miwatch Kultu Kulu

Prononcer : Maïouatch koultou koulou. C’est le titre d’un nouveau programme de télé. Miwatch est une altération de Middle Ages et veut donc dire Moyen Âge. Kultu Kulu est une altération de Cool Cults : cultes cools. L’émission porte donc sur les Middle-Ages Cool Cults. Kultu Kulu rappelant immanquablement, pour les connaisseurs, le nom de Cthulhu, je comprends que cette émission antichrétienne est la propagande cryptée d’adorateurs contemporains des Anciens.

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Un documentaire à la télé. Une femme à la vie peu respectable, peut-être une simple danseuse qui monnaye occasionnellement des services de nature sexuelle, vit, en raison de sa marginalité, sous la coupe d’un homme violent. Elle raconte que ce dernier sait lui infliger des blessures qui ne font pas mal sur le coup mais restent douloureuses longtemps après. Ils ont deux enfants. On les voit lors d’une balade en forêt. L’homme est un jeune hardos. Des mouches le suivent partout. La femme quitte le champ de la caméra et l’homme reste seul avec les deux enfants. Je me dis : « Ils ne vont quand même pas nous le montrer infligeant des sévices aux enfants… », appréhendant que ce soit précisément ce qui va suivre. Mais je suis détrompé : les enfants découvrent sous des feuilles le cadavre d’un homme, en fait seulement le tronc, en décomposition avancée. D’où la présence des mouches. La famille décide d’aller pique-niquer plus loin.

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La rue Ramelot, dans une ville de Provence, est une création du dix-neuvième siècle des laboratoires Ramelot, qui y ont toujours leur siège. C’est une rue délicieuse bordée de jardins arborés, avec même un charmant petit escalier. Elle tourne sur elle-même et c’est en fait tout le quartier qui est la rue Ramelot. À l’occasion de l’un de ces détours, nous découvrons, Giorgia et moi, car je me promène en amoureux avec Giorgia Meloni, un délicieux jardin secret autour d’un petit étang. Nous nous couchons sur l’herbe au bord de l’eau, sous des arbres. Je ne sais pas si Giorgia n’a pas des choses importantes à faire ailleurs et si nous n’allons pas devoir quitter ce lieu tout de suite, mais elle me dit que nous pouvons rester jusqu’au soir. Nous sommes de tout nouveaux amoureux. Être ici contre elle est d’une grande douceur, puis je pense : « S’il lui vient à l’esprit que nous pourrions avoir ici notre premier rapport et que je n’entreprends rien, je vais perdre sa considération puis son amour. » Je tente un vague geste de la main vers ses parties, geste qu’elle paraît vaguement repousser. Rien de concluant. Je m’avise alors que nous ne sommes pas seuls, il se trouve notamment une famille qui pique-nique un peu plus loin sur une table. En tournant la tête vers eux, je me rends bien compte que notre présence ne leur a pas échappé. Je me dis que Giorgia ne peut vouloir faire l’amour dans ces conditions.

Poésie futuriste italienne: Traductions

Après les traductions de la poésie crépusculaire et futuriste de Corrado Govoni (ici), voici, tirés de la même anthologie, Per conoscere Marinetti e il futurismo (1975), quelques poèmes d’autres poètes futuristes italiens marquants, à savoir : Aldo Palazzeschi (un poème), Paolo Buzzi (2), Enrico Cavacchioli (5, de deux recueils différents), Ardengo Soffici (2) et Bruno Corra (1).

Ardengo Soffici fit connaître Rimbaud en Italie.

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Aldo Palazzeschi
L’Incendiario
(L’incendiaire, éd. de 1913)

Qui suis-je ? (Chi sono?)

Qui suis-je ?
Suis-je, peut-être, un poète ?
Non, certainement pas.
Elle n’écrit qu’un seul mot, très étrange,
la plume de mon âme :
folie.
Suis-je donc un peintre ?
Pas davantage.
Elle n’a qu’une seule couleur,
la palette de mon âme :
mélancolie.
Un musicien, alors ?
Non plus.
Il ne se trouve qu’une seule note
sur le clavier de mon âme :
nostalgie.
Je suis… quoi ?
Je mets une loupe
devant mon cœur
pour le faire voir aux gens.
Que suis-je ?
Le saltimbanque de mon âme.

*

Paolo Buzzi
Versi Liberi
(Vers libres, 1913)

En bateau sur les lacs de la Havel (In battello sui laghi dell’Havel)

Cartes vertes,
en vous plonge et nage l’âme
comme la langue altérée dans la coupe de menthe,
comme la murène ivre dans les aquariums de son bonheur.
Grosses Fenster, Frei Bad, sombres de lie smaragdine,
versez-moi dans le cœur une carafe d’absinthe !
Ô Wannsee, je veux goûter ton philtre,
ô Havel, rends-moi ivre mort de ton alcool céruléen !
On part, entre les cygnes. La barque blanchissime
est, un peu, le plus grand d’entre eux.
Je regarde les ombres profondes des flots,
l’énorme forêt subaquatique
copiant le pays de feuilles émergé.
Tout est frisson liquide qui transporte.
L’âme se ridule de petites vagues comme une lagune.
J’adore les îles minimes aux arabesques vertes
comme les palmes sur le collet des académiciens français :
et je pense à des exils, à des nids, à des hamacs nuptiaux dans les méandres.
Les moulins à vent tournent sur le fil de l’air,
horloges démesurées
du temps et de l’espace qui passe.

*

La nécropole des miettes (La necropoli delle merende)

NdT. L’éditeur de l’anthologie précise qu’il s’agit, comme plusieurs autres poèmes du recueil, d’une impression du Danemark.

Voici les tombes.
Choses tranquilles, blanches et élégantes.
Les arbres du Nord, monuments d’émeraude,
leur font des ombres divines.
Et les bancs, là, à côté
où une famille se repose avec ses pensées.
Et la table basse
où une famille déjeune avec ses morts.
Le soleil
tellement rose de ces cieux et de ces mers, se couche.
On dirait qu’il noie dans les âmes écarlates
toute métaphysique peur du soir.
Voilà les sépultures
où tombent les larmes :
puis, plus tard, les miettes.

*

Enrico Cavacchioli
Le Ranocchie Turchine
(Les grenouilles bleues, 1909)

Ballade des gnomes : La nuit de la Saint-Pierre (Ballata degli gnomi: La notte di San Pietro)

Un lent fouillis de gnomes, de toutes couleurs, de tous genres, blêmes et laids, aux noms longs ou courts, sautille, et rit à une vieille carcasse de vieux cheval édenté gisant au milieu d’un pré, parmi les épis qui s’élèvent et s’abaissent au rythme d’une tarentelle.

Le roi des gnomes, en verdâtre jaquette de mousse, garde son regard coruscant sur son peuple réuni. Il ne danse pas.

La reine blanche, en cortège, parmi les satins, les brocarts, les brandebourgs, soupire en son doux parler, comme elle ferait au palais : papillonne entre les dames.

Guitares aux cordes de roseau, trompettes aux gammes de sifflement sont les instruments des imperceptibles pygmées de la terre hauts d’un empan. La nuit tombe.

Des ballades d’un infâme musicien soupirent sataniquement ; de toutes les branches répondent des bâillements de feuilles dans le vent. Les gnomes entament de souples gavottes et polkas au beau clair de lune. Quelle soif !

Les dames sont inquiètes ! Pour boire, le banquet se réunit. Au loin gargouille la fontaine. Un couple s’éloigne, puis d’autres se forment l’un après l’autre, comme à l’appel. L’amour altéré n’éclate pas ! On entendrait tomber une feuille.

– Fleur de lys,
lacrimule de gnome,
voilà, j’ébouriffe
ta petite corolle.

– Ô monsieur,
suave comme le lait,
sentez-vous comme bat
mon cœur !

– Je veux avoir
ton âme dans un baiser.
Sens-tu comme je t’embrasse,
encensoir ?

– Tes baisers me font
tant de mal,
ne vois-tu pas avec quelle crainte
bat mon aile ?

– Tant de bien
plutôt ! Sur la bouche
palpitent et résonnent
baisers, veines,

âme, cœur,
et l’âme devrait
ployer, aussi fragile
qu’une fleur…

À présent sifflements et claquètements, parmi trilles et tintements et stridulations !

À l’ombre de tristes lentisques, les gnomes galopent en selle à dos de grillons. Le Roi s’en va sur la croupe d’une souris en caparaçon bleu, et derrière lui la reine, dans cette mer de vert que fauche la course des farfadets.

Et silencieux les gnomes consternés zigzaguent en faisant des pirouettes, le cœur défaillant au premier signal des sentinelles…

En de blancs palais de verre enfin ils entrent doucement.

À présent l’orage va se déchaîner. La lune est morte. Et Saint Pierre ouvre grand son cœur aux nuages !

NdT. J’ignore si les « blancs palais de verre » sont une allusion à la barque de saint Pierre, une tradition italienne de la nuit du 28 au 29 juin : on mettait du blanc d’œuf dans une bouteille en verre qu’on laissait à l’air libre toute la nuit, pour retrouver au matin l’albumine sous forme de filaments faisant penser aux mâts et voiles d’une embarcation.

*

Cavalcando il Sole
(En chevauchant le soleil [ou Le soleil à dos de cheval], 1914)

Printemps bourgeois (Primavera borghese)

Allées du soir, paresseuses dans l’ombre chaude du dernier soleil !
Les choses se confondent dans un diaphane nuage d’absence
et les arbres tendent leurs grands bras habillés
d’une verte frange de feuilles vives
au-dessus des sièges solitaires : où chuchotent les printaniers amants.

Ce coin de mystère ouvre grand les panoramas bleus
du désir dans toutes les pupilles qui rêvent,
et le désir à chaque instant redouble.
Un par un, couple après couple, passent
des hommes et des femmes enveloppés dans des manteaux de ténèbres.
Ils vont le pas fatigué comme s’ils s’attardaient sur leurs baisers,
comme s’ils marchaient sur leurs douces paroles :
au pays des amoureux
que le printemps éclaire de petites lucioles sentimentales.

La ville a oublié ce grand jardin, qui vit
dans l’ombre solitaire de sa décrépitude,
et hormis ces ombres d’amour qui passent
embrassées, peut-être une seule fois, à la recherche de la joie,
personne ne dérange le silence de la solitude bourgeoise :
pas même les grillons !

Les arbres esseulés se profilent dans le ciel, balançant
leurs bras, comme si à chaque couple qui passe
et s’éloigne à la cadence des longs baisers,
ils voulaient lancer une pluie de fleurs :
comme une poignée de dragées.
Ils deviennent plus violets
à chaque minute : puis s’inclinent devant les étoiles
en une révérence maladroite,
et s’endorment dans une extase complète
immobiles : pour ne pas troubler de leur présence importune
ces faux appels traîne-savates
de faux amoureux : trop ivres de lune…

*

La fontaine aux rouges-gorges (La fontana dei pettirossi)

Autour de la vasque, par un étrange miracle de la nuit,
les lilas ont poussé tout à coup
en ombelles de suave parfum,
et l’eau est violacée comme les fleurs qui la boivent
à petites gorgées, de leurs petites bouches corrompues.
Une aube tépide s’alanguit sans soleil
dans le ciel. Le vent est révolutionnaire
et mélange les arômes. La vasque glacée
fait trembler de froid l’eau qui blêmit.
Ô mon démon, et toi, tu ris avec les fleurs
quand leur parfum m’épuise ;
tu ris avec la clarté des cieux
quand leur lumière m’aveugle ;
et tu te caches dans les haies et les buis
quand l’ombre d’un rouge-gorge en vol
met une goutte de sang dans la mer des lilas :
en passant sur la fontaine aux rouges-gorges.

Mais ce matin c’est moi qui chante !
Et ma voix est plus fraîche
que l’eau de toutes les sources !
Et mon cœur a le parfum de toutes les corolles !
Je suis plus simple et je chante !
Je te regarde dans les pupilles jusqu’à mourir d’épuisement,
parce que je suis la caresse du printemps
la plus tiède. Je te parle sur la bouche
pour que tu connaisses le frémissement de mon discours : je mets
entre tes lèvres charnelles comme une feuille de rose.
Et je te ferme les oreilles : pour que tu ne sentes pas – toi seule ! –
que je suis le rebouteux de moi-même
qui dans la vieille âme corrodée et tranquille
cherche un frisson de sang : – pour toi seule ! –
comme la tache qui dans la mer des lilas
en passant sur la fontaine aux rouges-gorges
met l’ombre d’un rouge-gorge en vol !

*

Chant de la route ouverte (Canto della via aperta)

Solitude divine exterminée, que je corromps avec l’ombre
de la pensée quand je te chevauche !
Route ouverte, qui conduis je ne sais où, mais qui ignores
le vulgaire fouler de ta pierre vivante par les savates effilochées !
Toi qui commences où
entre deux haies s’est perdue la ville qui fume
et qui parfois te suit du sifflement
de ses cheminées violentes,
effrayant les essaims de moineaux paysans
en chemin vers la gouttière d’une cathédrale ;
sois toute fraîche de perles comme une reine,
quand la rosée t’assaille ;
sois torrent de boue quand la pluie te fouette ;
sois nuage de poussière quand t’incendie le soleil d’été ;
accueille-moi enfin
sur le tapis roulant de ta longueur.

Nous irons alors, hommes qui désirez ma route !
Partout où se trouve la halte de l’épuisement, vous serez avalés par une porte ouverte dans l’ombre, quel que soit le pas rythmant votre vie inquiète !
Avec la guitare, chantant à la fatigue qui vous martèle,
ou titubant comme saouls sous la bêche qui vous opprime,
ou roulés sur la force complice des trains,
ou dans la fuite merveilleuse des automobiles conquérantes,
ou sur les ailes domptées des vautours
aux cœurs de machine !

Je suis avec vous, est-ce que vous me voyez ? Entendez-vous mon pas de géant fouler la terre devant vous ? Écoutez-moi au moins une fois, quand de la voix bronchique de mes poumons
je vous enseigne le chemin inconnu de la route libre !
Soldats comprimés sous le sac à dos, rendus inertes par la marche,
ôtez les culasses de vos fusils,
abandonnez les pelotons qui veillent dans les bivouacs !
Ouvriers qui bringuez dans la fatigue et dans le vin ;
pâles femmes bégayantes, au ventre plein d’enfants ;
adolescents phtisiques des verreries, qui soufflez
les bulles de savon de votre mort ;
tisseuses aux bras maigres, jambes laborieuses d’araignée ;
hommes rassasiés de la vie, avec la podagre du sentiment ;
au bout de la route ouverte, vous trouverez tous un idéal !

Il y a l’armée qui attend aux confins,
courbée sur des canons infernaux,
que l’ennemi apparaisse : l’ennemi de toutes les heures,
le Doute. Il y a l’atelier le plus satanique de sa forge,
serré dans les courroies papillonnantes des moteurs
qui enfantent majestueusement, régulièrement d’autres machines de métal aux longs bras articulés devant se substituer à l’homme dans sa fatigue monotone.
Il y a les passionnés les plus vigoureux pour vos chaudes carcasses ; et les fours les plus brûlants
pour vos poumons assoiffés, et les métiers à tisser les plus frénétiques
pour vos funèbres linceuls, tissés de rayons de soleil.

Mais en avant ! Mais en avant, sur notre chemin multiple
devant vous et moi qui suis la perfection du bien
et du mal ; parce qu’au bout de ma route
qui ne finit jamais, je roule autour de la terre
l’infatigabilité périodique de ma lassitude mortelle.
Vous retrouverez tout, mais dans une vie plus triste
et plus douce, que nous rénovons depuis les origines
pour la simplifier, à condition d’aller toujours
plus avant, derrière un condottiere poète
qui unit les étoiles à la terre et le divin à l’humain.

Hommes avares et malfaisants ! D’une femme qui plaît
vous avez les mains fuselées effeuillant des fleurs,
ou les griffes crochues lancéolées au couteau,
et les yeux d’ombres sinistres comme la mort ;
ou vous sautillez des bonds volubiles de pie,
ou la fuite rampante du larron apeuré,
ou la fatigue onctueuse de la béguine aveugle,
ou le mépris effronté du héros à l’agonie,
prêtres et soldats, démocrates et ducs,
empereurs et courtisanes, artisans et maîtres, courez derrière moi, sans défaillir !
Et liez la terre au pas qui s’engouffre
dans une vitesse renouvelée, une nouvelle ardeur :
votre vie est terminée, la nôtre commence !

*

Temps de tambour (Tempo di tamburo)

Ô vous qui viendrez après moi !
Et avez l’agilité féline de la jeunesse
et le ciel clair dans vos pupilles infinies,
agitez au vent mon cadavre comme un drapeau !

Je vous ai enseigné l’extase
divine du libre chant : celle que trouve le derviche
dans le vertige de sa danse infernale.
Et je vous ai dit que la jaune stridulation des cigales
monotones dans le midi incendié par le soleil
ne fait jamais augurer le dernier soir de l’hymne.
J’ai giflé vos âmes molles et viles
afin que votre race se fonde avec votre histoire :
comme l’orage livide confond vos lamentations.

Quand vous êtes envahis d’amour, je vous ai dit de vous coucher
sur des lits de sable bleu, les pieds nus baignés
par un torrent glacé tombé de la lune !
Que les fous crient ! Et que les hommes qui disent qu’ils pensent
s’endorment : appuyés les uns sur les autres
pour mourir distraitement
en se rendant compte qu’ils sont vivants !

Que cette force satanique que donne
la torride illusion d’un empire absolu
vous accompagne, ô vous qui viendrez après moi.
Alors, au puissant roulement des tambours funèbres,
renversez d’un coup ce monde agonisant
avec le levier d’or que j’ai forgé pour vous !

*

Ardengo Soffici
BÏF§ZF + 18: Simultaneità – Chimismi lirici
(BÏF§ZF + 18: Simultanéités – Chimismes lyriques, 1915)

Poésie (Poesia)

Un seul coup de sonnette de ta voix sans époque et toutes les joailleries de ce résigné crépuscule en pantoufles se mettent à étinceler créant un jour nouveau

Une aile trempée d’azur repaye les spleens avec la suie de tant de débâcles avant le corps à corps hors des hiéroglyphes de la métaphysique acide

C’est comme si nous n’étions pas morts Ces vermisseaux pâles sont des cheveux blonds et les vieilles ironies un mensonge d’affiches publicitaires poussées sur les murs du tombeau

Un seul tour de tes yeux d’or (je ne parle pas à une femme) – et adieu l’expectative du repos et le coucher de soleil méthodique et la sagesse diplomatique des liquidations amoureuses

Nous voilà de nouveau parmi la jeunesse des verts brisés de frondaisons détrempées dans les nudités primitivisme tremblé le long de ces rayures d’eau rose et bleue refluant vers un reflet de mamelles et de soleil dans un déluge de violettes gelées

Le lumières les soies l’électricité des anciens regards idylliques introuvables oubliés avec vins et paradoxes Science laborieuse ! Arc-en-ciel qui tourne et bourdonne avec une diffusion de prismes comme dans les créations

On recommence Ville campagnes et cœur C’est la ville pour de vrai À quand la fanfare idiote des fantasmagories masquées dans le trot obscur des diligences ?

Adieu ma belle adieu

Ô ce n’est encore qu’une pauvre farce dans le scénario à perpétuité des étoiles oscillantes sur cette maison d’illusions pensée fermée et ouverte peut-être à tout ?

*

Arc-en-ciel (Arcobaleno)

Trempe 7 pinceaux dans ton cœur de 36 ans accomplis hier 7 avril
Et illumine la face défaite des anciennes saisons

Tu as chevauché la vie comme les sirènes nickelées des carrousels de fête foraine
En promenade
D’une ville à l’autre de philosophie en délire
D’amour en passion de royauté en misère
Pas d’église de cinéma de rédaction ni de taverne que tu ne connaisses
Tu as dormi dans le lit de toutes les familles

Il faudrait faire un carnaval
De toutes les douleurs
Oubliées avec le parapluie dans les cafés d’Europe
Disparus derrière la fumée avec les mouchoirs dans les wagons-couchettes en direction du nord du sud

Des pays des heures
Il y a des voix qui vous accompagnent partout comme la lune et les chiens
Mais aussi le sifflement d’une cheminée d’usine
Qui mélange les couleurs du matin
Et des rêves
On n’oublie pas non plus le parfum de certaines nuits dans les aisselles de topaze
Ces froides jonquilles près de mon coude sur la table
Étaient peintes sur les murs de la chambre n° 19 de l’Hôtel des Anglais à Rouen
Un train se promenait sur le quai nocturne
Sous notre fenêtre
Décapitant les reflets des lanternes multicolores
Parmi les bouteilles de vin de Sicile
Et la Seine était un jardin de drapeaux enflammés

Il n’y a plus de temps
L’espace
Est un ver crépusculaire qui se rabougrit dans une goutte de phosphore
Toute chose est présente
Comme en 1902 tu es à Paris dans une mansarde
Couvert par 35 centimètres carrés de ciel
Liquéfié dans la vitre de la lucarne
La Ville† t’offre encore chaque matin
l’arôme fleuri du square de Cluny
Du boulevard Saint-Germain tonitruant de trams et d’autobus
Parvient le soir à ces campagnes la voix éméchée de la vendeuse de journaux
De la rue de la Harpe
« Paris-cûrses » « l’Intransigeant » « la Presse »
Le magasin des Chaussures Raoul fait toujours concurrence aux étoiles
Et je me caresse les mains toutes trempées des liqueurs du coucher de soleil
Comme quand je pensais au suicide près de la maison de Rigoletto

Oui mon cher
L’homme le plus heureux est celui qui sait vivre dans la contingence comme les fleurs
Regarde ce monsieur qui passe
Et allume son cigare, fier de sa force virile
Retrouvée dans les quatre pages des quotidiens
Ou ce soldat de cavalerie galopant dans l’indigo de la caserne
Avec un bouquet de lilas entre les dents
L’éternité resplendit dans un vol de mouche
Mets l’une près de l’autre les couleurs de tes yeux
Indique ton arc
L’histoire est fugace comme une salutation à la gare
Et l’automobile tricolore du ciel bat toujours plus vainement son record parmi les vieilles machineries du cosmos
Tu te rappelles en même temps que d’un baiser semé dans le noir
Une vitrine de libraire allemand avenue de l’Opéra
Et la chèvre qui broutait les genêts
Sur l’escalier en ruines du palais de Darius à Persépolis
Il suffit de regarder autour de soi
Et d’écrire comme on rêve
Pour ranimer le visage de sa joie.

Je me rappelle tous les climats qui se sont caressé à ma peau d’amour
Tous les pays et toutes les civilisations
Rayonnant à mon désir
Neiges
Mers jaunes
Gongs
Caravanes
Le carmin de Bombay et l’or brûlé de l’Iran
J’en porte les hiéroglyphes sur mon aile noire
Âme tournesol le phénomène converge dans cette école de danse
Mais le chant le plus beau est encore celui des sens nus

Silence musique de midi
Ici et dans le monde poésie circulaire
L’aujourd’hui épouse le toujours
Dans le diadème de l’arc-en-ciel qui monte
Je suis assis à ma table et je fume et regarde
Voilà une jeune feuille qui trille dans le jardin d’en face
Les blanches colombes voltigent dans l’air comme des lettres d’amour jetées par la fenêtre
Je connais le symbole le chiffre le lien
Électrique
La sympathie des choses lointaines
Mais il faudrait des fruits des lumières et des multitudes
Pour tendre la guirlande miraculeuse de cette Pâques

Le jour s’enfonce dans le bassin écarlate de l’été
Et il n’y a plus de paroles
Sur le pont de feu et de gemmes

Jeunesse tu passeras comme tout finit au théâtre
Tant pis† Je me ferai alors un habit fabuleux de veilles affiches

En français dans le texte. De même, les noms des journaux criés par la vendeuse sont en français : « Paris-cûrses » est, avec l’accent de la vendeuse tel que retranscrit par le poète, le journal hippique Paris-Courses.

*

Bruno Corra
Con mani di vetro
(Avec des mains de verre, 1910-1914)

Crépuscule (Crepuscolo)

…?… :

ce crépuscule gonflé de nuages et qui blasphème le firmament s’occupe trop de moi ; je sens deux yeux de marais fixés sur mon esprit ; ce sont les verts marécages de mes deux années de fièvres qui reviennent me lécher : étouffe-toi avec ta lèpre d’aurore, avec tes plaies d’étoiles !

OBSERVATION :

c’est une fenêtre pleine de nuages qui s’accorde secrètement avec le foyer plein de cendres, appuyant doucement sur une virgule qui voulait me venir sur le papier et qui à la place s’est envolée au-dessus dans l’éther, où elle reste immobile, comme une clé de voûte.

ÉCHO DE L’OBSERVATION :

(si ces lois d’équilibre entre les existences sont vraies, dans cet espace, dites-moi, est-ce qu’il tombe des plumes ébouriffées, des mottes de terre, de durs globules quand je parle ?)

ENFANTILLAGE :

peut-être que pour ne pas devenir toujours plus noir comme ce crépuscule il faudrait que je me mette sur la tête le chapeau de paille que je portais à neuf ans, ce chapeau jaune qui disparaissant un jour (qui l’a pris ?) du vestibule rouge où il se trouvait, sur le portemanteau, laissa l’air sans appui, mou, déséquilibré, et qui s’il revenait à présent de l’évaporation des choses passées serait peut-être orné de mille jeux d’alors matérialisés en rubans voletants et multicolores.

…?… :

une étincelle de ma pensée ricoche contre le crépuscule sur toutes les têtes de femme que j’ai vues tournées vers la mer.

Florence, 1911